Appel à contribution - Sociologies de l’éducation et de l’enfance en anthropocène

Un numéro d’Émulations, revue de sciences sociales, à paraître début 2024 aux Presses universitaires de Louvain, sera consacré au thème « Sociologies de l’éducation et de l’enfance en anthropocène », sous la direction de Ghislain Leroy (Université Rennes 2, laboratoire CREAD) et Charlotte Le Corre (ENS Paris-Saclay / EHESP / Université Rennes 2).

Argumentaire

Apparu peu avant les années 2000, le concept d’anthropocène s’est largement répandu pour désigner l’époque actuelle de l’histoire de la Terre, dans laquelle les activités humaines ont un impact tel qu’elles la modifient en profondeur : ses espaces, ses espèces, ses conditions de vie et d’existence (Bonneuil, Fressoz, 2013). Étant donnée l’importance de ces événements, il paraît difficile de nier que l’anthropocène, si l’on accepte le terme, sujet à débat (Haraway, 2016), est quoi qu’il en soit, avec les réalités qu’il désigne, un “point d’entrée décisif dans l’interprétation du présent” selon l’heureuse formule de Pierre Charbonnier (2017). Et il est probable que cette réalité s’invite, ou s’invitera, dans une bonne partie des sciences humaines et sociales, créant de nouveaux objets, voire bousculant, ou s’hybridant avec, les paradigmes et les cadres théoriques habituels. En sociologie, dans certains champs plus que d’autres, la notion d’anthropocène et/ou ce qu’elle cherche à nommer, se font, timidement, une place. Dans l’ouvrage collectif récemment paru, « La société qui vient » (2022), coordonné par Didier Fassin, on trouve des entrées comme « Terre » (par Christophe Bonneuil) ou « Écologie » (par Dominique Bourg). Nous souhaiterions ici solliciter des propositions d’articles, pour étudier les transformations des éducations enfantines en contexte d’anthropocène, ce qui nous amène du côté des approches sociologiques de l’éducation et de l’enfance.

 

Anthropocène et approches sociologiques de l’éducation 

En philosophie de l’éducation, didactique et pédagogie, un travail sur ces questions a été largement enclenché (Wallenhorst, Pierron, 2019 ; n° 23 de la revue Recherches en éducation ; n° 70 de la revue Spirale) et plusieurs thèses sont en cours ou récemment soutenues[1]. Plusieurs de ces productions ont des dimensions sociologiques plus ou moins latentes, étudiant par exemple les limites de la formation des enseignants à ces questions. Pour autant, il nous apparaît que les approches sociologiques de l’éducation (qu’il s’agisse de la sociologie de l’éducation stricto sensu, ou des approches sociologiques au sein des sciences de l’éducation) demeurent assez peu mobilisées ou représentées autour de ces thématiques, les sociologues de l’éducation donnant l’impression globalement d’être assez rétifs à se saisir du sujet, pour des raisons qu’il serait au demeurant intéressant d’objectiver. Un des intérêts de mobiliser la sociologie de l’éducation pourrait néanmoins être de penser de façon encore plus frontale si ce contexte nouveau (certes pouvant être appréhendé différemment selon les acteurs sociaux, voire même nié) transforme ou non les pratiques éducatives, et les individus qui en sont l’objet, leurs pratiques et représentations, et donc leur lien à la nature. La sociologie pourrait avoir comme intérêt d’étudier non pas des utopies pédagogiques réformatrices, mais bien le réel éducatif autour des questions de « nature », d’« environnement », etc., dans différentes instances de socialisation (écoles, familles...) en posant la question des transformations ou non de socialisations dans ce nouveau contexte. Le concept de socialisation est ici un puissant analyseur, y compris pour comprendre que les pratiques des individus ne changent pas (ce dont on se désespère régulièrement) si l’éducation ne change pas. Créer d’autres représentations et comportements ne se décrète pas et suppose probablement l’émergence de pratiques d’éducation et de socialisation nouvelles, dans le temps long de l’enfance.

S’agit-il en sociologie de l’éducation d’effectuer pour cela un big bang théorique ? C’est un fait que certains sociologues de l’anthropocène, tel Hartmut Rosa, opèrent des dialectiques audacieuses entre sociologie et phénoménologie, en interrogeant comment notre être au monde, est façonné par le monde social dans lequel on évolue (et pouvant être à l’origine de capacité de relation de consommation ou à l’inverse de « résonance », son concept clé, avec le monde). Bruno Latour articulait aussi les analyses philosophiques et sociologiques. En France, la sociologie de l’éducation est davantage marquée par l’approche bourdieusienne, et des concepts comme l’habitus, la socialisation, et les différenciations sociales. Ce patrimoine conceptuel nous paraît tout aussi receler des pouvoirs heuristiques d’analyse de ces objets. Nous ne sommes évidemment pas en mesure de tracer ici toutes les pistes possibles ; contentons-nous d’indiquer quelques directions envisageables. On peut par exemple analyser la manière dont les écoles et les parcours éducatifs sont ou non modifiés dans le contexte d’anthropocène. Le recours à la tradition d’analyse des transformations curriculaires est ici une piste (Young, 1971 ; Forquin, 1984). Quels changements de programme (par qui, pour qui ?) ? Quelles visions de l’anthropocène et de l’individu en anthropocène sont à l’œuvre ; quels concepts sont utilisés et quelles significations charrient-ils (“éducation au développement durable” par exemple ([Chetouani, 2014 ; Barthes, Alpe, 2013]) ? Le choix d’un cadre théorique sociologique peut permettre de penser l’ensemble de ces questions en termes de conflictualité sociale, ici encore dans le concret, la réalité et l’« épaisseur », du social. De même que sur les questions de genre, certains groupes sociaux ont ici un pouvoir de lobbying très important pour contrer ou limiter le développement d’objectifs éducatifs “subversifs”, qui remettent en cause l’ordre social (Leroy, 2022a) et le rapport habituel à « l’environnement » (ces mêmes groupes peuvent à l’inverse promouvoir des réformes ou « innovations » n’allant pas dans le sens critique ici envisagé [Chambart, 2020]). Quid de la formation des enseignants autour de ces questions[2] ? Quid également des rapports des enseignants à ces questions. Il faut ici prendre en compte leur variété, de genre, d’âge et d’origines sociales (Berger, 1979 ; Farges, 2017), indissociables probablement de conceptions très variées de la situation actuelle, de son importance (liées à des manières de s’informer et d’être informé hétérogènes), et des transformations pédagogiques qui s’imposent ou non, selon eux. À ce titre, le rapport de Marianne Blanchard et al. (2022) sur les rapports entre des professionnels de l’ESR au réchauffement climatique, analysant leurs représentations et leurs pratiques, donne des directions.

Un peu comme la pédagogie Montessori il y a quelques années, se développent en tout cas dans les écoles beaucoup de pratiques pédagogiques liées à la “nature” ; qu’il s’agisse par exemple de faire classe dehors ou de “végétaliser” les cours de récréation (Michel, Mahuziès, 2021 ; Martel, Wagnon, 2022). Les manuels pédagogiques destinés aux enseignants, ou même les formations à ce propos, se multiplient, indissociables de l’émergence d’« experts » sur ces questions, assurant ces formations et en tirant des bénéfices symboliques et financiers. Ces pratiques sont-elles en rupture profonde avec les formes et visées éducatives plus anciennes qui ont émergé au cours de la modernité ? On sait par ailleurs que le paysage éducatif actuel est marqué par l’émergence de multiples « alternatives » qui concurrencent l’école publique : écoles Montessori privées, instruction en famille [IEF], écoles Steiner, etc. (Leroy, 2022b). Au-delà des exemples encore rares de forest schools ou beach schools, nombreuses sont les écoles privées alternatives (ou même les familles IEF) qui mettent en avant un travail pédagogique autour de la « nature » (qu’ils peuvent lier à des thématiques en vogue telles que le « bien-être »). Chez certaines d’entre elles, le rapport à la nature peut prendre une dimension mystique, voire sectaire, tandis que d’autres, s’adressant à des parents bien situés socialement, ne peuvent se permettre de diffuser un discours de critique sociale profonde, privilégiant dès lors l’enseignement des « petits gestes ». Tout ceci montre en tout cas que l’« éducation à la nature » peut prendre des formes très diverses et créer des habitus très variés ; éducation émotionnelle à éprouver un sentiment romantique (face à un animal, face à un parc naturel), dans la continuité de John Muir, conscience critique des rapports entre destruction de l’environnement et capitalisme, etc. La capacité des sociologues à dénaturaliser ce qui est nommé « nature » pourrait ici sur bien des points probablement être employée. Enfin, comment les problématiques écologiques s’articulent par exemple (ou entrent éventuellement en conflit) avec d’autres objectifs éducatifs scolaires, tels que la réduction des inégalités (Peirera, 2022) ? C’est la question, encore peu posée des rapports entre pédagogies critiques et pédagogie rationnelle, c’est-à-dire luttant pour la réduction des inégalités sociales (Leroy, 2022b : 102-103).

 

Anthropocène et approches sociologiques de l’enfance

L’éducation des enfants peut-elle demeurer la même en contexte d’anthropocène ? Comment intégrer ce nouvel horizon, et parfois les réalités tragiques qu’il induit, dans le rapport éducatif adulte/enfant ? Penser la transformation des éducations enfantines en contexte d’anthropocène suppose de s’interroger sur les socialisations familiales sur ces questions. La sociologie de l’éducation a un corpus conséquent de travaux sur la question de la différenciation sociale des éducations parentales (Kellerhals, Montandon, 1991 ; Lareau, 2003). L’importance de la transmission de capitaux rentables scolairement est une priorité dans les milieux les mieux situés (Garcia, 2018), et pourrait s’être encore renforcée dans les dernières décennies. On se peut demander si la fabrique dispositionnelle d’un individu bien situé dans le monde tel qu’il est n’est pas un objectif éducatif qui entre en contradiction avec le fait de construire chez l’enfant un habitus écologique fortement critique des modes habituels de production et de consommation. Ceci pose par exemple la question des limites éducatives à l’anthropocène en milieu bourgeois. La question de la transformation de l’enfance en contexte d’anthropocène s’articule enfin avec le paradigme de la domination enfantine, qui progresse dans les milieux d’analyse sociologique de l’enfance, et qui insiste sur la domination adulte que subit l’enfant (comparable à celles des femmes, ou des individus racisés) (Piterbrault-Merx, 2020). Les conséquences de l’anthropocène peuvent-elles être ajoutées à la liste des autres violences que subissent les enfants et qui sont de plus en plus visibilisées et étudiées ? Mais ici encore, dans la filiation de Lahire notamment (2019), il y a lieu de prendre compte qu’il n’est pas une mais des enfances entretenant à coup sûr des rapports hautement divers à ces questions. À ce titre, s’interroger de manière sociologique sur le devenir des enfants en anthropocène gagnerait à glaner leur « point de vue » (Leroy, 2020). Quelles sont les représentations enfantines autour de ces questions ? Elles doivent bien sûr être en lien avec leur milieu social, comme cela a pu être montré dans d’autres contextes (Lignier, Pagis, 2017), mais aussi avec le genre, l’âge, les origines culturelles, etc. Du côté de la jeunesse, existent des mouvements de lutte qui ont pu aboutir à bloquer des établissements scolaires (grèves scolaires pour le climat initiées par G. Thunberg en août 2018). Ils peuvent être compris comme un appel à une autre éducation, ainsi que comme la conséquence d’une socialisation critique (entre pairs notamment ?) des modes de production et de consommation actuellement dominants.

            Nous privilégierons des travaux s’inscrivant dans les champs de la sociologie de l’éducation et/ou de l’enfance ainsi que les entrées en sciences de l’éducation qui s’inscrivent dans ces champs, mais sommes également ouverts aux contributions de nature anthropologique voire historique qui pourraient entrer en résonance avec cet appel.

 

Modalités de soumission

Les propositions d’articles, d’un maximum de 1 000 mots, doivent être envoyées jusqu’au 20 janvier 2023 à l’adresse suivante : ghislain.leroy@univ-rennes2.fr et charlotte.lecorre@ens-paris-saclay.fr.

Les auteur·e·s sont prié·e·s d’indiquer un titre, 4-6 mots-clés, ainsi qu’une courte notice biographique indiquant leur discipline et leur rattachement institutionnel. Merci d’indiquer la mention « AAC socio / anthropocène » dans le titre de l’e-mail lors de l’envoi de la proposition. Les consignes rédactionnelles de la revue Émulations sont téléchargeables à l’adresse suivante : https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations/cfp/consignes.

Émulations est une revue de sciences sociales qui publie et édite quatre numéros thématiques par an, publiés en version papier par les Presses universitaires de Louvain (Belgique) et mis en ligne en libre accès sur son site internet (https://ojs.uclouvain.be/index.php/emulations).

 

Calendrier prévisionnel du numéro

  • 1er février 2023 : date limite pour l’envoi des propositions d’articles
  • 13 février 2023 : sélection des propositions et retours aux auteur·e·s
  • 15 mai 2023 : envoi de la première version des manuscrits (40 000 -45 000 signes espaces compris)
  • 30 juin 2023 : transmission de la double évaluation externe aux auteur·e·s
  • 01 septembre 2023 : envoi de la deuxième version des manuscrits
  • 15 octobre 2022 : retour des deuxièmes évaluations aux auteur·e·s
  • 01 décembre 2023 : envoi de la troisième version des manuscrits
  • début 2024 : échéance prévue pour la parution du numéro

 

Bibliographie

Barthes A., Alpe Y. (2013), « Le curriculum caché du développement durable », Penser l’éducation, n° ,1, vol. 36, pp. 101-121. 

Berger, I. (1979), Les instituteurs, d’une génération à l’autre, Paris, PUF.

Blanchard M., Bouchet-Valat M., Cartron D., Greffion J., Gros J. (2022), Inquiets mais pollueurs : une enquête sur le personnel de la recherche française face au changement climatique, Document de travail, Ined Éditions.

BonneuiL C., Fressoz J.-B. (2013), L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions du Seuil.

Chambard O. (2020), Business Model. L’Université, nouveau laboratoire de l’idéologie entrepreneuriale, Paris, La Découverte.

Charbonnier P. (2017), « Généalogie de l’Anthropocène : La fin du risque et des limites », Annales, Histoire, Sciences Sociales, n° 72, 301-328. 

Chetouani L. (2014), Conceptualisation de la notion de « développement durable » en EDD : une affaire de vocabulaire, in A. Diemer, C. Marquat (dir.). Éducation au développement durable. Enjeux et controverses, Louvain-la-Neuve, de Boeck, p. 33-56.

Collet I (2016), « Former les enseignant-e-s à une pédagogie de l’égalité », Le français aujourd’hui, vol. 193, n° 2, p. 111-126.

Farges G. (2017), Les mondes enseignants, Paris, PUF.

Fassin D. (Dir.) (2022), La Société qui vient, Paris, Seuil.

Forquin J.-C. (1984), « La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle approche des enjeux sociaux de la scolarisation », Revue française de sociologie, n° 25, vol. 2, p. 213-232.

Garcia S. (2018), Le goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires, Paris, PUF.

Haraway D. (2016), « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes, vol. 65, n° 4, p. 75-81.

Kellerhals J., Montandon C. (1991), Les Stratégies éducatives des familles, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé.

Lahire B. (2019), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil.

Lareau A. (2003), Unequal childhoods : class, race, and family life, Berkeley, Los Angeles, University of California Press.

Leroy G. (2020), « Les sociologies de l’enfance face à la parole enfantine », Recherches en éducation [En ligne], vol. 39, mis en ligne le 01 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/ree/289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ree.289

Leroy G. (2022a), « Quelles pédagogies pour quelles subversions de l’ordre social ? », AOC [parution du 1er septembre 2022]. En ligne, consulté le 22/11/2022. URL : https://aoc.media/analyse/2022/08/31/quelles-pedagogies-pour-quelles-subversions-de-lordre-social/

Leroy G. (2022b). Sociologie des pédagogies alternatives, Paris, La Découverte.

Lignier W., Pagis, J. (2017), L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil.

Martel C., Wagnon S. (2022), L’école dans et avec la nature. La révolution pédagogique du XXIe siècle, Paris, ESF Sciences humaines.

Michel F. ,Mahuziès P. (2021), « Edito. Faire classe dehors, un enjeu de société », Animation & Education, n° 1, vol. 282, p. 9.

Pereira I. (2022), « Écologie et Multiplicité des oppressions. Une Perspective problématisatrice en pédagogie critique », Spirale - Revue de recherches en éducation, vol. 70, n] 2, p. 13-22.

Piterbraut-Merx T. (2020), « Enfance et vulnérabilité : ce que la politisation de l’enfance fait au concept de vulnérabilité », Éducation et socialisation - Les cahiers du CERFEE, n° 57. En ligne, consulté le 22 novembre 2022. URL : https://doi.org/10.4000/edso.12317.

Wallenhorst N., Pierron J.-P. (2019), Éduquer en anthropocène. Lormont, France, Le bord de l’eau.

Young M.D.F. (1971), “An approach to the study of curricula as socially organized knowledge”, in  M.D.F. Young (Ed.), Knowledge and Control. New directions for Sociology of Education, Londo, Collier Macmillan, p. 19-46.

 

[1]     De façon non exhaustive, on peut citer la thèse de Marine Jacq, « La pédagogie par la nature : analyse des apprentissages en jeu pour répondre aux défis des transitions », sous les directions de Patricia Marzin-Janvier et Damien Grenier ; ou de Valérie Marchal Gaillard, « Étude de l’acculturation scientifique d'enfants de maternelle pour une éducation à l'environnement et au développement durable : conceptions d'enfants de cinq ans sur le cycle de la matière organique, et modalités de transmission lors de pratiques familiales de compostage » sous les directions de Jean-Marie Boilevin Patricia Marzin et d’Agnès Grimault-Leprince.

[2]     Ici aussi, on peut s’appuyer sur les travaux qui proposent un état des lieux des rapports entre formation des enseignants et inégalités genrées. Voir le n° 31 de la revue Travail, genre et sociétés ou (Collet, 2016).