« Former une élite médicale chrétienne »
La Conférence Laënnec à Paris dans les années 1930
« Forming a Christian medical elite »
The Laennec Conference in Paris in the 30s
Jean-Victor Elie11. École pratique (…)
[Résumé] La Conférence Laënnec s’est constituée, dans les années 1930, comme un lieu de formation délibérément orienté vers une élite médicale chrétienne, dont le savoir permettrait d’asseoir une autorité et une influence participant à la réinstauration d’« un ordre social chrétien » ; un lieu de sociabilité fondé sur une communauté morale fortement intégrée, réalisant les prodromes d’une corporation médicale ; un lieu de débats, devenu signe de contradiction dans la société française et dans l’Église catholique, en tentant de définir un nouvel ordre pour la médecine à travers la promotion d’un « humanisme médical » et la définition du « médecin catholique » à partir de la thématisation de nombreux cas de conscience.
Mots clés : Conférence Laënnec, médecine catholique, humanisme médical, Michel Riquet.
[Abstract] The Laennec Conference was constituted in the 1930s as a place of training deliberately oriented towards a Christian medical elite, whose knowledge would allow to establish an authority and an influence participating in the re-establishment of “a Christian social order” ; a place of sociability based on a highly integrated moral community, realizing the beginnings of a medical corporation; a place of debates, which had become a sign of contradiction in French society and in the Catholic Church, by trying to define a new order for medicine through the promotion of “medical humanism” and the definition of “Catholic doctor” from the thematization of many cases of conscience.
Key words: Laennec Conference, catholic medicine, medical humanism, Michel Riquet.
Introduction↑
Dans l’éditorial du premier numéro de la revue les Cahiers Laënnec, en décembre 1934, le jésuite Michel Riquet, père-directeur de la Conférence Laënnec, résume l’ambition de celle-ci, depuis sa fondation en 1875 : « La Conférence Laënnec entend bien ne point préparer seulement à l’Externat ou à l’Internat un nombre plus ou moins grand d’étudiants quelconques, mais bien préparer, éduquer, former une élite médicale chrétienne, informée de tous ses devoirs, de tous les problèmes et de tous les cas de conscience qui s’imposent à elle aujourd’hui22. Riquet M. (193 (…) . » Il s’agit d’instruire de jeunes étudiants en médecine pour qu’ils deviennent à la fois les meilleurs médecins – « l’élite médicale », qui remporte les premières places aux concours de l’Externat et de l’Internat, pour occuper in fine les meilleurs postes dans les hôpitaux parisiens – et des chrétiens exemplaires – « une élite chrétienne », dont la vocation serait de participer à la « reconquête catholique » d’un univers médical devenu indifférent, méfiant, voire « hostile » à l’Église. Face à la laïcisation des hôpitaux, les médecins catholiques se regroupent, à la fin du XIXe siècle, au sein de deux associations : la Conférence Laënnec, qui s’adresse aux étudiants en médecine parisiens, et la Société médicale Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien, fondée en 1884 au Mans, qui rassemble des médecins diplômés et en activité. À travers ces deux organisations naît la figure du « médecin catholique », soldat d’une Église dont l’autorité est de plus en plus contestée dans le champ de la médecine.
C’est au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle que se produit une volte-face dans les relations entre le monde médical et l’Église. Jusqu’alors, la société reconnaissait à celle-ci une expertise sur les questions de vie et de mort. Les religieuses soignantes – principalement des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul – étaient légion dans les hôpitaux, jouant un rôle décisif dans l’organisation des soins et représentant une main-d’œuvre bon marché. Les neuvaines, les chapelets et les prières de guérison étaient encore perçus comme de puissants alliés dans le combat contre des maladies largement méconnues. Au chevet du malade se côtoient prêtres et médecins. Ainsi, Flaubert décrit « le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche », au moment de la mort d’Emma Bovary : c’est l’ecclésiastique qui a les dernières paroles, n’en déplaise à Homais, le pharmacien, qui compare les prêtres à « des corbeaux qu’attire l’odeur des morts33. Flaubert G. (1 (…) ». L’univers médical est encore coloré par un imaginaire collectif religieux, où l’inquiétude du salut se mêle à la souffrance des corps. Mais peu à peu le geste médical détrône le rituel métaphysique et l’Église se voit sommée de quitter les lieux pour laisser place à la science. Le XIXe siècle remet progressivement en cause la vocation millénaire de l’Église soignante : « aux siècles pour lesquels le prêtre était l’intermédiaire obligé du dernier passage commence à faire suite le temps du triomphe de la médecine » (Vovelle, 1983 : 530). La distance se creuse entre le monde catholique, qui prône encore la rédemption par la souffrance ou la guérison par la prière, et le monde médical, rationalisé, désenchanté, qui découvre, entre autres, les bienfaits des anesthésiants et autres analgésiques. C’est dans ce contexte que naît la Conférence Laënnec et qu’apparaît la figure du « médecin catholique », dont la définition constitue le cœur de notre réflexion.
Les années 1930 constituent une décennie de rupture dans l’histoire de la Conférence Laënnec : le jésuite Pierre Lauras, qui avait dirigé l’association depuis 1903, laisse la place, en 1931, au jeune jésuite Riquet, proche ami du philosophe Jacques Maritain qui l’a initié au néothomisme et qu’il fréquente à Meudon (Fourcade, 2002 : 45-47). Une des premières tâches que celui-ci entend mener à la tête de la Conférence est de la doter d’une revue : en 1934 sont fondés, chez Desclée de Brouwer, les Cahiers Laënnec. L’objectif des Cahiers est d’interroger les pratiques médicales contemporaines à travers le prisme de la théologie et de la doctrine catholique. Ceux-ci deviennent le lieu d’expression privilégié d’un nombre important d’intellectuels catholiques sur des questions liées à l’exercice de la médecine. Aux côtés de médecins, dont les plus connus sont Georges Duhamel et Joseph Okinczyc, se retrouvent des philosophes, des théologiens et des historiens pour discuter de morale sexuelle et familiale, de dépopulation, d’eugénisme, mais surtout du rôle du médecin dans le rétablissement d’un « ordre social chrétien », selon l’expression d’Étienne Gilson44. Gilson É. (193 (…) , et du rôle des chrétiens dans la constitution d’un Ordre des médecins. La Conférence devient à cet égard un laboratoire de réflexions sur l’avenir de la médecine et de la religion catholique en France, un lieu de défense des intérêts des médecins et de confrontation d’opinions sur les orientations de la science médicale.
Ces années de rupture sont aussi des années d’apogée. La vitalité de la Conférence se traduit par une affluence croissante au 12, rue d’Assas, à Paris, qui connaît son plus grand nombre d’inscrits à la rentrée 1936 (812 étudiants, soit environ 10 % de l’ensemble des étudiants en médecine parisiens55. Si le nombre d (…) ). Dans les hôpitaux parisiens, tous les médecins ont déjà entendu parler de « la boîte Laënnec », cette maison de la rue d’Assas où se forge une contre-culture universitaire et médicale et d’où sortent presque chaque année les majors des concours de l’Externat et de l’Internat.
Nous nous intéresserons d’abord à l’organisation interne de la Conférence Laënnec, en revenant sur le contexte historique précis dans lequel elle s’inscrit, avant d’étudier son rôle dans la définition de l’identité du « médecin catholique » en France dans les années 193066. Cet article es (…) .
1. La Conférence Laënnec, bastion de l’Église catholique sur le terrain médical↑
1.1. La spiritualité ignatienne appliquée à la médecine
Dans un rapport présenté au congrès de Pax Romana, en août 1933, Étienne de Véricourt, interne des hôpitaux de Paris et membre de la Conférence Laënnec, présente le projet de celle-ci comme « une manière d’appliquer la spiritualité ignatienne au milieu hospitalier ». Dans les premières pages des Exercices spirituels, que fréquentent les étudiants en médecine de Laënnec lors des « retraites fermées » qui leur sont proposées deux fois par an au centre de Manrèse, à Clamart, Ignace de Loyola invite à « chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de la vie77. Loyola I. de ( (…) ». Or, la disposition de la vie, pour les étudiants en médecine, c’est le monde médical, la réalité des hôpitaux, la rencontre avec les malades. Quand Riquet prend la direction de la Conférence, à l’automne 1932, il rappelle avec vigueur l’exigence du lien entre l’excellence technique et l’excellence de la vertu, entre la vie professionnelle et la vie spirituelle :
Le but que se sont proposé les fondateurs et que se proposent encore ceux qui la dirigent n’a pas varié depuis 1875 : offrir aux jeunes gens qui viennent à Paris faire leurs études de médecine les moyens de rester fidèles à tous leurs devoirs de chrétien en se préparant à devenir des hommes de valeur et des catholiques militants, et, par ce moyen, constituer dans le milieu médical une élite qui ait une haute conception de son devoir professionnel et dont la foi catholique assurera la dignité88. Riquet M., « N (…) .
La Conférence Laënnec constitue l’un des bastions de la mission éducative des jésuites, résolument tournée vers les élites. Celles-ci constituent pour les jésuites le levier privilégié d’une transformation globale de la société. Il ne suffit pas de renforcer la présence numérique des catholiques dans les hôpitaux, mais il s’agit de faire en sorte que ces derniers occupent le plus grand nombre de postes à haute responsabilité, afin de pouvoir peser dans l’orientation collective. Toutefois, le choix des élites ne se fait pas sans un certain impératif méritocratique, qui conduit les directeurs successifs de la Conférence à réduire a minima les frais d’inscription, pour éviter que ceux-ci ne constituent une barrière à l’entrée et condamnent par avance les étudiants venant de familles moins aisées. Pour Riquet, il ne s’agit pas tant d’assurer une forme de reproduction sociale, par laquelle on serait directeur d’hôpital de père en fils, que de pérenniser l’influence des catholiques dans les lieux de pouvoir.
Au tropisme élitiste s’ajoute un contenu pédagogique propre à la tradition ignatienne. En premier lieu, il s’agit de conjuguer les différentes dimensions de la vie humaine pour faire en sorte que les étudiants en médecine deviennent des « hommes de valeur et des catholiques militants99. Ibid. (…) ». Un bon étudiant en médecine ne saurait être uniquement bon en médecine, comme l’écrit Riquet dans une note de 1933 : « Soutenir l’étudiant, non seulement dans sa formation médicale, mais dans sa formation d’homme tout entier, le préparer à devenir la valeur professionnelle et sociale que tout médecin qui se prétend catholique a le devoir de devenir1010. Ibid. (…) . » Dans cette dynamique de formation de l’homme tout entier, les étudiants de Laënnec sont invités à s’intéresser autant à l’ostéologie qu’à la philosophie thomiste et à croiser le travail intellectuel avec l’expérience vécue du soin ou de la relation dans les œuvres de charité. Ainsi, alors qu’il n’est encore qu’assistant du R.P. Lauras, Riquet conduit une vingtaine d’internes, chez les Maritain, à Meudon, en novembre 1931, « pour écouter le philosophe leur parler des rapports entre sciences et philosophie morale » (Fourcade, 2002 : 52). Ces « causeries de Meudon » deviendront familières aux étudiants de Laënnec. La vie spirituelle et apostolique ne doit elle-même pas être dissociée de la vie professionnelle et de loisirs : tout doit concourir à former des hommes épanouis qui puissent un jour devenir des médecins chrétiens exemplaires. Ainsi peut-on lire, dans le Bulletin mensuel d’octobre 1935 de la Conférence Laënnec, sous la plume de Riquet :
Notre but, il faut le redire, n’est pas de préparer à l’externat ou au doctorat un certain nombre de catholiques quelconques ou de préserver plus ou moins efficacement la foi et les mœurs d’étudiants qui, plus tard, exerceront la médecine d’une manière quelconque. Il s’agit de former des médecins chrétiens […] À ce but, tout concourt ici ; et le spirituel et le temporel ; et les Conférences d’Externat et les causeries religieuses qui les précèdent. […] Tout ce qui nous fait meilleurs chrétiens et meilleurs médecins ; tout ce qui nous instruit, nous élève, nous détend ou nous épanouit.
Fidèle à la spiritualité ignatienne, Riquet pense qu’il n’y a pas d’excellence dans le travail de l’esprit sans un retour constant à la matérialité des choses. Ainsi, de même que les jésuites doivent effectuer deux années de « régence », pendant lesquelles ils suspendent leurs études pour se consacrer à une œuvre apostolique ou missionnaire (Avon, 2001 : 21-63), les étudiants de Laënnec sont invités à prendre du temps pour s’engager dans une œuvre de charité. Dans une lettre adressée au cardinal Verdier pour lui présenter la Conférence, Paul Plessier, interne des hôpitaux et vice-président des étudiants de Laënnec, écrit : « Il en est beaucoup à Laënnec qui ont su garder, en marge de leurs études quelques moments pour une vie plus humaine, soucieuse du devoir qui s’impose à tout catholique d’être, dans son milieu de vie, un apôtre, un conquérant1111. Lettre de P. P (…) . » Il liste alors les lieux où s’engagent les étudiants : la Conférence Saint-Vincent-de-Paul ; le groupe Saint-Landry, qui visite les malades dans les hôpitaux ; les patronages ou les « causeries ouvrières », dans lesquels les carabins font acte de médecine préventive ; ou encore les « dispensaires de banlieues », mis en place par des étudiants de Laënnec et situés pour la plupart à Saint-Denis, dans lesquels ils donnent des consultations gratuites et éduquent aux rudiments de la médecine préventive, de l’hygiène et de la lutte contre la propagation des maladies vénériennes, à l’instar de la syphilis, l’un des principaux fléaux de l’entre-deux-guerres (Faure, 1994 : 199-220).
1.2. L’Action catholique en milieu médical
Parmi les « buts communs » que présente Riquet entre la Conférence Laënnec et la Société médicale Saint-Luc, il y a celui de « pénétrer d’esprit chrétien » la profession médicale, « par des moyens de formation, d’éducation et de propagande1212. Riquet M. (193 (…) ». L’idée de pénétration des milieux de vie, qui est présente dès les origines de la Conférence, la rapproche du catholicisme social, cette « utopie alternative » qui connaît un revirement décisif dans l’entre-deux-guerres, avec la création de la Jeunesse ouvrière chrétienne (Pelletier, 2004 : 373). Celle-ci participe d’une transformation de « l’apostolat de préservation en apostolat de pénétration » (Avon, Rocher, 2001 : 175). À l’imaginaire missiologique des apôtres envoyés en mission deux par deux de maison en maison (Luc X, 1) a succédé celui du levain dans la pâte, de la présence silencieuse et minoritaire d’un groupe capable de convertir la majorité (Mathieu XIII, 33).
Riquet reprend à son compte l’Appel de la Jeunesse ouvrière chrétienne du R.P. Jean Boulier, en inscrivant la Conférence Laënnec dans le même mouvement de pénétration des milieux de vie : « Le meilleur apôtre du monde ouvrier étant l’ouvrier, le meilleur apôtre du monde médical est, et doit être, le médecin catholique1313. Riquet M., « R (…) . » Les hôpitaux, comme les usines, sont considérés comme des lieux privilégiés de partage des idéologies athées et matérialistes et, quand Riquet prend officiellement la direction de la Conférence en 1932, le temps des « morticoles » semble loin, mais le spectre du matérialisme est toujours présent. Les combats de la laïcité n’ont pas disparu, ils se sont déplacés : les catholiques ne contestent plus la laïcité qui règne de facto dans les hôpitaux, mais tentent d’occuper le terrain doctrinal. La Conférence est l’un des fers de lance de la résistance à la déchristianisation des hôpitaux. Elle est le lieu où s’élabore, dans l’entre-deux-guerres, une contre-culture universitaire qui vise à contrer l’enseignement public de la médecine en dénonçant l’absence de réflexion morale dans les programmes de la Faculté d’État. Ce qu’il manque à celle-ci, c’est une « préparation intégrale » à l’exercice de la profession, qui serait à la fois « morale, sociale, religieuse et technique1414. Riquet M., « N (…) ». Pour Riquet, les étudiants sont « noyés » dans la foule anonyme des carabins, et se retrouvent « terriblement isolés et dépourvus de guides […] Il s’agit de compléter, voire corriger, l’enseignement universitaire1515. Ibid. (…) ».
Pour le chirurgien Okinczyc, président d’honneur de la Conférence Laënnec, l’enseignement de la Faculté d’État « est impersonnel, il prétend ne se soucier ni de métaphysique ni de morale, comme si l’homme qui est un être double, composé d’un corps et d’une âme, pouvait, sans céder à cette double impulsion de notre nature, demeurer sans généraliser et sans déduire, dans une ligne infléchie de neutralité, à l’égard de nos origines et de nos fins1616. Okinczyc J. (1 (…) ». Au contraire, la Conférence est pensée comme un lieu « où se cultive et se fortifie » la formation catholique de l’étudiant, « où il affronte sa lumière aux théories dangereuses, aux hypothèses hasardeuses, aux conséquences morales et sociales d’opinions dont la force se pare du masque scientifique ». Pour Okinczyc, les étudiants de Laënnec doivent être formés pour ne pas se laisser emporter par l’idéologie dominante qui se cache derrière la « pseudo-objectivité scientifique ». Le médecin catholique est celui qui doit traduire fidèlement l’enseignement reçu des Apôtres et de l’Église romaine à la pratique médicale.
1.3. Catholicisme et expertise médicale
Les encycliques des différents papes servent de point d’appui pour les travaux de la Conférence Laënnec. Dans une lettre que Riquet adresse à la nonciature, en juin 1934, on peut lire : « Il n’est pas une encyclique du Saint-Père qui n’ait été chez nous étudiée et commentée : celle sur les missions, Casti Connubii, Quadragesimo Anno, sans oublier celle sur l’Éducation chrétienne de la jeunesse et les allocutions sur la paix1717. Lettre de M. R (…) . » Et, en effet, on retrouve dans les comptes-rendus de séances de nombreuses références aux encycliques, dont certaines sont plus directement applicables au domaine médical, comme celle sur le mariage chrétien, Casti connubii (1930). Cette fidélité aux encycliques suscite, cependant, de houleuses discussions sur des « cas de conscience », qui opposent médecins et théologiens.
Face aux transformations que connaît la science médicale au XIXe siècle, la plupart des théologiens catholiques ont renoncé à avoir une parole d’autorité scientifique. Les médecins catholiques se retrouvent alors dans une position d’expertise : ce sont eux, désormais, qui maîtrisent une « zone d’incertitude » et peuvent avoir un regard critique sur la théologie et la philosophie morales. Au sein de la Conférence, le rôle du médecin catholique vis-à-vis de la hiérarchie romaine est celui d’un expert capable d’informer les clercs sur les transformations récentes de la médecine. Le constat de l’éloignement croissant de la théologie officielle vis-à-vis de la réalité médicale avait déjà affleuré, en mars 1898, au cours d’une réunion du conseil central de la Société Saint Luc : « Avec les données scientifiques nouvelles, ne serait-il pas bon de réviser les règles de l’Église, basées sur des connaissances anciennes et souvent erronées ? Notre but doit être d’éclairer l’Église sur les progrès scientifiques qui s’accomplissent » (Guillaume, 1990 : 232). En mars 1935, lorsque Gilson donne une conférence à Laënnec, il ne dit pas autre chose :
En se groupant, en s’unissant, [les médecins chrétiens] auront d’abord été capables de poser en commun le problème que la vie leur pose chaque jour et de la discuter entre eux. Ils seront devenus capables de soumettre ce problème à ceux qui représentent l’autorité de l’Église, et ont besoin eux aussi, peut-être eux d’abord, d’être renseignés sur la nature exacte de ces problèmes, la façon concrète dont ils se posent […] On enseigne encore actuellement la théologie comme si nous étions à l’époque du Concile de Nicée ou du Concile de Trente. On nous parle des hérésies d’Arius et de Luther ; de la vie sociale d’aujourd’hui, on ne parle pas. On ne pourra l’étudier qu’avec votre collaboration ; il faut que vous corrigiez les faits, que vous les dénonciez méticuleusement pour que ceux qui ont autorité doctrinale, dûment informés, puissent porter sur eux un jugement1818. Gilson É., op. (…) .
Le médecin catholique devient l’auxiliaire indispensable du théologien et doit participer à un aggiornamento dans la formation des prêtres afin que ceux-ci prennent la mesure de la révolution scientifique et médicale qui se profile et qui transforme déjà en profondeur la vie quotidienne des croyants. Le hiatus qui s’affirme entre la doctrine théologique en vigueur et la réalité du « problème de la vie » s’accentue du fait du contraste entre la rapidité des changements médicaux et l’inertie de la doctrine théologique, marquée par une forte résistance au changement. Si les médecins sont, pour reprendre l’expression de J. Léonard, des « intermédiaires culturels », toujours pris en tension entre des cultures antagonistes, les médecins catholiques le sont à double titre, puisqu’ils sont à la fois à l’interface entre la société civile et la médecine, et à la frontière entre l’Église et la science. La position d’expert est, cependant, toujours ambiguë : les médecins ont autorité sur les faits, mais laissent encore souvent aux théologiens l’autorité dans le jugement.
2. La définition du « médecin catholique » dans le contexte de l’entre-deux-guerres↑
Le « médecin catholique », né à la fin du XIXe siècle dans un mouvement défensif de lutte contre la laïcisation des hôpitaux (Guillemain, 2003 : 228-229), devient, dans l’entre-deux-guerres, le levier privilégié d’une reconquête catholique offensive, dans laquelle il s’agit de régénérer une « mentalité chrétienne commune ». La notion de « médecine chrétienne » est redéfinie dans les années 1930 comme un « humanisme médical », selon l’expression de Okinczyc : il s’agit d’affirmer l’unité de la personne humaine comme cadre structurant de la pratique médicale, contre la doctrine du corps-machine, la « zootechnie » ou la fragmentation du corps des malades, permise par la spécialisation médicale et la disparition progressive du médecin de famille.
2.1. Le rôle du médecin dans la restauration d’un « ordre social chrétien »
En 1936, Riquet choisit de consacrer un numéro des Cahiers à la question de la « restauration d’un ordre social chrétien ». Dans la conférence d’ouverture, donnée par Gilson, celui-ci revient sur la nécessité de renouer avec l’esprit de corps : « En vous groupant ainsi, entre vous, […] vous vous aiderez les uns les autres à vous rendre compte de la manière dont vous devez vous comporter comme médecins du fait que vous êtes catholiques1919. Ibid. (…) . » « Coopérer au rétablissement de l’ordre social chrétien » : le mot d’ordre avait été lancé par Albert de Mun en 1886 (Cholvy, 1999 : 113). Le pape Pie XI oriente son pontificat en ce sens. L’encyclique Quas primas (1925) instaure la fête du Christ-Roi pour « restaurer la souveraineté de Notre Seigneur2020. Pie XI, Quas p (…) » et Quadragesimo anno (1931) entérine l’intuition « sociale » de Léon XIII en appelant au « renouvellement chrétien de la société2121. Pie XI, Quadra (…) ». À la Conférence Laënnec, les orateurs se succèdent pour définir le rôle du médecin chrétien dans ce « renouvellement » en s’efforçant de montrer la proximité de la profession médicale avec le sacerdoce du prêtre. Ainsi, en 1935, Pierre Sanson, prêtre de l’Oratoire, était invité à la fête annuelle des « Amis de Laënnec », où il prononça un discours illustrant la prégnance de l’analogie entre le prêtre et le médecin dans les années 1930 :
Prêtre et médecin, une même grandeur professionnelle les rend proches et fraternels : obtenir, par une lutte acharnée, que le mal lâche prise […] sauver, redresser, guérir, faire vivre et revivre […] recevoir des secrets qui sont autant de drames se dénouant parfois en misères atroces ; ne jamais s’appartenir, se donner toujours, voilà bien des traits communs dans la grandeur d’une mission qui procure au médecin et au prêtre une expérience et une vision de l’humanité assez semblables2222. Sanson P. (193 (…) .
Les médecins partagent avec les prêtres un ministère du secret : ce qui se joue dans l’ombre des confessionnaux est au moins aussi décisif que ce qui se dit dans le silence des cabinets médicaux. Pour Sanson, l’aveu de l’adultère marque autant la destinée d’un homme que le diagnostic de la syphilis. Il reste que ce ministère du secret confronte les médecins catholiques à de nombreux « cas de conscience ».
2.2. La théorisation des « cas de conscience » : signe distinctif du médecin catholique
Contrairement aux Britanniques, qui possèdent un Code de déontologie depuis 1858, les Français n’ont pas véritablement, dans les années 1930, de texte reconnu par l’ensemble de la profession. Pour les médecins catholiques, la création d’une corporation médicale permettrait de rédiger un Code de déontologie, dont ils espèrent pouvoir influencer l’esprit. C’est dans ce but que Riquet met en place, en 1936, au sein de la Conférence, un « Comité de législation médicale et sanitaire », composé d’un député, d’un sénateur, d’un conseiller d’État, d’un avocat et de médecins représentant les différentes spécialisations et branches de la médecine. Le but de ce comité est d’étudier les projets de lois intéressant la médecine et la santé publique, d’en rendre compte dans la rubrique « Chronique législative » des Cahiers, et d’en proposer une analyse critique.
La thématisation et la systématisation, sous le magistère du R.P. Riquet, des « cas de conscience », deviennent le signe distinctif du médecin catholique des années 1930. Ces « cas de conscience », souvent aporétiques, sont à la fois une pédagogie, qui incite au discernement, à l’esprit critique et à la décision libre – où l’on reconnaît les atours de la spiritualité ignatienne –, et un moyen de « faire corps » en partageant les questionnements difficiles que suscite la pratique médicale. Disserter sur les « cas de conscience » constitue désormais, en dehors de leur travail personnel, l’activité principale des étudiants au sein de la Conférence. Le schéma est simple : un ancien de la Conférence vient présenter un cas auquel il a été confronté au cours de sa carrière, et le cas est mis à la discussion. Celle-ci fait intervenir des théologiens, des philosophes, mais aussi, et surtout, d’autres médecins en exercice. Les médecins n’hésitent pas à contredire les théologiens et à s’indigner face à la violence dont certains font preuve quand ils rappellent inlassablement la « doctrine catholique » sans prendre la mesure de « ce qui se vit dans la relation interpersonnelle entre le soignant et le malade2323. Okinczyc J. (1 (…) ». Parmi les « cas de conscience » auxquels sont confrontés les étudiants de la Conférence dans les années 1930, beaucoup concernent des questions relatives à la natalité et à la famille. L’encyclique Casti connubii, publiée en décembre 1930, avait ouvert la décennie en rappelant la grandeur et la dignité de la « chaste union conjugale » et la « vraie doctrine du Christ concernant le mariage2424. Pie XI, Casti (…) ». Le texte de Pie XI constitue autant l’arrière-plan de référence pour la doctrine théologique morale des années 1930 que la source de dilemmes majeurs pour les médecins catholiques. Le propre du « cas de conscience » est de faire jouer l’une contre l’autre deux autorités concurrentes : celle de la conscience et celle de la morale catholique. Les cas de conscience mettent en exergue le pouvoir réel que les médecins catholiques possèdent face à l’Église, puisque, dans la pratique, ce sont eux qui ont le dernier mot. Prenons, parmi de nombreux autres, l’exemple d’un cas de conscience fréquemment débattu au sein de la Conférence dans les années 1930 : les contre-indications au mariage.
Le problème paraît simple : peut-on interdire un mariage pour des motifs médicaux ? Si l’un des fiancés est atteint de la syphilis ou de la tuberculose, il est probable que la maladie se transmette ou ait des effets néfastes sur la croissance de l’embryon in utero : petit poids à la naissance, prématurité, retard de croissance, mortalité périnatale, risque de fausse-couche. La question est de savoir si l’on peut interdire un mariage pour éviter que la femme encoure le risque d’une grossesse qui, en plus de conduire à la mort de l’enfant, engagerait le pronostic vital de la mère. Cette possibilité se heurte au principe du secret médical : « Le médecin, en aucun cas, ne fournira directement des renseignements à la famille de la fiancée […] personne ne peut vous délier du secret professionnel », écrit le docteur Henri Courcoux2525. Courcoux H. (1 (…) . Un autre médecin, présent lors d’une de ces discussions, affirme au contraire que cacher la maladie grave d’un des deux époux conduirait à mettre en danger le mariage « parce que la franchise est au premier plan dans le mariage […] la confiance réciproque est une sécurité de plus pour la bonne harmonie du ménage2626. Ibid., p. 11. (…) ». Ne rien dire, ce serait condamner d’avance le mariage, en plus de compromettre la santé du couple. On a là l’exemple d’un cas de conscience aporétique : en toute conscience, il faut prévenir les époux du risque qu’ils prennent, mais cela conduirait à rompre le secret médical. La morale chrétienne, quant à elle, ne permet pas d’interdire un mariage, au motif que seul Dieu choisit les époux. La discussion tourne court sans laisser de réponse claire et définitive. Le mot de la fin est laissé à la discrétion du médecin.
Les débats sur ces cas de conscience visent aussi à se positionner au regard de l’actualité médicale et législative. En dehors des murs du 12, rue d’Assas, le débat sur les contre-indications au mariage se poursuit à l’Assemblée. En avril 1932, le sénateur Godard dépose devant l’Assemblée une proposition de loi « tendant à compléter le Code civil par l’obligation, pour les futurs époux, d’un examen médical2727. Voir Chavigny (…) ». Celui-ci permettrait de proscrire des mariages « dangereux » et de faire acte de médecine préventive en proposant aux futurs parents « des conseils utiles, hygiéniques ou thérapeutiques pour la procréation d’enfants sains2828. L’idée d’un ce (…) ». L’écrasante majorité des médecins de la Conférence Laënnec s’aligne sur les positions défendues par la Société Saint-Luc, en 1929, s’opposant au projet de loi « au nom de la liberté et de la morale » et au titre qu’on ne peut interdire, à quelque humain que ce soit, le sacrement du mariage2929. Voir Martin H. (…) .
2.3. L’apologie d’un « humanisme médical » face aux « dérives de la médecine » dans les années 1930 : le médecin catholique
et la personne humaine
« Aujourd’hui, la médecine semble en passe de devenir autre : une “zootechnie”, comme ils disent, chargée d’améliorer la race, d’éliminer les incapables et de fournir à la Production une force de travail sans déchets », écrit Riquet en septembre 1935 dans les colonnes des Cahiers. Le médecin catholique, comme le résume Gilson, doit affronter les menaces que les totalitarismes font porter sur la médecine : « Un médecin catholique est un médecin qui s’adresse à des personnes humaines et un médecin placé dans un état non catholique, dans la mesure où il est totalitaire, c’est un médecin auquel on demande de pratiquer sur des animaux3030. Gilson É., op. (…) . » La menace de l’eugénisme et du néomalthusianisme attise un sentiment de crise, qui se traduit par l’idée que « la science a fait fausse route parce qu’elle a cessé d’être humaine3131. Collin R. (193 (…) ». Se dessinent ainsi, en réaction, les contours d’un « humanisme médical », qui prend appui sur une définition singulière de la personne, héritée de la philosophie de Maritain. L’unité de la personne humaine apparaît comme ce qu’il faut sauver de toute urgence face aux dérives de la médecine contemporaine. Pierre Delore, médecin des hôpitaux de Lyon, publie en 1936 un ouvrage intitulé Tendances de la médecine contemporaine, dans lequel il écrit qu’« isolant délibérément le corps et l’esprit, on a perdu de vue l’unité de la personne3232. Delore P. (193 (…) ». L’humanisme médical doit ainsi « admettre l’unité fondamentale de la personne et l’influence constante réciproque du corps et de l’esprit ; se placer davantage à la jonction de l’organique et du psychique ; ne pas isoler l’homme du milieu ; reconnaître l’élément qualitatif ; considérer de plus en plus le malade au lieu de la maladie ; telles sont les conditions majeures d’une science de l’homme, d’une biologie plus humaine3333. Ibid. (…) ». On peut déceler en creux une critique de la spécialisation médicale, qui disloque le corps humain en un nombre fini d’organes et focalise l’attention sur les pathologies sans considérer le lien avec l’âme ou le corps dans son ensemble (Chevandier, 2009 : 103). Delore ajoute que le « nouvel humanisme médical » qu’il appelle de ses vœux ne sera rendu possible que par la formation de l’esprit des jeunes étudiants en médecine, leur fréquentation des humanités, l’étude de l’histoire de la médecine et « le renoncement aux dogmes étroits d’un matérialisme exclusif3434. Ibid. (…) ».
L’autre ouvrage majeur qui constitue, dans ces années, les fondements d’un humanisme médical est celui de Okinczyc, président d’honneur de la Conférence, qui publie Humanisme et médecine en 1937. Son « humanisme médical » peut être considéré comme une application à la médecine de la philosophie pratique développée l’année précédente par Maritain dans son ouvrage éponyme, dont Riquet disait qu’il serait « un guide précieux face aux options qu’il nous faudra prendre3535. Lettre de M. R (…) ». « Au service de l’homme, c’est dans l’homme que la médecine doit trouver les règles de son action et le sens de sa mission », écrit Okinczyc3636. Okinczyc J. (1 (…) . S’ensuit une description de ce que devrait être la médecine pour être authentiquement humaine : l’auteur revient sur l’importance du secret médical, qui scelle la relation entre le médecin et le patient, et fustige le fonctionnarisme qui menace la liberté du médecin et du malade à se choisir mutuellement. Le médecin de famille incarne l’idéal de l’humanisme médical, délié du système marchand autant que des honneurs mondains de l’hôpital3737. Le médecin de (…) . En somme, Okinczyc reprend les conclusions de la conférence qu’avait donnée Maritain lui-même à Laënnec le 9 décembre 1934 :
Je rends hommage [en parlant de Duhamel] à son souci de maintenir le caractère personnel des relations entre le médecin et le malade […] c’est une vérité essentielle que le médecin ne soigne pas une maladie mais un malade individuel, avec son passé ancestral et personnel, son tempérament, son caractère, son genre de vie, ses vertus et ses vices, bref avec ce qu’il y a d’irréductible et d’original dans son individualité, il paraît clair qu’à cette individualisation du diagnostic et de la thérapeutique doit correspondre, sur le plan social et professionnel, un respect comme sacré de la relation personnelle entre l’homme qui guérit et l’homme à guérir.
On retrouve cette distinction entre « personne » et « individu » appliquée à la médecine dans les statuts du « syndicat médical d’étude et d’entraide corporative » que Riquet crée en juillet 1936, sous le nom d’Union Laënnec :
Art. 3 : En toute circonstance, l’homme malade doit être considéré et traité comme une personne […] Partisans résolus d’une médecine intégralement humaine, les membres du Syndicat repoussent toute conception matérialiste de la médecine traitant l’homme comme un simple complexe de fonctions physico-chimiques ou comme un individu, simple numéro dans une série animale, entièrement subordonné à l’État, à la Race ou à la Classe.
Cet humanisme médical intègre aussi une dimension proprement corporatiste, inspirée de l’encyclique de Léon XIII (Rerum Novarum, 1889), mais surtout de celle, plus récente, de Pie XI (Quadragesimo Anno, 1931), qui vise à l’instauration d’un « Ordre des médecins », pensé comme une véritable égide contre les « dérives totalitaires » de la médecine3838. Par « dérives (…) . L’encyclique de Pie XI affirme explicitement l’importance des groupements corporatifs (ordines), comme un moyen de « guérir » la société du « plus grand mal » (pessimo malo) qui la guette, à savoir la destruction de l’ensemble de la société humaine par les dérives libérales ou communistes3939. « La politique (…) . L’Ordre des médecins doit permettre de défendre la personne contre l’État tout en encadrant la pratique libérale des médecins. C’est ce qu’exprime le docteur Henri Grenet, dans un article des Cahiers Laënnec, paru en septembre 1937 : au contraire des corporations mises en place par le régime fasciste italien, il faut « que la Corporation ou l’Ordre ait une liberté et une autonomie assez grandes : car on peut avoir à se défendre contre l’État. Sur l’Ordre corporatif, l’État ne doit exercer qu’un simple contrôle, dont il est juste de reconnaître la nécessité, mais dont il y aurait lieu de préciser les limites4040. Grenet H. (193 (…) ».
Conclusion↑
La Conférence Laënnec connaît un essor considérable dans les années 1930 à travers le magistère exercé par le nouveau Père-directeur, le jésuite Riquet, qui participe – avec les philosophes, théologiens, écrivains et médecins catholiques qu’il invite lors de ses « causeries philosophiques et théologiques » du lundi soir – à redéfinir l’identité du « médecin catholique ». Plusieurs décennies après la fondation de la Société Saint-Luc, Saint-Côme et Saint-Damien et de la Conférence Laënnec, il ne s’agit plus tant de se regrouper pour défendre l’hôpital assiégé par la fronde laïque, que de participer activement, en tant que chrétiens et en tant que médecins, à défendre la société française, face aux transformations de la médecine d’une part, et de l’ordre mondial d’autre part. D’une attitude défensive qui l’obligeait à demeurer en retrait, la « médecine catholique » est devenue, au tournant des années 1930, l’une des armes privilégiées de l’offensive de reconquête catholique ou, pour le dire avec les mots de Pie XI, du « renouvellement chrétien de la société » (Quadragesimo Anno, § 33). Ainsi Riquet a-t-il voulu faire de la Conférence Laënnec un laboratoire critique qui puisse essaimer dans l’ensemble de la société, avertir sur les dérives possibles de la médecine et hâter la création d’un corporatisme médical. À cet égard, le livre de Henri Bon, Précis de médecine catholique (Paris, Alcan, 1935), que l’historiographie aura surtout retenu, ne représente qu’une partie infime de l’engagement des médecins catholiques dans l’entre-deux-guerres : il participe d’un mouvement intellectuel et éditorial plus large, qui a donné à la médecine catholique une visibilité unique dans l’histoire française contemporaine.
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Si le nombre d’inscrits à la Conférence reste relativement identique jusqu’à la fin du XXe siècle, le pourcentage par rapport à l’ensemble des étudiants en médecine parisiens ne cessera, quant à lui, de chuter.
Cet article est le fruit d’un mémoire d’histoire religieuse, réalisé sous la direction de Denis Pelletier, à l’École pratique des hautes études, et soutenu en septembre 2017. Les sources consultées proviennent principalement des Archives de la Province de France de la Compagnie de Jésus à Vanves : la correspondance des acteurs de la Conférence Laënnec, les bulletins internes, les comptes-rendus de séances et les numéros publiés de la revue les Cahiers Laënnec n’avaient jusqu’alors fait l’objet d’aucune publication scientifique consacrée à cette institution.
Loyola I. de (1546), Exercices spirituels, Paris, Seuil, 1982, p. 13.
Riquet M., « Note », septembre 1933, in Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves (désormais ACJ), Fonds Laënnec, 1 PA 746|2, « Rapports, conférences », 1933.
Ibid.
Ibid.
Lettre de P. Plessier à Mgr Verdier, 13 novembre 1930, in ACJ, Fonds Laënnec, I Pa 746|1 « Correspondance ».
Riquet M. (1934), « Les buts communs de la Conférence Laënnec et de la Confrérie Saint-Luc », in ACJ, Fonds Laënnec, I PA 746|2.
Riquet M., « Rapports et conférences, 18 octobre 1932 : discours prononcé lors de la fête annuelle de la Saint-Luc, où se rassemblent les Amis de Laënnec, les membres de la Société médicale Saint-Luc et ceux de la Conférence Laënnec », in ACJ, Fonds Laënnec, 1 PA 746/2.1., 1932.
Riquet M., « Note sur l’activité et l’esprit de Laënnec », in ACJ, Fonds Laënnec, 1 PA 746/2.1., 1932.
Ibid.
Okinczyc J. (1936), « Le rôle du médecin dans la restauration d’un ordre social chrétien », Cahiers Laënnec, deuxième année, n° 1, p. 19.
Lettre de M. Riquet à L. Maglione, juin 1934, in ACJ, Fonds Laënnec, 1 PA 746|1 (« Correspondance »).
Gilson É., op. cit., p. 9.
Ibid.
Pie XI, Quas primas. « De l’institution d’une fête du Christ-Roi », 11 décembre 1925, § 1.
Pie XI, Quadragesimo anno, 15 mai 1931, § 33.
Sanson P. (1935), « Les dix lépreux », Cahiers Laënnec, deuxième année, n° 3, p. 2.
Okinczyc J. (1934), « Compte-rendu de conférence, juin 1934 », in ACJ, Fonds Laënnec, 1 PA 746|2 « Rapports, conférences ».
Pie XI, Casti connubii, 31 décembre 1931, § 1.
Courcoux H. (1934), « Cas de conscience : tuberculose et mariage », in Cahiers Laënnec, première année, n° 1, p. 3.
Ibid., p. 11.
Voir Chavigny P. (1932), « Un chapitre de la psychologie de l’hygiène : l’eugénique », in Annales médico-psychologiques, XVIe série, vol. 90, n° 1, Paris, Masson, p. 22-112.
L’idée d’un certificat prénuptial n’est pas nouvelle, voir Carol A. (1995), Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation, XIXe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, p. 312 et suiv.
Voir Martin H. (1929), « Le certificat prénuptial », Bulletin de la Société Saint-Luc, p. 33-44.
Gilson É., op. cit., p. 12.
Collin R. (1937), « Thèmes bio-philosophiques nouveaux », Cahiers Laënnec, troisième année, n° 3, p. 6.
Delore P. (1936), Tendances de la médecine contemporaine, Paris, Masson, p. 89-90.
Ibid.
Ibid.
Lettre de M. Riquet à J. Maritain, 20 novembre 1935, in ACJ, Fonds Laënnec, I Pa 746|1 « Correspondance ».
Okinczyc J. (1937), Humanisme et médecine, Paris, Labergerie, p. 29.
Le médecin de famille « peut se dévouer davantage à son patient en ne cherchant pas dans la complaisance une popularité facile », écrit A. Guérin (1935), « L’assistance à domicile, autrefois et aujourd’hui », Cahiers Laënnec, deuxième année, n° 2, p. 44.
Par « dérives totalitaires », nous reprenons ici une expression de Gilson, qui vise à la fois les politiques eugénistes d’État menées par le NSDAP en Allemagne – qui reçoivent un écho favorable avec le best-seller du prix Nobel de médecine Alexis Carrel, L’Homme, cet inconnu (1935) – que les expériences médicales observées par les médecins français en URSS. Quelques mois avant la parution du Retour de l’U.R.S.S. de Gide (1936), Michel Riquet consacre plusieurs séances des « Conférences du lundi » à la Russie soviétique. C’est dans ce cadre qu’il invite Mme Cailleux, membre d’une expédition de soignants français en URSS. Son témoignage est retranscrit dans les colonnes de la revue : « Nous ne voulions, pour rien au monde, manquer la visite d’une clinique d’avortements […] Là, nous sommes reçues par une doctoresse russe […] laquelle venait d’exécuter avec le sourire, ses 15 avortements quotidiens » (in Cahiers Laënnec, deuxième année, n° 3, juillet 1936, p. 31).
« La politique sociale mettra donc tous ses soins à reconstituer les corps professionnels (ordines) […] Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si, à ces classes opposées, on substitue des organes bien constitués, des “ordres” (ordines) qui groupent les hommes, non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent » (Quadragesimo Anno, § 90).
Grenet H. (1937), « La profession médicale », in Cahiers Laënnec, quatrième année, n° 1.