Modélisations en quête d’incarnation
La fête au Bouc à la lumière de Stratégie du conflit
Modelization Looking for Incarnation
The Feast of the Goat in Light of Strategy of Conflict
Lilian Mathieu11. CNRS/École nor (…)
[Résumé] Cet article opère une relecture, à la lumière des élaborations théoriques de Thomas Schelling, du récit littéraire que livre Mario Vargas Llosa dans La fête au Bouc de la tentative de coup d’État qui mit fin, le 30 mai 1961, à la dictature de Rafael Leónidas Trujillo en République dominicaine. Des enjeux et notions tels que « solution foyer », « masse critique », « interdépendance tactique » et « négociation » trouvent ainsi une incarnation sensible dans l’intrigue romanesque, ce qui conduit à une réflexion sur les rapports entre jeux de langage économique et littéraire.
Mots clés : Coup d’État, interdépendance, incertitude, jeu de langage, littérature.
[Abstract] This paper mobilizes Thomas Schelling’s theoretical elaborations to study the story that Mario Vargas Llosa gives, in his novel The Feast of the Goat, of the coup d’Etat attempt that ended on May 30th 1961 Rafael Leónidas Trujillo’s dictatorship in Dominican Republic. Stakes and notions such as “focal point”, “critical mass”, “tactical interdependence” and “negotiation” find a sensible incarnation in the novel, which leads to reflection about the relations between the language games of economics and literature.
Keywords: Coup d’Etat, interdependence, uncertainty, language game, literature.
Introduction↑
Comme celle de beaucoup d’économistes, l’écriture de Thomas Schelling articule vignettes illustratives plus ou moins fictionnelles et modélisations exprimées sous forme d’équations ou de graphiques. Pour heuristique qu’il soit, ce registre d’écriture peut paraître singulièrement désincarné. L’incarnation trouve à l’inverse sa pleine expression dans un autre registre, celui de la littérature qui, sans doute plus et mieux que d’autres, rend compte de la part de subjectivité et d’affects des comportements humains.
C’est à la mise en regard de ces deux jeux de langage22. « J’appellerai (…) , scientifique et littéraire, que vise précisément le présent article, en entreprenant d’éclairer une œuvre romanesque, La fiesta del Chivo, à la lumière des conceptualisations schellingiennes. Publié en espagnol en 2000 et traduit en français sous le titre La fête au Bouc (LFB dans la suite du texte) en 2002, ce livre de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa (2002 [2000]) s’inspire de faits réels, en l’occurrence la tentative de coup d’État qui, le 30 mai 1961, mit fin au régime sanguinaire du généralissime Rafael Leónidas Trujillo en République dominicaine. Le récit fictionnel proposé par Vargas Llosa de la phase d’incertitude ouverte par l’assassinat de celui qui se faisait appeler El Benefactor offre une excellente opportunité d’incarner l’appareil théorique de Schelling.
1. Une transposition littéraire↑
LFB entrelace trois récits, énoncés chacun depuis un point de vue différent : celui de la dictature (Trujillo lui-même puis ceux qui lui succèdent), celui des conspirateurs et celui d’un personnage fictif, Urania Cabral. Si les deux premiers se déroulent le 30 mai 1961 et les jours suivants, et prétendent à la véridicité historique (les protagonistes ont réellement existé), le troisième relate le retour dans la capitale dominicaine, plus d’une trentaine d’années après l’avoir quittée à l’âge de quatorze ans, de la victime d’une agression sexuelle du « Bouc », c’est-à-dire Trujillo. Chaque récit est prétexte à une évocation de la personnalité du dictateur, de l’histoire de son règne et du système politique dont il fut le maître. Saisi du point de vue factuel, l’apport documentaire du roman33. Le romancier a (…) fait jeu égal avec les études académiques, telles celles de Howard J. Wiarda (1968) et de Lauro Capdevila (1998).
Le deuxième chapitre, qui s’ouvre avec le réveil du dictateur au matin du 30 mai 1961, campe d’emblée sa personnalité rigide et initie le récit de son accès au pouvoir, précédé d’un parcours au sein des forces armées favorisé par les États-Unis : « “C’est à la discipline que je dois tout ce que je suis”, songea-t-il. Et la discipline, règle de sa vie, il la devait aux marines. Il ferma les yeux. Revivant ses examens à San Pedro de Marcorís, si difficiles, pour intégrer le corps de la Police nationale dominicaine que les Yankees venaient de créer trois ans après leur occupation de l’île » (LFB : 29). Les épisodes les plus marquants de son règne, débuté en 1930 après une élection présidentielle frauduleuse et entachée de violences, sont également évoqués, tel le massacre, en 1937, de milliers de migrants haïtiens (« Si on n’utilisait que des machettes, l’opération pouvait ressembler à un mouvement spontané de paysans, sans intervention du gouvernement », LFB : 249) ou l’enlèvement en plein New York suivi de l’exécution de l’opposant Jesús de Galindez, en 195644. S’il ne put la (…) . Faisant suite à d’autres éliminations d’opposants exilés, cette opération sera coûteuse pour le régime trujilliste. Collaborateur de la CIA, Galindez était devenu citoyen américain et l’opération suscita le vif mécontentement des États-Unis. Le roman en évoque également une dimension plus personnelle : l’officier Antonio de la Maza s’est rallié à la conspiration pour venger la mort de son frère Tavito, impliqué dans l’enlèvement de Galindez et ensuite éliminé par le régime.
Le roman fournit également une évocation, au fil des chapitres, du « système Trujillo ». Celui-ci est tout d’abord fondé sur un usage systématique de la terreur, exercée par le S.I.M. (Servicio de intelligencia militar) et ses troupes de caliés, mouchards et hommes de mains en charge d’une surveillance quotidienne de la population, de la torture et de l’élimination des gêneurs. Ici aussi, le roman dépeint en l’incarnant la perversité de l’appareil coercitif : le jeune sous-lieutenant García Guerrero s’est non seulement vu interdire par Trujillo de se marier au motif que le frère de sa fiancée est impliqué dans la tentative d’insurrection du 14 juin 1959, mais il a reçu l’ordre du chef du S.I.M., Johnny Abbes García, de l’exécuter. La culpabilité lui fera rejoindre les rangs des conspirateurs. Contrôlant les médias, le régime use de la calomnie pour dissuader toute velléité critique. Chaque personnalité dominicaine sait qu’un courrier des lecteurs défavorable dans le quotidien El Caribe est en réalité dicté par Trujillo et annonce une disgrâce prochaine. C’est suite à un tel courrier, et afin de retrouver la faveur du Benefactor, que le père d’Urania, président du Sénat, accepte de livrer sa fille au « Bouc ».
L’usage de l’intimidation a également permis à Trujillo de s’approprier les secteurs les plus florissants de l’économie dominicaine, au point de devenir le principal propriétaire terrien et l’homme d’affaire le plus prospère du pays. Cette indécision entre économie nationale et propriété privée est évoquée dans le roman lorsque le blocage des exportations dominicaines, consécutif aux sanctions de l’Organisation des États américains, menace la prospérité du généralissime. Son conseiller économique lui suggère alors une nationalisation de ses entreprises, les pertes devenant ainsi celles de l’État et non les siennes. Le contexte dépeint par le roman est celui d’une fin de règne que le régime tente de conjurer par une fuite en avant. L’opposition se fait plus véhémente et, pour être brutalement réprimées, les tentatives de déstabilisation – tel le débarquement entrepris en 1959 par le Mouvement du 14 juin – attestent sa faiblesse. L’élimination, dans un accident de voiture manifestement maquillé, des sœurs Mirabal, toutes trois membres du Mouvement, suscite une émotion publique transposée dans l’indignation du conjuré Antonio Imbert, admiratif de la personnalité intransigeante de Minerva Mirabal : « On disait qu’adolescente elle avait osé faire un affront à Trujillo en personne, en refusant de danser avec lui, et que pour cela son père avait été limogé de la mairie d’Ojo de Agua et jeté en prison » (LFB : 208). Pilier traditionnel du régime mais elle aussi soumise à un souffle émancipateur, l’Église catholique se fait plus critique. Une lettre pastorale de janvier 1960 dénonçant la dictature déclenche une série de mesures de rétorsion des caliés contre les principales personnalités religieuses55. L’Église prend (…) .
La situation n’est guère plus favorable au plan extérieur. Il ne fait guère de doute que la dictature dominicaine a organisé plusieurs tentatives d’assassinat du président vénézuélien Rómulo Betancourt et plusieurs pays latino-américains ont interrompu leurs relations diplomatiques. La situation dans la Caraïbe a été radicalement transformée par la révolution cubaine : si Trujillo craint de subir le même sort que Fulgencio Batista, les États-Unis redoutent pour leur part de voir se répéter un scénario de substitution d’une dictature sanglante par un régime communiste. Désormais prêts à lâcher un dictateur qui les a longtemps servis, les États-Unis apportent leur soutien aux conjurés en leurs fournissant des armes. Au plan littéraire, la déchéance du régime se confond avec celle d’un dictateur septuagénaire qui souffre d’incontinence et s’est révélé impuissant lorsqu’il a tenté de violer Urania.
2. Une « solution foyer » défaillante↑
Avant Schelling, c’est Edward N. Luttwak (1996 [1979]) et son Coup d’État, mode d’emploi qu’il convient de mobiliser pour rendre compte des événements du 30 mai 1961. Celui-ci préconise de recruter les conjurés dans les rangs intermédiaires des forces armées, là où les niveaux de frustration à l’encontre du pouvoir sont les plus élevés alors que l’allégeance est la plus solide dans les rangs supérieurs. Ainsi qu’on en a donné un aperçu, tel est le cas des conspirateurs anti-trujillistes66. À l’exception (…) , parties prenantes du régime dominicain mais ayant nourri un vif ressentiment à son égard. Telle que planifiée, leur opération prend la forme d’un putsch, par lequel une fraction de l’armée entend se substituer au pouvoir en place en appelant ses autres composantes à se rallier à elle : « Trujillo mort, tout irait comme sur des roulettes, car les militaires, obéissant aux ordres de Román, arrêteraient les très chers frères du Bouc, exécuteraient Johnny Abbes et les trujillistes à tous crins pour installer une Junte civile et militaire. Le peuple descendrait dans la rue pour tuer les caliés, heureux d’avoir obtenu la liberté » (LFB : 196).
La concentration du pouvoir dans les mains de Trujillo constitue une autre pré-condition favorable : l’élimination du dictateur constitue ce que Schelling appelle un coup irréversible, c’est-à-dire une initiative qui transforme radicalement la nature du jeu et contraint l’ensemble des acteurs à s’engager. L’option adoptée par les séditieux n’est pas de négocier, via des concessions réciproques, le « pacte » d’une transition démocratique pacifique avec un régime autoritaire en voie de délitement. Plus encore, l’élimination de Trujillo interdit d’emblée un tel processus. Les conjurés ont à l’inverse opté pour une « application particulière du paradoxe suivant lequel la faculté de contraindre l’adversaire est liée au pouvoir de se contraindre soi-même. “Brûler ses vaisseaux” peut suffire pour dominer l’adversaire » (Schelling, 1986 [1980] : 39). Mais en abattant le généralissime dans la voiture qui le conduisait vers une nouvelle prédation sexuelle, les putschistes ont ouvert une phase d’incertitude dont ils ont rapidement perdu la maîtrise et dont ils ont finalement été les victimes.
Ainsi que l’indique Luttwak, un coup d’État est mené hors du gouvernement mais au sein même de l’État ; loin de chercher à l’affaiblir, il s’appuie sur la « machine » étatique pour s’assurer son contrôle. L’enjeu est d’obtenir un transfert d’allégeance et si « le but est de détacher [l]es employés de l’État de celui qui détient le pouvoir politique » (Luttwak, 1996 [1979] : 25), dans le cas présent l’élimination de Trujillo rend celui-ci inéluctable puisque personne ne dirige plus l’État dominicain. La principale incertitude porte alors sur la direction de ce transfert d’allégeance, d’autant plus indécis que la terreur suscite des sentiments ambivalents, mêlant révolte muette et loyauté craintive. Deux concepts majeurs de Schelling apportent ici un éclairage fructueux. Le premier est celui de « solution foyer », ou « foyer de convergence » (1986 [1980] : 144), c’est-à-dire une issue possible à l’incertitude présentant des caractéristiques particulières qui la rendent attractive aux yeux des différents protagonistes et vers laquelle ils se rallient tacitement77. Michel Dobry ( (…) . Cette issue a été envisagée par les conjurés sous les traits du général « Pupo » Román, dont le ralliement au coup d’État doit suffisamment marquer les esprits pour impulser un basculement généralisé en leur faveur : « Dès que son chef, le général José René Román lui communiquerait que Trujillo était mort, Guarionex mettrait toutes les forces militaires du Nord au service du nouveau régime » (LFB : 268). Et, de fait, l’aveu sous la torture d’un des conjurés qu’une personnalité du régime aussi éminente, qui plus est dotée de la plus haute légitimité militaire, est à la tête de la conjuration suscite le désarroi des affidés trujillistes :
— Est-ce possible ? […] Le ministre des armées mêlé à cela ? Impossible, Johnny.
— Surprenant, absurde, inexplicable, fit en le rectifiant Abbes García. Impossible, non (LFB : 367).
Le drame des conjurés tiendra à l’incapacité du général Román d’assumer ce rôle de point focal. « Pupo » avait conditionné son ralliement public au coup d’État à la confirmation visuelle de la mort du dictateur mais les conspirateurs en possession du cadavre furent devancés par le général Espaillat, ancien chef du S.I.M. alerté par les coups de feu et venu appeler Román en renfort. Celui-ci est décrit comme victime d’une « inhibition tactique » (Dobry, 2009 : 141) fatale : « Dans ces circonstances, la seule chose sensée, s’il était attaché à la vie et ne voulait pas voir avorter la conjuration, était d’ouvrir sa porte à l’ex-chef du S.I.M. […], l’exécuteur d’innombrables enlèvements, chantages, tortures et assassinats sur ordre de Trujillo, et de vider sur lui son revolver. […] Il n’en fit rien » (LFB : 454-455). Cette inertie a pour effet d’empêcher qu’opère en faveur des conjurés le second mécanisme identifié par Schelling, celui de la « masse critique », à savoir un basculement d’effectifs significatifs d’un groupe en faveur d’une option possible aux dépens d’une alternative envisageable. Il suffirait de remplacer les piétons de la citation suivante par des militaires dominicains pour comprendre comment le ralliement de Román, bientôt suivi par une fraction conséquente des forces armées, aurait pu assurer le succès du coup d’État :
Au carrefour le plus encombré de Cambridge, quelques piétons agiles traversent au feu rouge et les voitures continuent d’affluer ; d’autres piétons hésitent, prêts à se joindre à toute vague qui envahirait la rue, mais peu disposés à se risquer les premiers sans avoir la sécurité du nombre. Les gens regardent à droite et à gauche, non pour surveiller la circulation, mais pour observer les autres piétons ! À un certain moment, plusieurs d’entre eux, semblant considérer que le flux des piétons est assez important pour garantir leur sécurité, s’y joignent, provoquant son amplification et le rendant sûr pour ceux qui hésitaient encore et qui s’y joignent alors (Schelling, 2007 [1978] : 81).
Encore aurait-il fallu, pour qu’un tel processus de prophétie autoréalisatrice s’enclenche88. Schelling pren (…) , que l’information sur les intentions de Román et l’étendue de la sédition soient disponibles, ce qui ne fut pas le cas. Appelé par les fidèles du dictateur réunis au palais présidentiel, le général reste introuvable des autres conjurés, les contraignant à un attentisme fatal99. Luttwak (1996 (…) . Condamné à un double jeu, il sera rapidement démasqué puis torturé à mort par le fils de Trujillo.
3. Une négociation à haut risque↑
L’incapacité de Román à s’imposer comme une solution foyer signe l’échec du coup d’État mais ne réduit certes pas l’incertitude qui frappe un clan trujilliste définitivement privé de son chef. Celle-ci est d’autant plus vivement ressentie que le doute règne quant aux intentions des autres protagonistes. LFB expose une extraordinaire situation de décision interdépendante mêlant à un point extrême (chaque protagoniste sait qu’il joue sa survie) conflit et communauté d’intérêt : celle qui associe le président Joaquín Balaguer à la famille du dictateur défunt. Se sachant adversaires dans une sorte de jeu à somme nulle (tout gain politique de l’un se fait aux dépens de l’autre), les deux camps sont pris dans des liens de dépendance mutuelle qui leur « impose[nt] une certaine forme de coopération, implicite ou explicite, même si cette coopération se limite en fin de compte à parer au risque de destruction mutuelle » (Schelling, 1986 [1980] : 111).
Formellement démocratique, la Constitution dominicaine de l’ère Trujillo incluait un poste de président de la République occupé alternativement par Trujillo lui-même (1930-1938 puis 1942-1952), son frère Héctor Bienvenido (1952-1960) ou divers affidés dont le dernier, en poste au moment de l’élimination du généralissime, fut Joaquín Balaguer. L’apparence d’alternance ne pouvait masquer que, lorsqu’il n’était pas occupé par El Benefactor, le titre présidentiel était totalement fantoche, l’essentiel du pouvoir restant aux mains de Trujillo. Non anticipée, la question de sa succession plonge sa famille dans un désarroi dont sait profiter Balaguer. Plutôt que de démissionner pour confier le pouvoir au frère de Trujillo, ainsi que le suggère le chef du S.I.M., il se propose d’assumer la charge de l’État le temps que le fils aîné du dictateur, Ramfis, puisse rentrer à Saint-Domingue. Cette solution soulage la famille d’une responsabilité politique à laquelle son mode de vie prédateur ne l’a certes pas préparée, dans le même temps qu’elle ouvre la voie à une « solution institutionnelle » (Dobry, 2009 : 221), entendue comme l’instauration de procédures et de définitions à même de canaliser, en contexte de fluidité politique, l’activité tactique et confrontationnelle des protagonistes vers des sites et des enjeux institutionnalisés, davantage légitimes politiquement mais également davantage prévisibles. Décrit comme falot et inconsistant (une scène du roman le dépeint prenant, comme chaque jour, ses ordres de Trujillo au matin du 30 mai), le président parvient à incarner une solution foyer rassurante, dotant par là même son titre d’une vraie puissance politique : « Sa charge était honorifique, certes. Mais Trujillo mort, elle se chargeait de réalité. Il dépendait de sa conduite qu’il devint, de simple leurre, authentique chef d’État de la République dominicaine » (LFB : 501).
La méfiance (il est suspecté d’avoir trempé dans la conspiration) comme la férocité de la famille Trujillo obligent Balaguer à mener un jeu serré. S’il parvient à éloigner le dangereux Abbes García en lui offrant un poste de consul au Japon et à s’allier la veuve du dictateur en l’assurant que ses biens seront protégés (« la cupidité chez elle était plus forte que toute autre passion », LFB : 513), il doit se livrer à un marchandage délicat avec Ramfis dont il connaît les failles psychologiques et la propension à la violence. Son principal atout réside paradoxalement dans sa menace d’un retrait du jeu, dont lui comme Ramfis savent qu’il déboucherait inéluctablement soit sur une révolution à la cubaine, soit sur une intervention militaire des États-Unis, deux options également désastreuses pour eux deux. En liant ainsi son destin à celui des Trujillo, Balaguer rend crédible son offre, en l’occurrence d’assurer la direction d’une transition respectueuse de la Constitution et ouvrant le jeu politique à l’opposition rentrée d’exil, tout en assurant à Ramfis la compensation des pleins pouvoirs sur les secteurs militaire et policier.
Ce jeu de concessions réciproques relève bien de la « pure négociation », en ce sens que « chacun des acteurs a intérêt à sacrifier une partie de ses gains au succès de celle-ci, et qu’il est en mesure d’en payer le prix » (Schelling, 1986 [1980] : 38) – de fait, Ramfis est tôt convaincu que « la seule possibilité de conserver quelque chose était de serrer les rangs derrière cette fragile légalité : le Président » (LFB : 527). La négociation ne met pas pour autant un terme à une interdépendance tactique lourde d’incertitude tant « il existe à tout moment au moins une partie susceptible de faire un pas en arrière, et […] son adversaire en est conscient » (Schelling, 1986 [1980] : 38). Ce pas en arrière sera en l’occurrence le rapide retour d’exil des frères Héctor et Petán Trujillo que seule la menace de la délégation de la maîtrise du processus à une tierce partie (Ibid. : 179) – c’est-à-dire une intervention militaire américaine – dissuade de tenter un putsch. L’échec de cette entreprise de restauration renforce Balaguer, désormais à même de présenter la porte de sortie (Ibid. : 35) qu’il propose au clan Trujillo (un exil doré préservé par une loi d’amnistie) comme une « dernière chance1010. En offrant une (…) ». Le clan trujilliste définitivement écarté et les élites de l’ancien régime réintégrées dans un jeu politique davantage ouvert, le président Balaguer, « cet être secondaire que tout le monde avait toujours tenu pour un gratte-papier, une simple potiche du régime » (LFB : 466), parvint à diriger la République dominicaine (avec plusieurs interruptions) entre 1961 et 1996, soit sur une durée plus longue encore que l’« ère Trujillo ».
4. Jeux de langage littéraire et savant↑
Schelling souligne lui-même que la formalisation économique et le jeu de langage dont elle est partie prenante ne sauraient à eux seuls restituer toute la complexité des décisions interdépendantes empiriquement observables. De fait, une part essentielle de ce qui détermine les choix des acteurs ne saurait être définie a priori ni faire l’objet d’une modélisation mathématique. Pour lui, « l’excès d’abstraction présente un certain danger : en modifiant trop le nombre des détails ou en éliminant les facteurs de complexité tels que, par exemple, les incertitudes des joueurs quant à leurs systèmes de valeurs propres, on altère profondément le caractère même du jeu. Les détails liés au contexte servent souvent de fil directeur aux joueurs pour découvrir une solution stable ou au minimum non mutuellement destructrice » (Schelling, 1986 [1980] : 200).
Même s’il n’utilise pas ce vocabulaire, ce que pointe Schelling est le « défaut d’incarnation » de l’abstraction mathématique, certes en mesure de restituer la logique de mécanismes empiriquement observables mais pas d’identifier les ressorts sociaux ou l’expérience subjective de celles et ceux qui les mettent en acte, de fait posés en hors-champ de l’analyse. Les vignettes illustratives qu’il mobilise, telle celle des piétons au carrefour de Cambridge, sont socialement rudimentaires, tout en suffisant amplement à son argumentation. Il reviendrait aux sciences sociales de compléter l’analyse en la nourrissant d’éléments sur les trajectoires, propriétés et positions sociales des protagonistes – par exemple sur l’intériorisation, au cours de leur socialisation, de dispositions à l’indiscipline ou à l’audace qui les incline à défier le flux automobile en prenant l’initiative de traverser la rue les premiers. Dans le cas présent, une telle perspective permettrait peut-être de mieux saisir les ressorts (sur lesquels Vargas Llosa livre peu d’éléments) de la fatale inhibition tactique de « Pupo » Román.
La question n’est certes pas nouvelle, et on en trouve une expression dans le débat suscité par l’introduction en France des travaux d’un autre auteur de référence de l’interactionnisme stratégique : Erving Goffman1111. Voir son dialo (…) . Luc Boltanski (1973) pointait ainsi que « de même qu’il tend à négliger la relation entre les caractéristiques structurales des situations qu’il déchiffre et la position occupée dans la structure sociale par les agents qu’elles incluent, de même Goffman ne paraît pas soucieux du fait que chaque agent possède […] des chances très inégales de rencontrer une situation déterminée » (p. 136). Une telle sévérité n’est aujourd’hui plus de mise : non seulement de nombreux travaux ont démontré qu’il est loisible aux sociologues d’articuler plutôt que d’opposer logiques de situation et structuration sociale1212. Outre la socio (…) , mais il est désormais évident que le choix de l’une ou l’autre des focales relève avant tout d’une construction d’objet, en partie dépendante de la nature des matériaux empiriques disponibles.
Le cas privilégié ici relève d’un débat proche mais sensiblement différent, du fait de la mobilisation d’un autre jeu de langage, celui de la littérature. Celui-ci, on l’a dit, est un des mieux à même de combler le défaut d’incarnation du jeu de langage économique en livrant une expression sensible des « systèmes de valeur propres » et autres « détails liés au contexte » – sans parler des états affectifs étreignant les protagonistes – que, de son propre aveu, Schelling ne saurait intégrer à ses modélisations. Cet extrait du roman, imaginant la dernière entrevue entre Balaguer et Ramfis, fournit une illustration saisissante de la vocation d’incarnation de la littérature :
— Allez-vous me demander de partir moi aussi de ce pays que papa a fait, pour que les gens gobent ce bobard des temps nouveaux ?
Balaguer attendit quelques secondes.
— Oui, vous aussi, murmura-t-il en jouant son va-tout. Vous aussi. Mais pas encore. Après avoir fait partir vos oncles. Et après m’avoir aidé à consolider le gouvernement, à faire comprendre aux forces armées que Trujillo n’est plus là. Ce n’est pas une surprise pour vous, mon général. Vous l’avez toujours su. Que le mieux pour votre famille et vos amis, c’est que ce projet aille de l’avant. Avec l’Union civique ou le Mouvement du 14 Juin au pouvoir, ce serait pire.
Ramfis ne tira pas son revolver, ne lui cracha pas au visage. Il pâlit à nouveau et reprit sa moue d’aliéné. Il alluma une cigarette et tira plusieurs bouffées en regardant se défaire la fumée qu’il soufflait (LFB : 529-30).
Ce que l’on serait tenté d’appeler la richesse sensible du registre littéraire pose d’autres problèmes, couramment abordés au travers de la possibilité, pour les sciences sociales, de traiter des œuvres de fiction sociologiquement denses en véritables données. Cette possibilité a notamment suscité les réserves de Jean-Claude Passeron (1991) et de Florent Champy (2000) qui pointent que si elle peut s’appuyer sur « des effets de réel » de type sociographique pour emporter l’adhésion de son lecteur, la littérature créé ses personnages à d’autres fins que de connaissance.
Conclusion↑
Les difficultés posées par LFB – dont l’accueil en République dominicaine a livré une expression aiguë (Gewecke, 2001) – portent davantage sur la licence fictionnelle que peut s’autoriser le romancier. Comme un historien, Vargas Llosa s’est voulu soucieux de la crédibilité de son récit et s’est pour cela appuyé sur une ample documentation. Mais, à la différence de celle d’un historien, l’intrigue qu’il propose se veut vraisemblable plutôt que véridique (Veyne, 1971). D’où la coprésence dans son récit de personnages réels (comme Balaguer ou Ramfis) et imaginaires (comme Urania), légitime du point de vue littéraire mais potentiellement délicate lorsque sont prêtés à des individus ayant réellement existé des actes ou propos qu’aucune source empirique ne peut confirmer. C’est ce registre de la vraisemblance, certes elle aussi documentée mais distincte de la véridicité, qu’a invoqué le romancier lorsqu’il s’est vu reprocher, lors d’une rencontre à Saint-Domingue, la fiction d’un président du Sénat livrant sa fille à Trujillo en répondant que « si cela n’a pas existé, cela aurait pu exister » (cité par Gewecke, 2001 : 155). Au même titre que d’autres œuvres de fiction, LFB impose de créditer « la littérature d’une capacité à produire, par les formes d’écriture qui lui sont propres, un ensemble de connaissances, morales, scientifiques, philosophiques, sociologiques et historiques » (Anheim, Lilti, 2010 : 253), sans pour autant « postuler que ce savoir soit d’une nature supérieure et irréductible à celui des sciences sociales » (Ibid. : 255).
Que Schelling et Vargas Llosa aient tous les deux reçu un prix Nobel – le premier d’économie en 2005 et le second de littérature en 2010 – est certes anecdotique. Il n’en suggère pas moins que chacun a été reconnu comme un virtuose de son propre jeu de langage, dont l’inventivité a permis d’étendre le domaine de pertinence. Plutôt que d’appeler à un illusoire syncrétisme entre sciences sociales et littérature, le présent article reconnaît tant leur irréductible spécificité que les compléments ou compensations qu’ils peuvent mutuellement s’apporter. De fait, chacun des deux jeux de langage présente des atouts et des points aveugles, voire des biais, qui lui sont propres : si la modélisation désincarne, le récit romanesque s’expose à l’inverse, en se dotant de héros, au péril de l’illusion héroïque (Dobry, 2009). Mais accordons à tous deux une égale capacité à offrir un éclairage aigu sur le monde social et, on l’espère, une égale contribution aux futurs renversements de dictatures.
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#Wittgenstein L. (1988 [1958]), Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard (« Les essais »).
CNRS/École normale supérieure de Lyon, Centre Max Weber, France.
« J’appellerai […] “jeu de langage” l’ensemble formé par le langage et les activités auxquelles il est entrelacé » (#Wittgenstein, 1988 [1958], § 7). Telle qu’utilisée ici, la notion entend rendre compte de la multiplicité des usages de la langue, ancrés dans des formes de vie et des domaines de pratique distincts.
Le romancier a mobilisé les méthodes des sciences sociales, s’appuyant sur des entretiens avec des témoins des faits relatés, un dépouillement de la presse de l’époque ainsi que la consultation de documents officiels de l’Archivo de la Nación à Saint-Domingue (Gewecke, 2001). En premier lieu attentif à la mise en intrigue romanesque des faits, le présent article reviendra plus loin sur la réception de l’œuvre en République dominicaine et sur les réactions qu’y a suscitées sa combinaison d’éléments historiques et fictionnels.
S’il ne put la soutenir à Columbia, la thèse de Galindez, réquisitoire contre le régime, fut publiée sous le titre L’Ère de Trujillo (#Galindez, 1962 [1956]).
L’Église prend de la sorte l’initiative d’une rupture des transactions collusives qui l’unissaient à l’État trujilliste, en révoquant les « principes pragmatiques de non-ingérence » (Dobry, 2009 : 113) qui présidaient jusqu’alors à leurs rapports mutuels.
À l’exception du commandant en chef des armées José René Román qui, incapable de se défaire de son allégeance au régime, se révèlera le maillon faible de la conspiration (cf. infra).
Michel Dobry (2009) a proposé, sous le nom de « saillance situationnelle », une formulation davantage sociologique de ce mécanisme : « ces saillances constituent […] à la fois des points de convergence des anticipations pour les acteurs des crises, et des points de fixation ou, si l’on préfère, des points d’accrochage des interprétations, “estimations” et perceptions dans l’activité de déchiffrement de la situation à laquelle ces acteurs sont condamnés dans ce type de contexte » (p. 204).
Schelling prend significativement le cas voisin de la chute de Batista pour exemple de ce processus, où chacun lâche le dictateur en pensant que les autres sont en train de faire de même (Schelling, 2007 [1978]).
Luttwak (1996 [1979]) met en garde contre tout retard dans l’exécution d’un coup d’État, en ce qu’il entrave cette étape essentielle qu’est le basculement des loyautés : « Un retard dans notre action nous fera perdre notre principal avantage : la neutralité volontaire des éléments attentistes et celle, involontaire, des forces qui ont besoin de temps pour se concentrer et passer à la riposte » (p. 83).
En offrant une dernière chance à l’adversaire, « il s’agit en fait, tout en prévenant une nouvelle initiative de sa part, de canaliser en quelque sorte ses motivations de telle manière qu’il soit amené à agir dans le sens souhaité » (Schelling, 1986 : 58-59).
Voir son dialogue avec Schelling dans Strategic Interaction (Goffman, 1969).
Outre la sociologie des crises de Dobry (2009), citons ici le travail expérimental de William A. Gamson et al. (1982) qui, s’il se focalise sur les interactions propices à l’adoption d’un « cadre d’injustice », n’en intègre pas moins les expériences et compétences préalables des participants à une mobilisation.