Les formes plurielles de la migration de retour
Entretien avec Sylvie Bredeloup11. Directrice de (…)
The multiple forms of return migration
An interview with Sylvie Bredeloup
Audrey Lenoël22. Chaire Migrati (…) , Anda David33. Agence françai (…) , Annalisa Maitilasso44. Comité espagno (…)
[Résumé] L’équipe coordinatrice de ce numéro a demandé à l’anthropologue africaniste Sylvie Bredeloup d’apporter des éclairages à propos de la migration de retour à partir de sa pratique ethnographique, notamment en Afrique de l’Ouest. Parmi les différents enjeux abordés, Bredeloup insiste sur la prédominance des retours spontanés, en marge des programmes institutionnels, ainsi que sur l’importance de déconstruire « les idées reçues » sur le retour.
Mots-clés : migration de retour, approche ethnographique, Afrique de l’Ouest, trajectoires.
[Abstract] The coordination team of this issue asked anthropologist Sylvie Bredeloup to provide insights on return migration based on her expertise and ethnographic practice, especially in West Africa. Among the various issues addressed, Bredeloup insists on the predominance of spontaneous returns, outside of institutional programmes, as well as on the importance of deconstructing preconceived ideas about return.
Keywords: return migration, ethnographic approach, West Africa, trajectories.
Alors que ce phénomène a longtemps été négligé ou envisagé de manière périphérique dans les études sur les migrations, le retour fait aujourd’hui l’objet d’un nombre grandissant d’études, d’enquêtes et de programmes de recherche. Le courant transnationaliste et l’émergence de concepts tels que « migration temporaire », « circulaire » ou encore « réémigrations » remettent en cause l’idée d’un retour définitif et suggèrent une complexification des trajectoires migrantes et des retours. Mais est-ce la migration de retour qui a changé ou le regard que nous portons sur elle ?
Sylvie Bredeloup : Les migrations de retour prennent des formes plurielles que les chercheurs parviennent depuis deux décennies de mieux en mieux à repérer grâce à des dispositifs d’enquête mieux adaptés.
D’abord, à cause du durcissement des politiques migratoires à l’œuvre un peu partout sur la planète et de l’essor des conflits armés, les migrants sont conduits : ou bien, à rester plus longtemps que par le passé dans le pays « d’accueil », au risque sinon de ne plus pouvoir y revenir ; ou bien à circuler plus activement et à errer entre une pluralité de lieux d’écueil pour trouver temporairement un espace « refuge » ; ou enfin à fuir un pays en guerre pour regagner leur pays d’origine (Carling, Mortensen, Wu, 2011 ; Dumont, Spielvogel, 2008 ; Petit, 2007).
Ensuite, le regard porté par les chercheurs a aussi évolué, à mesure que les méthodes de décryptage de ces mouvements se sont complexifiées, intégrant des observations multisituées sur un espace élargi et un temps long et permettant de resituer le parcours des individus au sein de collectifs, notamment familiaux. Le retour au pays des migrants africains a donné lieu plus récemment à de nouvelles investigations (Bredeloup, Zongo, 2016 ; Flahaux, Eggerickx, Schoumaker, 2017 ; Kleist, Thorsen, 2017) qui n’ont pas nécessairement à voir avec les injonctions européennes d’incitation au retour. Rappelons que plus de 80 % des migrations africaines demeurent intracontinentales. Sachant que les statistiques nationales peinent à enregistrer correctement les retours au pays de leurs ressortissants, les chercheurs ont été amenés à réviser leurs modes d’intervention pour tenter de mesurer l’ampleur de ces mouvements ou d’en saisir plus qualitativement les contours. À la fin des années 1980, une enquête démographique menée au sein du Réseau migrations et urbanisation en Afrique de l’Ouest (REMUAO55. Coordonnées pa (…) ) mettait en lumière notamment une inversion des courants migratoires entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso : les migrants étant plus nombreux à rentrer dans leur pays qu’à en partir, contrairement aux idées reçues. Depuis, les recherches documentent autant les modalités de réinsertion des migrants que leurs intentions de rentrer, la préparation de cette étape ou la perception de ces retours au sein des sociétés de départ.
Nos travaux ont montré comment, au cours des deux dernières décennies, les migrants subsahariens en transit en Libye s’enfonçaient dans une succession de vagues lendemains pouvant déboucher sur un enlisement certain et comment leur vie se creusait d’années de séparation d’avec leurs proches, devenant prisonniers d’un espace migratoire qui se refermait sur eux (Bredeloup, 2019b). Mais il serait erroné d’en conclure pour autant que les migrants abandonnent tout projet de retour sous prétexte que les étapes se sont multipliées au long d’un chemin de plus en plus chaotique, que les opportunités de travail se sont raréfiées, que les séjours à l’étranger se sont allongés ou que la situation économique ou politique dans leur pays d’origine s’est dégradée. Les parcours de vie sont aussi conditionnés par des temporalités externes, organisées selon des chaînes causales indépendantes et dans lesquelles la place laissée à la contingence est minorée (Coninck, Godard, 1990). Tous les événements qui traversent la vie des migrants peuvent prendre une valeur différente selon le contexte dans lequel ils se déroulent, mais aussi selon la période à laquelle ils interviennent dans le cycle de vie de chacun. Et un retour au pays, dès qu’il est envisagé non plus comme la fin d’un parcours mais comme une étape parmi d’autres, peut aussi déboucher sur un nouveau départ : des Burkinabè refoulés de Libye en pleine guerre civile après y avoir vécu des situations dramatiques reprennent dès qu’ils le peuvent le chemin de Tripoli, pouvant supporter encore moins au village le regard réprobateur des leurs.
La « claque aux idées reçues » fait partie des priorités du laboratoire mixte international MOVIDA66. Le LMI MOVIDA (…) . Les chercheurs réunis au sein de cette plateforme portent leur attention sur les mobilités se déployant entre les Afriques méditerranéenne et subsaharienne. Ils s’emploient à calquer leur réseau sur les réseaux de migrants. Globalement, ces terrains partagés montrent qu’il n’est pas nécessaire d’encourager les migrants pour qu’ils veuillent rentrer chez eux. Ils rentrent quand ils le veulent ou le peuvent et, à leur retour, s’ils contribuent à l’essor des économies locales, ils ne se substituent pas pour autant aux autres acteurs du développement. La migration relève d’abord de choix individuels et familiaux alors que les objectifs de développement durable sont conçus à l’échelle de la société. La dichotomie souvent activée entre migrations volontaires et migrations forcées a perdu de sa pertinence, compte tenu de l’hétérogénéité des situations et sachant que la contrainte peut autant être exercée par les familles que les États ou les organisations internationales (Boyer, 2017 ; Mounkaila, 2015).
Ces recherches mutualisées qui documentent notamment depuis plusieurs décennies l’impact des crises ivoiriennes sur les dynamiques migratoires font état d’une augmentation notable du retour des populations en provenance des pays voisins (Burkina Faso, Niger, Mali, etc.). L’instabilité économique (répercussion de la chute des cours mondiaux du café et cacao) de la Côte d’Ivoire, puis la détérioration progressive des conditions de séjour pour les étrangers (introduction d’une carte de séjour, ivoirisation des emplois, etc.), le déclenchement de la guerre le 19 septembre 2002 et la crise postélectorale de 2011 ont certes favorisé les retours au pays des Burkinabè qui s’y étaient installés ou qui y étaient nés77. Dabiré B., Kon (…) (Blion, 1992 ; Bredeloup, 2003 ; Zongo, 2003 ; 2010). Mais ces retours sont aussi à analyser indépendamment des turbulences politiques et des vicissitudes économiques. Les notions d’aventure et de voyage qui donnent du sens aux parcours migratoires conditionnent aussi ces retours (Bredeloup, 2014a ; Canut, Ramos, 2014 ; Degorce, 2016).
Non seulement ces retours au pays ne sont pas nouveaux88. Il a été montr (…) (Blion, 1992), mais ils ne sont pas aussi massifs que redoutés par la puissance publique (Bredeloup, Zongo, 2016). En outre, il a été démontré que la majorité des retours effectués en 2002 relevaient d’initiatives individuelles ou familiales plutôt que d’une prise en charge organisée de ses ressortissants par le gouvernement burkinabè. Ces retours ne s’opèrent plus majoritairement en direction des villages d’origine. Les Burkinabè préfèrent rejoindre les villes de Ouagadougou ou de Bobo Dioulasso (Blion, 1996), ou encore des zones rurales situées loin de leur province d’origine (Zongo, 2003) sur des fronts pionniers ou aux frontières de la Côte d’Ivoire (Néya, 2016a), avant tout pour maximiser leurs chances de rebond. Parmi ces populations ayant rejoint le Burkina Faso, les femmes et les enfants (descendants nés en Côte d’Ivoire) sont aujourd’hui les plus nombreux (Cordell, Gregory, Piché, 1996 ; Le Jeune, Piché, Poirier, 2005 ; Néya, 2016b). En période d’instabilité, les chefs de famille – le plus souvent polygames – s’emploient à sécuriser leur situation, en révisant leurs pratiques résidentielles, en élargissant leur espace de vie et en multipliant ainsi les lieux sociaux de reproduction (Kabbanji, Piché, Dabiré, 2007). Mais ces retours ne peuvent pas être pour autant interprétés exclusivement comme relevant de stratégies familiales. Les femmes ne se contentent pas de suivre les prescriptions de leurs époux. Rentrer au Burkina Faso pour y sédentariser la famille ne signifie pas mécaniquement la fin de leur mobilité. Pour remédier à la précarité économique de leur foyer, ces femmes multiplient les circulations marchandes dans le pays ou entre les deux pays, autant d’initiatives qui contribuent à leur prise d’autonomie (Néya, 2016b). Les Burkinabè ne sont plus ici ou là-bas, mais d’ici et de là-bas. Le retour-retraite a laissé place au retour-opportunité de travail.
Qu’ils soient ou non préparés, ces retours au pays peuvent déboucher sur des innovations inattendues qui sont très souvent occultées par les autorités politiques. En zone rurale, des migrants contribuent à la mutation du paysage agricole, à l’exemple de planteurs burkinabè qui ont mis à profit les connaissances acquises en terre ivoirienne pour développer sur des fronts pionniers à la fois de nouvelles cultures commercialisables et de nouvelles associations culturales (Zongo, 2008). Quant à ceux qui se réinstallent à Ouagadougou ou Banfora, ils sont aussi nombreux à valoriser leur savoir-faire, contribuant notamment à une recomposition en profondeur de l’offre de transport de voyageurs sur longue distance (Bredeloup, Kouraogo, 2007 ; Kouraogo, Lombard, 2016) ou à la diffusion de la mode ivoirienne dans les secteurs de la couture, de la coiffure et de la restauration (Bredeloup, 2006 ; Néya, 2019). Enfin, il a été démontré que la majorité des retours effectués en 2002 dans la période la plus trouble relevaient d’initiatives individuelles ou familiales plutôt que d’une prise en charge organisée de ses ressortissants par le gouvernement burkinabè (Néya, 2016a ; Zongo, 2010).
Le « mythe du retour » est un thème souvent abordé dans la littérature. Chez nombre de migrants, cette croyance dans le caractère temporaire du séjour à l’étranger et le sentiment du « provisoire durable » (Sayad, 1977) qui en découle sont bien ancrés et conditionnent aussi bien leurs comportements que leurs perceptions du monde. Pensez-vous que ce mythe soit toujours aussi caractéristique de l’expérience migratoire aujourd’hui ? Comment pensez-vous que ce concept ait évolué ces vingt dernières années ?
Sylvie Bredeloup : Les retours au pays ne relèvent pas du mythe, comme le laissent parfois accroire les États et les organisations internationales. Les migrants mettent tout en œuvre pour rentrer un jour au pays (Sinatti, 2011). Leur migration est bornée dans le sens où ils ont obligation de résultat. Sa réussite est sous-tendue par un retour glorieux. Dans l’épopée d’El Hadj Omar Tall ou la geste pulaar de Samba Guéladio, l’exil est magnifié car il doit permettre au retour de reconquérir le pouvoir. Et les migrants de se référer aujourd’hui encore à ces épreuves, magnifiées par le patrimoine oral pour légitimer leur propre parcours et se persuader d’un retour au pays aussi triomphal que celui de leurs héros (Bredeloup, 2007). À l’image de la geste épique, les religions exaltent aussi l’exil et attribuent au voyage à la fois valeur initiatique et extatique. Suivre symboliquement les traces des chefs spirituels doit ainsi permettre de revenir au pays pour en sortir personnellement grandi. Des termes existent par ailleurs en Afrique de l’Ouest pour désigner « le bien revenir », et des fêtes sont organisées au cours desquelles les griots vantent les mérites de ceux qui sont revenus. En wolof, le verbe tekki signifie « délier, détacher » ; réussir, c’est donc dénouer les liens de dépendance et de la précarité pour advenir et revenir grandi auprès des siens. Voyager pour apprendre avant de mieux revenir. Tukki ngir tekki : « voyager pour réussir ». Des opérations magiques sont également initiées pour faire revenir ceux qui ont tardé à le faire et qui se sont englués loin de chez eux. Chez les Mossi du Burkina Faso, la brousse peut devenir le lieu d’où ne repartiront plus jamais les migrants, ceux qui sont restés trop longtemps en brousse (paa weoogo) (Degorce, 2016 ; Zongo, 2010). Quant aux mal revenus, rentrés les mains vides, ils sont aussi considérés comme perdus (Kleist, 2017). Ils expérimentent la honte et se retrouvent socialement désaffiliés (Tounkara, 2013).
Les migrants sont aussi nombreux à expliquer qu’au-delà d’un certain laps de temps passé à l’étranger, il leur faut revenir au pays, au moins pour une première visite, au risque sinon d’enfreindre les obligations familiales (Lompo, 2015). Mais ce temps peut s’étirer sur plusieurs années et l’argument n’a pas la même signification s’il est convoqué par un migrant ayant mis en place un dispositif pour revenir sans problème régulièrement au pays que par un autre, moins chanceux, qui cherche à masquer son échec, à dédramatiser son expulsion ou par un troisième, marié tout juste avant son départ.
On a aussi l’habitude d’entendre dire que ceux qui sont restés longtemps à l’étranger ont tendance à oublier leur pays d’origine et ont une probabilité plus forte de ne pas y revenir. Or, sur la base des enquêtes MAFE99. Les enquêtes M (…) (programme sur les migrations entre l’Afrique et l’Europe réalisé en 2008 et 2009), il semblerait à l’inverse que plus les départs sont anciens, plus les retours sont à la fois fréquents et rapides. Après dix ans d’absence du Sénégal, près des trois quarts de ceux qui étaient partis en Europe entre 1975 et 1982 sont rentrés. Quant à ceux qui ont rejoint la France, l’Italie ou l’Espagne entre 1992 et 2007, période où la libre circulation a été rendue plus difficile, ils n’étaient plus que 30 % à être retournés dans leur pays (Flahaux, Beauchemin, Schoumaker, 2014).
D’autres recherches ciblant les migrations intra-africaines apportent un éclairage complémentaire. Contrairement aux discours entretenus par les autorités publiques burkinabè, leurs compatriotes ayant émigré en Côte d’Ivoire, dans leur très grande majorité, n’ont pas rompu les ponts avec leur pays d’origine. Non seulement ils contribuent activement à la rente migratoire par des transferts financiers réguliers (Lachaud, 2005), mais ils n’ont pas attendu non plus une prise en charge de leur gouvernement pour rentrer au lendemain des fortes turbulences politiques de 2002 en Côte d’Ivoire. Plutôt que d’être « rapatriés », ils sont rentrés majoritairement par leurs propres moyens quand ils n’avaient pas déjà anticipé ces événements (Blion, 1995 ; Bredeloup, Zongo, 2016). En revanche, les premières générations de Burkinabè ayant rejoint le Ghana dans les années 1960 n’ont pas pu rentrer au pays ni y réinvestir. Ayant occupé des postes subalternes dans les quartiers populaires de Koumassi ou d’Accra, ces hommes n’ont pas pu résister à la détérioration continue de l’économie ghanéenne dans les années 1970 (Ouédraogo S.N., 2019). Ils ont été amenés à épouser des femmes ghanéennes pour avoir une chance de ne pas se faire expulser du pays. Vieux migrants précarisés aujourd’hui, ils ne peuvent compter sur leurs enfants, eux-mêmes employés dans des activités subalternes. Plutôt que de rentrer au Burkina Faso ou de prendre leur retraite au Ghana, ils se retrouvent dans l’obligation de reprendre un emploi pour survivre (Koudougou, 2016).
La recherche sur les migrations de retour est largement financée par des organisations internationales et des bailleurs de fonds des pays dits développés, souvent eux-mêmes porteurs de programmes d’aide au retour. Pensez-vous que cela ait influencé la manière dont la migration de retour est aujourd’hui appréhendée et le type de recherches conduites sur le sujet ? Si oui, comment ?
Sylvie Bredeloup : Le développement de la recherche sur contrat, d’une part, et le fait que des organismes comme l’ICMPD (International Center for Migration Policy Development. Fondé en 1993 par l’Autriche et la Suisse et basé à Vienne, le Centre international pour le développement de politiques migratoires regroupe dix-huit États membres en 2020), d’autre part, puissent être à la fois bailleurs de fonds et répondre à des appels d’offre en tant que chercheurs ont effectivement conduit à fausser le débat et à limiter les recherches à des études d’impact. Ces études ont à voir avec l’institutionnalisation des politiques publiques d’aide au retour, qui s’est généralisée en Europe et qui est sous-tendue par la volonté d’y réduire la présence étrangère, au prétexte d’un coût social élevé de l’immigration. Activer les registres du développement et de l’humanitaire a permis de reformuler positivement la contrainte et d’encourager les retours.
Nombre de travaux ont pourtant montré que les programmes d’aide au retour des migrants initiés par les instances nationales ou internationales ne correspondaient pas nécessairement aux besoins ni aux réalités vécues par les migrants (Gary-Tounkara, 2013 ; Quiminal, 2002). Dans la région de Kayes au Mali, paradoxalement, le pourcentage d’échecs était plus élevé parmi les migrants ayant bénéficié d’une aide à la réinsertion économique à leur retour de France que parmi ceux qui s’étaient réinstallés sans aucun soutien (Ndione, Lombard, 2004). Bien que les retours apparaissent plus profitables aux migrants quand ces derniers ont pris le temps de les préparer ou de les organiser par eux-mêmes, les bailleurs continuent de financer ce type de projets.
Ces organisations communiquent largement auprès des médias et du grand public et tendent à mettre en avant des modèles de retours réussis, souvent des entrepreneurs dans des secteurs comme l’agriculture ou le commerce. Pensez-vous que ceux-ci soient représentatifs de la réalité des retours aujourd’hui, notamment en Afrique de l’Ouest ?
Sylvie Bredeloup : Les modèles mis en avant par les organisations internationales – type OIM – conduisent à porter un regard exclusivement eurocentré sur les migrations de retour en Afrique de l’Ouest. Le retour au pays, qui pourrait être envisagé comme une éventualité parmi d’autres dans le champ des possibles, est naturalisé par ces institutions et posé comme un devoir moral incontournable (Bredeloup, 2019a). Selon cette logique, les migrants ne sont plus considérés comme les acteurs de leur propre vie ; il ne leur est laissé ni le temps ni l’occasion de réexaminer leur situation au regard de l’évolution de leur pays d’origine pour mettre à profit, dans les meilleures conditions, les expériences accumulées en migration. Les décalages qu’ils expérimentent au quotidien débouchent bien souvent sur des difficultés de réinsertion, légitimant des mesures d’accompagnement au retour, de plus en plus souvent déléguées à des consultants nationaux par ces organisations internationales. Ces registres d’action présentés comme strictement techniques sont activés en réalité pour préserver l’ordre des sédentarités locales. Pour peu que les migrants de retour éprouvent des réticences à se conformer à la norme, ils sont considérés comme les seuls responsables de leur mal-être. Et les nouveaux courtiers du retour de les mettre au pas, usant de discours moralisateurs, abusant de la « gouvernementalité par l’inquiétude » (Bigo, 1998), érigeant l’accompagnement au retour en norme d’intervention ordinaire.
La plupart de vos terrains ont été menés en Afrique subsaharienne, où vous vous intéressez particulièrement aux « aventuriers » de la migration. La migration subsaharienne reste avant tout intracontinentale et régionale, et les retours également. Par ailleurs, ceux qui, parmi ces aventuriers, cherchent à rejoindre l’Europe, voient souvent leur projet échouer ou conduire à une vie de grande précarité à destination, avec l’externalisation croissante des frontières et la crise financière qui a durement touché les pays d’Europe du Sud. Dans ce contexte, pensez-vous qu’il y ait une spécificité africaine – voire ouest-africaine – concernant la migration de retour ? Les concepts développés dans les pays du nord vous paraissent-ils adaptés pour décrire les dynamiques migratoires dans cette région ?
Sylvie Bredeloup : S’il n’est pas pertinent de parler d’une spécificité africaine des migrations de retour, les recherches menées en Afrique subsaharienne, d’une part, documentent largement les modalités de réinsertion dans le pays d’origine. D’autre part, ces travaux réinterrogent la notion même de retour, laquelle ne rend pas compte des allées et venues des migrants au long de leur vie, ni n’intègre l’histoire familiale des migrants dans sa globalité.
Les conditions de l’hospitalité ne sont pas toujours réunies dans les pays de retour. Les autorités nationales préfèrent bien souvent, à un retour physique des migrants, un retour de leurs devises. C’est ainsi que la puissance publique burkinabè a érigé en modèles de réussite ses compatriotes partis en Italie et continuant d’opérer des transferts financiers, plutôt que ceux rentrés plus ou moins précipitamment de Côte d’Ivoire (Bredeloup, Zongo, 2016).
Des recherches conduites auprès d’étudiants rentrés au Burkina Faso après plusieurs années passées dans les universités islamiques d’Afrique et d’ailleurs (Égypte, Algérie, Arabie saoudite, Syrie, Libye) font également le point sur les multiples obstacles présidant à leur réinsertion professionnelle et sociale. Leur parcours d’arabisant se transforme en un parcours du combattant dès lors que les diplômes obtenus après un long et chaotique apprentissage en terre d’islam ne sont pas reconnus officiellement et ne peuvent être valorisés au Burkina Faso. Exclus pour la majorité d’entre eux du marché du travail formel, ces étudiants africains souffrent d’un déficit de reconnaissance et peinent à trouver leur place dans la société (Bredeloup, 2014b ; Ouédraogo Y., 2019). Ces travaux font écho à d’autres réflexions mettant également en exergue les déclassements subis par des jeunes Béninois partis se former dans des pays islamiques et leur laborieuse réinsertion (Abdoulaye, 2003), ou des migrants nigériens expulsés d’Arabie saoudite (Boyer, 2017).
D’autres travaux permettent de revisiter la notion même de retour et de dépasser une approche restrictive du transnationalisme (Boyer, Néya, 2015 ; Boyer, 2016). Ces recherches apportent notamment un éclairage pertinent sur les manières dont l’espace migratoire ivoiro-burkinabè s’est reconfiguré à la suite d’une (ré)installation dans les zones frontalières burkinabè de migrants et de leurs descendants ayant vécu en Côte d’Ivoire. Elles remettent en question les logiques binaires selon lesquelles la recherche d’un mieux-être se situerait pour les migrants burkinabè dans le pays d’accueil – la Côte d’Ivoire –, et rappellent à quelles conditions le pays d’origine peut (re)devenir paradoxalement le lieu où on peut améliorer les conditions de vie de sa famille élargie (Néya, 2019).
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Directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, Laboratoire population environnement développement, LPED, Aix Marseille Université, France.
Chaire Migrations et sociétés au Collège de France et Institut des Migrations (ICM).
Agence française de Développement, AFD.
Comité espagnol du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, ACNUR.
Coordonnées par le CERPOD à Bamako, ces analyses déclinées sur la période 1988-1992 portaient sur huit pays : Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria et Sénégal. REMUAO (1997), Rapport national descriptif. Enquête sur les migrations et l’urbanisation au Burkina Faso, 1992-1993, Burkina Faso.
Le LMI MOVIDA (Mobilités, Voyages, Innovations et Dynamiques dans les Afriques méditerranéenne et subsaharienne) rassemble une trentaine de chercheurs et doctorants rattachés à des laboratoires burkinabè, nigériens, marocains, sénégalais et français, ayant pour objectif de restituer les résultats de leurs recherches auprès d’un public élargi (chercheurs, parlementaires, journalistes, monde associatif, clubs scolaires scientifiques) à partir de leur blog (https://movida.hypotheses.org), de leur collection Les mobilités africaines aux éditions L’Harmattan, de la revue Afrique(s) en mouvement.
Dabiré B., Koné H., Lougué, S. (2009), Migration. Recensement Général de la population et de l’Habitation de 2006 (RGPH 2006). Analyse des résultats définitifs. Ouagadougou, Bureau central du recensement.
Il a été montré qu’entre1984 et 1985, l'augmentation des retours au Burkina Faso était déjà deux fois supérieure à celle des départs et que c’était de Côte-d'Ivoire que rentraient trois Burkinabè sur quatre (Blion, 1992 ; Ouédraogo, 1993). Ces mouvements de retour semblaient obéir autant à des stratégies propres aux migrants que de s’expliquer par la seule dégradation des conditions de séjour en Côte d’Ivoire.
Les enquêtes MAFE Sénégal (2008) intégrant des non-migrants ont porté sur 1668 individus, dont 193 migrants de retour à Dakar et 608 migrants installés en France, en Italie ou en Espagne ; les enquêtes MAFE en RDC (2009) ont quant à elles porté sur 2066 individus, dont 322 migrants rentrés à Kinshasa et 428 migrants installés en Belgique ou au Royaume-Uni.