Appel à contribution - Vulnérabilités ? Conditions, expériences et réappropriations en migration

Un numéro d’Émulations, revue de sciences sociales, à paraître début 2024 aux Presses universitaires de Louvain, sera consacré au thème « Vulnérabilités ? Conditions, expériences et réappropriations en migration », sous la direction de Christine M. Jacobsen (Département d’anthropologie sociale, UiB - Université de Bergen, Norvège) et d’Emeline Zougbédé (Institut Convergences Migrations, CNRS, Collège de France).

Argumentaire

Ce numéro propose d’étudier le concept de vulnérabilité à partir du champ des études migratoires.

L’audience que connaît le concept de vulnérabilité depuis ces deux dernières décennies, particulièrement à la lumière de la pandémie du Covid-19, témoigne de sa vivacité mais pose aussi deux difficultés épistémologiques. La première est qu’en raison de sa popularité et de sa diffusion dans de nombreuses sphères – académiques, politiques, médiatiques, sanitaires et sociales –, ce concept devient polysémique. La deuxième difficulté tient au fait que la vulnérabilité est aussi bien une catégorie (anthropologique ; Naepels, 2019) de l’analyse scientifique qu’une catégorie de l’action publique (Brodiez-Dolino, 2015). C’est à ces deux difficultés épistémologiques, en conversation avec les études migratoires, que cet appel thématique offre de travailler.

Employée dans le champ des sciences de l’environnement, de la gestion des risques et de l’expertise médicale, le concept de vulnérabilité renvoie aux notions d’exposition, de menace, de risque, pour les premières, et de fragilité (frailty) pour la seconde, visant en priorité à concevoir et à mesurer des processus physiologiques de « fragilisation » (Thomas, 2008 ; Martin, 2013). La vulnérabilité opère alors comme un instrument scalaire d’identification de « populations dites vulnérables » dans des contextes d’incertitude, d’insécurité ou d’impuissance. De ce point de vue, l’entrée de ce concept dans le champ des recherches en sciences sociales comme catégorie analytique, à partir des années 1990, rend compte de nouvelles manières d’appréhender les inégalités sociales et économiques et leur traitement (Martin, 2013). La vulnérabilité est ainsi le support à partir duquel il est possible de penser des processus plus larges de précarité, de marginalité et de désaffiliation (Castel, 1994). D’une catégorie scientifique d’analyse du monde social, la vulnérabilité devient au cours des années 2000 une catégorie de l’action publique, en particulier pour le travail social (Soulet, 2005). Cette inflexion du concept par les politiques d’intervention sociale va se diffuser dans d’autres domaines des politiques publiques : d’abord, dans le champ humanitaire, où la vulnérabilité sert de prisme d’analyse dans la gestion des situations des personnes réfugiées (Sözer, 2020) ; puis, plus récemment, dans le champ des politiques migratoires où elle contribue à l’« humanitarisation » du discours politique sur l’asile et la migration (Leboeuf, 2021). Mais, l’introduction de la vulnérabilité dans les textes (d’abord dans la directive européenne sur les conditions d’accueil des demandeur·se·s d’asile (2013/33/UE), ensuite dans le Pacte de Marrakech (Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières adopté en 2018, et pour exemple), en même temps qu’elle vise la recherche d’une effectivité pour des catégories de personnes définies comme vulnérables en contexte de migration, promeut la mise en place d’outils d’identification et de critères de performance (Bonjour et Chauvin, 2018).

Considérant cette généalogie, on cherchera à apporter des éclairages singuliers sur les usages politiques, analytiques, sémantiques et épistémologiques du concept de vulnérabilité, en réunissant des articles qui centrent leur analyse sur la mobilisation d’un tel concept par les acteurs de terrain (associations, personnes migrantes, agent·e·s de l’État, etc.), les défis scientifiques et méthodologiques, et les dilemmes épistémologiques. Ce dossier accueillera des propositions, en français ou en anglais, issues des sciences sociales et de contextes géographiques variés.

Nous proposons trois axes non exclusifs et transversaux pour discuter du concept de vulnérabilité, également en articulation avec d’autres (pauvreté, précarité, domination, etc).

Axe 1. La vulnérabilité : entre action publique et gouvernance des migrations

Dans le champ des politiques migratoires (françaises et européennes, mais aussi internationales), le concept de vulnérabilité connaît un certain développement depuis la fin des années 2000 (D’Halluin, 2016). Si le recours à ce concept en tant que catégorie d’action publique vise une meilleure effectivité de l’évaluation des demandes et des prises en charge des populations jugées vulnérables, cet usage participe de la mise en catégories, de modes de gestion et de tris des populations migrantes (Fassin, 2001 ; Agier 2008). Dans un contexte où la question des ressources pour l’accueil des publics migrants est un enjeu politique, comment la vulnérabilité est-elle devenue une catégorie de gestion des populations migrantes ? À travers quelles articulations entre une gouvernance des migrations – à l’échelle internationale et européenne –, et une action publique aux échelons nationaux et locaux ? Quelles sont les contextes de production, de circulation et de traduction et quelles sont les « frictions » produites (Tsing, 2005) ? À quelles déconstructions méthodologiques et épistémologiques la recherche doit-elle procéder ? Quels positionnements de recherche adopter ?

Axe 2. Se rendre vulnérable : réceptions et usages d’une vulnérabilité à performer

La mobilisation du terme de « vulnérabilité » dans le domaine de l’action publique et sociale en fait une catégorie normative d’un point de vue administratif et descriptif. Le recours au terme apparaît ainsi relever d’une construction sémantique et politique au fondement de ce que l’on pourrait appeler une économie morale contemporaine (Fassin et Eideliman, 2012) de la vulnérabilité. Comment opère une mise aux normes de la catégorie de la vulnérabilité ? Avec quels cadres sémantiques et intermédiaires ? Comment cette mise aux normes façonne-t-elle une économie morale de la vulnérabilité ? À travers quelles relations de domination et de pouvoir ? Sous cet aspect, il s’agit aussi de réfléchir aux manières dont les personnes sont amenées à faire la preuve de leur vulnérabilité selon des critères d’évaluation fixés par un cadre législatif et administratif. On pense ici aux mineur·e·s non accompagné·e·s (Carayon et al., 2018), aux demandeur·se·s d’asile, qui pour prouver leur vulnérabilité se doivent de la produire au travers de documents officiels et de la performer au travers de mises en récit, de mises en scène des corps (Kobelinsky, 2012) et des émotions (Boccagni et Baldassar, 2015 ; Freedman, 2017). Comment démontrer sa vulnérabilité ? Sous quelles formes, performances et mises en scène ? À travers la recherche ou le travestissement de quelles émotions ? Que dire des manières dont les personnes perçoivent et reçoivent certaines injonctions à se rendre vulnérable et des rapports de domination qui les sous-tendent ?

Axe 3. La vulnérabilité comme position intersectionnelle

À rebours, le recours à la vulnérabilité est aussi dénoncé par les populations migrantes elles-mêmes. Rapport social particulier en ce qu’elle s’éprouve dans le temps (Jacobsen et al., 2021), au travers du corps, et dans la soumission à des stéréotypes de « race », de genre et d’identités sexuées, la vulnérabilité, comme catégorie d’action publique, donne pour légitime la·e migrant·e vulnérable (Musso, 2005). Elle ravit ainsi tout acte, capacité de résistance et d’autonomie (Butler, 2019). Dès lors, les formes de sa contestation disent le refus d’être catégorisé·e·s comme vulnérables et comme dominé·e·s (Crenshaw, 1991). Comment les identités de « race », de genre et de sexe permettent-elles la protestation d’une construction de soi en tant que vulnérable ? Depuis quelles positions intersectionnelles (Collins, 2019 ; Lépinard, Mazouz, 2021) et décoloniales ? Une ambition de cet axe est aussi de considérer les manières dont ces contestations dénoncent des rapports de domination (Martuccelli, 2001) et de pouvoir, que traduit une gestion biopolitique (Foucault, 1975) des populations migrantes. Quelles en sont les formes de contestation et de mobilisation ? Quelles définitions de la vulnérabilité sont ainsi partagées ou au contraire mises en concurrence, voire rejetées ?

Modalités de soumission

Les propositions d’articles sont à envoyer d’ici au 28 février 2023 aux deux coordinatrices : Christine M. Jacobsen (christine.jacobsen@uib.no) et Emeline Zougbédé (emeline.zougbede@college-de-france.fr), ainsi qu’à kevin.toffel@revue-emulations.net et celine.mavrot@revue-emulations.net. Les propositions (de 1 000 mots maximum) comprendront le titre de l’article, le résumé de l’argument et une notice bio-bibliographique indiquant la discipline et le statut professionnel de chaque (co-)auteur·e. Les consignes de rédaction sont téléchargeables à ce lien : https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/cfp/consignes.

Calendrier

28 février 2023 : date limite d’envoi des propositions d’articles

31 mars 2023 : communication des décisions aux auteur·e·s

31 mai 2023 : envoi des manuscrits V1 (40 000 signes)

31 juillet 2023 : retour des évaluations aux auteur·e·s

31 octobre 2023 : envoi des manuscrits V2

31 décembre 2023 : retour des évaluations aux auteur·e·s

31 janvier 2024 : envoi de la dernière version des manuscrits à la revue

2024 : publication du numéro papier et mise en ligne

Bibliographie indicative

Agier M. (2008), Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion.

Avanzo S. (2017), « Aide sociale et contrepartie : analyse sous l’angle de la vulnérabilité », Les Politiques Sociales, vol. 1, n° 1-2, p. 68-80.

Boccagni P., Baldassar L. (2015), « Emotions on the Move: Mapping the Emergent Field of Emotion and Migration », Emotion, Space and Society, vol. 16, p. 73-80.

Bonjour S., Chauvin S. (2018), « Social Class, Migration Policy and Migrant Strategies: An Introduction », International Migration, vol. 56, n° 4, p. 5-18.

Brodiez-Dolino A. (2015), « La vulnérabilité, nouvelle catégorie de l’action publique », Informations sociales, vol. 2, n° 188, p. 10-18.

Butler J. (2019), « Ces corps qui comptent encore », Raisons politiques, vol. 76, n° 4, p. 15-26 [traduit par M. Dennehy].

Carayon L., Mattiussi J., Vuattoux A. (2018), « “Soyez cohérent, jeune homme ! ”. Enjeux et non-dits de l’évaluation de la minorité chez les jeunes étrangers isolés à Paris », Revue française de science politique, vol. 68, n° 1, p. 31-52.

Castel R. (1994), « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique, n° 22, p. 11–27.

Clément M. et Bolduc N. (2004), « Regards croisés sur la vulnérabilité : le politique, le scientifique et l’identitaire », in F. Saillant, M. Clément et C. Gaucher (dir.), Identités, vulnérabilités, communautés, Québec, Nota Bene, p. 61-82.

Collins P.H. (2019), Intersectionality as Critical Social Theory, Durham, Duke University Press.

Crenshaw K.W. (1991), « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, n° 43, p. 1241-1299.

Fassin D. (2001), « Quand le corps fait loi. La raison humanitaire dans les procédures de régularisation des étrangers », Sciences sociales et santé, vol. 19, n° 4, p. 5-34.

Fassin D. et Memmi D. (2004), « Le corps exposé. Essai d’économie morale de l’illégitimité », in D. Fassin (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p. 237-266.

Fassin D. (2010), La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, Paris, Le Seuil.

Fassin D. et Eideliman J-S. (dir.) (2012), Économies morales contemporaines, Paris, La Découverte.

Foucault M. (1975), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard.

Freedman J. (2017), « Peur, honte, humiliation ? Les émotions complexes des demandeurs d’asile et des réfugiés en Europe », Migrations Société, vol. 168, n° 2, p. 23-34.

d’Halluin E. (2016), « Le nouveau paradigme des « populations vulnérables » dans les politiques européennes d’asile », Savoir/Agir, vol. 36, n° 2, p. 21-26.

Jacobsen C. M, Karlsen M-A. et Khosravi S. (2021), Waiting and the Temporalities of Irregular Migration, Routledge, London.

Kobelinsky C. (2012), « L’asile gay : jurisprudence de l'intime à la Cour nationale du droit d’asile », Droit et société, vol. 82, n° 3, p. 583-601.

Leboeuf L. (2021), Humanitarianism and Juridification at Play: 'Vulnerability' as an Emerging Legal and Bureaucratic Concept in the Field of Asylum and Migration, Vulner Research Report 1.

Lépinard É., Mazouz S. (2021), « Pour l’intersectionnalité », in É. Lépinard et S. Mazouz (dir.), Pour l’intersectionnalité, Paris, Anamosa, p. 3-71.

Martin C. (2013), « Penser la vulnérabilité. Les apports de Robert Castel », European Journal of Disability Research. [En ligne]. Url : http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2013.09.004.

Martuccelli D. (2001), Dominations ordinaires, Paris, Balland.

Martuccelli D. (2014), « La vulnérabilité, un nouveau paradigme ? », in A. Brodiez-Dolino, I. (von) Bueltzingsloewen, B. Eyraud, C. Laval et B. Ravon (dir.), Vulnérabilités sanitaires et sociales. De l’histoire à la sociologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 27-39.

Musso S. (2015), « Les migrants sont par nature vulnérables », in Valéry Ridde (dir.), 30 idées reçues en santé mondiale, Paris, Presses de l’EHESP, p. 103-108.

Naepels M. (2019), Dans la détresse. Une anthropologie de la vulnérabilité, Paris, Ehess.

Paugam S. (dir.) (1996), L’exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte.

Sözer H. (2020), « Humanitarianism with a neo-liberal face: vulnerability intervention as vulnerability redistribution », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 46, n° 11, p. 2163-2180.

Soulet M-H. (2005), « La vulnérabilité comme catégorie de l'action publique », Pensée plurielle, vol. 10, n° 2, p. 49-59.

Thomas H. (2008), « Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. De l’usage et de la traduction de notions-éponge dans les sciences de l’homme et de la vie », Recueil Alexandries, coll. « Esquisses », n° 13. [En ligne]. Url : http://www.reseau-terra.eu/article697.html.

Tsing A-L. (2005), Friction. An ethnography of Global Connections, Princeton, Princeton University Press.

Vermot C. (2017), « Introduction : la migration comme expérience émotionnelle », Migrations Société, vol. 168, n° 2, p. 15-22.