S’arranger avec l’Église ?

Pluralités contraceptives chez les catholiques pratiquant·e·s en France

Compromising with the Church?
Contraceptive methods among practicing Catholics in France

Marion Maudet11. Université Lum (…) et Cécile Thomé22. Institut natio (…)

[Résumé] En décembre 1967 est votée en France la loi Neuwirth, qui légalise l’utilisation de la contraception médicale. Or, à la surprise de la communauté catholique qui espérait qu’elle soit également autorisée par le magistère romain, paraît en 1968 l’encyclique Humanae Vitae, qui réaffirme l’opposition de l’Église à l’utilisation de ces méthodes médicales. La communauté catholique se divise alors entre une majorité de fidèles souhaitant pouvoir utiliser des méthodes contraceptives médicalisées et une fraction plus réduite participant au développement et au perfectionnement des méthodes d’auto-observation (MAO), seules méthodes autorisées par l’Église, et les utilisant. Cinquante ans plus tard, cet article a pour objectif d’expliquer les logiques contraceptives contemporaines des catholiques pratiquant·e·s et d’interroger l’étanchéité des positions à l’égard de la contraception, entre méthodes médicales et MAO, à partir de l’analyse d’une trentaine d’entretiens menés auprès de cette population. Il analyse la diversité des parcours contraceptifs et la pluralité des discours justifiant l’utilisation des méthodes médicales et non médicales, en montrant que la position de l’Église peut être mise à distance même par les catholiques pratiquantes. Il resitue en particulier leurs choix en matière de contraception dans des représentations plus larges concernant le couple, le genre, la sexualité ou encore ce que serait la « nature », en mettant en évidence que le dogme religieux ne constitue qu’une justification parmi d’autres de pratiques diverses et pouvant évoluer au cours de la vie.

Mots-clés : catholicisme, contraception, couple, genre, nature.

[Abstract] The publication of the encyclical Humanae Vitae in 1968 came as a surprise to the French Catholic community. It divided it between a majority of Catholics wishing to use medicalized contraceptive methods and a smaller fraction participating in the development and improvement of self-observation methods (MAOs – the only methods authorized by the Church) and using them. Fifty years later, the aim of this article is to explain the contemporary contraceptive logic of these Catholics and to question the contradiction of positions regarding contraception (medical methods as well as MAOs). It is based on the analysis of some thirty interviews conducted with practicing Catholics. It analyses the diversity of contraceptive trajectories and the plurality of discourses justifying the use of medical and non-medical methods. It shows in particular that the Church’s position can be put away even by practicing Catholics. In particular, it situates their choices regarding contraception within broader representations concerning the couple, gender, sexuality or what could be considered “natural”, highlighting that religious dogma is only one justification among others for diverse practices that can evolve over the course of life.

Keywords: Catholicism, contraception, couple, gender, nature.

Introduction

La parution, en 1968, de l’encyclique Humanae Vitae est une surprise pour la communauté catholique française (Della Sudda, 2016 ; Sevegrand, 1995). Alors même que la contraception médicale (principalement la pilule), récemment légalisée par la loi Neuwirth de 1967, semblait devoir être autorisée par l’Église33. À la suite des (…) , l’encyclique interdit l’utilisation de tous les moyens de contraception existants, qu’il s’agisse de la pilule, du diaphragme, du préservatif ou encore du retrait. Les seules méthodes qui demeurent autorisées sont celles, découvertes durant la première moitié du XXe siècle, qui relèvent de ce que l’Église appelle la « régulation des naissances44. Catéchisme de (…)  » et qui seront rapidement connues sous le terme de « méthodes naturelles » : les méthodes d’auto-observation (MAO) de leur corps par les femmes et d’abstinence du couple pendant les périodes fertiles du cycle55. On parle égale (…) . L’importance du couple et de la perspective conjugale sont réaffirmées par l’encyclique, ainsi que l’idéal de procréation au sein du couple, dans la droite lignée des précédents textes catholiques sur la question, que ce soit l’encyclique Casti Connubii en 1930 – insistant sur la mission procréatrice des couples tout en soulignant l’importance de l’amour conjugal –, ou la constitution pastorale Gaudium et Spes en 1965 – mettant sur le même plan le mariage, l’amour et la procréation. Globalement, « l’Église, rappelant les hommes à l’observation de la loi naturelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie66. Humanae Vitae, (…)  ».

Depuis cinquante ans, on assiste alors à un double mouvement : d’une part, le détachement de la majorité des catholiques de ces recommandations en matière de contraception, au profit d’une pratique contraceptive très proche de celle des personnes sans religion (Desgrées du Loû, 2015) ; d’autre part, le développement et le perfectionnement des MAO au sein d’associations catholiques (en particulier le CLER – Amour et Famille77. Qui promeut la (…) et la méthode Billings88. Qui s’appuie p (…) ), fondées par des médecins catholiques à partir des années 1960 (Sevegrand, 2017), et qui demeurent presque seules à assurer leur diffusion en France.

Pour comprendre ce qui semble être une division des catholiques pratiquant·e·s en deux groupes distincts, aux attitudes opposées vis-à-vis des pratiques médicales associées à la contraception, il s’agit de s’intéresser plus en détail à leurs parcours contraceptifs et au choix, à un moment donné, de s’orienter vers des pratiques médicales ou non médicales. Comme on va le voir, aucune décision contraceptive n’est irréversible, et de nombreux parcours sont marqués par le changement de méthode – au sein même des pratiques médicales, mais aussi entre pratiques médicales et non médicales. Par ailleurs, le recours à la contraception, médicale ou non, est à analyser dans le cadre de représentations du couple, du genre et de la sexualité qui diffèrent selon les pratiquant·e·s, et auxquelles il faut s’intéresser.

L’article repose sur des matériaux réunis dans le cadre de deux thèses de sociologie (Maudet, 2019 ; Thomé, 2019). Il s’appuie d’une part sur l’analyse de données de l’enquête Contexte de la sexualité en France (INED/INSERM, 2006), qui permettent d’apporter un cadrage aux enquêtes qualitatives mobilisées. Il exploite d’autre part vingt-sept entretiens semi-directifs menés entre 2014 et 2018 avec des personnes se déclarant catholiques pratiquant·e·s, et portant sur leur rapport à la sexualité, à la conjugalité et à la contraception99. Les deux enquê (…) . Ces personnes ont été recrutées de deux manières différentes. Une vingtaine d’entre elles a été sollicitée en tant que catholiques et le rapport à la contraception n’était qu’un aspect de l’entretien (Maudet, 2019). Le recrutement s’est déroulé dans des associations catholiques, mais également via la méthode boule de neige1010. La thématique (…) . Une dizaine de personnes ont quant à elles été sollicitées parce qu’elles pratiquaient les MAO et leur appartenance religieuse ne s’est révélée qu’au cours de l’échange (Thomé, 2019). Leur recrutement a eu lieu via les réseaux sociaux (appels à témoignage sur Twitter, groupes Facebook de pratiquant·e·s de diverses MAO) ainsi qu’en contactant des associations promouvant ces méthodes. Dans les deux cas, les entretiens se sont déroulés à domicile (5) ou dans leur bureau (1), dans des cafés (12), chez les enquêtrices (4) ainsi que par téléphone ou Skype (5) pour les enquêté·e·s vivant dans des villes éloignées.

Vingt femmes et sept hommes, ayant entre 21 et 55 ans (âge moyen : 33 ans) ont été interrogé·e·s. Dans la plupart des cas, les enquêté·e·s sont issu·e·s des classes moyennes et supérieures, sont généralement urbain·e·s, et se caractérisent par des niveaux de diplôme moyens et élevés1111. Leur niveau de (…) . Dans les deux situations d’entretien, la position sociale plutôt (voire très) favorisée des enquêté·e·s doit être soulignée1212. Ce qui reflète (…) , en ce qu’elle peut favoriser leur capacité à tenir des discours sur elles·eux-mêmes en phase avec les valeurs actuellement dominantes de la société en matière de contraception. Comme nous le verrons, la mise à distance d’arguments strictement religieux doit être inscrite dans le triple contexte historique d’affaiblissement de l’emprise de l’Église sur la morale ordinaire (Hervieu-Léger, 2003 ; Portier, 2012), de diversification normative et d’individualisation partielle des conduites (Bozon, 2004 ; Giddens, 1991 ; Portier 2012). Elle fait aussi écho à l’accroissement de formes de retour réflexif sur soi, de la part de certains individus, qui dépend de leur position sociale et de leurs socialisations (Diter, 2015 ; Lahire, 2005 ; Mauger, 1991 ; Poliak, 2002). La mise à distance de dogmes religieux peut ainsi répondre à des logiques multiples de la part des individus, dont certains usages stratégiques, à l’instar des arguments anthropologiques mis en avant par l’Église au moment des mobilisations contre le mariage entre personnes de même sexe. Le contexte de passation des entretiens (au moment et après la légalisation du mariage entre personnes de même sexe) a ainsi pu marquer les stratégies argumentatives et de présentation de soi de certain·e·s enquêté·e·s, tout autant que des relectures de leur propre parcours (Béraud, Portier, 2015).

Après une mise en contexte des pratiques contraceptives des catholiques en France depuis les années 1970, l’article s’intéresse aux seul·e·s catholiques pratiquant·e·s, ici entendu·e·s comme ayant une pratique religieuse régulière (prière, lectures, offices religieux, etc.). Ils représentent une part marginale des personnes se déclarant catholiques en France (d’après l’enquête « chrétiens engagés » menée par Philippe Cibois et Yann Raison du Cleuziou en 20161313. Selon les donn (…) ). Il s’attache d’abord à rendre compte de la diversité des pratiques et représentations catholiques concernant la contraception médicalisée, avant de décrire et d’expliquer l’utilisation contemporaine des MAO par cette population, et en particulier la manière dont différents registres de justification permettent de mettre à distance la nécessité d’une prise en charge médicale de la contraception.

1. Une contraception médicalisée chez les catholiques

En France, une large majorité de catholiques ont recours, au moins à une période de leur vie, à la contraception médicalisée (Desgrées du Loû, 2015) ou à des méthodes barrières, en particulier le préservatif externe, dit « masculin ». Cette large diffusion de la contraception, en opposition à la doctrine catholique sur le sujet, correspond toutefois à des parcours contraceptifs divers même parmi les catholiques pratiquant·e·s. Cette diversité témoigne de la pluralité interne au groupe des catholiques, même parmi les plus pratiquant·e·s, en ce qui concerne les questions de genre et de sexualité (Béraud, Portier, 2015). Dans tous les cas, et quelle(s) que soi(en)t les méthodes contraceptives médicales utilisées, les catholiques pratiquant·e·s tendent à inscrire leurs décisions en matière de contraception dans une représentation plus large du couple et de la sexualité.

1.1. Une large diffusion de l’usage de méthodes réprouvées par l’Église

L’usage d’un moyen de contraception lors du premier rapport sexuel est largement répandu, tant chez les femmes que chez les hommes. C’est le cas, en 2006, d’environ sept femmes sur dix et six hommes sur dix, parmi les 20-49 ans1414. Voir le tablea (…) . Les conduites contraceptives des catholiques1515. De manière à c (…) lors du premier rapport sexuel sont, de ce point de vue, très proches de celles des personnes sans religion, quelle que soit l’importance qu’elles et ils accordent à la religion dans leur vie. En effet, 66,4 % des femmes catholiques affirmées1616. Par « catholiq (…) (70,1 % des femmes catholiques indifférentes) et 56,9 % des hommes catholiques affirmés (58,9 % des hommes catholiques indifférents) déclarent avoir utilisé un moyen de contraception lors du premier rapport sexuel, contre 70,3 % des femmes et 61 % des hommes sans religion d’appartenance (Maudet, 2017). D’après les données du Baromètre santé 2005, les personnes de moins de 30 ans déclarant une pratique religieuse ont moins fréquemment que les autres utilisé un préservatif lors de leur premier rapport sexuel, mais les différences sont toutefois limitées (Moreau, Trussell, Bajos, 2013).

Ces chiffres attestent de la relation ténue existant entre l’engagement catholique et les décisions contraceptives, ici mesurées à partir de l’utilisation d’un moyen de contraception au premier rapport sexuel. Ce lien distendu n’est toutefois pas nouveau (Della Sudda, 2016 ; Sevegrand, 1995). Déjà, en 1970, au moment de la passation de la première enquête sur la sexualité en France, les conduites contraceptives des pratiquant·e·s régulier·ère·s1717. Personnes décl (…) diffèrent peu de celles des non-pratiquant·e·s (Maudet, 2017 ; Simon et al., 1972 : 331-334).

Dans la période récente, le rapport que les catholiques entretiennent à l’égard de la contraception médicale semble donc relativement détaché des positions de l’Église, malgré un effort de la part de certain·e·s pour les « comprendre ». C’est le cas de Bérengère1818. 29 ans, chargé (…) , catholique pratiquante et se rendant à la messe chaque semaine avec son mari. Elle a utilisé, lors de ses premières relations sexuelles, un préservatif, puis est passée, lors de sa mise en couple avec celui qui est désormais son mari, à la pilule, parce qu’elle ne se sentait pas prête à « devenir maman ». Si Bérengère n’a aucune difficulté à m’expliquer sa démarche (« je me sentais pas prête à tomber enceinte », « je fais pas partie de ces gens qui pensent que le préservatif, c’est mal », « donc ouais, moyen de contraception, j’ai jamais hésité »), elle n’est pas non plus fermée à l’égard des positions de l’Église sur le sujet, qu’elle cherche à comprendre en adoptant une posture réflexive.

Bah le truc c’est qu’on dit souvent que l’Église est contre le préservatif, mais les gens qui disent ça n’ont pas cherché à comprendre vraiment ce que voulait dire le Pape, il me semble […]. Quand le Pape dit, enfin l’ancien Pape, disait « le préservatif ne réglera pas le problème du sida en Afrique » et bien il y a beaucoup de gens qui se sont offusqués de cette phrase, mais on ne peut quand même pas nier que ne régler ce problème qu’avec le préservatif ça ne peut pas marcher, parce que le préservatif te donne une liberté de coucher avec n’importe qui, comme si ça n’avait pas de conséquence. Donc c’est encourager la multiplication des partenaires, le libertinage total […] Voilà, mais bon ils ont pas tellement réussi à communiquer comme ça au Vatican. Mais je pense vraiment que c’est ça le message de l’Église, mais il faut parfois un peu lire entre les lignes.

Le discours de Bérengère est éclairant à trois niveaux au moins : le premier est le détachement à l’égard des dogmes catholiques relatifs à la contraception dans ses propres pratiques, le second est la superposition d’un discours individuel, portant sur ses conduites personnelles, et d’un discours général, cherchant à mettre en contexte les discours de l’Église à l’égard de la contraception, et à nuancer les critiques faites à leur sujet. Enfin, le discrédit pesant sur l’usage de la contraception adoptée, ici le préservatif, semble moins viser l’objet en tant que tel – ou son caractère non « naturel » – que les pratiques sexuelles auxquelles elle l’associe : la « multiplication des partenaires » et le « libertinage total ». Ce faisant, Bérengère réussit à tenir ensemble la défense du dogme catholique et le non-respect de ce même dogme dans son cas particulier. Ce qui semble être un tour de force s’appuie en réalité sur la valorisation de la sexualité conjugale dans un contexte d’individualisation partielle des normes et des conduites.

1.2. Des parcours contraceptifs divers et en partie médicalisés ?

La majorité des catholiques n’envisagent pas la contraception médicale comme un interdit religieux indépassable. Le fait que beaucoup d’entre elles·eux ont déjà eu recours à un moyen de contraception médical ou barrière ne signifie cependant pas que leurs parcours contraceptifs seraient uniformes et homogènes.

En premier lieu, l’utilisation de la contraception médicale ne signifie pas l’absence de discours réflexif sur son usage. Chloé1919. 24 ans, chargé (…) prend la pilule depuis plusieurs années, « jusqu’à être capable d’avoir un enfant », ce qui ne l’empêche pas de s’investir fortement dans une association catholique conservatrice, promouvant les « méthodes naturelles » de contraception. Elle considère qu’il est important de « comprendre les positions de l’Église » et ne s’interdit pas de « changer un jour ses conduites. » Angélique2020. 34 ans, au foy (…) a recours au préservatif lors de ses relations sexuelles avec son mari. Cet usage s’inscrit toutefois chez elle dans un discours critique de la pilule, qui serait une méthode déresponsabilisante pour les hommes et qui, de plus, polluerait son corps.

Enquêtrice : Vous avez pris un moyen de contraception quand vous avez fait l’amour ?
Angélique : Oui ! Alors moi j’avais choisi le préservatif, j’aime bien parce que je trouve que ça responsabilise l’homme, j’ai eu trop de copines qui sont tombées enceintes, soit parce qu’elles se sont plantées avec la pilule, soit parce que des fois ça marche pas, c’est marqué sur la boîte ! Et on dit « Ah la salope ! Elle lui a fait des enfants dans le dos ! » Je trouve ça injuste, les femmes, elles bouffent des produits chimiques, elles sont obligées de tout gérer et si y a un problème, c’est elle la méchante.

Cette prise de position, malgré son caractère en apparence séculier, n’est pas sans faire écho au discours mettant en avant la « nature » que l’on trouve sur les sites de la méthode Billings et du CLER, mais aussi plus généralement aux positions de l’Église, qui lient promotion du « naturel » et morale sexuelle (Bertina, Carnac, 2013). Eugénie2121. 28 ans, ingéni (…) utilise, elle, la méthode symptothermique2222. Alliance, pour (…) avec le CLER. Elle affirme sa préférence pour cette méthode, par rapport à l’usage de la pilule, mais considère que la contraception médicale peut être un dernier recours, si la mise en œuvre des MAO s’avère trop complexe une fois atteint le nombre d’enfants désirés : « Je pense que c’est pas quelque chose de figé par exemple, là actuellement ça pourrait très bien évoluer… »

En second lieu, la variété des parcours contraceptifs des catholiques, même parmi les plus pratiquant·e·s, est à souligner. C’est le cas pour Bertrand2323. 55 ans, thérap (…) , ancien formateur avec sa femme à la méthode Billings, qui a utilisé pendant de nombreuses années les MAO. Le recours à ces méthodes ne signifie cependant pas que la trajectoire contraceptive soit homogène : ainsi, Bertrand et sa femme ont tout d’abord utilisé des préservatifs (« on a essayé, mais c’était pas pratique »), avant d’utiliser une « méthode naturelle » de régulation des naissances, et de l’arrêter après la naissance de leur troisième enfant pour revenir à une méthode barrière : le préservatif.

À un moment donné, on a arrêté les méthodes de régulation naturelle des naissances, après la naissance de Clémence, notre troisième, parce qu’aussi on avait le souhait de pouvoir quand même être plus... D’avoir une palette plus large au niveau de nos rapports en dehors des rapports de non-fécondité. [...] Si on fait juste la sexualité pour avoir des enfants, si on a juste des rapports pour avoir des enfants, ça fait maigre...

La « norme contraceptive » préservatif-pilule-stérilet (Bajos, Ferrand, 2006) est ici réappropriée et traduite dans des termes religieux. Les méthodes de régulation des naissances remplacent la pilule et le stérilet – cette dernière méthode étant considérée par certain·e·s catholiques comme une forme d’avortement –, mais peuvent être substituées par le retour au préservatif. Les variations contraceptives s’inscrivent ainsi dans une série de logiques parfois contradictoires et qui ne sont pas toutes liées, chez les catholiques, à des raisons proprement religieuses. Pour Bertrand, le recours au préservatif se justifie par le désir d’avoir « une palette plus large » au niveau des rapports sexuels, mais aussi, à demi-mot, par la crainte d’avoir un quatrième enfant. Marielle2424. 35 ans, médeci (…) , quant à elle, utilise actuellement des préservatifs, après avoir essayé la méthode des températures – elle craignait en effet que la pilule ait trop d’effet sur son poids. C’est l’échec de la méthode (elle est tombée enceinte) qui les a conduits, elle et son compagnon, à revenir aux préservatifs après l’accouchement ; et ce sont les complications liées à la baisse du plaisir sexuel de son compagnon depuis leur retour au préservatif qui l’amènent finalement à envisager de reprendre une nouvelle pilule.

Les parcours contraceptifs des catholiques pratiquantes sont donc variés, en dépit des discours institutionnels (opposés à la contraception médicale et aux méthodes barrières) et des données quantifiées qui tendent à homogénéiser des trajectoires complexes. En outre, les motifs du passage d’une méthode à l’autre sont divers, et parfois entièrement dissociés d’une logique purement religieuse.

1.3. Le rejet de la contraception médicale comme défense de l’idéal conjugal

Chez certain·e·s catholiques pratiquantes, le rejet de la contraception médicale et des méthodes barrières semble de plus lié non à une opposition de principe, mais plutôt au rejet de certaines formes de sexualité, en particulier les sexualités non conjugales. C’est ainsi que Marie-Bénédicte2525. 53 ans, femme (…) , monitrice de la méthode Billings, explique en quoi cette méthode peut permettre aux femmes « d’apprendre à se connaître », de comprendre qu’elles ne sont pas des « objets » et qu’il importe de « fidéliser un partenaire ». L’usage de la méthode ne consiste donc pas uniquement à mettre à distance les pratiques contraceptives médicales, mais à mettre en œuvre une sexualité spécifique (la sexualité conjugale) à l’opposé de la « misère un peu morale » des « filles-mères » qui ont eu des rapports sexuels en dehors d’une relation de couple.

Alexandre2626. 26 ans, cadre (…) , de son côté, est très critique du préservatif. Ce rejet porte toutefois moins sur l’objet que sur ce qu’il rend possible, à savoir l’acte sexuel, qu’il souhaite maintenir à distance. En effet, Alexandre est fortement attaché à la virginité, malgré deux aventures sexuelles qu’il qualifie de « moments de faiblesse », l’ayant amené à chaque fois à se confesser. Lors du récit de son premier rapport sexuel, il me décrit son malaise, étant partagé entre son désir charnel, qu’il considère comme normal et propre à sa condition d’homme (« en même temps, j’en ai eu besoin ! »), et ses représentations en tant que catholique (le mieux serait d’attendre de trouver « la bonne »). Le script sexuel s’est, selon lui, enclenché du fait de sa possession de préservatifs « au cas où ». Le rejet du préservatif repose donc ici sur le type de sexualité qu’il entraîne – des relations sans lendemain, génératrices d’une forte culpabilité, qui s’inscrivent, de plus, dans une dénonciation plus large de la permissivité sexuelle de notre société, qui « fait de la femme un objet2727. Cette dénoncia (…)  ».

Bah je pense que la pornographie et la masturbation, ça joue un effet bien plus dévastateur que la religion parce que ce qui fait de la femme un objet c’est pas la religion. Ce qui a une vraie influence sur la vie des gens c’est pas la religion : tu n’as pas un curé ou un imam chez toi… Tu vois, moi, je suis très pratiquant, j’avais des capotes chez moi.

Alexandre est ainsi soumis à des injonctions contradictoires : d’un côté, la valorisation d’une sexualité active, conforme à l’ordre du genre (Clair, 2013 : 113) et associée à une image positive de la masculinité, en particulier pour les jeunes hommes ; de l’autre, l’encouragement au contrôle de sa sexualité, en lien avec son engagement religieux. Alors que la possession de préservatifs est considérée dans les milieux sociaux étudiés comme un acte tout particulièrement responsable pour les hommes, puisque la prise en charge de cet objet « masculin » pèse en particulier sur les femmes (Thomé, 2016), celle-ci met à mal la masculinité valorisée par Alexandre : celle d’une « masculinité modérée » (Maudet, 2019) caractérisée par le contrôle de soi. Ceci peut expliquer l’usage du pronom « tu », alors qu’il souligne l’absence de « curé » ou d’« imam » dans l’intimité du foyer : intégrant ici l’enquêtrice, il se décharge en partie du poids du non-respect des injonctions religieuses en matière de sexualité.

En dépit de la doctrine catholique au sujet de la contraception médicale, les catholiques pratiquant·e·s adoptent ainsi des conduites contraceptives variées, loin d’être homogènes et motivées par des raisons qui s’éloignent parfois d’un argumentaire religieux. Tout particulièrement, les réticences à l’égard de la contraception médicale s’inscrivent, en partie du moins, dans la revendication de l’« orientation conjugale » (Bozon, 2001) et l’attachement à la famille (Vanderpelen-Diagre, Sägesser, 2017) plutôt que dans le simple refus des techniques médicales. Qu’en est-il dans le cas de l’utilisation revendiquée de méthodes non médicales de contraception ?

2. Justifier un usage non médical de la contraception

En France, les méthodes d’auto-observation sont aujourd’hui utilisées de manière très marginale. Ainsi, d’après les derniers chiffres disponibles, ceux du Baromètre santé 2016, la catégorie2828. L’existence mê (…) comprenant « le diaphragme, la cape et les méthodes dites traditionnelles telles que la symptothermie, la méthode des températures et le retrait » concerne 4,6 % des femmes de 15 à 49 ans résidant en France métropolitaine et concernées par la contraception2929. Non enceintes, (…) (Rahib, Le Guen, Lydié, 2017 : 3). Même s’il est difficile d’avoir des chiffres précis (Desgrées du Loû, 2015), on peut néanmoins faire l’hypothèse que cette proportion est un peu plus importante chez les catholiques pratiquant·e·s, qui ont développé en France ces méthodes dites « traditionnelles » au cours des dernières décennies. Mais même pour elles·eux, et alors que ces méthodes sont les seules tolérées par l’Église, cette utilisation ne va pas de soi ; ainsi, ne pas adhérer à une contraception médicale largement répandue (Le Guen et al., 2017) nécessite des justifications qui interrogent cette médicalisation généralisée et dépassent le simple recours aux dogmes religieux.

2.1. Responsabilisation, centralité du couple et « féminisme »

La France est un pays où la contraception est très largement médicalisée (Rahib, Le Guen, Lydié, 2017) et où elle relève d’une responsabilité féminine liée à cette médicalisation, seules les femmes se faisant prescrire une contraception (Le Guen et al., 2017). À cette responsabilité s’attache un véritable « travail contraceptif » genré, avec ses nombreuses dimensions : s’informer des moyens disponibles, prendre rendez-vous avec un·e professionnel·le de santé, se procurer le contraceptif, penser à le prendre, ou encore en assumer les éventuels effets non désirés (Thomé, Rouzaud-Cornabas, 2017). Or, choisir une forme de contraception ne relevant pas d’un parcours médical se justifie notamment au nom du partage du travail contraceptif au sein du couple. C’est ce que décrit Bertrand3030. 55 ans, thérap (…) lorsqu’il revient sur sa découverte des MAO :

C’était intéressant pour moi parce qu’avec mon histoire, moi la sexualité chez la femme c’était son problème, la contraception c’était son problème et elle gérait ses affaires. Et puis, après, qu’on ait une relation, une sexualité où moi je vis mon plaisir avec elle, c’est génial, mais c’est elle qui gère après. Et là, j’ai découvert au contraire, on s’est formé avec l’approche Billings, c’était rigolo quoi. Ça nous a vraiment rendus responsables, coresponsables tous les deux, de se connaître, dans notre sexualité.

La découverte de la méthode Billings provoque ainsi chez Bertrand une prise de conscience qui concerne tant la gestion de la contraception que sa représentation de la sexualité de manière plus large, ce qui lui permet finalement d’assumer en la matière une forme de responsabilité qu’il n’avait pas imaginée. Pour ces catholiques pratiquant·e·s, c’est finalement la relation de couple elle-même qui bénéficie de cette utilisation des MAO, comme en témoigne également Marie-Bénédicte3131. 53 ans, femme (…) , monitrice de la méthode Billings, en décrivant le fonctionnement de la méthode :

En fait la femme s’observe toute la journée. Et le soir, elle donne ses observations sans les interpréter. […] Elle lit son corps, et texto elle dit à son mari « Je me sentais, mettons sèche, et j’ai observé ça ». Et son mari note, et une fois que c’est noté on interprète, on en parle… […] Je dirais c’est une chance pour la relation du couple. On se rend compte que dans les divorces y’a souvent le manque de communication qui est impliqué hein. Et là, grâce à ce tableau… [il y a de la communication].

Le fait de devoir se pencher à deux sur le tableau récapitulatif du cycle, qui indique à quels moments les rapports sexuels – pensés comme nécessairement pénétratifs, et donc potentiellement fécondants – sont possibles, apparaît ainsi finalement comme un antidote au divorce. La centralité du couple est au cœur de la promotion de ces méthodes : ainsi Sabine et Gaëtan3232. 41 ans, mère a (…) , qui sont également couple moniteur Billings, insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une « méthode solitaire », mais qu’elle doit au contraire être « vécue à deux » pour fonctionner : « On n’est vraiment pas à l’aise quand y’a que la femme qui vient. » Le choix des MAO s’inscrit donc dans l’idéal conjugal catholique, et ce d’autant plus que la pratique de celles-ci peut être justifiée au nom d’une forme de complémentarité entre femmes et hommes, ce que l’on retrouve en suivant à nouveau le discours de Marie-Bénédicte3333. 53 ans, femme (…)  :

On est dans un monde où y’a une dualité entre l’homme et la femme, une rivalité, et Billings ça nous aide à vivre la complémentarité. On a chacun notre richesse, et on se complète. Et finalement, l’homme, en tenant le tableau, en ayant cette rigueur, souvent il est beaucoup plus cartésien, rationnel, il va dire « Mais t’inquiète pas. » […] Et la femme, elle, du coup, elle va se détendre, y’a une responsabilité qu’elle ne va plus porter, et elle va pouvoir aussi mieux s’ouvrir à son mari…

Finalement, en sortant la contraception de son cadre médical contemporain, les MAO sont présentées comme déchargeant la femme d’une responsabilité – et donc, en ce sens, comme plus équitables – tout en renforçant le couple et en se fondant sur les supposés atouts genrés de chacun·e : « cartésianisme » masculin et « communication » féminine. C’est en s’appuyant sur cette répartition considérée comme plus juste que certaines militantes catholiques se réapproprient des éléments de rhétorique féministe, dans une perspective essentialiste (Hargot, 2016 ; Durano, 2018). Utilisée à la base pour dénoncer le manque de choix des femmes en matière de contraception, la remise en cause de la médicalisation du corps des femmes est ainsi réinvestie dans une optique de défense des rôles de genre traditionnels.

Néanmoins, dans les faits, la pratique semble demeurer largement sous la responsabilité des femmes (Thomé, Rouzaud-Cornabas, 2017). C’est ce que souligne par exemple Eugénie3434. 28 ans, ingéni (…) , selon laquelle c’est « une problématique de femme, quand même », même si l’échange est nécessaire pour « savoir si on est dans une période comme ci ou comme ça ». Le mari du couple moniteur qui a enseigné la méthode à elle et son mari n’a d’ailleurs été là qu’à la première séance, pour « dire des mots d’introduction sympa sur un peu les motivations », mais pas pour expliquer la méthode en tant que telle de manière concrète – une présence plutôt symbolique, donc.

Mais le recours à un argumentaire égalitariste, voire relevant d’un féminisme essentialiste, pour justifier une pratique qui relève finalement plutôt de l’idéal conjugal tel qu’il est promu par l’Église catholique, n’est pas le seul registre utilisé par ces militant·e·s pour rendre compte de l’utilisation de méthodes ne s’inscrivant pas dans le schéma contraceptif médicalisé aujourd’hui largement répandu.

2.2. La « nature » comme prétexte ? Démédicalisation et écologie chez les catholiques pratiquant·e·s

Le second registre largement utilisé par les enquêté·e·s pour rendre compte de leur utilisation des MAO tient dans leur assimilation à des « méthodes naturelles » (ainsi qu’elles sont d’ailleurs couramment qualifiées), ce qui rapprocherait donc celles·ceux qui les pratiquent d’une forme de « nature ». Ce recours à l’idée de « nature » est par exemple visible dans le titre d’un ouvrage promu par le CLER et préfacé par Mgr Barbarin, à l’époque archevêque de Lyon et connu pour ses positions très conservatrices, qui s’intitule : Ils ont osé les méthodes naturelles ! Une écologie de la sexualité pour un amour durable (Marion, Marion, 2015). On constate ainsi un recours à la rhétorique écologique, qui rejoint la thématique vaticane de « l’écologie humaine », apparue récemment en France (Bertina, 2016). Il s’agit sans doute en partie d’une stratégie discursive, à l’heure où les arguments écologiques se font une place dans le discours public et médiatique, mais cela témoigne également de « l’analogie [faite par les catholiques] entre un constat scientifique, la nécessité de préserver l’écosystème mondial fragilisé, et un constat social, l’impératif de défendre une structure familiale qui leur apparaît également menacée » (Bertina, Carnac, 2013 : 179). Le but est ainsi d’« édulcorer le contraste existant entre discours moral et discours de raison, pour créer un pôle de la vérité » (Ibid. : 190), en s’appuyant sur l’idée de valeurs universelles, partagées par tou·te·s et pas uniquement par les catholiques. La démédicalisation de la contraception est appelée en tant qu’elle est porteuse d’un nouveau rapport à la « nature » (Béraud, 2011), la perspective de l’« écologie humaine » assimilant la pratique médicale à une pratique artificielle, condamnable non seulement à l’échelle individuelle, mais également à celle de la planète.

Cette congruence entre discours officiels de l’Église, préoccupations écologiques et choix d’une contraception non médicale se donne à voir dans le discours de certains·e·s enquêté·e·s, pour lesquel·le·s il est difficile de faire la distinction entre la volonté de suivre les préconisations d’Humanae Vitae et l’adhésion à un discours plus large et plus légitime sur l’écologie. Bertrand3535. 55 ans, thérap (…) , ancien moniteur Billings, explique ainsi avoir tenu pendant plusieurs années un stand « méthode naturelle et régulation des naissances au salon de médecine douce à la gare d’Austerlitz » :

Tous les ans, à Paris, il y a un gros salon de médecine douce, où il y a à boire et à manger dans cet univers et on trouvait ça génial parce qu’il y a plein plein plein de gens qui cherchent à vivre, on pourrait dire, une certaine écologie de vie. Ouais, c’est ça, une certaine hygiène de vie, une certaine écologie. Il y a un côté... très à la mode aujourd’hui, mais pas qu’à la mode. Il y a vraiment une recherche de sens dans ce domaine-là : on n’a pas envie de manger n’importe quoi, on n’a pas envie de prendre non plus n’importe quoi pour vivre aussi sa sexualité et vivre cette sexualité. […] C’est assez universel ! Voilà. Et après coup, nous, on a, en travaillant comme chrétiens et croyants, on a compris la vision de l’Église.

Ainsi, la pratique de la méthode Billings est à intégrer dans une « hygiène de vie » plus générale, qui concerne tant l’alimentation que la sexualité – et c’est la découverte de ces aspects écologiques qui vient justifier a posteriori la position de l’Église.

Néanmoins, tout le monde n’adhère pas à cette distinction entre méthodes « naturelles » et « artificielles ». Ainsi, pour Marielle3636. 35 ans, médeci (…) , « à partir du moment où on se sert d’un thermomètre, de ceci, et tout ça, on est déjà dans un abord technologique ». Cependant, elle revendique également des préoccupations écologiques.

Mes motivations c’était plus écologique, c’était plus l’absence d’effet secondaire immédiat, et puis après y’a quand même des... Les incidences à long terme sur le plan vasculaire et cancéreux, voilà, bon, donc… […] Normalement, la plupart des femmes le décrivent, enfin un certain nombre de femmes le décrivent, qu’elles ont une augmentation de la libido au moment de l’ovulation, donc c’est pas « naturel » d’avoir un rapport sexuel quand c’est la période où on a le moins envie, enfin c’est pas naturel, donc voilà, si on prend la nature, la nature elle veut qu’on ait un rapport sexuel au moment de l’ovulation.

Ainsi, pour Marielle, l’aspect écologique est plutôt lié à un refus des effets potentiels des hormones de synthèse sur son corps. Elle rejoint en cela des préoccupations actuellement en hausse en-dehors du milieu des catholiques pratiquant·e·s (Koechlin, 2019 ; Rios, 2019) et pour lesquelles le rapport à la religion apparaît secondaire. Partant du constat que l’abstinence périodique ne peut être considérée comme relevant d’une « volonté » de la nature, elle remet même en cause de manière plus générale le discours de l’Église en la matière.

Finalement, les catholiques pratiquant·e·s qui utilisent ou ont utilisé des MAO y adhèrent à des degrés variables, et justifient moins la démédicalisation de leur pratique de régulation des naissances au nom de la position de l’Église catholique sur le sujet qu’en utilisant des arguments plus largement répandus dans le discours public : égalité dans le couple et rapport à une certaine représentation de la nature, en particulier.

Conclusion

Les « productions langagières » (au niveau discursif, mais aussi du « corps » et du « droit ») développées entre 2012 et 2014 par les opposant·e·s au mariage entre personnes de même sexe ont mis en évidence la capacité de ces acteurs et actrices à « entrer en relation de connivence avec les attentes d’une partie de l’opinion publique » (Béraud, Portier, 2015 : 102). Parmi ces stratégies, on peut citer « l’objectif civilisateur » des manifestations (Ibid. : 103), qui évitent toute référence ou slogan homophobe, évoquent la « liberté » (Ibid. : 104) et s’approprient de manière « sauvage » des slogans issus des manifestations d’extrême gauche. De la même manière, une partie des logiques argumentatives mobilisées par les personnes interrogées ici peuvent s’inscrire dans un agenda religieux, malgré l’usage d’un « discours séculier » (Rochefort, 2014 : 229) lors des entretiens. Néanmoins, le fait d’avoir interrogé les enquêté·e·s sur leurs pratiques, et de n’avoir pas simplement recueilli des discours, permet de dépasser en partie la conscience qu’ils·elles peuvent avoir du discours qui est attendu de leur part concernant la contraception, compte tenu de leur position sociale, souvent corrélée avec une forte réflexivité, et de leur mobilisation particulière au sein même du groupe des catholiques.

Que la contraception médicale soit utilisée ou non, elle est appropriée par les catholiques interrogés (pratiquant·e·s et issu·e·s des classes supérieures) et interprétée en suivant des schémas préexistants concernant le genre, la sexualité ou encore le rapport à la « nature ». La doctrine de l’Église à l’égard de la contraception médicale est connue de ces catholiques, a contrario d’autres positions institutionnelles (Portier, 2012), mais elle est loin d’être toujours suivie. Et quand elle l’est, les logiques d’interprétation des textes religieux, en particulier Humanae Vitae, s’inscrivent pour certain·e·s dans la mise en avant de l’écologie humaine, mais aussi dans l’appropriation et la réinterprétation d’une rhétorique féministe essentialiste. Dans tous les cas, que la contraception soit médicalisée ou non, les personnes interrogées agissent en fonction de leurs représentations du couple, des rapports de genre, de la sexualité ou encore de la « nature ». Le rejet du préservatif masculin, lorsqu’il a lieu, correspond notamment au refus d’une sexualité non conjugale, tandis que les MAO sont présentées comme responsabilisantes pour les deux membres du couple et plus écologiques. Ainsi, l’usage de la contraception médicale ne se fait pas toujours « contre » l’Église ; elle résulte plutôt de formes d’arrangement avec ses principes et de « mixage des codes », l’usage de la contraception médicale allant de pair avec la forte valorisation de la fidélité, de l’amour et du couple hétérosexuel.

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1.

Université Lumière Lyon 2, Centre Max Weber, France.

2.

Institut national d’études démographiques, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, France.

3.

À la suite des propositions avancées par la commission pontificale durant le concile Vatican II (1962-1965).

4.

Catéchisme de l’Église catholique, § 2370. Première édition en 1992, version avec modification datant de 1998. En ligne, consulté le 10 février 2021. URL : http://www.vatican.va/archive/FRA0013/_INDEX.HTM.

5.

On parle également de méthodes d’observation du cycle (MOC). En France, l’appellation MAO a d’ailleurs été déposée par une association catholique (le CLER).

6.

Humanae Vitae, 25 juillet 1968, article 11.

7.

Qui promeut la méthode symptothermique, reposant sur la prise régulière des températures et l’observation de la glaire cervicale, dont la consistance varie au cours du cycle, pour déterminer le moment de l’ovulation.

8.

Qui s’appuie pour sa part uniquement sur l’observation de la glaire cervicale pour déterminer le moment de l’ovulation.

9.

Les deux enquêtes, menées au même moment, l’ont été suivant des perspectives théoriques et méthodologiques semblables (avec, en particulier, une perspective en termes de genre et une attention importante portée aux pratiques, et non pas seulement aux représentations). Elles posaient par ailleurs des questions proches sur le rapport à la contraception, ce qui a permis une analyse conjointe des entretiens.

10.

La thématique générale de l’entretien (la sexualité) était évoquée avant l’entretien, ce qui laisse supposer un effet de sélection en amont des enquêté·e·s, mais permettait d’engager plus librement un échange autour des pratiques sexuelles des individus.

11.

Leur niveau de diplôme varie entre bac+2 (pour 4 enquêtées) et bac+8 (pour 2 enquêtées), avec une majorité de bac+5. On trouve en particulier parmi les enquêtées des infirmières, des ingénieurs, des médecins, des avocats, des cadres de la fonction publique ou d’entreprise, ainsi que des étudiantes et des femmes au foyer.

12.

Ce qui reflète la position sociale des catholiques pratiquantes (Maudet, 2018 : 108 ; Raison du Cleuziou, 2014 : 11), mais est également renforcé par le bassin de recrutement majoritairement parisien.

13.

Selon les données de l’enquête Trajectoires et Origines (INED-INSEE, 2008), les catholiques messalisants ne représentent en 2008 que 4,5 % de la population française, contre 27 % en 1952. D’après l’enquête réalisée par Philippe Cibois et Yann Raison du Cleuziou en juin 2016 (enquête Ipsos, méthode des quotas), les catholiques représentent 53,8 % des personnes interrogées et les « catholiques engagés » (ayant au moins eu un engagement lié à leur foi : mariage à l’église, catéchisme pour les enfants, etc.) en constituent 23,5 %. Les catholiques messalisant·e·s (ou pratiquant·e·s hebdomadaires) ne comptent qu’1,8 % de la population globale.

14.

Voir le tableau publié dans Maudet, 2017 : 709.

15.

De manière à contextualiser les pratiques contraceptives contemporaines des catholiques pratiquant·e·s, l’article s’appuie sur une analyse quantitative sur une longue période (de 1970 à 2006, voir Maudet, 2017) pour l’ensemble des catholiques. Les manières de les catégoriser dépendent ici toutefois des questions posées dans les différentes enquêtes : une question sur la pratique dans l’Enquête sur le comportement sexuel des Français de 1970 permettant de distinguer les pratiquant·e·s régulier·ère·s, occasionnel·le·s et les non pratiquant·e·s, une question sur l’importance accordée à la religion dans la vie (très importante, importante, peu importante ou pas du tout importante) pour l’enquête Contexte de la sexualité en France de 2006.

16.

Par « catholiques affirmé·e·s », on entend les catholiques considérant la religion comme « importante » ou « très importante » dans leur vie et par « catholiques indifférent·e·s » celles·ceux considérant que la religion est « peu » ou « pas du tout importante ». Il n’est pas ici question de la pratique religieuse, la question n’étant pas disponible dans l’enquête de 2006.

17.

Personnes déclarant aller aux offices religieux « au moins une fois par mois » (questionnaire de l’Enquête sur le comportement sexuel des Français, 1970).

18.

29 ans, chargée de recrutement en ressources humaines, mariée, pilule.

19.

24 ans, chargée de recrutement, célibataire, pilule.

20.

34 ans, au foyer, mariée, préservatif masculin.

21.

28 ans, ingénieure, mariée, méthode des températures.

22.

Alliance, pour déterminer la période d’ovulation de la femme, de l’observation de certains symptômes, en particulier la consistance de la glaire cervicale, et de la prise de température au réveil.

23.

55 ans, thérapeute, marié, trois enfants, préservatif masculin.

24.

35 ans, médecin généraliste, en couple, un enfant, préservatif masculin.

25.

53 ans, femme au foyer (infirmière de formation), mariée, cinq enfants, méthode Billings.

26.

26 ans, cadre d’entreprise, célibataire, préservatif masculin.

27.

Cette dénonciation fait écho aux positions de la sexologue catholique Thérèse Hargot (Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), Paris, Albin Michel, 2016) ou encore aux critiques envers la société de consommation portées par une partie des musulman·e·s, en particulier issu·e·s des milieux populaires (Puzenat, 2015).

28.

L’existence même de cette catégorie agrégeant des méthodes très diverses témoigne de la marginalité de celles-ci.

29.

Non enceintes, non stériles, ayant eu une relation sexuelle avec un homme au cours des douze derniers mois et ne souhaitant pas avoir d’enfant.

30.

55 ans, thérapeute, marié, trois enfants, préservatif masculin.

31.

53 ans, femme au foyer (infirmière de formation), mariée, cinq enfants, méthode Billings.

32.

41 ans, mère au foyer et ingénieure, sept enfants, méthode Billings.

33.

53 ans, femme au foyer (infirmière de formation), mariée, cinq enfants, méthode Billings.

34.

28 ans, ingénieure, mariée, un enfant et actuellement enceinte, méthode des températures avec le CLER.

35.

55 ans, thérapeute, marié, trois enfants, préservatif masculin.

36.

35 ans, médecin généraliste, en couple, un enfant, préservatif masculin.