Stratégies et calculs au sein du groupe socialiste
La « fronde parlementaire » au prisme de Schelling
Strategies and Calculations inside the Socialist Group
The Parliamentary “Fronde” through Schelling’s Prism
Damien Lecomte11. Université Par (…)
[Résumé] Les études parlementaires peuvent analyser les comportements des élus au prisme d’approches interactionnistes : l’œuvre de Schelling peut être utilement mobilisée pour éclairer les échanges de coups politiques et les coordinations des acteurs dans l’arène parlementaire. La « fronde » au sein du groupe socialiste au cours de la XIVe législature (2012-2017) de l’Assemblée nationale française se prête particulièrement à ce type d’approche. Dans une conjoncture de crise relative, de fragilisation des repères de la discipline partisane et d’incertitude sur les actions de leurs pairs, les députés cherchent à calculer les coûts politiques de leurs potentiels votes transgressifs, grâce aux prises de position de personnalités particulièrement visibles qui contribuent à faire converger les anticipations. Le conflit entre le gouvernement et une fraction « frondeuse » de sa majorité relève des logiques de « conflits limités » entre acteurs interdépendants qui peuvent se nuire mutuellement.
Mots clés : études parlementaires, discipline partisane, groupe socialiste, conflit limité, calculs stratégiques.
[Abstract] Legislative studies can analyze parliamentarians’ behavior through interactionist approaches: Schelling’s work can be usefully mobilized to understand actors’ coordination in the parliamentary arena and how they exchange political moves. The “fronde” within the Socialist Group during the 14th term (2012-2017) of the French National Assembly particularly lends itself to this type of approach. In a situation of relative crisis, of weakening of the reference points of party discipline and of uncertainty about the actions of their peers, deputies calculate the political costs of their potential dissent thanks to the positions of highly visible personalities who contribute to converging expectations. Conflict between government and a “rebellious” majority is a “limited conflict” between interdependent actors that can harm each other.
Keywords: legislative studies, party discipline, socialist group, limited conflict, strategic calculations.
Introduction↑
Parmi les champs de recherche des études parlementaires figure l’analyse des comportements des élus via les stratégies individuelles et les interactions produisant leurs décisions. L’observation empirique des actions parlementaires permet de montrer les jeux d’acteurs et les cadres institutionnels dans lesquels elles prennent place ainsi que leur caractère parfois très contingent. C’est-à-dire que, dans certaines conditions structurelles de possibilité et de circonstances favorables, elles sont déclenchées par des micro-interactions qui peuvent en faire basculer l’issue dans un sens ou dans un autre.
Cette démarche peut s’inspirer utilement des outils conceptuels issus de l’œuvre de Thomas C. Schelling : si le cadre de son projet intellectuel est celui des relations internationales pendant la guerre froide, ses réflexions sur les calculs stratégiques en situation de conflits, négociations ou coordinations peuvent éclairer d’autres types d’interactions. Ses raisonnements s’appuient d’ailleurs sur d’autres situations que les relations entre États, comme les négociations commerciales ou les conflits syndicaux (#Schelling, 1986 [1960]). Or, le Parlement est aussi un espace où coopèrent et s’affrontent des acteurs aux intérêts divergents.
Les motivations des acteurs parlementaires et les bénéfices qu’ils recherchent sont composites ; classiquement les legislatives studies, dominées par les théories du choix rationnel avancent le triptyque vote, office et policy : la réélection, la carrière et l’influence sur l’action publique (#Rozenberg, Vigour, 2018). On peut tenter de synthétiser en considérant que les parlementaires cherchent à gagner en crédit politique, auprès des électeurs, de leurs pairs ou des responsables de leur parti, et à satisfaire des intérêts électoraux ou idéologiques.
Ces différents objectifs peuvent s’entremêler ou se contredire et être poursuivis différemment par les acteurs politiques impliqués dans l’arène parlementaire. Surtout, les intérêts de ces acteurs peuvent s’opposer : ils échangent alors des « coups politiques », qui peuvent être des expressions publiques transgressives et remarquées – consistant à critiquer ouvertement des membres de son propre parti – ou l’utilisation agressive et inhabituelle de pouvoirs offerts par le cadre institutionnel – voter contre la position de son groupe pour un parlementaire ou utiliser les moyens de contrainte conférés par la Constitution pour les gouvernants.
Ces coups sont ainsi des actions qui sortent de la conjoncture routinière, déstabilisent les attentes des adversaires (#Dobry, 2009 [1992]) et font évoluer l’état du jeu politique, visant pour les acteurs à satisfaire leurs intérêts, à optimiser leur crédit politique ou à endommager celui des autres – ces coups sont donc en partie déterminés par ceux engagés par les autres acteurs et par les informations dont ils disposent pour évaluer les bénéfices et les coûts potentiels de leurs actions.
Les approches interactionnistes peuvent ainsi être utilement mobilisées pour éclairer certains aspects de la vie parlementaire et se prêtent à l’analyse de conjonctures particulièrement conflictuelles. À ce titre, la « fronde parlementaire » au sein du groupe socialiste de la XIVe législature (2012-2017) présente un intérêt en tant que moment de crise relative. Une crise relative, parce que cette contestation, menée à partir d’avril 2014 par des députés membres du groupe socialiste, contre la politique gouvernementale de Manuel Valls sous la Présidence de François Hollande, n’a obtenu aucun résultat décisif sur l’action publique et n’a jamais mis le pouvoir gouvernant en minorité.
Cependant, cette « fronde » représente une contestation inédite dans le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale depuis la première législature de la Ve République : jamais autant de députés du parti au pouvoir n’avaient contesté par leurs votes la politique du gouvernement lors de scrutins mettant en jeu sa responsabilité politique ou le budget. Les jeux d’acteurs et les rapports de forces parlementaires intra-partisans se donnent à voir avec une intensité toute particulière.
Comme collaborateur de député puis comme contractuel de la fonction publique parlementaire, j’ai été dans une position d’observation favorable à l’Assemblée nationale de 2013 à 2017. Cela m’a notamment permis d’assister à des réunions plénières hebdomadaires du groupe socialiste le mardi matin en salle Victor Hugo pendant cette période : soixante-neuf réunions en tout, dont huit d’avril à mai 2014 au début de la « fronde » et dix-huit au premier semestre 2016 au moment des débats sur la « loi travail ».
J’ai aussi pu assister à toutes les premières réunions internes du groupe des « frondeurs » socialistes, dont trois réunions en avril 2014 précédant leur première action coordonnée. Enfin, j’ai été au contact régulièrement de collaborateurs parlementaires et, parfois, de députés socialistes avec qui j’ai eu des entretiens informels. J’ai également mené des entretiens enregistrés, en mai et juin 2014 puis de janvier à juin 2016, avec dix-huit députés socialistes et trois collaborateurs du groupe socialiste ou de députés « frondeurs ».
C’est pourquoi je voudrais ici mobiliser ces données pour analyser certains moments clefs de la « fronde » sous un prisme interactionniste : cette approche est heuristique d’une part pour traiter de la coordination entre les parlementaires socialistes et de leurs décisions de « fronder » ou non, d’autre part pour appréhender les relations entre les députés socialistes contestataires et le gouvernement en termes de conflit entre acteurs interdépendants. C’est l’objectif de cet article, en analysant d’abord les deux votes déclencheurs de la « fronde » en avril 2014 et, finalement, les usages de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution par Manuel Valls en 2015 et 2016.
Une précision théorique et méthodologique s’impose. Le fait de mobiliser ici une approche interactionniste ne signifie pas que toute la réalité parlementaire en général ou la « fronde » en particulier puissent se comprendre exclusivement en ces termes. À l’instar de Timothy #Tackett (1997 [1996]) s’intéressant à ce que font mais aussi ce que sont les députés de la Constituante de 1789 pour analyser comment ceux-ci se sont radicalisés dans la dynamique des débats, une analyse complète des évènements nécessiterait de développer davantage les propriétés sociales et politiques de tous les acteurs concernés, leurs dispositions acquises dans leur socialisation et leurs places dans la structure institutionnelle et partisane.
Certains de ces aspects seront évoqués quand ils serviront à comprendre les calculs stratégiques des acteurs pour évaluer les actions de leurs pairs, mais les conditions dispositionnelles et structurelles des actions des « frondeurs » seront laissées de côté pour privilégier la dimension interactionniste des évènements : cela n’implique évidemment pas qu’elle soit la seule valable pour les appréhender (#Lecomte et al., 2017).
1. Déclenchement de la « fronde » : calcul des coûts et convergence des anticipations↑
Une caractéristique importante de la situation est que le groupe socialiste est un espace structuré par des normes formelles et informelles et des points de repère sur les positions et prises de position des uns et des autres. Les députés socialistes sont plus ou moins fermement « labellisés » par leurs pairs, comme appartenant par exemple à telle sensibilité minoritaire ou étant proche de telle personnalité. Ces schèmes de perception et de catégorisation et ces jeux de démarcage et de distinction structurent les calculs et les anticipations des acteurs.
Cet élément est important pour comprendre certains mécanismes du déclenchement de la « fronde » en avril 2014. Le gouvernement de Manuel Valls formé le 31 mars doit passer l’épreuve de deux votes à l’Assemblée nationale dès ses premières semaines : sur la déclaration de politique générale du Premier ministre le 8 avril selon l’article 49 alinéa 1 de la Constitution ; sur une déclaration relative au programme de stabilité budgétaire 2014-2017 en application de l’article 50-1. Dans les deux cas, il demande à l’Assemblée nationale l’approbation de sa politique économique et budgétaire. Or, lors du scrutin du 8 avril, onze députés membres du groupe socialiste s’abstiennent volontairement, tandis que le 29 avril le nombre d’abstentions volontaires s’élève à quarante-et-une.
Pourquoi des résultats si différents en trois semaines d’écart ? Cela tient largement à la différence juridique de ces deux scrutins : le premier engage la responsabilité politique du gouvernement – c’est-à-dire qu’un vote négatif le contraindrait à la démission – tandis que le second n’a qu’une valeur consultative. Cependant, cette différence ne suffit pas à expliquer les résultats, puisqu’il est établi qu’une quarantaine d’abstentions socialistes ne mettrait de toute façon pas en minorité le Premier ministre lors du premier vote.
Si ces deux scrutins suscitent des votes différents, c’est aussi parce que la manière dont ils sont perçus et leurs charges symboliques distinctes s’inscrivent dans des dynamiques différenciées et que la coordination entre les députés « frondeurs » ou potentiellement « frondeurs » a des effets différents sur leurs calculs stratégiques.
Ces dynamiques sont à rechercher dans les interactions entre parlementaires jusque dans les dernières heures avant les deux scrutins, en s’appuyant particulièrement sur l’analyse d’Ivan #Ermakoff (2008) portant sur deux décisions parlementaires, bien sûr autrement plus historiques et tragiques22. Les votes des (…) , mais qui précisément éclairent les mécanismes de prise de décision collective dans des situations moins exceptionnelles.
Le choc des défaites aux élections municipales de mars 2014 et l’impopularité du pouvoir socialiste, la nomination comme Premier ministre d’un ancien franc-tireur de l’aile la plus à droite du PS, le rétrécissement de la majorité gouvernementale suite au départ des écologistes, la réaffirmation par le Président d’une politique austéritaire et pro-entreprises, les prises de position publiques hostiles de députés PS qui vont jusqu’à poser des conditions à leur soutien… : tout cela heurte la routine du groupe socialiste et modifie sensiblement ses équilibres internes.
C’est dans cette conjoncture déstabilisée que la « fronde » peut s’enclencher. Les députés socialistes les plus contestataires de la nouvelle orientation gouvernementale se trouvent placés devant un dilemme : ne pas voter en faveur du gouvernement permet de satisfaire leur conviction idéologique et éventuellement d’en espérer un gain électoral ou un moyen de pression ou d’alerte pour infléchir la politique gouvernementale ; cependant enfreindre la discipline sur des votes aussi chargés symboliquement fait aussi prendre le risque d’une marginalisation.
La transgression risque en effet de peser sur leurs chances de carrière dans le parti, mais leurs craintes immédiates, surtout, peuvent être de se retrouver isolés et ridicules dans la situation, de commettre une « gaffe » et de « perdre la face », pour prendre le vocabulaire de l’interactionnisme goffmanien (#Goffman, 1988 [1967]). Ce risque est d’autant plus important qu’il y a, comme plusieurs entretiens le font paraître, un attachement émotionnel à la « famille politique » et un coût personnel à rompre avec elle : « Franchir la ligne de la solidarité de groupe, c’est… c’est lourd de sens, surtout quand – enfin, moi, je suis au parti depuis 30 ans, c’est vraiment mon parti […] et donc c’est vrai que franchir la ligne, voilà, ça demande de la réflexion33. Entretien le 1 (…) » dit par exemple la vice-présidente de l’Assemblée Laurence Dumont.
Ce coût personnel de la transgression est d’autant plus lourd pour les élus qui ont conçu leur carrière militante et parlementaire dans la fidélité à la majorité du parti : le député Laurent #Baumel (2015) écrit ainsi que « se dissocier de la majorité de ses pairs est par ailleurs un choix difficile pour celles et ceux qui, comme moi, ont évolué depuis de nombreuses années au cœur du Parti socialiste et non dans les minorités “de gauche” plus accoutumées à assumer leurs divergences » (p. 17).
Comme dans les cas étudiés par Ermakoff (2008), les députés socialistes contestataires sont placés dans une situation d’incertitude relative concernant le comportement de leurs pairs et les conséquences de leur éventuelle dissidence. La coordination des votes dissidents se fait ainsi en fonction des anticipations que les uns et les autres font des attitudes de leurs collègues, en fonction aussi du statut des collègues concernés.
La situation ici n’est bien sûr pas celle d’une impossibilité de communiquer entre députés pour se concerter. Cependant, le vote de chacun reste un choix personnel, qui peut changer jusqu’au dernier moment et donc tout parlementaire se trouve dans une certaine incertitude de ce que feront réellement la plupart de ses collègues contestataires. D’où le besoin de s’efforcer d’anticiper les actions des uns et des autres pour calculer les coups possibles et leurs coûts potentiels. Car en fonction du nombre et de l’identité des socialistes qui auront finalement été jusqu’à l’abstention, les coûts à supporter ne seront pas les mêmes.
Dans cet espace de positions structurées et routinisées qu’est le groupe socialiste, les alignements collectifs se font donc en tenant compte des propriétés des potentiels « transgresseurs » : certaines personnalités sont constituées comme « saillantes » dans les interactions, en fonction de leurs visibilités et positions passées, pour évaluer les risques et structurer les calculs et anticipations (Ermakoff, 2008 : 207-208).
On peut faire un rapprochement ici avec la notion de « point focal » chez #Schelling (1986 [1960]), comme solution à laquelle les acteurs tendraient à se rallier, parce qu’elle leur semble présenter une caractéristique qui la fera choisir aussi par l’autre. Ermakoff (2008) n’emploie pas le terme de « point focal », sa problématique étant de savoir quels sont les acteurs qui ont les propriétés qui leur permettent de produire de la coordination. Or, dans nombre de situations, il y a une multitude de « points focaux » possibles. Ce concept peut désigner les prises de position qui servent de points de repère et de convergences pour les « frondeurs », à condition de rechercher ce qui fait que certaines personnalités peuvent être constituées en « points focaux » dans la dynamique propre de la situation et des interactions.
Ainsi, les députés labélisés « aile gauche », ayant déjà enfreint des normes disciplinaires (notamment en votant contre la ratification du pacte budgétaire européen en octobre 2012), représentent un point de repère et peuvent élargir le champ des possibles, en élargissant le répertoire des « coups » existants, mais ne peuvent produire à eux seuls un élargissement de la contestation. En revanche, des personnalités jugées plus modérées, d’autant plus si elles sont reconnues compétentes ou encore désintéressés des querelles internes, peuvent faire baisser les coûts de la transgression, car il serait moins coûteux de s’abstenir en même temps que ces personnes qu’avec seulement les représentants traditionnels de « l’aile gauche ».
Et cela d’autant plus si cette abstention est massivement suivie : or, les prises de position remarquées de ces personnalités « saillantes » peuvent donner à certains des « garanties » relatives sur le vote de leurs pairs, en ce qu’il y a des chances raisonnables que d’autres, ayant connaissance de ces prises de position, auront fait le même calcul et seront prêts également à aller jusqu’à l’abstention, faisant baisser d’autant le coût de la transgression si le groupe d’abstentionnistes est de taille non négligeable.
Il est très significatif que les onze personnes du groupe socialiste qui ont choisi l’abstention volontaire dès le vote de confiance du 8 avril sont toutes, à une seule exception, des membres des sensibilités minoritaires du PS (proches des courants d’Emmanuel Maurel ou de Benoît Hamon et Henri Emmanuelli) et, surtout, qu’elles ont déjà voté contre la majorité par le passé. Le témoignage du député Laurent Baumel, en entretien le 26 janvier 2016, corrobore cela, illustrant l’hétéronomie dans la prise de décision (Ermakoff, 2008 : 316-317) :
On se réunit salle Colbert, entre le discours de politique générale de Valls et le premier vote de confiance, on a la main qui tremble ! On se dit « non, on ne va pas voter la confiance », ça nous paraît énorme, comme transgression ! Et moi, ce jour-là, je ne suis pas capable de la faire. Je dis : je ne la ferai que s’il y a d’autres gens comme moi qui la font, c’est-à-dire pas simplement les amis d’Henri Emmanuelli, ceux qui ont l’habitude de poser des actes transgressifs44. Entretien le 2 (…) .
Le phénomène inverse se déroule le 29 avril, lorsque les députés socialistes contestataires et leurs collaborateurs se réunissent, entassés dans le 8e bureau du Palais-Bourbon. Quelques personnes arrivent en cours de réunion et se renseignent discrètement : « Qu’est-ce qui s’est dit ? qui a dit quoi ? » ou « qu’est-ce que tu penses voter, toi ? », illustrant les mécanismes d’alignements et la recherche d’information pour calculer les coûts d’un vote dissident.
L’un des premiers à prendre la parole et à la garder le plus longtemps, donnant la tonalité des échanges suivants, est le député du Rhône Pierre-Alain Muet : économiste reconnu, il a toujours été un éminent membre de la majorité « sociale-démocrate » du PS, se définissant comme mendésiste et rocardien et ayant contribué au programme économique du parti sous Lionel Jospin et François Hollande. Avec tout son ethos de professeur d’économie, il explique méthodiquement pourquoi, selon lui, la politique économique et budgétaire défendue par le duo gouvernant est à la fois mauvaise et non conforme aux engagements du PS. Dans ce contexte et compte tenu de ses propriétés, sa parole pèse lourd et « respectabilise » l’abstention, qui n’est alors pas le monopole d’une traditionnelle aile gauche minoritaire contestataire.
Une autre prise de parole est particulièrement marquante : la députée de Seine-Maritime Dominique Chauvel, qui n’a jusqu’alors jamais parlé en réunion de groupe, s’exprime en surmontant visiblement sa timidité. Répétant à plusieurs reprises ne pas être « Bac +40 » comme beaucoup de ses collègues mais plutôt « Bac -40 », elle explique ne pas se reconnaître dans le plan budgétaire de Manuel Valls et refuser qu’il ne soit pas possible de « changer les choses » pour améliorer la vie des gens qu’elle côtoie. Alors qu’elle termine en s’excusant presque, son intervention est alors applaudie : elle est la seule dans ce cas. La prise de parole exceptionnelle de cette députée « de base », d’origine modeste et maire d’un village de 4 000 habitants, considérée comme éloignée des jeux d’appareils et de courants, prêtant peu le flanc à l’accusation d’arrière-pensées carriéristes, semble donc avoir eu un certain écho.
De par les propriétés de ces acteurs, leurs interventions ne peuvent être disqualifiées comme des postures politiciennes aussi aisément que le seraient celles des habituels minoritaires. Ces prises de position particulièrement remarquées, chacun sachant que les autres les ont aussi probablement remarquées, sont ainsi de nature à faire évoluer les anticipations que font les potentiels abstentionnistes et à les rassurer sur les risques que représenterait leur abstention. Ces interactions contribuent ainsi – de façon évidemment variable selon les propriétés et dispositions propres des députés socialistes – à faire converger 41 parlementaires vers une abstention volontaire, que leurs calculs leur font apparaître comme moins coûteuse et moins risquée que trois semaines auparavant.
2. Article 49.3 : crédibilisation de la menace et modification de la structure du jeu↑
Une deuxième caractéristique essentielle de la situation est que les relations entre gouvernement et groupe majoritaire – plus exactement, au sein du groupe majoritaire, les députés les plus critiques de la politique gouvernementale – relèvent des conflits à somme variable et non nulle entre adversaires-partenaires que #Schelling (1986 [1960]) analyse longuement pour décrire les relations entre les États et la dissuasion nucléaire.
Les assemblées sont en effet des espaces de « coopération antagoniste » (#Best, Vogel, 2014 : 57) et ces logiques de « conflit limité » correspondent aux conflits politiques internes à une majorité parlementaire : il s’agit en effet d’une situation de compétition-coopération entre des alliés ayant des intérêts (individuels, politiques, idéologiques) différents voire contradictoires, mais aussi des intérêts communs (particulièrement électoraux) à ce que le conflit ne les fasse pas tous perdre et à trouver une solution la plus satisfaisante possible pour tout le monde.
C’est plus généralement une constante des relations internes à un parti politique : les membres d’un parti ont un intérêt commun à son succès pour conquérir et garder le pouvoir. Ils coopèrent donc à cette fin, tout en étant en compétition pour le contrôle du parti et le partage de ses ressources. C’est particulièrement vrai dans le cadre d’un régime parlementaire, caractérisé par les conventions de confiance entre gouvernement et majorité : la démission du gouvernement ou la dissolution de l’assemblée représentent une crise politique potentiellement très coûteuse pour le parti majoritaire, incitant donc à la discipline (#Kam, 2014).
Ainsi, dans le cadre d’un bras de fer entre le pouvoir gouvernant et une fraction de la majorité parlementaire, les deux parties, tout en voulant défendre leurs positions et gagner le plus possible de concessions de la part de l’autre, ont un intérêt commun à limiter l’escalade du conflit pour éviter d’aller jusqu’au point de rupture qui représenterait un coût élevé pour tout le monde – point de rupture qui serait l’exclusion ou la scission d’un pan important du groupe, voire une censure du gouvernement par les « frondeurs » de la majorité votant avec l’opposition et même une dissolution et des élections législatives anticipées, issues qui seraient lourdes de conséquences pour les deux parties du conflit.
De sorte que les uns et les autres doivent calibrer leurs coups en ménageant des solutions de sortie de crise et surtout en faisant porter sur l’autre partie la responsabilité de l’escalade potentielle – et donc la majorité des risques et des coûts. Cette perspective éclaire la dynamique des échanges de coups entre Manuel Valls et les « frondeurs » et le recours à un outil institutionnel qui est une arme gouvernementale permettant de modifier la structure du jeu parlementaire et l’espace des coups jouables ou non jouables par les « frondeurs » : le « 49.3 ».
Arme ultime de rationalisation du parlementarisme, l’article 49 alinéa 3 de la Constitution permet au Premier ministre d’engager sa responsabilité sur un texte en discussion : faute de l’adoption d’une motion de censure, il est alors « considéré comme adopté » sans vote par l’Assemblée nationale. Pour le gouvernement, il présente plusieurs avantages : il écourte l’examen du texte et peut mettre fin à une obstruction ; il impose pour rejeter le texte un seuil plus contraignant que la majorité simple des suffrages exprimés, la motion de censure devant recueillir la majorité absolue des membres qui composent l’Assemblée.
Surtout, en imposant de censurer le gouvernement pour rejeter le texte, il transforme l’adoption de la loi en une question de confiance et donc d’appartenance à la majorité. Dans son analyse de cette procédure, John D. #Huber (1996) explique qu’elle permet de trancher des désaccords irréductibles entre composantes d’une majorité et d’opérer une clarification à destination de l’électorat en réduisant le choix à deux dimensions : majorité ou opposition. C’est précisément cette bi-dimension imposée par le gouvernement qui augmente le coût de la « fronde ».
Devant le risque d’être mis en minorité à cause des votes contraires des « frondeurs », Manuel Valls a utilisé l’arme ultime de rationalisation du parlementarisme pour deux textes : le projet de loi relative à « la croissance et l’activité » défendue par le ministre de l’Économie Emmanuel Macron, en 2015, assouplissant notamment le travail le dimanche, puis le projet de loi relative au droit du travail, en 2016, présenté par la ministre du Travail Myriam El Khomri inversant notamment la hiérarchie des normes avec les accords d’entreprise.
Dans les deux cas, le « 49.3 » a été utilisé par le Premier ministre à chacune des trois lectures du projet de loi à l’Assemblée nationale, permettant l’adoption du texte sans vote. Dans les deux cas, aucun député membre du Parti socialiste n’a été jusqu’à voter la motion de censure déposée par la droite ; même si en 2016, vingt-sept d’entre eux ont signé au moins une des deux motions élaborées avec d’autres députés de gauche, qui n’ont pas été mises aux voix, ayant chacune recueilli cinquante-six signatures sur les cinquante-huit nécessaires.
Pourtant, dans les deux cas également, des compromis avaient été proposés pour permettre l’adoption des deux projets de loi par une majorité au moins relative, au prix de concessions en échange desquelles au moins une partie des « frondeurs » affirmait accepter de ne pas voter « contre » : un seuil de compensation des heures travaillées le dimanche pour la loi Macron, le retrait de la rémunération des heures supplémentaires de l’inversion de la hiérarchie des normes pour la « loi travail ».
Le recours au « 49.3 » peut se lire dans les termes des stratégies du conflit décrites par Schelling s’agissant des « conflits limités » ou des « alliances imparfaites » entre partenaires-adversaires ayant tous les deux à perdre à l’escalade du conflit. Dans un régime parlementaire, cette escalade présente le risque d’aller jusqu’à la rupture de la majorité, se traduisant par une crise ministérielle voire des élections anticipées ou au moins une crise politique du parti majoritaire susceptible d’affaiblir politiquement tous ses membres, dirigeants et « frondeurs » compris, et de profiter à l’opposition.
Dans ce type de conflit, la menace joue un rôle important, mais surtout la crédibilité de la menace : dès lors que l’escalade aurait des conséquences négatives pour les deux parties, allant potentiellement jusqu’à la destruction mutuelle, le risque est toujours que la menace ne soit pas crédible. Parce que la partie menacée peut facilement penser que son interlocuteur ne sera pas assez « fou » pour exécuter une menace dont il aurait à souffrir lui-même et préfèrera rechercher un compromis salutaire pour les deux, et parce qu’effectivement la partie menaçante n’oserait pas aller jusqu’à s’infliger des dégâts si jamais la menace n’avait pas suffi à dissuader l’autre partie.
C’est pourquoi Schelling (1986 [1960]) a bien mis en évidence le fait qu’il était parfaitement rationnel de limiter sa propre rationalité : c’est-à-dire qu’il est nécessaire pour la partie qui formule la menace de se contraindre à l’exécution, de se lier les mains pour être obligée de mettre à exécution la sanction plutôt que de reculer et de chercher un compromis. Rendre automatique la menace renforce la crédibilité de celle-ci mais aussi, par conséquent, diminue la probabilité de sa réalisation. Car dans cette situation, c’est sur l’autre partie – la partie menacée – que repose la responsabilité de la déclencher ou pas – et le fait d’être en pleine possession de sa rationalité, donc de pouvoir reculer plutôt que d’engager l’escalade du conflit, devient un handicap dans le rapport de force.
Cela s’applique dans le cas d’une relation conflictuelle entre un gouvernement et sa majorité dans un régime parlementaire. Le gouvernement peut menacer de démissionner s’il est mis en minorité sur un texte, mais cette menace peut manquer de crédibilité auprès des « frondeurs » : ceux-ci peuvent penser que le gouvernement sera assez rationnel pour comprendre que cette issue, dommageable pour tout le parti majoritaire et profitant à l’opposition, peut être évitée en acceptant d’amender son projet de loi, en faveur d’un compromis offrant ainsi une sortie de crise honorable et salutaire à tous les partenaires-adversaires membres du parti majoritaire.
C’est là que le « 49.3 » intervient : engager sa responsabilité sur un projet de loi est un mécanisme constitutionnel qui revient, pour le gouvernement, à se lier les mains en attachant sa survie à ce projet de loi, en rendant inévitable la mise à exécution d’une menace lourde de conséquences pour les deux parties – la démission du gouvernement – en cas de rejet du texte. En cela, le Premier ministre change la structure du jeu et reporte entièrement sur les « frondeurs » la responsabilité de la décision de poursuivre l’escalade du conflit. Le « 49.3 » a donc permis à Manuel Valls de contraindre les « frondeurs » à reculer sans obtenir de concessions.
Car la poursuite du rapport de force devient alors trop coûteuse, que la censure aboutisse ou non. Si les « frondeurs » allaient jusqu’à voter la motion de censure déposée par la droite en nombre suffisant pour qu’elle soit adoptée, ce serait provoquer une crise gouvernementale aux conséquences lourdes pour le parti majoritaire dont ils auraient, en dernier ressort, pris la responsabilité. Et même si la censure n’était pas adoptée, le simple fait de mêler leurs voix à celles de la droite en faveur de la chute d’un gouvernement socialiste constituerait alors une transgression bien plus grave que celles commises jusqu’alors et légitimerait leur expulsion du PS.
Les « frondeurs » sont donc confrontés à leur refus de se mettre eux-mêmes en dehors du parti majoritaire. « Je n’ai pas envie de laisser le parti à ceux qui me semblent s’écarter un petit peu de ce qui fait le centre de gravité du parti. Or la motion de censure, c’est…Voilà, c’est tout faire péter, mais il faut voir quelle est l’étape d’après55. Entretien le 1 (…) » explique ainsi Laurence Dumont à propos de son refus de la censure sur la « loi travail ». Dans un entretien en janvier 2016, un autre « frondeur » expose également en ce sens sa « doctrine » sur les votes de confiance :
On a fixé une doctrine : sur les votes majeurs qui signent le contrat d’appartenance à une majorité, on ne va pas au-delà de l’abstention, donc confiance et Budget. […] Cette limite, c’était celle qu’on devait se fixer, à partir du moment où on n’avait pas décidé de quitter le Parti socialiste. Parce qu’évidemment, le vote de la censure […] implique mécaniquement, enfin, met en jeu la question de la sortie du Parti socialiste66. Entretien le 2 (…) .
Et il est à souligner que, même lorsque certains « frondeurs » signent avec d’autres groupes une « motion de censure des gauches », jamais ils ne se mettent en position de concrètement renverser le gouvernement, ce qui impliquerait d’additionner leurs voix avec l’opposition en votant la motion de censure déposée par la droite – car si les deux avaient été mises aux voix, les suffrages recueillis par l’une et l’autre ne s’additionneraient pas.
La justification avancée est qu’aller jusqu’à la crise gouvernementale et à la rupture de la majorité aurait des conséquences contre-productives : cela profiterait à la droite, dont la politique est encore plus éloignée de ce que souhaitent les « frondeurs », et qui pourrait revenir au pouvoir d’autant plus précocement que la chute du gouvernement s’accompagnerait d’une dissolution. C’est le sens du raisonnement que fait le député Jean-Marc Germain : « Soit on vote avec la droite et ça aboutit, mais à ce moment-là, la première conséquence, c’est la dissolution, et la deuxième conséquence, c’est que la loi El Khomri revient dans la version du Sénat [à majorité de droite], donc tout cela n’a pas d’efficacité77. Entretien le 2 (…) ».
Concernant la dissolution, il est remarquable que dans les débats internes au groupe socialiste, ses dirigeants la présentent comme la conséquence mécaniquement inéluctable d’une censure du gouvernement. D’un strict point de vue constitutionnel, cette causalité est inexacte – la dissolution de l’Assemblée est un droit discrétionnaire du Président de la République – et la menace est diversement prise au sérieux par les « frondeurs », mais Jean-Marc Germain, par exemple, confirme que l’issue lui semble certaine :
Dès lors qu’il y a un mélange de votes de gauche et de droite qui montre au pays qu’il n’y a plus de majorité de gauche, sur quelque chose qui est important, comme la loi El Khomri, je ne vois pas comment le Président de la République […] peut faire autrement que de dissoudre l’Assemblée nationale, constatant qu’il n’a plus de majorité88. Entretien le 2 (…) .
L’idée d’une automaticité de la dissolution en cas de censure permet là encore de rendre crédible une menace, dont l’exécution aurait des conséquences lourdes pour les deux parties en conflit – puisqu’elle risque de leur faire perdre le pouvoir – et de faire porter la responsabilité de son exécution sur les seuls « frondeurs », augmentant donc là encore le coût de la transgression.
Conclusion↑
Par ces quelques réflexions sur la « fronde » socialiste, la présente contribution tend à montrer que des outils théoriques tirés ou inspirés des travaux de Schelling peuvent être utilement mobilisés pour analyser les comportements parlementaires concernant les stratégies individuelles ou institutionnelles et les micro-interactions qui contribuent à produire les résultats de certains votes
Ces outils théoriques se prêtent bien à l’analyse de la « fronde parlementaire » au sein du groupe socialiste de la 14e législature : d’une part, ils permettent de décrypter le type « d’alliance imparfaite » ou de « conflit limité » que constituent les rapports de force internes à une majorité parlementaire ; d’autre part, il peuvent également éclairer les phénomènes de coordination entre députés « frondeurs », mobilisant des « signaux » relatifs à la structuration particulière de l’espace des positions du groupe parlementaire, ayant rendu possible l’émergence de ce mouvement de contestation.
Bibliographie
Baumel L. (2015), Quand le Parlement s’éveillera, Lormont, Le Bord de l’eau.
Best H., Vogel L. (2014), « The Sociology of Legislators and Legislatures », in S. Martin, T. Saalfeld, K. W. Strøm (dir.), The Oxford Handbook of Legislative Studies, Oxford, Oxford University Press, p. 57-81.
#Dobry M. (2009 [1992]), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po (« Académique. Fait politique »).
Ermakoff I. (2008), Ruling Oneself Out. A Theory of Collective Abdication, Durham, Duke University Press.
#Goffmann E. (1988 [1967]), Les rites d’interaction, Paris, Éd. de Minuit (« Le sens commun »).
Huber J. D. (1996), Rationalizing parliament: legislative institutions and party politics in France, Cambridge, Cambridge University Press (« Political economy of institutions and decisions »).
Kam C. (2014), « Party Discipline », in S. Martin, T. Saalfeld, K. W. Strøm (dir.), The Oxford Handbook of Legislative Studies, Oxford, Oxford University Press, p. 399-417.
Lecomte D., Bouvard H., Perez D., Boelaert J. (2017), « “Le respect de la boutique”. L’étiolement de la discipline partisane dans le groupe parlementaire socialiste au cours de la 14e législature (2012-2017) », Politix, vol. 30, n° 117, p. 171-199.
Rozenberg O., Vigour C. (2018), « Comment pensent les parlementaires ? Les rôles, valeurs et représentations des élus », in É. Thiers, O. Rozenberg (dir.), Traité d’études parlementaires, Bruxelles, Bruylant (« Études parlementaires »), p. 395-434.
#Schelling T. C. (1986 [1960]), Stratégie du conflit, Paris, Presses universitaires de France (« Perspectives internationales »).
Tackett T. (1997 [1996]), Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel (« L’évolution de l’humanité »).
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CESSP, France.
Les votes des pleins pouvoirs à Hitler en Allemagne et à Pétain en France.
Entretien le 11 mai 2016, Paris.
Entretien le 26 janvier 2016, Paris.
Entretien le 11 mai 2016, Paris.
Entretien le 26 janvier 2016, Paris.
Entretien le 21 juin 2016, Paris.
Entretien le 21 juin 2016, Paris