Thomas C. Schelling dans les sciences sociales
Histoires de petites stratégies et grandes stratégies de l’histoire
Thomas C. Schelling in the Social Sciences
Stories of Little Strategies and Major Strategies of History
Natália Frozel Barros11. Université Par (…) , Alessio Motta22. Université Par (…)
Par ses travaux et sa position à partir des années 1950 dans différentes institutions publiques états-uniennes et think tanks comme la RAND Corporation, Thomas Schelling a été un conseiller indirect du prince dont le rôle fut peut-être décisif dans le plus important événement de la seconde moitié du XXe siècle, « [the] one that did not occur33. T. Schelling, (…) ». Notre planète n’est pas devenue le théâtre d’une guerre nucléaire entre grandes puissances.
Il est impossible de savoir ce que le 20ème siècle aurait été sans Thomas Schelling. Peut-être que la guerre du Vietnam se serait passée différemment, ou n’aurait pas eu lieu. Peut-être aussi qu’à la place du paysage dans lequel vous lisez ces lignes, il y aurait un désert radioactif. Nous ne le saurons jamais. Schelling est mort, vous êtes toujours vivant44. A. Delaigue, « (…) .
Mais ce n’est pas ici du Schelling conseiller stratégique que l’on traitera. La complexité du sujet justifierait un ouvrage à part entière et, disons-le clairement, nous ne voudrions pas qu’un traitement désinvolte de la question ne conduise à déduire de notre intérêt pour le travail de Schelling une forme de sympathie pour les horreurs de la politique extérieure à laquelle il a contribué55. Les travaux de (…) . Il sera question dans ce numéro de la contribution des écrits de Schelling aux sciences sociales, plus particulièrement dans le cadre francophone, sur des phénomènes aussi divers que les ségrégations, les négociations (internationales ou ordinaires) ou les actions collectives en général. Nous ferons d’abord un bref retour sur l’état de ces contributions avant de présenter les articles qui composent le numéro.
1. Schelling, le stratège social↑
Décédé en 2016 à 95 ans, l’économiste américain laisse derrière lui une réputation majeure en matière de stratégie internationale, un prix Nobel de la Banque de Suède et plusieurs ouvrages extrêmement stimulants, dont deux en particulier ont été diffusés internationalement. Le premier, The Strategy of Conflict, paru en 1960, a été publié en France en 1986 (Schelling, 1986 [1960]). Le livre présente les situations de conflits – notamment armés – moins sous l’angle de l’affrontement direct que comme des négociations appuyées sur la menace d’emploi de la force – ou d’une force plus importante que celle déjà en œuvre. Il souligne ainsi des formes de continuité entre la politique en état de guerre et en dehors de celui-ci, recourant à des analogies ludiques avec des situations du quotidien. Le second ouvrage, Micromotives and Macrobehavior, paru en 1978, est rapidement édité en France (1980) et ensuite réédité en version enrichie (2007) suite à l’attribution du Nobel (Schelling, 1980 [1978] ; 2007 [1978]). Le livre est un panorama de situations quotidiennes qui peuvent être éclairées par des modèles issus de la théorie des jeux. Toutefois, ce n’est pas la théorie des jeux qui nous a amenés à Schelling, mais l’inverse.
Notre formation de sciences sociales, comme nombre de formations contemporaines, comporte des références relativement limitées aux activités de calcul et à la modélisation des effets pervers telles qu’elles sont envisagées par les théoriciens de l’action rationnelle. Si Schelling nous a amenés à la théorie des jeux, c’est parce que non content d’en offrir une présentation ludique, il l’a enrichie en s’en éloignant, en en faisant cet usage relâché qui permet de déborder des modèles théoriques économiques. L’intérêt de ses ouvrages, selon nous, repose justement sur le renouvellement que propose l’auteur de l’usage de la théorie des jeux : Schelling intègre dans les calculs d’anticipation des individus des données issues de leurs environnements sociologique, institutionnel et culturel, ainsi qu’une conception ouverte des loyautés et préférences de chaque individu. Il emploie ainsi une approche de l’interaction stratégique qui n’est pas sans rappeler celle que propose Erving #Goffman (1969 ; 1991) dans certains de ses travaux.
Parmi les principaux apports du travail de Schelling, se trouve une faculté à débusquer ce qu’il y a de coopératif dans les situations les plus diverses, et notamment les jeux a priori non coopératifs (dans lesquels les intérêts des divers joueurs sont totalement divergents). Une partie conséquente de ceux-ci sont en fait mixtes, les joueurs ayant des intérêts communs qui structurent de façon plus ou moins consciente les stratégies qui s’offrent à eux. Sans qu’il ne mette en avant une telle typologie, la lecture de Schelling conduit à isoler trois grandes issues à ces jeux que les lecteurs pourront retrouver dans les pages de ce numéro et dans maints autres travaux, dont certains cités ci-dessous.
La première issue, celle qui conduit à quantité d’effets pervers et d’équilibres non optimaux, est la solution « minimax », théorisée notamment par les grands noms de la théorie des jeux (#Morgenstern, von Neumann, 1944 ; Nash, 1951), qui consiste pour les acteurs à minimiser la perte maximum auxquels ils s’exposent, autrement dit à limiter les risques pour eux-mêmes. C’est ce qui explique, dans le célèbre dilemme du prisonnier, que ce dernier tende, s’il est interrogé de façon répétée, à tout avouer. À force d’être interrogé, il avoue de peur qu’une dénonciation émanant de l’autre ne l’expose à la pire peine, alors que tous les deux partagent un intérêt à se taire. C’est ce qui tend à expliquer que des politiques reposant sur la participation individuelle puissent échouer : si je crains que les autres ne trient pas leurs déchets et ne participent pas à l’effort collectif et salutaire, alors pourquoi m’imposer en sus de faire moi-même cet effort ?
La deuxième issue consiste à se concerter explicitement pour imposer des mesures de coercitions favorisant le respect par tous les groupes des décisions qui apparaissent salutaires. Cette idée, qui est au cœur du travail de Mancur #Olson (1978) sur l’action collective est déclinée par Schelling à travers, entre autres, l’exemple des prés communaux. Il décrit les conséquences néfastes d’une ouverture sans limite des prés communaux à tous les villageois, dans laquelle chaque individu conserve un intérêt à amener l’ensemble de son propre bétail, même si la surpopulation globale du pré conduit ce bétail à être en mauvaise santé et sous-productif. La fixation de règles assorties de sanctions sur le nombre de bêtes que chacun peut conduire dans ce lieu partagé apparaît ici comme une solution rentable à tous points de vue. Un autre exemple qu’affectionnait Schelling était celui du hockey :
Peu de temps après que Teddy Green de l’équipe des Bruins eut reçu un coup de crosse de hockey sur la tête, on pouvait lire dans Newsweek du 6 octobre 1969 le commentaire suivant : « Les joueurs de hockey n’adopteront pas individuellement le port du casque pour plusieurs raisons. La plus simple nous est donnée par le célèbre joueur de Chicago, Bobby Hull : “la vanité”. Mais beaucoup de joueurs croient honnêtement que le port du casque réduirait leur efficacité et les désavantagerait, d’autres craignent les railleries de leurs adversaires. Seule la peur des blessures comme celle de Green peut faire se généraliser le port du casque, ou encore un règlement qui le rendrait obligatoire… Un joueur résumait les sentiments de beaucoup de ses camarades : “C’est stupide de ne pas porter de casque. Mais je n’en porte pas parce que les autres n’en portent pas. Je sais que c’est bête, mais c’est ce que ressentent la plupart des joueurs. Si toutefois la fédération nous obligeait à en porter un, nous en porterions tous et personne n’y ferait attention” » (Schelling, 2007 [1978] : 197).
La troisième issue concerne les situations dans lesquelles la coopération entre acteurs est entravée par l’absence de moyens pour communiquer explicitement ou, de façon plus courante, par le simple fait qu’une partie des termes d’une négociation même en coprésence sont de l’ordre du non-dit. Il s’agit de celle qu’offrent les « points focaux » (ou « solutions foyers », selon les traductions, Schelling, 1986 [1960] : 144 et suiv.), concept de Schelling qui a eu le plus de succès. Schelling prend pour exemple des étudiants d’une ville, un couple dans un grand magasin ou des parachutistes en mission qui doivent se retrouver en un lieu et un moment donné sur lequel ils n’auront pas pu s’accorder préalablement. Il met en évidence le rôle de certaines solutions d’évidence pour pallier l’absence de communication. Ces points focaux ne sont pas seulement des lieux ou moments, ils peuvent être des personnes, idées ou autres points de ralliement sur lesquels convergent l’attention et les calculs des individus lorsqu’ils se demandent : « À quelle personne, quel point de rendez-vous, etc. pensera l’autre, sachant qu’il est lui-même en train de se demander à quoi je pense moi-même, et ainsi de suite ? ». Ces solutions sont donc loin d’agir de manière mécanique sur les décisions des acteurs. Elles servent de points d’ancrage à des calculs réflexifs. Elles peuvent reposer sur des saillances matérielles (un pont au centre d’une carte, cf. illustration 1) ou, plus souvent, sur des connaissances partagées (« je sais, et je pense que l’autre sait, que tel lieu est le point de rendez-vous habituel des jeunes de la ville »). Ces points focaux jouent notamment un rôle de poids dans les négociations et conflits internationaux. En 2005, Schelling souligne ainsi, dans son discours de réception du prix Nobel, que le miracle qu’a constitué l’absence de guerre nucléaire s’explique largement par le repère partagé qu’est l’accord sur le caractère de gravité non conventionnel du recours à l’arme nucléaire. Alors que certaines situations ont pu rendre tentant le recours à des armes nucléaires d’ampleur limitée, notamment pour les États-Unis lors de la guerre d’Indochine, le non-franchissement de cette ligne résulte de cet accord et l’a aussi implicitement renforcé. Schelling affirme qu’il faut y voir un accord implicite et non une simple valeur partagée : même si une puissance nucléaire ne partageait pas cette vision « à part » de l’arme atomique, le simple fait de savoir qu’elle est à part pour les autres l’inciterait à agir comme s’il en était de même pour elle.
Les concepts mobilisés par Schelling dans ses réflexions ne permettent bien entendu pas de saisir toute la complexité des situations qu’il évoque ou les différents modes de décision et d’action des individus. Ils permettent néanmoins d’éclairer les zones sombres sur lesquelles reposent certaines oppositions entre traditions scientifiques. Par exemple, les équilibres non optimaux et les mesures de coercition de soi-même acceptées par les individus, qui apparaissent parfois comme une « irrationalité » inattendue de l’acteur rationnel, dépassent salutairement l’analyse des jeux. Les points focaux, eux, permettent de mettre en rapport les logiques situationnelles et les cultures partagées par les acteurs avec les structures sociales qui les contraignent. Les concepts de Schelling créent ainsi des possibilités de dialogue : ils font apparaître le contexte et le social comme limites à ce que serait une rationalité pure et, en même temps, permettent de renouveler l’analyse de l’action et la stratégie des acteurs par la prise en compte dans l’analyse de ces mêmes éléments sociaux et contextuels. Tout en s’inscrivant principalement dans la tradition de l’individualisme méthodologique et dans l’étude des calculs plus ou moins réflexifs des acteurs sociaux, Schelling offre une place de choix aux contraintes structurelles, culturelles, situationnelles et interactionnelles qui entourent l’individu. On retrouvera dans ce numéro la variété des usages, des appropriations et des dialogues théoriques qu’une telle approche a généré en France.
2. Schelling dans les sciences sociales en France : des appropriations diverses↑
Aucun champ de la recherche scientifique francophone ne s’est pleinement approprié l’œuvre de Schelling, à cheval sur les mathématiques, les probabilités, les relations internationales, l’économie et la sociologie. Son influence, notamment dans les sciences sociales, s’est surtout faite par touches et apports conceptuels ponctuels. Des incursions à l’image du projet de l’auteur, qui ne fut pas la création d’un cadre théorique permettant de penser l’ensemble du fonctionnement d’une société, mais plutôt une succession d’idées fécondes et de ponts entre les grands phénomènes et moments de l’Histoire et les situations quotidiennes de coordination les plus terre-à-terre.
Raymond #Boudon (1979), l’un des premiers sociologues à citer Schelling en France, s’est notamment appuyé sur les jeux d’échiquiers décrits par ce dernier pour explorer les « effets d’amplification » (p. 129) qui relient les logiques individuelles ordinaires aux macro-effets parfois non désirés comme les ségrégations résidentielles (pour une critique de ce modèle, voir #Forsé, Parodi, 2006, ainsi que leur contribution au présent numéro). Mais les ponts construits par Schelling entre micro- et macro-phénomènes ne se résument pas aux seuls effets pervers. Ils éclairent, de façon générale, les moments où les acteurs réfléchissent, se posent des questions, calculent, etc., en d’autres termes les moments où ils se font stratèges. Ces ponts ont contribué à renouveler les questionnements sur la rationalité des acteurs, notamment dans leur rapport aux règles partagées en société, qui peuvent s’imposer à eux comme des contraintes cognitives et normatives, mais dont le respect tient aussi parfois à des calculs d’intérêts (#Reynaud, 1989). L’introduction de Schelling dans les sciences sociales a essentiellement permis d’éclairer les dynamiques d’interactions stratégiques dans des contextes où la circulation d’informations entre les acteurs se trouve limitée, en particulier dans deux types de cas où l’on retrouve les caractéristiques évoquées plus haut.
Le premier type concerne les situations de coopération collective à distance, où des individus partageant des intérêts communs mais ne pouvant pas communiquer s’organisent tacitement (avec plus ou moins de succès) en essayant d’anticiper ce que sera le comportement des autres. On pense ici aux effets de masse, aux prophéties autoréalisatrices (et à leurs opposées, autodestructrices) qui conduisent à ce que, supposant que beaucoup d’autres le feront aussi, un certain nombre d’individus adoptent une pratique donnée (#Schelling, 1973), se rendent à une fête ou à une manifestation (#Klandermans, 1984, même si la référence à Schelling n’est pas explicite).
Le second type est celui des situations de guerre et de conflit, mais aussi des cadres organisationnels (#Crozier, Friedberg, 1977 et l’article d’Erhard Friedberg dans le présent numéro) en tout genre dans lesquels les acteurs se livrent aussi à de nombreuses tentatives d’anticipations du comportement des autres. Comme souligné plus haut, l’un des ressorts de l’approche portée par Schelling est de souligner que l’antagonisme total est une chose rare. Ces situations sont le plus souvent des jeux de négociation tacite mixtes, c’est-à-dire dans lesquels les adversaires ont à la fois des intérêts divergents et convergents. Dans le cas de la guerre froide et de la menace nucléaire, les leaders des deux camps ennemis partagent généralement un intérêt à éviter ou à limiter le processus de destruction. Ils recourent pour cela à des outils parfois paradoxaux, dont le sens échappe à un observateur qui ne verrait que du conflit : ils s’autorisent à ne pas répondre à certains coups et en attendent parfois autant de l’autre, ils entretiennent des repères de négociation et des règles implicites communes, une guerre limitée où certains coups sont unanimement considérés comme hors normes (Schelling, 1966 ; 1986 [1960]). Ils réduisent parfois leur propre marge de manœuvre et leur propre accès à l’information pour renforcer leur poids. Par exemple, un décideur pourra réfléchir en ces termes : « Si ma bombe nucléaire n’est plus sous mon contrôle mais qu’elle est programmée pour être larguée automatiquement en cas d’attaque nucléaire adverse, l’ennemi au courant de cela risque d’autant moins de m’attaquer ». Dans une négociation, si l’autre partie ne peut communiquer avec moi ou que je ne peux lui répondre qu’un nombre de fois réduit, elle tendra plus rapidement à proposer un arrangement jugé satisfaisant pour les deux parties.
Certains concepts de Schelling furent évidemment repris aussi dans le cadre d’études sur les négociations formelles et directes (#Bourque, Thuderoz, 2011). La menace, la promesse, la délégation ou l’ultimatum sont autant de stratégies ponctuelles qui poussent des négociateurs au compromis et servent au chercheur de briques conceptuelles pour l’analyse de la décision. Rien d’étonnant à ce que Schelling soit un auteur continument revisité dans les études francophones sur les négociations et l’action stratégique des négociateurs (cf. revue Négociations).
L’impact dans les sciences sociales des concepts développés par Schelling touche notamment la sociologie des crises politiques et des institutions. Michel #Dobry (1978 ; 1983 ; 1992), l’un des principaux acteurs de la diffusion de Schelling en France, a intégré l’attention portée par Schelling aux échanges de coups dans le cadre complexe de nos sociétés différenciées. Il a souligné que les saillances qui constituent des points focaux pouvaient être le fruit d’évidences situationnelles ou d’une culture plus ou moins largement partagée. Elles lui ont permis entre autres de démystifier le « charisme » de certains acteurs dans les situations d’attentisme qui caractérisent les « conjonctures fluides », périodes de crises marquées par l’effondrement des transactions, routines et repères qui structurent les pratiques habituelles des acteurs politiques. Cet usage de Schelling a été partagé par plusieurs auteurs traitant des transitions et des périodes de transformation des institutions, des crises et des scandales politiques nationaux et supranationaux (#Ermakoff, 2013 ; François, 1996 ; Georgakakis, 2000 ; voir aussi les contributions de Damien Lecomte et de Lilian Mathieu à ce numéro).
Avec des préoccupations similaires, des spécialistes des relations internationales ont également recouru aux concepts de Schelling pour dépasser les limites des analyses géostratégiques des high politics (#Allison, 1971 ; Allison, Zelikow, 1999 [1971]) et penser le vaste échiquier des interactions diplomatiques et ses stratifications sociales (#Pouliot, 2016). En France, certains se sont appuyés sur l’analyse des coups revisitée par Dobry et sur des stratégies comme celles consistant à se lier, qui ont été étudiées par Schelling, pour comprendre les interactions diplomatiques relatives aux politiques extérieures française et européenne dans le cadre des contraintes structurelles des relations internationales (#Buchet de Neuilly, 2009 ; Frozel Barros, 2019 ; Pouponneau, 2013). Ailleurs, toujours dans le monde francophone, d’autres ont souligné que le travail de coordination des attentes et les points focaux partagés par des diplomates en situation de négociation sont situés dans une culture propre et spécifique, où se structurent des pratiques diplomatiques ordinaires (#Adler, Pouliot, 2011). Loin d’être une affaire de capacités innées et supérieures que possèderaient les négociateurs, l’activité stratégique de négociation ouverte serait plutôt le produit de pratiques structurées reposant sur la construction d’ordres hiérarchiques internationaux. Cette activité et ses caractéristiques sont observables tant au niveau macro des grands discours sur la sécurité internationale que dans des micro-arènes de la politique multilatérale, de la salle de négociation formelle aux « confessionnaux » des Nations unies – rencontres individuelles entre délégués nationaux en marge des réunions officielles (#Pouliot, 2016). Par les déplacements dont ils ont fait l’objet, les concepts de Schelling ont ainsi inspiré des renouvellements dans l’étude de l’international allant bien au-delà du modèle du décideur rationnel dans lequel on enfermait l’auteur il y a quelques décennies (#Allison, 1971).
Les diverses notions issues de ses travaux ont aussi été mobilisées dans l’étude des actions collectives contestataires. Elles l’ont été pour comprendre comment un événement ou « signe déclencheur type » peut mener à des réactions collectives de façon relativement indépendante des motivations des différents participants (#Motta, 2016 ; 2019 et sa contribution dans ce numéro). Elles l’ont aussi été pour leur contribution à la compréhension des effets de masse, par certains aspects similaires aux approches en termes de « cascades » (#Chazel, 2003 ; Granovetter, 1978 ; Kuran, 1989), qui incitent à participer à une mobilisation (#Bennani-Chraïbi, Fillieule, 2012). Elles l’ont également été, enfin, pour analyser les stratégies des acteurs mobilisés qui, pour peser dans les rapports de forces, peuvent par exemple avoir intérêt à se lier eux-mêmes dans une grève de la faim (#Bourgoin, 2001 ; Siméant, 1993).
Ces techniques d’autocontrainte ont par ailleurs été observées dans d’autres contextes, comme les assemblées constituantes. Elles permettent aux acteurs de la négociation d’y rendre des menaces crédibles en s’appuyant sur l’irréversibilité que leur confèrent certaines normes telles que le « sens de l’honneur » quand bien même l’adversaire sait combien leur mise à exécution serait coûteuse (#Elster, 1994).
Les six contributions qui composent ce dossier portent sur des thèmes aussi variés. Qu’elles apportent un retour sur des recherches passées ou un angle d’analyse inédit inspiré des travaux de Schelling, nous souhaitions qu’elles reflètent la capacité de ce dernier à établir des ponts entre micro-stratégies de coordination ordinaires et phénomènes sociaux complexes.
Les trois premiers articles montrent la diversité des domaines de recherche que les concepts pensés par Schelling permettent d’appréhender, du fait de leurs apports à la compréhension des ressorts concrets de l’action collective au sens large. La contribution de Damien Lecomte les mobilise pour saisir l’importance des problèmes de coordination dans la mobilisation de parlementaires dans le cas des frondes socialistes en France sous la présidence de François Hollande. Au-delà de ces cas particuliers, elle applique ainsi à un contexte contemporain les outils forgés notamment par Schelling et Ivan #Ermakoff (2008) pour saisir des mécanismes généraux de la contestation au sein d’arènes marquées par des ensembles complexes de règles institutionnalisées, disciplines de groupes et logiques d’exposition de soi. Lilian Mathieu se penche sur le coup d’État qui mit fin à la dictature de Trujillo en République dominicaine. Tout en soulignant la force des outils de Schelling pour penser le coup d’État, sa contribution apporte une réflexion sur les caractéristiques et effets du langage économique porté par celui-ci pour penser les situations, en le confrontant à la littérature de Mario Vargas Llosa. L’article d’Alessio Motta, qui décrit une image particulièrement contraignante des déclencheurs, modes et répertoires d’action protestataire traditionnels, propose d’y voir des points focaux pour souligner que ce caractère contraignant est compatible avec la diversité des calculs élaborés par les acteurs de mobilisations. Il donne une idée de la pression exercée sur les constructions de mobilisations par des points de coordination bien particuliers : les habitudes et clichés qui dressent le recours à telle ou telle technique d’action en évidence.
Ces contributions s’inscrivent entre autres dans un échange avec les travaux de Dobry et l’usage que celui-ci a fait de Schelling (#Dobry, 1992 ; Gaïti, Siméant, 2018). Il nous paraissait donc crucial, pour que ce numéro puisse aussi refléter les autres chemins frayés autour de Schelling dans les sciences sociales francophones, d’y intégrer une intervention de Friedberg sur l’introduction du stratège américain dans et par le Centre de sociologie des organisations (CSO).
Enfin, deux contributions apportent des critiques approfondies du travail de Schelling dans certains de ses aspects les plus connus. Benoît Pelopidas discute dans un entretien du traitement approximatif de la notion de « chance » fait par Schelling dans son analyse de la dissuasion nucléaire, ainsi que du rôle historiquement décisif d’acteurs intermédiaires et accidents mis au second plan par ce dernier. Michel Forsé et Maxime Parodi reviennent sur la critique radicale qu’ils adressent au modèle théorique de ségrégation spatiale de Schelling, dont les attendus, logiques et conclusions éclipsent des phénomènes fondamentaux de domination et d’exclusion sociale. Ces articles ont le mérite de rappeler que l’apport de Schelling aux sciences sociales repose moins sur sa contribution à des savoirs spécialisés que sur les multiples astuces et méthodes de raisonnement qu’il apporte.
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CESSP, France.
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, CESSP, France.
T. Schelling, « An Astonishing Sixty Years: The Legacy of Hiroshima », discours de réception du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, Royal Swedish Academy of Sciences, Stockholm, 2005. En ligne, consulté le 18 octobre 2019. URL : http://www.nobelprize.org/mediaplayer/index.php?id=626.
A. Delaigue, « Thomas Schelling est mort, et vous êtes vivant », Blog Classe éco, FranceInfo, 15 décembre 2016. En ligne, consulté le 18 octobre 2019. URL : http://blog.francetvinfo.fr/classe-eco/2016/12/15/thomas-schelling-est-mort-et-vous-etes-vivant.html.
Les travaux de Schelling ont été l’un des fondements de plusieurs décisions stratégiques prises dans les conflits internationaux dans lesquels se sont engagées les troupes américaines dans la seconde moitié du XXe siècle.