Quelques apports de Thomas Schelling à la compréhension des processus sociaux
Some Contributions by Thomas Schelling to the Understanding of Social Processes
Hervé Rayner11. Université de (…)
[Résumé] Souvent apparenté à la théorie de l’acteur rationnel, à la théorie des jeux et au contexte de la guerre froide, Thomas Schelling n’en a pas moins produit une œuvre iconoclaste et occupé une position originale dans le champ scientifique états-unien, ne serait-ce que par son penchant affirmé pour l’interdisciplinarité. Soucieux de scruter les « impératifs de l’action », ses travaux permettent d’ouvrir des pistes de recherche stimulantes pour peu qu’on les croise avec ceux d’autres auteurs et types de démarche. Son concept de point focal peut par exemple renouveler l’approche du charisme. Enfin, sa théorie de la décision interdépendante et son insistance sur l’importance de la coordination tacite mettent en cause les conceptions exclusives (ascendante ou descendante) de la causalité, nous incitant à penser en termes de causalité spirale et de jeux spéculaires, ces jeux de miroirs dans lesquels sont pris les acteurs et où s’originent les processus d’auto-amplification.
Mots clés : Thomas Schelling, coordination tacite, charisme, causalité ascendante et descendante, jeux spéculaires.
[Abstract] Often related to rational actor theory, game theory and the context of the Cold War, Thomas Schelling has produced an iconoclastic work and occupied an original position in the American scientific field, if only because of his strong propensity for interdisciplinarity. Keen to scrutinize the “imperatives of action”, his work opens up stimulating avenues for research as long as they are crossed with those of other authors and types of approach. For example, his concept of focal point can renew the approach of charisma. Finally, his theory of interdependent decisions and his insistence on the importance of tacit coordination question the exclusive (upward or downward) conceptions of causation, prompting us to think in terms of spiral causation and specular games, those mirror games in which actors are taken and where the processes of self-amplification originate.
Keywords: Thomas Schelling, tacit coordination, charisma, upward and downward causation, specular interplay.
Introduction↑
C’est en suivant le cours donné par Michel Dobry en maîtrise puis en DEA de science politique à l’Université de Paris X-Nanterre, entre 1989 et 1991, que j’en suis venu à lire Thomas Schelling. L’auteur de Sociologie des crises politiques fut d’ailleurs l’un des premiers en France à s’inspirer de Strategy of Conflict bien avant sa traduction française (Dobry, 1978). À ce moment, quelques social scientists français font déjà diversement usage de Schelling. Raymond Boudon (1977) s’appuie surtout sur Micromotives and Macrobehavior pour souligner les disjonctions entre niveaux micro et macro, intentions individuelles et issues collectives via des effets d’agrégation, tour à tour qualifiés d’émergents (au sens de non prévus par les acteurs) ou de pervers, une lecture, qui n’est pas sans rappeler le principe d’hétérogonie des fins de Wilhelm Wundt (Cherkaoui, 2006), en grande partie reprise par l’École de la sociologie des organisations en quête d’explications à leurs « dysfonctionnements ». Ainsi, Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) citent abondamment Strategy of Conflict pour cerner les contraintes et opportunités s’imposant aux participants des structures d’interaction entre et au sein des organisations. Dobry (1986), quant à lui, utilise certains concepts schellingiens en vue d’étayer sa sociologie des conjonctures fluides. Au théoricien de l’interactionnisme stratégique, il emprunte surtout les notions d’échange de coups et de point focal. Avec la première, également associée au Erving Goffman (1969) de Strategic Interaction (lui-même en dialogue avec Schelling), il fait place à l’activité tactique des acteurs sans pour autant céder à l’intentionnalisme puisque, à mesure que les coups s’enchaînent, les desseins initiaux doivent être révisés ou abandonnés, ballottés que sont les acteurs par la tournure imprévisible de leurs échanges, faite d’inflexions et, parfois, de basculements. Cette prise en compte de la diachronie séquentielle de l’action en train de se faire, c’est-à-dire de générer sa propre dynamique, de s’autonomiser partiellement de ses conditions initiales, marque une mise à distance des explications de type étiologique en relevant la propriété dynamogène du conflit. Pour Dobry, le point focal (rebaptisé saillance situationnelle) facilite une conception plus distribuée et tacite des ressorts des mobilisations que celle, centrée sur les principaux agents mobilisateurs, de Charles Tilly (1978). Prendre toute la mesure du rôle de la coordination tacite, sans verbalisation ni interaction directe, en général et du point focal en particulier revient à congédier la téléologie qui caractérise souvent les analyses de l’action collective, a fortiori dans le courant dit de la mobilisation des ressources. Dans ce court article, je vais tenter de montrer que les travaux de Schelling permettent d’ouvrir des pistes de recherche stimulantes pour peu qu’on les croise avec ceux d’autres auteurs et types de démarche. Je reviendrai sur sa surprenante interdisciplinarité, sur la façon dont le recours au concept de point focal peut renouveler l’approche du charisme, avant d’indiquer quelques perspectives ouvertes par sa théorie de la décision interdépendante, notamment en termes de causalité et de jeux spéculaires.
1. Une interdisciplinarité iconoclaste ?↑
Économiste formé aux mathématiques à Berkeley puis à Harvard dans les années 1940, Schelling pratique dès ses premiers travaux une forme d’interdisciplinarité manifeste, non pas tant pour marquer un écart distinctif vis-à-vis des collègues que pour apporter des éléments de réponse à ses interrogations sur les « impératifs de l’action », elles-mêmes il est vrai en partie conditionnées par des enjeux pratiques (militaires) issus de la guerre froide. Aussi, pour échafauder son propos, n’hésite-t-il pas à convoquer des auteurs issus d’une large variété de disciplines, de courants méthodologiques et de traditions, de la physique aux sciences sociales, de l’éthologie à l’épidémiologie, quand bien même il tend surtout à puiser ses références chez des auteurs nord-américains. En quête de solutions à des problèmes à la fois très prosaïques et abstraits, l’universitaire en poste à la Rand Corporation fait donc flèche de tout bois théorique et bouscule certains us et coutumes disciplinaires. Pour faire avancer sa réflexion sur la dissuasion nucléaire puis sur le réchauffement climatique, deux objets qui l’occuperont chacun pendant une vingtaine d’années, il peut donc partir des postulats de l’acteur rationnel et les amender, notamment en rappelant qu’il ne s’agit que d’un modèle22. Voir à ce prop (…) , en insistant sur le caractère situé de l’action, en empruntant à la théorie de la Gestalt ou en convenant que les acteurs peuvent avoir un soi multiple (Schelling, 200#6). Il en va de même avec la façon dont il adapte et, ce faisant, transforme, la « théorie des jeux » (Martin, 201#6), jugée superficielle et réductrice. La plupart des situations sociales ne correspondent pas à des jeux à somme nulle ; contraints par leurs interlocuteurs, les acteurs, à la rationalité limitée et intermittente, doivent sortir d’un point de vue exclusivement égocentré, les informations qu’ils transmettent échappent en partie à leur volonté, leur environnement compte, etc. Son rapport très pragmatique et ludique aux enjeux heuristiques lui ouvre des horizons nouveaux et contribue pour beaucoup à sa position si singulière, celle d’un maverick (certes consacré), dans le champ scientifique étatsunien. Sa collaboration en 1961 avec un autre iconoclaste, sur le point d’opter pour l’exil, le cinéaste Stanley Kubrick, en vue du scénario de Docteur Folamour, n’a donc rien de surprenant. L’un comme l’autre demeurera tout au long de sa carrière hanté par la limite, parfois si ténue, entre rationnel et irrationnel, s’amusant de la possible rationalité d’un comportement irrationnel et de l’irrationalité flagrante d’un comportement totalement rationnel…
Brouillant volontiers les frontières entre recherche fondamentale et recherche appliquée, Schelling n’hésite pas à trivialiser ses questionnements via toute une série d’objets peu nobles, des embouteillages routiers à l’adoption de l’heure d’été, des thermostats aux feux de circulation, des habitudes des fumeurs à la ségrégation résidentielle. Lecteur de Clausewitz, il normalise le conflit, compris comme une situation ordinaire, une configuration polymorphe et omniprésente qui, le plus souvent, passe par la coopération (conflit mixte), et ce à toutes les échelles, du litige de voisinage à « l’équilibre de la terreur », Mutual Assured Destruction (MAD), entre les deux superpuissances. L’étude du conflit ne saurait donc s’embarrasser du pathologisme social, toutes les interactions comportant des dimensions agonistiques et coopératives et, partant, de la négociation. Un peu à la manière du franc-tireur Albert Hirschman, qu’il a côtoyé en Europe dans le cadre du Plan Marschall, Schelling intrigue par la variété de ses objets et sa capacité « tout terrain » à modéliser puis à monter en généralité, faisant fi des propriétés sociales des acteurs et, plus globalement, de l’histoire. Cette épuration par la modélisation et la simulation semble autoriser une foultitude d’applications sur les terrains de recherche les plus divers, ce dont témoignent les contributions à ce numéro d’Émulations.
S’agissant de la dissuasion nucléaire, Benoît Pelopidas soutient que Schelling a, d’une part, confondu risque (exposition probabilisée à un danger) et incertitude (inquantifiable) et, d’autre part, limité le danger de guerre nucléaire aux seules intentions des stratèges, alors qu’un accident peut surgir d’autres contingences (#Dupuy, 2019), un bémol pour le moins fidèle à l’esprit de La tyrannie des petites décisions (Schelling, 1980 [1978]). Sur la ségrégation urbaine, Michel Forsé et Maxime Parodi font ressortir les carences d’un modèle arithmétique aveugle aux politiques publiques (du logement, de l’emploi, de l’école, etc.) et autres aspects structurels susceptibles de modifier la composition d’un quartier : trop stylisée, hors-sol, la simulation frise le simulacre. À partir d’une observation participante de la fronde au sein du groupe parlementaire socialiste contre le gouvernement de Manuel Valls, Damien Lecomte montre comment les acteurs doivent s’auto-contraindre, afin notamment de rendre la menace crédible, pour infléchir les positions de leurs interlocuteurs, dans ce cas au risque des logiques identitaires de l’appartenance partisane et de la carrière professionnelle. Proposant une double lecture de la tentative de coup d’État contre le dictateur Trujillo à Saint-Domingue en confrontant les concepts de Stratégie du Conflit aux descriptions fines de La fête au Bouc de Mario Vargas Llosa, Lilian Mathieu en conclut à la complémentarité entre registres scientifique et littéraire, ambition nomologique de la modélisation et capacité de la fiction à donner chair aux acteurs et épaisseur existentielle à leurs dilemmes. À partir d’une base de données de 286 séquences de mobilisations dans la région lyonnaise entre 1997 et 2000, Alessio Motta adjoint le concept de point focal à celui, forgé par Tilly (1986), de répertoire d’action collective, pour souligner combien la rareté prévaut quant aux options en matière de protestation : selon le type de situation, seul un mode d’action, pour des raisons historiques, tend à capter et à canaliser les prospectives. On le voit, les usages de Schelling peuvent grandement varier et s’autoriser d’une dimension critique. Plus que d’un héritage en termes de système théorique, Schelling nous lègue des outils à tester et à (in)valider.
2. Revisiter le concept de charisme↑
C’est aussi à cette aune que l’on peut saisir la manière dont Schelling éclaire d’un nouveau jour, sans pourtant l’avoir inclus parmi ses objectifs, la question du charisme. Son concept de point focal permet en effet de laïciser cette notion que de multiples usages relâchés n’ont pas débarrassée de sa connotation religieuse (l’étymologie désigne un « don de Dieu »). Point de convergence des calculs, le point focal peut être occupé par un individu, un monument ou un trait paysager servant tacitement de point d’ancrage à des acteurs en fonction d’une situation. Le point focal n’est donc pas charismatique en soi, mais le devient in situ parce que des individus l’investissent comme solution à un problème circonstancié. Durkheim ne dit pas autre chose : « Le caractère sacré que revêt une chose n’est donc pas impliqué dans les propriétés intrinsèques de celle-ci : il y est surajouté » (#Durkheim, 1960 [1913] : 328). Dans une perspective processuelle, plus que de charisme, il vaudrait d’ailleurs mieux parler de charismatisation, laquelle repose sur des concaténations de projections et de relations complexes, ouvertes, réversibles, où les rôles ne sont pas distribués d’avance et les évaluations se rejouent continûment. Aussi, le porteur du charisme « n’est l’homme de la situation que dans la mesure où c’est aussi la situation qui le “fait” » (#Gaïti, 1998 : 19). Alors qu’il ne livre aucun discours public, qu’il est infiniment plus « parlé » qu’il ne parle, le substitut du procureur de Milan Antonio Di Pietro, premier titulaire de l’enquête baptisée dans les médias opération « Mains propres », fut entre 1992 et 1994 au centre d’un processus de charismatisation voyant des journalistes, des supporters de football, des gérants de discothèque, des publicitaires, des écrivains, des présidentes d’associations de ménagères, des vignerons, des écoliers, etc. se ranger parmi ses partisans déclarés, soit une constellation de ralliements hétérogènes conférant soudain une centralité insolite à celui qui sort du quasi-anonymat pour endosser « malgré lui », sans prétention au charisme, le statut de « plus aimé des Italiens » (#Rayner, 2005).
Solution temporaire aux jeux tactiques des acteurs, le point focal doit sa propriété à leur activité cognitive, peu importe que ce point attirant les attentes soit une personne, un objet ou un lieu. Cette considération a de quoi mettre en cause une grande partie de la littérature sur le charisme, encore très souvent exclusivement consacrée à la personnalité ou aux performances du seul leader. Raisonner en termes de point focal permet de banaliser ce concept, dépouillé de son aura de magie par un mode de pensée relationnel : plus que des propriétés intrinsèques du chef, le charisme résulte de projections et d’échanges, il ne présuppose pas nécessairement chez les adeptes la remise de soi ou la croyance aux qualités extraordinaires du porteur du charisme. La seule conviction qu’il leur convient alors, pour des motifs disparates et changeants, de miser sur telle personne ou tel objet suffit à alimenter le charisme. Irréductible à une stratégie bien arrêtée ou à des prédispositions durables, cette conviction est donc révocable. Bizarrement, ce décentrement du regard rendu possible par Strategy of Conflict (Schelling, 1986 [1960]) n’est pas mentionné dans un ouvrage collectif récemment consacré à la notion développée par Max Weber (#Bernardou et al., 2014). Plus généralement, l’insistance de Schelling sur le rôle crucial des échanges tacites lui fait entrevoir tout un pan (non-discursif, infra-conscient) du social invisible aux tenants les plus orthodoxes de la théorie de l’acteur rationnel, relevant notamment de ce que Pierre Bourdieu (1980) appelle le sens pratique. Elle façonne aussi sa manière de penser la causalité.
3. Une approche relationnelle de la causalité↑
Interactionniste, Schelling s’efforce de penser relationnellement : sur un continuum spatio-temporel, le social s’actualise par des relations, ce sont elles qui font ce que deviennent les acteurs et leurs organisations. Toutefois, il a tendance à envisager ces relations dans la synchronie, ou la très courte durée, plus que dans la diachronie. Il n’en offre pas moins des outils, certes très éloignés de ceux proposés par Norbert Elias, pour raisonner en termes d’interdépendance. Si elle fait à première vue la part belle à l’individualisme méthodologique et à l’hypothèse du choix rationnel, sa théorie de la décision interdépendante n’en marque pas moins une mise à distance de certains des postulats de la rational actor theory, en particulier sa causalité à sens unique (upward causation). Privilégiant les effets d’agrégation, à savoir une forme de causalité ascendante (des parties vers le tout, micro-macro), il n’évacue pas pour autant une forme de causalité descendante (du tout vers les parties, macro-micro) en introduisant une dose de systémisme et de connexionnisme : « Ce type d’analyse a pour objet la relation entre les caractéristiques comportementales des individus qui constituent quelque agrégat social et les caractéristiques de l’agrégat » (#Schelling, 1980 [1978] : 19). L’agrégat agit et rétroagit sur ses composantes, et vice-versa. À la différence de l’individualisme méthodologique et du holisme, il tente de combiner les effets de couplage dans les deux directions, associant causalités ascendante et descendante. Il en résulte un schéma causal plus complexe, fait de boucles rétroactives :
Dans ces situations où le comportement ou les choix des gens dépendent du comportement ou des choix des gens, il n’est pas habituellement possible de passer aux agrégats par simple addition ou extrapolation. Pour établir ce lien, il nous faut habituellement considérer le système d’interaction entre les individus et leur environnement, c’est-à-dire entre les individus et d’autres individus, ou entre les individus et la collectivité (Schelling, 1980 [1978] : 20).
Contrairement à Durkheim, il ne va pas jusqu’à considérer « la société » comme l’agrégat suprême, mais il y a chez lui une prise en compte de l’interdépendance, à la fois élargie et infinitésimale, des acteurs sociaux. Élargie parce que liée à l’environnement (les environnements étant emboîtés, leur prise en compte passe par un découpage, un choix de l’échelle d’observation) qui forme et que forment les protagonistes. Infinitésimale puisque de « petites décisions » peuvent faire la différence à proximité des points de bascule (tipping points) et de la masse critique :
Tout individu qui choisit un nouvel environnement affecte l’environnement de ceux qu’il quitte et de ceux qu’il rejoint. Il y a réaction en chaîne. Celle-ci peut être très rapidement freinée, et le nombre des déplacements limité, ou, au contraire, elle peut continuer indéfiniment et donner des résultats saisissants (Schelling, 1980 [1978] : 151).
Privilégiant l’échelle micro des actions interindividuelles, tout en concédant qu’il ne s’agit que d’un point de départ pour un raisonnement multiscalaire, Schelling en déduit que le changement, d’amplitude très oscillante, constitue l’une des principales règles sociales, une conclusion que partage le sociologue Andrew #Abbott (2010) à partir d’un point de vue très éloigné, le « modèle trajectoire-turning-point » (p. 201) structural adossé à un niveau macrosocial. L’économiste cherche à articuler le changement et la stabilité depuis une optique modulaire voyant les acteurs ajuster leurs pratiques à ce que leurs vis-à-vis et, au-delà, les contextes et les institutions semblent requérir, soit une myriade de micro inflexions contribuant continûment à la reproduction, jamais à l’identique, de l’ordre social, à son objectivation et à sa transformation. Aussi, suggère-t-il qu’« il n’est pas impossible que le jeu de coordination soit à l’arrière-plan de la stabilité des institutions et des traditions, voire de la notion de leadership » (#Schelling, 1986 [1960] : 122). Cette conjecture quant aux ressorts de l’ordre social, conçu comme une coordination tacite émergente, est à la fois originale et compatible avec d’autres thèses. Là où Gabriel #Tarde (2001 [1890]) indique les « contagions imitatives » (p. 37133. « C’est par de (…) ) et Bourdieu (197#2) assimile la concordance des pratiques et des habitus à une « orchestration sans chef d’orchestre » (p. 18044. Dans ses cours (…) ), Schelling quant à lui désigne la force des attentes convergentes voyant des acteurs, socialisés et socialisateurs, se conformer à leurs anticipations réciproques. Cette position aide à penser tant les micro-bifurcations et les événements de grande ampleur que l’inertie relative des institutions, de certaines pratiques, croyances et rôles. Le concept de rôle élaboré par Goffman (1973) participe de cette intelligibilité du monde social en termes de jeux d’attentes croisées, d’ajustements mutuels, conscients et inconscients, parfois vécus sur le mode de l’évidence (taken for granted), parfois très douloureux. Toujours est-il que l’accent est mis sur l’interdépendance des protagonistes, contraints d’inclure autrui pour pouvoir s’orienter dans leur vie quotidienne, une thèse entrant en résonance avec la définition wébérienne de l’action sociale (Weber, 1995 [1920#]) et l’interactionnisme symbolique initié par George Herbert Mead (2006 [1934]). « Dans toutes ces activités, les gens sont influencés dans leur comportement par celui d’autrui, ou bien ils en sont préoccupés, ou bien encore ils en sont à la fois préoccupés et influencés » (Schelling, 1980 [1978] : 30). Une telle approche incite à ouvrir la boîte noire auquel se réduit le « contexte » dans la plupart des travaux en sciences sociales.
4. Penser le contexte par les jeux spéculaires↑
Attentif aux processus d’auto-amplification faits de boucles rétroactives (feedback loops), positives ou négatives, selon qu’elles accentuent ou atténuent une tendance, #Schelling (2006) soutient que la non-linéarité de nombre de phénomènes sociaux provient d’une des principales formes prises par l’interdépendance des acteurs : les jeux spéculaires auxquels ils participent et dans lesquels ils sont pris. Difficilement séparables, les dimensions perceptives et cognitives de l’action nous impliquent dans des jeux de miroir infinis, tenus que nous sommes de prendre en considération les attentes de nos interlocuteurs, en situation de face-à-face et à distance : « La coordination ne consiste pas à deviner le comportement de l’“autre” dans une situation objective, mais à deviner ce que ce dernier devinera lui-même de ce que l’on est soi-même en train de deviner, et ainsi de suite… » (#Schelling, 1986 [1960] : 123). Cette assertion, critique vis-à-vis des postures objectivistes de nombre de ses collègues, signale combien l’action ne peut se réduire ni à ses causes ni à sa factualité puisque sa compréhension doit inclure l’expérience des acteurs (#Romano, 1998). Elle plaide également en faveur d’une compréhension écologique : le milieu n’est pas une toile de fond, il conditionne et est conditionné par ce qu’en perçoivent et font ses protagonistes. À ce titre, le concept d’énaction (#Varela, Thompson, Rosch, 1993) offre un point de vue très suggestif sortant de l’alternative objectivime/subjectivisme, holisme/individualisme méthodologique. Avançant que la cognition est à la fois incarnée et située, le neurobiologiste Francisco Varela rend compte avec ce concept d’énaction de la façon dont les acteurs et leur environnement ne font qu’un du fait de la densité et de la continuité de leurs influences réciproques. Les acteurs sont à la fois façonnés par et forgent leur environnement, un point de vue radicalement relationnel qu’adoptent nombre de microbiologistes dans leur approche des phénomènes symbiotiques (#Bapteste, 2017 ; Selosse, 2017), dont nous, social scientists, ferions bien de nous inspirer.
Même lors d’interactions très circonscrites dans le temps et dans l’espace, un acteur ne peut faire l’économie de la cognition d’autrui, s’engageant de la sorte dans un jeu de miroir. « Le “coup stratégique” est une action visant à influencer le choix de l’adversaire en faveur de soi-même en jouant sur l’attente de ce dernier face au choix que l’on fera » (Schelling, 1986 [1960] : 198). Ce point est à rapprocher des conclusions d’un spécialiste de la physiologie de la perception : « Décider, c’est donc aussi deviner la décision de l’autre, c’est émuler en soi non seulement un double de son propre corps pour le guider, mais aussi le processus de décision de l’adversaire » (#Berthoz, 2003 : 318). Autrement dit, là où les tenants de la rational actor theory conçoivent des acteurs rivés à une posture égocentrée de maximisation de l’utilité, inclure un point de vue allocentré s’avère crucial pour saisir notre capacité à prendre en compte d’autres points de vue que le nôtre, à s’adapter à ce que l’environnement (autrui) semble exiger de nous. En outre, la cognition ne se limite pas à sa dimension idiographique, démultipliée qu’elle est par un tas d’objets et de techniques. Le courant dit de la cognition distribuée (#Heintz, 2011) fait ressortir cette dimension collective, institutionnalisée et objectivée de la cognition, ainsi que les propriétés stigmergiques des actions les plus ordinaires : irréductible à un atome social, l’individu le plus solitaire vit toujours accompagné. Décisions et prises de position ne sont donc jamais complètement individualisables, elles revêtent une dimension collective incompressible.
Il se pourrait que le point le plus novateur chez Schelling, en tout cas celui qui m’a paru le plus prometteur, réside dans son insistance sur la dimension spéculaire à l’œuvre dans les interactions, tant directes qu’indirectes. Évoquant « le classique enchaînement en spirale des attentes réciproques » (Schelling, 1986 [1960] : 117), il en vient à assumer des propos finalement pas si éloignés de ceux de Durkheim sur le poids des courants sociaux et autres « ondes de mouvement » (#Durkheim, 1986 [1897] : 10) : « De nombreux phénomènes sociaux font apparaître un comportement cyclique, soit sous forme d’ondes, soit sous forme de vagues » (Schelling, 1980 [1978] : 88-89). Ce sont les projections des uns et des autres qui ondulent et se propagent à travers les espaces sociaux en servant de guide à l’action, soit une série de boucles rétroactives positives menant à l’auto-amplification d’une tendance, qu’il s’agisse d’une mode vestimentaire, d’une vague de suicides, d’un krach boursier ou d’une révolution. Cette optique facilite une compréhension du contexte comme ce dont les acteurs sont le produit et le producteur55. « L’homme n’es (…) , elle nous inspire aussi l’idée que les jeux spéculaires composent en partie ce que nous désignons souvent par « symbolique », une autre boîte noire. Schelling n’a de cesse de souligner la récurrence des phénomènes d’autosuggestion et d’autoconditionnement, invoquant la force des croyances collectives : auto-renforçantes, performatives, coercitives, à la manière d’attracteurs orientant les pratiques. Cette manière d’envisager les comportements collectifs, y compris les plus paradoxaux, a nourri la théorie des alignements collectifs (Ermakoff, 200#8). Selon Ivan Ermakoff, la réflexivité plus importante à laquelle les acteurs sont soumis en situation de crise renforce leur interdépendance, les poussant à scruter, explicitement et tacitement, l’action de leurs congénères plus que d’ordinaire. Cette hypothèse renvoie à celle de « l’augmentation sensible du volume d’activité des définitions de la situation » (Dobry, 1986 : 20#2), les acteurs exposés à l’incertitude devant s’employer davantage afin de compenser la désobjectivation en cours, la perte des repères routiniers. Mais plus qu’à une « régression vers les habitus » (Dobry, 1986 : 239-259), d’autant moins probable qu’ils se mettent à faire des choses dont ils se croyaient incapables, leurs lignes de conduite dépendent alors fortement de l’orientation erratique des jeux spéculaires.
Au final, les travaux de Schelling viennent complexifier l’idée que nous nous faisons de la causalité dans les phénomènes sociaux, encore trop souvent à sens unique (le dilemme micro-macro/macro-micro). Plus qu’à une chaîne causale linéaire, nous avons affaire à des réseaux de relations causales où des effets rétroagissent sur des causes, rendant caduque la distinction (chrono)logique cause-effet. Ils ouvrent la voie à une conception spirale de la causalité, proche du concept d’émergence : l’évolution de relations sociales peut engendrer et être engendrée par une reconfiguration d’ensemble. Il s’agit de penser conjointement le remodelage incessant de la société par nos actions et les transformations de forte amplitude, les sauts qui ne manquent pas de scander l’histoire. Nous pouvons réfléchir en termes d’effets de seuil, de masse critique, de tipping points ou de bifurcations sans pour autant verser dans l’objectivisme pour peu que ces notions incluent les jeux spéculaires dans lesquels nous évoluons. Ainsi, nous pouvons éclairer les processus d’auto-amplification (boucles de rétractions positives), de non-linéarité (« petites causes-grands effets »), d’émergence (propriétés nouvelles reliant et reliées par le tout et les parties), et articuler les perspectives continuiste et saltationniste (#Rayner, 2019). Rendre compte de telles recombinaisons en sciences sociales ? Le chantier ne fait que commencer…
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Université de Lausanne, IEP, Suisse.
Voir à ce propos les précieux extraits d’entretien avec Schelling cités par Erhard Friedberg dans ce numéro : « On peut sans doute relâcher l’idée qu’il s’agit de choix conscients, et ne parler que de comportements ».
« C’est par des accords ou des oppositions de croyances s’entre-fortifiant ou s’entre-limitant, que les sociétés s’organisent ; leurs institutions sont surtout cela. » (Tarde, 2001 [1890] : 205)
Dans ses cours au Collège de France, Bourdieu (2012) fait de l’État l’orchestrateur de l’ordre social (cf. Rayner, 2014).
« L’homme n’est pas face à son contexte comme une caméra est face à la réalité qu’elle filme ; il y est au contraire tissé, imprégné par lui jusqu’à la manière de s’y lier et de se comprendre soi-même. C’est en ce sens que la contextualité – littéralement : le fait d’être tissé à quelque chose, en l’occurrence au monde – est un trait fondamental de l’homme. » (#Hunyadi, 2012 : 20)