Dispositifs dédiés, effets ambivalents

La prise en charge spécifique des femmes enceintes primo-arrivantes dans le champ périnatal en France#

Dedicated devices, ambivalent effects. Specific perinatal care for newly-arrived pregnant women in France

Louise Virole11. Postdoctorante (…)

#[Résumé] Afin de lutter contre les inégalités sociales de santé que connaissent les femmes enceintes étrangères, les politiques de santé périnatale françaises ont légitimé la mise en place de dispositifs médico-sociaux dédiés à ce public. L’article interroge les effets de ces prises en charge spécifiques sur les parcours de soins de femmes enceintes primo-arrivantes. L’enquête ethnographique menée au sein de plusieurs de ces dispositifs dédiés révèle que les leviers d’action qu’ils mobilisent améliorent significativement l’accès primaire et secondaire aux soins des femmes qui y sont incluses. En outre, la qualité du suivi est particulièrement appréciée par les usagères en comparaison avec le suivi obstétrique de leur pays d’origine. Néanmoins, le caractère marginal et opaque des dispositifs soulève de nombreux enjeux.

#Mots-clés : dispositifs dédiés, parcours de soins, migration, grossesse, accès aux soins, subjectivité.

[Abstract] In order to fight social inequalities experienced by foreign pregnant women in health contexts, French perinatal health policies have legitimized the implementation of dedicated medical and social measures. The article examines the effects of these specific measures on the care pathways of newly-arrived pregnant women. This ethnographic study, carried out within several dedicated facilities, reveals that the levers of action they mobilize significantly improve primary and secondary access to care for the beneficiaries. In addition, the quality of medical care is particularly appreciated by the users compared to obstetric follow-up in their country of origin. Nevertheless, the marginal and hidden characteristics of the dedicated measures raises many challenges.

Keywords: dedicated measures, care pathway, migration, pregnancy, access to care, subjectivity.

#Introduction

Les femmes étrangères22. Le terme « étr (…) font face à de nombreuses inégalités sociales de santé périnatale en France. Les résultats des enquêtes épidémiologiques attestent d’un sur-risque de mortalité infantile et maternelle (Blondel, Lelong, Saurel-Cubizolles, 2009 ; Saurel-Cubizolles et al., 2012 ; Sauvegrain et al., 2017). Parmi les femmes étrangères, celles qui proviennent « de pays d’Afrique subsaharienne » sont particulièrement touchées par ces inégalités (Ibid.). Interpellées par les résultats des enquêtes épidémiologiques, les politiques de santé périnatale ont depuis les années 1990 ciblé les femmes enceintes étrangères – et parmi elles spécifiquement les « femmes en situation irrégulière » –, légitimant la mise en place de dispositifs médico-sociaux dédiés afin de réduire les inégalités sociales de santé de ce « public prioritaire33. Haut Comité de (…)  ». Le concept de « dispositifs dédiés » désigne dans cet article l’ensemble des moyens médico-sociaux déployés dans le but d’améliorer l’accès aux soins périnataux des femmes enceintes étrangères. Ces dispositifs sont variés : permanence d’accès aux soins (PASS), consultation dédiée de protection maternelle et infantile (PMI), réseau de santé, interprétariat et groupes de parole animés par des professionnel·le·s de santé. Visant officiellement des publics hétérogènes – les femmes enceintes « sans couverture médicale », « en situation de vulnérabilité », « en errance résidentielle », « non francophones », « migrantes » ou « africaines » –, ces dispositifs ont en commun de recevoir majoritairement des femmes étrangères, souvent primo-arrivantes44. Le terme « pri (…) , parfois en situation irrégulière.

L’objectif de cet article est d’interroger les effets des prises en charge spécifiques sur les parcours de soins de femmes enceintes primo-arrivantes. Comment les dispositifs dédiés affectent-ils les parcours de soins ? Permettent-ils de réduire les inégalités de santé périnatale touchant ce public ? D’améliorer l’accessibilité aux soins et la qualité de la prise en charge ? Afin d’étudier qualitativement ces parcours de soins, l’article s’intéresse aux effets « objectifs » et « subjectifs55. Les termes « o (…)  » de ces dispositifs.

D’un côté, prendre pour objet les effets « objectifs » des dispositifs permet d’interroger la capacité des accompagnements à aider les femmes primo-arrivantes à surmonter les obstacles dans l’accès aux soins et à diminuer l’écart entre « accès théorique » et « accès réel » aux soins (Lombrail, Pascal, 2005). En effet, les premières années d’arrivée en France sont charnières dans l’accès aux soins des personnes étrangères. Les femmes primo-arrivantes rencontrent de nombreux obstacles dans l’accès au système de santé, se déclinant entre autres sous la forme de discriminations et de traitements différentiels, documentés par les travaux sociologiques et anthropologiques (Cognet, Gabarro, Adam-Vezina, 2009 ; Nacu, 2011 ; Prud’homme, 2016 ; Sauvegrain, 2012). Certains dispositifs médico-sociaux ont été mis en place tout au long du parcours de soins afin d’améliorer l’accès aux soins de ce public. Mais sont-ils efficaces ?

D’un autre côté, documenter la qualité « subjective » des prises en charge est complémentaire à l’analyse des effets « objectifs ». Alors que les retours réflexifs de femmes étrangères sur leur accompagnement sont peu représentés dans la littérature socioanthropologique (Carde, 2012 ; Jacques, 2007), cet article part du postulat selon lequel étudier les attentes subjectives des usagères quant à leur accompagnement permet de mieux rendre compte des parcours de soins. Plus largement, l’article s’interroge sur les effets des prises en charge ciblées sur la subjectivité des femmes qui y sont incluses. Quel sens donnent-elles à ce ciblage ? Comment affecte-t-il leur rapport à soi (Agier, 2012 ; Foucault, 1984) ? Dans une première partie, l’article présente les effets des dispositifs dédiés sur l’accès primaire et secondaire aux soins des femmes enceintes primo-arrivantes qui y sont incluses. Dans la seconde partie, l’article analyse la perception qu’ont les usagères de la qualité des prises en charge au sein de ces dispositifs.

#1. Méthodes

Les résultats sur lesquels s’appuie cet article sont issus d’une recherche menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) (Virole, 2018). Cette enquête ethnographique s’est déroulée de 2013 à 2015 à Paris et en Seine-Saint-Denis au sein de plusieurs structures de soins : trois maternités66. Maternité A (P (…) , deux centres de protection maternelle et infantile et un réseau de santé dédié aux femmes enceintes en situation de précarité. Le dispositif d’enquête avait pour objectif de recueillir des données sur les types de prises en charge proposées, les représentations et pratiques des professionnel·le·s, ainsi que les retours des femmes enceintes ou venant d’accoucher sur leur suivi obstétrique. L’enquête a été réalisée à l’aide d’observations directes et d’entretiens semi-directifs avec des professionnel·le·s et avec des usagères. L’analyse de ces données a permis de retracer de façon détaillée les parcours de soins de 30 femmes primo-arrivantes. Les observations directes ont porté sur des consultations obstétriques (n=200), des entretiens sociaux (n=30), des staffs médico-sociaux (n=8), des cours de préparation à la naissance et à la parentalité (n=8) et des groupes de parole à destination de femmes enceintes primo-arrivantes (n=8). Vingt-cinq entretiens semi-directifs ont été menés avec des professionnel·le·s de la périnatalité (2 gynécologues, 6 sages-femmes PMI, 3 sages-femmes, 1 médecin PMI, 2 puéricultrices, 1 auxiliaire de puériculture, 1 infirmière, 2 psychologues, 3 assistantes sociales, 1 éducatrice spécialisée, 1 directrice de CHRS77. Centres d’hébe (…) , 1 coordinatrice régionale des PASS et 1 référent SIAO88. Services intég (…) ), recruté·e·s au sein des dispositifs dédiés observés. Les entretiens ont porté sur leurs parcours professionnels, leurs pratiques et leurs représentations vis-à-vis de la prise en charge des patientes primo-arrivantes.

Les observations de consultations obstétriques et des groupes de parole ont permis le recrutement d’enquêtées primo-arrivantes pour des entretiens individuels99. Le consentemen (…) . Les entretiens semi-directifs menés avec des femmes primo-arrivantes (n=30) ont porté sur leur parcours de soins et sur leurs interactions avec les professionnel·le·s de santé. Au moment de l’enquête, les enquêtées étaient suivies dans des maternités publiques de Seine-Saint-Denis (n=11), de Paris (n=15), des Yvelines (n=1), du Val-de-Marne (n=1) et de Bordeaux (n=2). Près de la moitié des femmes avait déjà accouché dans leur pays d’origine (n=12) et cinq femmes venaient d’accoucher en France. Les enquêtées avaient une moyenne d’âge de 27 ans et étaient arrivées en France depuis moins de 5 ans. Elles étaient originaires de 16 pays, dont une grande majorité d’Afrique subsaharienne (20 sur 30). La plupart des enquêtées parlaient et comprenaient le français, à l’exception de six femmes originaires du Sri Lanka, du Portugal, d’Algérie et de Moldavie, avec lesquelles l’entretien s’est déroulé soit en anglais, soit avec l’aide d’une traductrice. Plus de la moitié d’entre elles était en situation irrégulière (20 sur 30). Leur situation sociale, économique et résidentielle était marquée par la précarité. Ainsi, la majorité des enquêtées n’avait pas d’emploi et manquait de ressources financières. Au moment de l’enquête, aucune des femmes primo-arrivantes rencontrées ne disposait d’un logement à elle ; elles étaient soit hébergées par le Samu social, soit hébergées par un tiers.

#2. Dispositifs dédiés et accès aux soins

Deux étapes du parcours de soins sont particulièrement charnières dans l’accès aux soins des femmes enceintes primo-arrivantes : le moment de l’entrée dans le suivi obstétrique et le déroulement du suivi obstétrique en maternité. Les dispositifs dédiés observés mobilisent des leviers d’action afin de lutter contre les inégalités d’accès aux soins de ce public : ils facilitent l’entrée dans le suivi de grossesse et améliorent la qualité de l’accompagnement prénatal. Néanmoins, leur efficacité est limitée par leur statut hors du droit commun.

#2.1. Faciliter l’entrée dans le suivi de grossesse

La première étape clé du parcours de soins est l’entrée dans le suivi obstétrique. Si la plupart des femmes françaises débutent leur suivi chez des médecins en libéral dès le second mois de grossesse1010. Haute Autorité (…) , les femmes étrangères ont un risque accru d’entrer tardivement dans le suivi1111. Sont considéré (…) (Saurel-Cubizolles et al., 2012), d’autant plus si elles sont en situation de précarité1212. Observatoire d (…) . L’inscription en maternité, qui marque souvent le début du suivi obstétrique pour les femmes primo-arrivantes1313. Le choix de la (…) , représente donc une étape décisive dans l’accès primaire aux soins obstétriques. Or, alors même qu’elles tentent d’être suivies en maternité publique1414. Les femmes enc (…) , de nombreux obstacles administratifs et économiques entravent leur inscription : absence de justificatifs de domicile, défaut de couverture médicale, manque de place en maternité, etc. (Virole, 2018). Afin de faciliter leur entrée dans le suivi, certains dispositifs médico-sociaux ont été mis en place au sein des PMI et des maternités.

Tout d’abord, les professionnel·le·s des dispositifs dédiés observés se mobilisent pour faciliter l’inscription en maternité de ce public. Certaines pratiques sont individualisées et relèvent de la négociation au cas par cas. Par exemple, si un·e professionnel·le de PMI reçoit dans une permanence une usagère à qui on a refusé une place en maternité ou qui ne s’est pas encore inscrite, le·la soignant·e peut appeler directement le·la cadre sage-femme de la maternité du choix de l’usagère pour l’inscrire. Quand elles demandent à inscrire une patiente dans leur maternité de référence, les sages-femmes PMI de la maternité C rencontrent peu de refus de la part de la cadre, qui « accepte systématiquement » quand ce sont elles qui en font la demande. Dans d’autres cas, il faut que les professionnel·le·s « gueulent » pour qu’« on fasse attention à (leur) patientes » et qu’elles soient inscrites dans la maternité (médecin, PMI, Seine-Saint-Denis). Après avoir inclus une femme enceinte au sein du Réseau de santé, la sage-femme ou l’assistante sociale coordinatrice peuvent, elles aussi, contacter directement les maternités afin d’inscrire une nouvelle patiente. Par ailleurs, l’inscription en maternité peut être facilitée par la simplification des démarches administratives. Afin de lutter contre « l’exclusion de la dame sans-papiers » (médecin, PMI, Seine-Saint-Denis), le service social de la maternité B ne demande plus de justificatifs ; ni preuve de domiciliation sur le territoire de l’hôpital, ni pièce d’identité avec photo, ni couverture médicale.

L’entrée en maternité est par ailleurs freinée par le coût financier des soins. La majorité des femmes primo-arrivantes rencontrées ont débuté leur grossesse en France sans aucune couverture médicale. Elles ont pourtant le droit, sous certaines conditions, à l’Aide médicale d’état (AME) ou à la Protection maladie universelle (PUMa). Le dispositif de la PASS (Permanence d’accès aux soins), créé en 1998 au sein des hôpitaux pour toutes les personnes « démunies » (Geeraert, 2014), permet entre autres d’aider les femmes enceintes inscrites en maternité à accéder à une couverture médicale ou, si elles n’y ont pas le droit, à des aides pour prendre en charge les frais des soins1515. Via le Fonds s (…) . En attendant d’obtenir une couverture médicale, les assistantes sociales fournissent des bons PASS aux femmes enceintes1616. Toutes les fem (…) qui leur permettent d’accéder aux soins périnataux gratuitement : consultations prénatales, prises de sang, échographies, pharmacie de l’hôpital et hospitalisation. En 2013, plus d’un quart des inscrites à la maternité B avaient été vues par la PASS, car elles n’avaient pas de couverture médicale. Ces bons PASS facilitent considérablement l’accès aux soins obstétriques des femmes sans couverture médicale au sein de la maternité. Une fois la couverture médicale obtenue, la totalité des coûts du suivi est prise en charge par la sécurité sociale1717. À partir du 6e (…) .

#2.2. Améliorer la qualité du suivi prénatal

La seconde étape clé du parcours de soins des femmes primo-arrivantes se déroule lors du suivi prénatal en maternité. La qualité de la prise en charge est encadrée par les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) et par les normes juridiques du Code de la santé publique1818. Article L. 154 (…)  : le droit d’accéder à un certain nombre de consultations individuelles et collectives (un entretien prénatal précoce, sept consultations obstétricales, huit cours de préparation à la naissance) ainsi que le droit à l’information et au respect du consentement libre et éclairé1919. Haute Autorité (…) . Or les études épidémiologiques montrent que les femmes étrangères accèdent quantitativement à un nombre inférieur de consultations prénatales que les femmes françaises (Saurel-Cubizolles et al., 2012). Par ailleurs, les études socioanthropologiques révèlent que les femmes étrangères et en situation précaire ont moins accès aux informations de qualité lors des consultations médicales (Fainzang, 2006 ; Gelly, Pitti, 2016 ; Nacu, 2011). Face à ce constat, les dispositifs dédiés observés proposent plusieurs leviers d’action afin d’améliorer la qualité du suivi obstétrique des femmes primo-arrivantes.

Un premier levier d’action observé est d’augmenter le temps de consultation pour les patientes primo-arrivantes. Dans certaines maternités parisiennes existent des consultations PMI destinées aux femmes « vulnérables » – dont les femmes sans couverture médicale ou bénéficiaires de l’AME – qui durent jusqu’à deux fois plus longtemps (30 minutes au lieu des 15 minutes en consultation hospitalière dans la maternité C). Ce temps plus long permet aux professionnel·le·s d’aborder des questions médicales, sociales et juridiques et de recourir, si nécessaire, à un·e interprète. Les deux maternités observées proposent de recourir gratuitement à un·e interprète ou un·e médiateur·rice professionnel·le salarié·e de la structure ou d’une association lors des consultations. L’interprétariat constitue un levier d’action primordial pour garantir « une prise en charge respectueuse du droit à l’information, du consentement libre et éclairé du patient et du secret médical » (Haute Autorité de santé, 2017 : 5). Il permet de « rencontrer la personne. Une vraie personne, pas une grossesse » (sage-femme, PMI, Seine-Saint-Denis).

En parallèle des consultations individuelles, la HAS recommande que les femmes enceintes soient informées des risques liés à la grossesse et à l’accouchement lors des cours de préparation à la naissance et à la parentalité (PNP) (Bernard, Eymard, 2012). Or, l’accès aux cours est limité par les contraintes sociales, économiques et linguistiques des femmes étrangères (Sauvegrain, 2008). Certains leviers ont été développés pour favoriser l’accès des femmes primo-arrivantes aux cours de PNP. Lors des consultations PMI observées, les professionnel·le·s proposent d’inscrire elles-mêmes leurs patientes dans des séances, soit au sein de la maternité, soit dans une permanence PMI près de leur hébergement. Par ailleurs, des professionnel·le·s de santé ont pris l’initiative de créer des groupes de parole dédiés spécifiquement aux femmes étrangères sur des thématiques de santé sexuelle et reproductive. Les animatrices des groupes ont recours, si nécessaire, à un·e interprète lors des séances.

2.3. Des dispositifs marginaux

Bien que ces dispositifs dédiés facilitent l’entrée dans le suivi et en améliorent la qualité, leur action est néanmoins limitée par leur statut précaire qui fragilise leur pérennité. En effet, dans le champ périnatal, l’État délègue une grande partie de la prise en charge des femmes étrangères à des dispositifs dérogatoires du droit commun. À l’exception de la PMI – service public départemental –, la plupart des dispositifs dédiés présentés plus haut sont des associations (Réseau de santé, interprétariat) ou des structures (les PASS) à qui l’État délègue ses fonctions d’assistance (Geeraert, 2016). Or, les dispositifs associatifs, répartis de manière inégale sur le territoire, sont rapidement saturés et ont une durée de vie limitée. Concernant l’interprétariat, l’absence de service public d’interprètes limite l’accès des professionnel·le·s de santé à l’interprétariat professionnel, et les restrictions budgétaires de l’hôpital public les dissuadent par ailleurs d’utiliser les plateformes associatives payantes (Belorgey, 2010). Ainsi, malgré l’existence de dispositifs dédiés, le désengagement de l’État fragilise la lutte contre les inégalités de santé des femmes primo-arrivantes.

Par ailleurs, l’inégale distribution des dispositifs dédiés entraîne des dérives aggravant les inégalités de prises en charge selon les structures de soins. Toutes les maternités ne disposent pas de PASS, de consultations dédiées aux femmes « vulnérables », de service d’interprétariat ou de groupes de parole dédiés. Seule maternité du territoire à avoir « enlevé les freins » à l’inscription, la maternité B est devenue la terre d’accueil des femmes enceintes exclues des autres maternités. Quand le Samu social « ne sait plus quoi faire des bonnes femmes, qu’ils ont fait tout le tour de Paris qu’ils n’arrivent pas à trouver de lieu de suivi de grossesse et même de suivi de PASS », ils les orientent à la maternité B, car « ils se disent “à la maternité B ils ne sont pas difficiles” » (cadre sociale, maternité B, Seine-Saint-Denis). Les femmes primo-arrivantes exclues des autres maternités trouvent dans cette maternité un refuge, une « dernière chance » (cadre sociale, maternité B, Seine-Saint-Denis) d’obtenir un suivi de grossesse de qualité.

En définitive, l’enquête ethnographique révèle que les prises en charge des dispositifs dédiés observés, en proposant une approche personnalisée des patientes, facilitent l’entrée dans le suivi obstétrique et améliorent significativement la qualité du suivi des femmes enceintes primo-arrivantes qui y sont incluses. Néanmoins, en contournant les barrières à l’accès aux soins, ces dispositifs creusent l’écart : 1) entre les structures de soins avec dispositifs dédiés et celles qui n’en disposent pas ; 2) entre les usagères prises en charge au sein des dispositifs dédiés et celles qui en sont exclues. Au final, ces dispositifs ne permettent pas de lutter de manière globale contre les inégalités de santé périnatale des femmes étrangères.

#3. Retours subjectifs des femmes suivies au sein des dispositifs dédiés

Comment les femmes primo-arrivantes vivent-elles leur accompagnement au sein de ces dispositifs dédiés ? Les retours réflexifs des femmes primo-arrivantes vis-à-vis du suivi permettent d’appréhender la qualité des soins telle qu’elle est perçue par les usagères.

#3.1. Des usagères satisfaites de la prise en charge

Tout d’abord, les enquêtées témoignent en entretien de leur satisfaction quant aux prises en charge proposées. Elles identifient plusieurs points forts des accompagnements obstétriques en France : entre autres, la gratuité des soins et la bienveillance des professionnel·le·s.

En premier lieu, les femmes primo-arrivantes mettent en avant l’avantage d’être suivie gratuitement à la maternité. Elles soulignent que la qualité de la prise en charge à l’hôpital public ne semble pas conditionnée par les ressources économiques : « ici à l’hôpital on s’occupe bien de nous. […] Même quand tu n’as pas d’argent » (Simone2020. Les prénoms de (…) , Guinée). Hannatou, originaire de Guinée, « apprécie » le fait qu’à « l’hôpital on te soigne d’abord, on ne te demande pas d’argent ». L’argument économique est ici mobilisé conjointement avec un argument d’égalité devant les soins : toute personne doit être prise en charge de la même façon à l’hôpital, qu’importe son statut social ou économique. L’aspect redistributif des dispositifs dédiés, notamment l’accès aux soins gratuit, entraîne alors le sentiment d’être reconnue comme sujet (Fraser, 2004).

En second lieu, les femmes insistent à plusieurs reprises lors des entretiens sur l’empathie des professionnel·le·s de santé. Plusieurs enquêtées apprécient le fait d’entretenir une relation de confiance avec leur soignant·e et de participer à un espace de parole où leur subjectivité est prise en compte. Awa, originaire du Sénégal, était « très stressée » pendant sa grossesse. Quand sa sage-femme lui a proposé de « parler de ses problèmes », elle était « méfiante » au premier abord, car elle est « sans-papiers ». Awa se laisse aller à parler, et construit une relation de confiance avec la soignante : « après quand je la revoyais j’étais beaucoup mieux » (Awa, Sénégal). Inès, originaire d’Algérie, se dit touchée quand la sage-femme coordinatrice du Réseau de santé l’appelle plusieurs mois après son accouchement pour lui demander « comment va la santé des petits ? ». En France, les professionnel·le·s « ont beaucoup aidé » Inès et, surtout, lui ont « donné de l’importance » (Inès, Algérie). Les femmes primo-arrivantes se sentent respectées, estimées et considérées comme un « partenaire à part entière dans l’interaction » (Fraser, 2004 : 162). Ainsi, en développant une approche personnalisée des patientes au sein des dispositifs dédiés, les professionnel·le·s du champ périnatal produisent une forme de reconnaissance intersubjective des femmes primo-arrivantes (Virole-Zajde, 2016). Cette reconnaissance est d’autant plus appréciée qu’elle rompt avec l’expérience vécue du manque de reconnaissance sociale et politique depuis leur arrivée sur le territoire français (Virole, 2018).

Il est toutefois nécessaire de relativiser la satisfaction des femmes primo-arrivantes vis-à-vis de la prise en charge au sein des dispositifs dédiés en prenant en considération les normes et attentes spécifiques de ce public. En effet, les attentes des usagers et usagères du système de santé sont marquées, entre autres, par leur position de classe, de genre et d’origine nationale. Les personnes primo-arrivantes ont des références et des attentes vis-à-vis du système de soins qui sont marquées par celui de leur pays d’origine (Jusot, Sermet, 2009). Parmi les enquêtées, près de la moitié ont déjà accouché dans leur pays d’origine, et toutes connaissent quelqu’un qui a accouché « au pays ». Si en entretien les femmes primo-arrivantes font peu de récits de mauvais traitements de la part de soignant·e·s en France, en revanche elles abordent à maintes reprises des expériences de mauvais traitements dans leur pays d’origine. Elles y dénoncent notamment le coût des soins et la déshumanisation de la prise en charge. Grace, originaire de Côte d’Ivoire, souligne que le suivi de grossesse dans son pays d’origine est « très cher » et « en fonction de la tête du client ». Hannatou regrette qu’« en Guinée on demande l’argent d’abord » avant de te soigner. En Roumanie, selon Cristina, « si on donne quelque chose ils sont gentils, si on ne donne pas il n’y a personne qui parle avec vous ». Par ailleurs, plusieurs enquêtées racontent que les sages-femmes hospitalières de leur pays d’origine n’ont pas le temps de s’occuper des parturientes, et leur parlent « mal ». Alors qu’elle était en train d’accoucher de son premier enfant, Marlene, originaire du Congo, a vu des patientes se faire « insulter par le personnel ».

Ainsi, la grande majorité des enquêtées sont satisfaites du suivi français en comparaison du suivi gynéco-obstétrique de leur pays d’origine. Lors des entretiens, elles abordent les différences de suivi en France et dans leur pays d’origine en pointant les défauts des prises en charge et, en miroir, ce qu’elles apprécient dans le suivi obstétrique français. Selon Inès, en France les professionnel·le·s « respectent, donnent de l’importance à la femme enceinte », contrairement au suivi en Algérie. L’étude des attentes relationnelles des patientes révèle donc le rôle de l’organisation, des pratiques et de la culture médicale nationales dans le façonnement des subjectivités des patientes.

3.2. Le ciblage en question

Si la prise en charge au sein des dispositifs semble satisfaire les usagères qui en bénéficient, leur caractère dédié – tantôt invisibilisé, tantôt assumé par les professionnel·le·s de santé – est toutefois source d’incompréhension, voire de rejet des usagères.

Certaines enquêtées n’avaient pas conscience d’être prises en charge au sein de dispositifs dédiés. Par exemple, dans la consultation PMI observée en maternité, les sages-femmes PMI ne précisaient jamais à la patiente qu’elle était suivie dans cette consultation car elle avait été identifiée comme « vulnérable ». À son inscription en maternité, la patiente était orientée par le secrétariat vers cette consultation, sans précision. Les professionnel·le·s de la PMI, au nom de valeurs « universalistes » (Bertossi, 2009), tentent de minimiser le caractère ciblé de leur prise en charge pour éviter les effets stigmatisants. Selon une sage-femme exerçant en PMI, les patientes ne doivent pas se « rendre compte » qu’elles sont traitées différemment, vues par des professionnel·le·s spécifiques, ciblées par des dispositifs. Ainsi, dans la maternité C, les patientes attendent dans la même salle d’attente, au même étage, mais la consultation de la sage-femme PMI se déroule dans une salle d’examen dédiée. Dès lors, les femmes « n’ont pas l’impression qu’elles voient une sage-femme qui [ne] s’occupe que des patientes précaires, qui n’ont pas de couverture », car elles « sont dans la salle d’attente avec tout le monde » (sage-femme PMI, maternité C, Paris). La sage-femme assume la non-transparence vis-à-vis du ciblage de sa consultation, l’essentiel étant que les patientes ne se sentent pas mises à part et ne soient pas ségréguées spatialement. Les patientes peuvent ainsi consulter durant toute leur grossesse une sage-femme PMI sans réaliser qu’elles sont accompagnées par un dispositif qui leur est dédié. C’est le cas d’Imen, qui, après avoir vu à deux reprises une sage-femme de consultation, a été orientée vers une sage-femme PMI sans explication. Quand Imen en a demandé la raison, elle n’a pas obtenu de réponse : « moi aussi j’ai dit pourquoi ? Ils ne m’ont pas dit » (Imen, Tunisie).

En revanche, il arrive que les femmes enceintes aient conscience d’être ciblées spécifiquement car elles sont étrangères ou perçues comme telles. C’est le cas, par exemple, de femmes enceintes ayant été recrutées par des professionnel·le·s de santé pour participer à des groupes de parole dédiés. Au cours d’une des séances collectives organisées dans une maternité parisienne, deux participantes ont réagi au ciblage ethnoracial opéré par les professionnel·le·s de santé quand elles ont recruté les participantes. En effet, ce groupe était destiné aux femmes « africaines » et les animatrices l’annonçaient explicitement aux femmes enceintes à qui elles proposaient de participer. Toutefois, une des femmes enceintes, Elsa, a « mal pris » d’être appelée à participer au groupe. En effet, Elsa n’est pas africaine, mais française. Elsa est née en France de parents originaires d’Afrique du Sud et du Mali. Après la séance, Elsa raconte qu’elle « ne supporte plus qu’on pense qu’elle est née en Afrique parce qu’elle est noire » ; « très bien intégrée », Elsa ne voit pas pourquoi elle doit participer à ce groupe. Une autre participante, Florence, originaire du Burkina Faso, critique quant à elle la catégorie raciale « africaine » proposée par les animatrices du groupe. En entretien, Florence souligne la multiplicité des identités nationales et religieuses en Afrique. À contre-courant de cette assignation raciale (Fassin, Fassin, 2008), ces deux femmes proposent d’élargir la composition du groupe aux patientes d’origines et de cultures « autres qu’africaines ». Elles soulignent les aspects bénéfiques de pouvoir entendre des femmes « étrangères, asiatiques, indiennes ou encore d’Afrique du Nord », parler de leur expérience de grossesse (Florence, Burkina Faso). Ainsi, ces usagères rejettent à la fois l’identité dans laquelle elles ont été assignées par les professionnel·le·s de santé et l’enfermement identitaire produit par le ciblage du groupe.

#Conclusion

En définitive, l’enquête révèle que les dispositifs dédiés observés ont des effets ambivalents sur les parcours de soins des femmes enceintes primo-arrivantes. En matière d’accès primaire aux soins, certains leviers d’action jouent un rôle significatif dans la facilitation de l’inscription en maternité – demande directe d’inscription par un·e professionnel·le, simplification des démarches administratives d’inscription –, et dans la prise en charge des coûts du suivi obstétrique – bons PASS. En matière d’accès secondaire aux soins, les dispositifs dédiés mobilisent des leviers d’action – augmentation du temps de consultation, inscription par le·la professionnel·le en cours de préparation à la naissance, groupes de parole dédiés – qui participent à améliorer la qualité des échanges entre soignant·e·s et soignées, s’assurant d’une meilleure compréhension des informations transmises au cours du suivi prénatal. Par ailleurs, la qualité des prises en charge est particulièrement appréciée par les usagères, en comparaison avec celle de leur pays d’origine. Elles soulignent que l’aspect redistributif des dispositifs et la bienveillance des professionnel·le·s de santé leur permettent d’être reconnues en tant que sujet.

Toutefois, ces dispositifs dédiés sont limités dans leur action de transformation des parcours de soins. Hors du droit commun, certains dispositifs aident de manière personnalisée les usagères qui y sont incluses, sans lever néanmoins les barrières d’accès aux soins qui excluent toutes les femmes primo-arrivantes. Le statut marginal et précaire de ces dispositifs limite alors leur capacité à lutter de manière globale contre les inégalités de santé que connaît ce public. L’opacité du ciblage, révélatrice du malaise des professionnel·le·s face aux traitements différentiels, provoque dès lors chez les usagères de l’incompréhension, voire un rejet de l’assignation identitaire.

Deux pistes d’amélioration des dispositifs dédiés découlent des conclusions de cet article. En premier lieu, afin d’éviter les écueils d’une prise en charge en marge du droit commun, il serait nécessaire de développer des interventions accessibles à toutes les femmes enceintes au sein du service public, mais avec des intensités et des modalités adaptées en fonction de critères de vulnérabilité (Lopez et al., 2011). Cette démarche d’universalisme proportionné, développée notamment en PMI (Delour, Desplanques, 2010), gagnerait à être généralisée tout au long du parcours de soins des femmes enceintes primo-arrivantes. En second lieu, afin d’améliorer la transparence du ciblage des dispositifs, il serait essentiel de favoriser la participation des usagères à la construction des dispositifs dédiés. Le ciblage ainsi coconstruit renforcerait sa légitimité auprès des bénéficiaires concernées. #

Bibliographie

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1.

Postdoctorante, Université de Lorraine, APEMAC, France.

2.

Le terme « étrangère » renvoie aux femmes nées à l’étranger n’ayant pas la nationalité française.

3.

Haut Comité de la santé publique (1994), La sécurité et la qualité de la grossesse et de la naissance – plan périnatalité, Rennes ; Ministère de la Santé et des Sports (2004), Plan «périnatalité» 2005-2007/Humanité, proximité, sécurité, qualité, Paris.

4.

Le terme « primo-arrivante » renvoie dans cet article aux femmes étrangères arrivées depuis moins de 5 ans en France.

5.

Les termes « objectif » et « subjectif » sont mobilisés dans le texte afin d’analyser d’un côté les effets mesurables (dits « objectifs ») des leviers d’actions sur l’accès aux soins, et de l’autre côté la qualité perçue (dite « subjective ») des prises en charge selon les personnes concernées.

6.

Maternité A (Paris), B (Seine-Saint-Denis) et C (Paris).

7.

Centres d’hébergement et de réinsertion sociale.

8.

Services intégrés de l’accueil et de l’orientation.

9.

Le consentement des patientes était sollicité à deux reprises. 1) Au début de la consultation ou du groupe de parole : je me présentais ainsi que ma recherche et demandais à la patiente si elle acceptait ma présence en lui signifiant son caractère non obligatoire. La plupart du temps, la patiente donnait son accord. Toutefois, il est arrivé que certaines patientes expriment un refus ou un malaise quant à ma présence, auquel cas je sortais de la salle. 2) À la fin de la consultation ou du groupe de parole : je proposais aux femmes enceintes ou venant d’accoucher qui avaient connu une migration internationale de faire un entretien individuel en soulignant son caractère non obligatoire et anonyme.

10.

Haute Autorité de santé (2012), Recommandations cliniques : Indications de la césarienne programmée à terme, Paris.

11.

Sont considérées tardives les entrées dans le suivi à partir du sixième mois jusqu’au jour de l’accouchement.

12.

Observatoire du Samu social de Paris (2014), Enfants et familles sans logement, Rapport Enquête ENFAMS, Paris.

13.

Le choix de la maternité de suivi est le plus souvent le résultat du bouche-à-oreille. Les femmes primo-arrivantes vont là où elles ne risquent pas « de se faire rejeter » (Sarah, Côte d’Ivoire) parce qu’elles n’ont pas de papiers ou pas de couverture médicale : la plupart des enquêtées se sont rendues directement à la maternité sans passer par un médecin de ville. Néanmoins, certaines enquêtées ont été orientées par bouche-à-oreille vers la permanence PMI située près de leur hébergement. Ce sont alors les professionnel·l·es de la PMI qui ont débuté leur suivi obstétrique, avant qu’elles soient prises en charge en maternité.

14.

Les femmes enceintes en situation de précarité sont davantage suivies au sein du service public (en hôpital public ou en Protection maternelle et infantile). Voir : INSERM/DREES (2017), Enquête nationale périnatale Rapport 2016. Les naissances et les établissements. Situation et évolution depuis 2010.

15.

Via le Fonds soins urgents et vitaux de l’hôpital (Circulaire DHOS/DSS/DGAS n° 141 du 16 mars 2005).

16.

Toutes les femmes enceintes sans couverture médicale n’ont pas accès aux bons PASS. Le bon PASS est conditionné au statut administratif, à la durée de présence sur le territoire, à la nationalité d’origine, aux revenus, etc.

17.

À partir du 6e mois de grossesse, la sécurité sociale prend en charge à 100 % les frais liés à la grossesse.

18.

Article L. 154 du Code de la santé publique.

19.

Haute Autorité de santé (2016), Suivi et orientation des femmes enceintes en fonction des situations à risque identifiées, Paris.

20.

Les prénoms des enquêtées ont été remplacés.