Intégrer les émotions aux réflexions sur la transition écologique

Un numéro d’Émulations, revue de sciences sociales, à paraître début 2025 aux Presses universitaires de Louvain, sera consacré au thème « Intégrer les émotions aux réflexions sur la transition écologique » sous la direction de Gaëtan Mangin (université d’Artois, UMR LIR3S 7366) et de Sophie Thiron (université de Toulouse Jean-Jaurès, laboratoire CERTOP).

 

Argumentaire

Le XXIe siècle se caractérise désormais par la centralité des enjeux d’ordre écologique. Le mouvement des gilets jaunes (Huët, 2020 ; Le Bart, 2020), la crise sanitaire du Covid-19, les nombreux incidents liés au réchauffement climatique à travers le monde, ou encore les mouvements de populations inhérents aux guerres et catastrophes naturelles soulignent l’urgence à penser les modalités d’une transition. Celle-ci traverse toutes les dimensions du monde social, qu’il s’agisse de penser l’organisation alimentaire des territoires, les mobilités spatiales, le système de santé ou encore l’appareil productif industriel. De l’action politique à la sphère médiatique, en passant par les travaux scientifiques ou encore les discours publicitaires, la transition écologique semble être partout. Pour autant, la définition de ses modalités ne fait pas encore consensus, et se confronte à la diversité des expériences ainsi qu’aux inégalités contemporaines.

 

Ce numéro s’intéresse au rapport à la transition écologique sous l’angle des émotions. La transition écologique et ses enjeux participent à bousculer les ontologies dualistes (Descola, 2005), et produisent de l’incertitude quant aux projections dans un monde qui reste à inventer (Hervé, 2022). En sciences sociales, les émotions apparaissent aujourd’hui comme un lieu de lecture privilégié des phénomènes sociaux, une donnée élémentaire de l’analyse sociologique (Déchaux, 2015 ; Fernandez, Lézé, Marche, 2014 ; Kaufmann, Quéré, 2020 ; Le Breton, 1998). Sur quelle(s) émotion(s) la transition écologique s’appuie-t-elle ? Quelles sont les émotions qu’elle suscite ? Comment ces émotions sont-elles construites et distribuées socialement (Quéré, 2021) ? Comment se traduisent-elles dans le vécu intime et le quotidien des populations ? Dans quelles routines et dans quelles actions interviennent-elles ? Comment sont-elles travaillées par les individus, et par les institutions ? Que disent-elles de l’expérience contemporaine des individus ?

 

Les logiques de résistance, de moralisation, d’appropriation des questions écologiques et le vécu intime des émotions peuvent se lire au travers de différents objets de consommation. Ainsi l’affection portée aux objets vintage (vieilles voitures, outils de jardinage, casseroles anciennes, etc.) devient un moyen de raccordement émotionnel au passé (Mangin, 2023), tout en invitant à penser une transition écologique qui s’appuierait sur l’existant (Schlosberg, Coles, 2019). Dans le domaine alimentaire, l’émotion face à certains aliments dits industriels exprime un positionnement moral et politique (Lepiller, Yount-André, 2019) : le plaisir de l’aliment industriel peut témoigner de la volonté de transgresser certaines règles morales, vécues comme autoritaristes et intrusives, alors que le dégoût ou la colère peuvent constituer un moyen de critiquer le système agroalimentaire, la mondialisation, l’hyperconsommation, voire plus largement le système capitaliste. La même lecture peut être faite de la colère suscitée par l’achat de vêtements dits fast fashion, comme ceux de la marque SheIn. En outre, si les transitions génèrent des émotions, elles peuvent initier des actions, individuelles et/ou collectives (Bernard, 2017), et être elles-mêmes à l’origine de transitions. Les individus, groupes et institutions mobilisent les émotions pour véhiculer des revendications, et amener à certains comportements (Traïni, 2009). Ainsi la transition écologique revêt un caractère pluriel et potentiellement conflictuel : elle ne mobilise pas tout le monde, pas de la même manière, et n’invite pas aux mêmes modalités d’action.

 

Ces émotions révèlent aussi différents rapports à la technique (Jarrige, 2014) et au progrès, à la nature (Descola, 2005 ; Larrère, Larrère, 1999) et au temps (Bauman, 2005 ; Rosa, 2012). D’un côté, certains témoignent d’une grande fascination envers les possibilités permises par les innovations technologiques (De Rosnay, 2018). De l’autre, les technocritiques (Jarrige, 2014) voient dans l’innovation un danger, celui de vouloir contrôler une nature sacralisée, sur laquelle l’homme ne serait plus légitime d’intervenir. Par exemple, dans le secteur alimentaire, celles et ceux qui travaillent au plus près des procédés de fabrication, dans les laboratoires ou auprès des machines agricoles, peuvent se trouver fascinés par les possibilités offertes par la technique, alors que chez d’autres acteurs, ces mêmes possibilités suscitent l’effroi. Les émotions de la transition se voient fortement moralisées, mais cette moralisation connaît des résistances tout aussi intéressantes à analyser.

 

Ce numéro de la revue Émulations invite à interroger la place des émotions dans les défis contemporains inhérents à la transition écologique. Plus précisément, il propose de faire la lumière sur les manières dont les émotions peuvent représenter un moteur de changement, ou au contraire, un frein à l’action. Il appelle également à explorer les émotions qui peuvent être suscitées par les actions effectuées en faveur de la transition écologique, en questionnant notamment la réception des différents discours et/ou des dispositifs qui bousculent les individus et les collectifs dans leurs habitudes de vie (Buhler, 2015).

 

Axes thématiques

De façon non exhaustive, les contributions pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes suivants :

Axe 1. Les formes d’adhésion ou de résistance émotionnelle à la transition écologique

Quelles sont les différentes émotions suscitées par les initiatives de transition ? Dans quelle mesure ces initiatives prennent-elles racine dans des émotions ? Quel est le rôle des émotions dans la compréhension des logiques et des parcours menant à l’action ? Que suscitent concrètement les actions et dispositifs de transition dans le vécu ordinaire, dans l’expérience quotidienne (Dubet, 1994) des individus, des groupes et des institutions ? Quelles répercussions des dispositions écologiques telles que le repas végétarien unique à la cantine, ou la gratuité des transports (OVTG, 2022) induisent-elles, concrètement, dans la perception de son territoire, dans les formes d’organisation des groupes ou encore dans l’expérience intime et sensible de son quotidien (de Certeau, Giard, Mayol, 1980 ; Javeau, 2011) ? Les politiques publiques aussi bien que les actions militantes sont loin de faire l’unanimité. L’instauration de Zones à Faibles Émissions (interdisant la circulation des véhicules jugés comme polluants) dans un nombre croissant de métropoles et villes moyennes, mais aussi les actions militantes coup de poing (telle que l’atteinte aux œuvres d’art dans les musées ou la perturbation d’évènements sportifs) produisent des émotions différentes. La réception des dispositifs est socialement située, et certaines mesures sont vécues comme des injonctions moralisantes dans les oreilles des plus pauvres (Comby, Malier, 2021). Dans ce contexte, la transition écologique doit-elle s’assurer de respecter une forme d’adhésion émotionnelle démocratique (Illouz, 2022) ?

Axe 2. L’instauration d’une morale émotionnelle de la transition écologique

La transition écologique vient dessiner de nouvelles normes émotionnelles (Hochschild, 1983). Les émotions acceptées et acceptables face aux différents objets du monde social évoluent. Dans les catégories sociales les plus élitistes, il n’est ainsi plus acceptable de ressentir autre chose que du dégoût face à certains objets de consommation, comme envers certaines chaînes de fast-food. Dans d’autres, généralement plutôt populaires, cette morale émotionnelle de la transition écologique est vécue comme une intrusion dans la sphère de l’intime, et amène des réticences voire des résistances (Mangin, Roy, 2023). Les émotions et pratiques de la transition traversent ainsi des positionnements liés aux ressources socio-économiques (Cacciari, 2017 ; Ginsburger, 2023 ; Hugues, 2023), et mènent à dénoncer les nouvelles formes d’inégalités engendrées par la moralisation de la transition écologique. Comment la transition écologique vient-elle redessiner les normes émotionnelles en vigueur dans la société actuelle ? Comment cette moralisation des émotions est-elle vécue au quotidien et se traduit-elle dans des routines (Kaufmann, 1997 ; Warde, 2016) qui mettent en jeu de nouvelles formes d’inégalités ?

Axe 3. La prise en compte des émotions dans l’action publique au service de la transition écologique

Les politiques publiques qui s’attachent à travailler les enjeux de transition écologique ne peuvent faire l’impasse d’une prise en considération des bouleversements qui leur sont inhérents. En ce sens, elles peuvent générer, mais aussi se confronter ou travailler avec les joies, les colères, les enthousiasmes ou autres inquiétudes. Dans une perspective davantage opérationnelle, s’appuyant idéalement sur des expériences de recherche-action et/ou de participation citoyenne, les contributions pourront proposer un retour sur les différentes manières de composer voire de construire avec la pluralité des émotions suscitées. Comment dépasser les clivages pour faire consensus ? Comment porter les initiatives localisées à une échelle permettant d’interpeller les pouvoirs publics sur les enjeux écologiques (Mangin, Lapostolle, Duboys de Labarre, 2022) sans lisser les aspirations sur lesquelles s’est construite la mobilisation citoyenne ? Quelle place pour les acteurs de la recherche, au-delà d’une perspective qui consiste à documenter les changements environnementaux ? Comment penser une science qui se mette au service de la transition écologique, à la fois impliquée mais garante d’une neutralité axiologique ?

 

La revue Émulations étant ouverte à la pluridisciplinarité, les textes retenus pourront s’inscrire dans le champ de la sociologie, de l’anthropologie, de la géographie, de l’histoire, de la philosophie, des sciences politiques, de l’aménagement ou/et au carrefour de ces disciplines. Les contributions apportant une perspective socio-historique sur l’évolution du rapport émotionnel vis-à-vis des objets étudiés seront également encouragées. Il est également possible de proposer une réflexion méthodologique (si possible appuyée par données empiriques) à propos de l’approche des émotions dans les recherches sur la transition écologique.

 

Modalités de soumission

Les propositions d’articles, d’un maximum de 1000 mots, peuvent être issues de différentes disciplines des sciences sociales (sociologie, anthropologie, science politique, histoire, géographie) et recourir à des méthodologies quantitatives et/ou qualitatives. Les propositions peuvent être envoyées jusqu’au 30 mars 2024, aux adresses suivantes :

Gaëtan Mangin (UMR LIR3S 7366, Université d’Artois, UFR EGASS, UMR LEM 9221), gaetan.mangin@gmail.com

Sophie Thiron (Université de Toulouse Jean Jaurès, Laboratoire CERTOP), sophie.thiron@gmail.com

Ainsi qu’à :

Raphaël Blanchier (Université Clermont-Auvergne, Laboratoire ACTé), raphael.blanchier@revue-emulations.net

Grégoire Lits (Université Catholique de Louvain), gregoire.lits@revue-emulations.net

 

Il est demandé aux auteur·e.s d’indiquer un titre, 4-6 mots-clés, ainsi que d’ajouter une courte notice biographique incluant leur discipline et leur rattachement institutionnel. Merci de préciser la mention « AAC. Intégrer les émotions » dans l’objet de l’email lors de l’envoi de la proposition.

Les consignes rédactionnelles de la revue Émulations sont téléchargeables à l’adresse suivante : https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/cfp/consignes.

Émulations est une revue de sciences sociales qui publie et édite quatre numéros thématiques par an, publiés en version papier par les Presses universitaires de Louvain (Belgique) et mis en ligne en libre accès sur son site internet (https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations).

 

Calendrier prévisionnel du numéro


30 mars 2024 : date limite d’envoi des propositions d’articles (sous la forme d’un résumé de 1000 mots maximum)

30 avril 2024 : communication des décisions aux auteur·e·s

15 septembre 2024 : date limite d’envoi de la première version des manuscrits (40 000 signes espaces compris, aux normes de mise en page de la revue)

30 octobre 2024 : transmission des évaluations aux auteur·e·s

15 janvier 2025 : date limite d’envoi de la deuxième version des manuscrits

15 février 2025 : transmission des deuxièmes évaluations aux auteur·e·s

15 mars 2025 : réception de la troisième version des manuscrits

30 avril 2025 : finalisation des textes acceptés

Été 2025 : publication du numéro papier et mise en ligne

 

Bibliographie indicative

Bauman Z. (2005), La vie liquide, Pluriel.

Bernard J. (2017), La concurrence des sentiments. Une sociologie des émotions, Paris, Métailié, (« Traversées »).

Buhler T. (2015), Déplacements urbains : sortir de l’orthodoxie : Plaidoyer pour une prise en compte des habitudes, Presses polytechniques et universitaires romandes.

Cacciari J. (2017), « Les guichets de la misère énergétique. Le traitement social des impayés d’énergie des ménages comme mode de production, de tri et de moralisation des “consommateurs” à l’ère de la transition énergétique », Sociétés contemporaines, vol. 1, n° 105, p. 53-78.

Comby J.-B., Malier H. (2021), « Les classes populaires et l’enjeu écologique », Sociétés contemporaines, vol. 4, n° 124, p. 37-66.

Certeau (de) M., Giard L., Mayol P. (1980), L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, (« Folio/essais »).

Déchaux J.-H. (2015), « Intégrer l’émotion à l’analyse sociologique de l’action », Terrains/Théories, vol. 2.

Descola P. (2005), Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, (« Bibliothèque des Sciences humaines »).

De Rosnay J. (2018), « Transhumanisme ou hyperhumanisme ? L’avenir de l’humanité », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, vol. 29, p. 233-240.

Dubet F. (1994), Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, (« La couleur des idées »).

Fernandez F., Lézé S., Marche H. (2014), Les émotions, une approche de la vie sociale, Paris, éditions des archives contemporaines.

Ginsburger M. (2023), L’écologie en pratiques. Consommation ordinaire et inégalités en France depuis les années 1980, Thèse de doctorat en sociologie, Paris, Institut d’études politiques.

Hervé N. (2022), Penser le futur. Un enjeu d’éducation pour faire face à lanthropocène, Lormont, Le Bord de l’eau, (« Critiques éducatives »).

Hochschild A.R. (1983), The Managed Heart. Commercialization of Human Feelings, Berkeley, University of California Press.

Huët R. (2020), Le vertige de l’émeute. De la Zad aux gilets jaunes, Paris, Presses Universitaires de France, (« Hors-collection »).

Hugues F. (2023), « Getting by in rural France : La débrouille as a form of quiet popular resistance ? », European Journal of Cultural and Political Sociology, vol. 1, n° 10 : 127-151.

Illouz E. (2022), Les émotions contre la démocratie, Paris, Premier Parallèle, (« Collection générale »).

Jarrige F. (2014), Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte.

Javeau C. (2011), Sociologie de la vie quotidienne, Paris, Presses Universitaires de France, (« Que sais-je ? »).

Kaufmann J.-C. (1997), Le cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan, (« Pocket »).

Kaufmann L., Quéré L. (dir.) (2020), Les émotions collectives : en quête d’un « objet » impossible, Paris, éditions de l’EHESS, (« Raisons pratiques »).

Larrère C., Larrère R. (1997), Du bon usage de la nature : pour une philosophie de l’environnement, Paris, Aubier.

Le Bart C. (2020), Petite sociologie des Gilets jaunes. La contestation en mode post-institutionnel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, (« Sciences humaines et sociales »).

Le Breton D. (1998), Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Paris, Payot & Rivages, (« Petite bibliothèque Payot »).

Lepiller O., Yount-André C. (2019), « La politisation de l’alimentation ordinaire par le marché », Revue des Sciences Sociales, vol. 1, n° 61, p. 26-35.

Mangin G. (2023), « Youngtimers. Une sociologie des rapports contemporains à la voiture ancienne », Territoires contemporains – Rubrique position de thèse.

Mangin G., Lapostolle D., Duboys-de-Labarre M. (2022), « La démocratie alimentaire comme enjeu de capacitation territoriale : Étude de cas dans le Tournugeois », Geocarrefour, vol. 96, n°4 : 202.

Mangin G., Roy A. (2023), « L’écologie en milieux populaires : de la débrouillardise à l’action collective », VertigO, vol. 2, n° 23.

OVTG (Observatoire des Villes du Travail Gratuit) (dir.) (2022), La gratuité des transports : une idée payante ?, Lormont, Le Bord de l’eau, (« Documents »).

Quéré L. (2021), La fabrique des émotions, Paris, Presses Universitaires de France, (« Hors-collection »).

Rosa H. (2012), Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, (« Sociologie »).

Schlosberg D., Coles R. (2019), « Le nouvel environnementalisme du quotidien : durabilité, flux matériels et mouvements sociaux », Lien social et Politiques, n° 82, p. 246-276.

Traïni C. (2009), Émotions... Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, (« Académique »).

Warde A. (2016), The practice of eating, Cambridge, Polity Press.