Conclusion
Déjouer l’invisibilisation des discriminations
Benoît Carini-Belloni11. Attaché tempor (…) et Arthur Vuattoux22. Maître de conf (…)
« Lundi, Marie-Louise est convoquée à la préfecture, il y a un avion pour le Zaïre mardi ! Si on n’est pas lundi avec elle à la préfecture, elle peut se faire expulser mardi ! Elle a un gamin qui est malade, qui vit actuellement malade dans un hôpital français. C’est quoi ce pays de merde ? »
(Verbatim issu de la deuxième édition du Sidaction [1996], émission de récolte de fonds contre le Sida en direct à la télévision. Propos tenus par Christophe Martet, président d’Act Up-Paris face à Philippe Douste-Blazy, ministre de la Culture, ancien ministre de la Santé)
Ce jour-là, devant des milliers de téléspectateurs, après des témoignages concernant les enfants atteints du VIH, après des chansons destinées à montrer l’unité du monde artistique contre l’épidémie de VIH/Sida en France, la voix d’une association représentant les minorités sexuelles s’invite dans le récit trop lisse de la maladie et de son traitement politique. Le militant d’Act Up-Paris rappelle alors que le Sida, ce ne sont pas seulement des enfants, des Français qu’il faudrait aider, mais aussi des étrangers malades expulsés, des prisonniers maltraités, des usagers de drogues, des travailleuses et travailleurs du sexe… L’épisode a fait l’objet de débats, y compris au sein du monde associatif : fallait-il dire les choses aussi clairement face à des spectateurs peu informés, au risque de perdre des donateurs par absence d’empathie envers les minorités ? Fallait-il au contraire « jouer le jeu » du spectacle, et se contenter de n’évoquer que des exemples de malades nationaux, hétérosexuels, en visibilisant davantage les enfants malades que les usagers de drogues ou les prisonniers ? Quelle que soit la position adoptée concernant un tel épisode, un constat s’impose : des minorités (hommes homosexuels, travailleurs et travailleuses du sexe et femmes hétérosexuelles étrangères notamment) étaient encore discriminées face à la maladie, par leur orientation sexuelle ou leur situation administrative, quinze ans après le début de l’épidémie. Aujourd’hui encore, les mêmes minorités demeurent toujours discriminées, comme le montre Charlotte Pézeril dans son article, qui fait écho à d’autres travaux récents (Marsicano et al., 2014, Desgrées du Loû, Lert, 2017).
Nous souhaitons ici nous arrêter, au terme d’un dossier particulièrement riche, témoin de la diversité des situations d’inégalités et de discriminations dans le domaine de la santé, sur une question transversale aux différents terrains étudiés, mais également transversale aux différents univers qui traitent des discriminations : recherche, institutions, associations, syndicats. Cette question est celle de l’émergence des discriminations, de la manière dont il est possible de déjouer l’invisibilisation des discriminations. Cette invisibilisation prend différentes formes, du réflexe de surexposition des majoritaires au rejet des approches communautaires, en passant par le refus de recourir à des statistiques ethnoraciales ou par le démantèlement des lieux de mise au jour des discriminations face à la santé sur les lieux de travail. La mise au jour des discriminations est par ailleurs essentielle, en ce qu’elle conditionne la prise de conscience des inégalités et de leurs origines : les inégalités dans le domaine de la santé ayant bien souvent à voir avec des mécanismes discriminatoires qui les légitiment ou les produisent. Si la plupart des travaux présentés dans ce numéro construisent un état des lieux des discriminations (celles vécues par les patients séropositifs au VIH, celles des patients étiquetés négativement dans les services d’urgence ou par les médecins généralistes, celles de patientes inégalement informées sur la contraception, etc.), nous proposons, dans cette conclusion, de réfléchir aux situations qui permettent (ou ont historiquement permis) de passer du constat à des formes d’action. Or, agir contre les discriminations implique de les rendre visibles, opération sur laquelle nous proposons de concentrer notre analyse.
Il s’agit ici de comprendre comment peut être déjouée l’invisibilisation des discriminations et, en amont, comment il est possible de caractériser les obstacles à l’émergence de ces inégalités et discriminations. Quelles leçons tirer des travaux portant sur les maladies professionnelles, le VIH, la santé environnementale ? Quelles expériences ont pu mener, ici ou là, à la mise à l’agenda du traitement politique, sanitaire, social des discriminations ?
Nous nous pencherons, dans un premier temps, sur les enjeux de visibilisation des inégalités et discriminations chez des acteurs parfois privés des moyens de les dénoncer, ou même simplement de les rendre visibles. Nous verrons dans un deuxième temps que les sciences sociales et la santé publique ne parviennent pas toujours à saisir les discriminations, et qu’il convient de réfléchir à la nécessité de déconstruire les oppositions entre savoirs « profanes » et « experts » en matière de lutte contre les inégalités et discriminations. En effet, les moments de visibilisation des discriminations dans le domaine de la santé impliquent souvent le dépassement des « experts » par un savoir profane, venant déstabiliser les certitudes établies, ou conduisant à l’établissement d’un rapport de force, par exemple dans le domaine de la santé au travail. Enfin, un détour par l’histoire sociale – celle de l’épidémiologie populaire (Brown, 2010) – nous permettra de discuter des possibles alliances scientifiques et sociales aboutissant à la mise au jour d’inégalités et de discriminations en matière de santé au travail.
1. Faire émerger les discriminations en tant qu’acteurs↑
Le quotidien du travail reflète des inégalités, car les inégalités sociales exposent différemment les travailleurs à des risques. Cela s’explique par une division du travail et des risques au travail qui légitime les hiérarchies sociales et confine les plus précaires des travailleurs aux tâches ingrates, voire dangereuses, pouvant mener à des maladies professionnelles (Thébaud-Mony, 2007). Si ces inégalités ne sont plus à démontrer (rappelons ici que les hommes cadres vivent toujours, en France, six ans de plus en moyenne que les hommes ouvriers, voir Blanpain, 2016), les discriminations sont le lot de nombre de situations vécues par les acteurs. Au travail particulièrement, mais également face à la protection sociale ou dans la vie sociale, ces discriminations font l’objet d’une lente prise de conscience sous l’effet notamment d’orientations politiques, médicales et sociales qui en freinent l’émergence. On retrouve des écueils similaires dans les conclusions que tire Rosane Braud de ses travaux sur les malades du diabète appréhendés comme « immigrés ». La distribution des soins différenciée et les actions ciblées envers ces malades dans leurs parcours de soins, orientées en fonction de pratiques socioculturelles essentialisantes qu’on leur assigne, bien plus supposées que réelles, conduisent à invisibiliser les inégalités socioéconomiques existantes à l’origine des problèmes rencontrés dans le suivi des thérapies, mais participent également à en produire davantage par une offre de soins qui, in fine, est de moindre qualité.
Face à des pratiques discriminatoires institutionnalisées, certains acteurs tentent néanmoins de les contourner, parfois presque en marge de la légalité, comme le démontrent Sylvie Morel et Victoire Cottereau à partir de l’exemple des professionnels hospitaliers et de leur engagement auprès de leurs patients migrants atteints du VIH afin de leur garantir un accès continu aux soins et aux traitements dans l’hôpital mais aussi en dehors. Parmi les soignants qui tentent de déjouer certains mécanismes discriminants dans le parcours de soins de leurs patients, souvent en proie à des situations de grande précarité sociale, certains rencontrent non seulement des freins au sein de l’institution, mais peinent aussi à s’appuyer sur leur propre réseau professionnel, comme Patricia Perrenoud l’a démontré entre les sages-femmes indépendantes et celles exerçant à l’hôpital en Suisse romande.
Les travaux sur la reconnaissance des cancers d’origine professionnelle entrent en résonance avec cette réflexion sur les acteurs à même de déjouer les discriminations. Anne Marchand (2016) décrit des procédures administratives longues, menant souvent à la mise en doute des expériences des travailleurs, et peu adaptées aux attentes de réparation des personnes atteintes par le cancer (Marchand, 2016). Son travail porte sur des situations où l’origine professionnelle des cancers est démontrée, connue des personnes, mais où le régime de réparation proposé (l’indemnisation financière) apparaît aux yeux des requérants comme une violence, là où ils et elles attendent une autre forme de justice. Bien sûr, d’autres travailleurs n’ont pas accès à la réparation du simple fait de ne pas connaître l’existence de cette possibilité légale. En outre, l’effet conjugué de l’absence d’information systématique des travailleurs suite à des expositions passées, ainsi que du recours à des sous-traitants pour limiter le traçage des expositions au risque, s’apparente à une discrimination systémique, conçue pour ne pas laisser de trace. La même logique est à l’œuvre dans les situations étudiées par Gabrielle Hecht (2015), qui s’est penchée sur l’industrie nucléaire, plus précisément sur les mines d’uranium exploitées par la France au Gabon. L’exemple des mines d’uranium illustre la volonté de ne pas laisser de trace des expositions au radon, ce gaz responsable de nombreux cancers. Cela permet de comprendre comment, dans plusieurs mines exploitées au moment où la France se dotait d’une puissance nucléaire civile et militaire de grande ampleur, les données furent collectées avec parcimonie, puis mises sous le tapis de l’histoire. Dans les mines gabonaises, la reconnaissance d’une surexposition volontaire des travailleurs au radon se fera par le biais d’une prise de conscience dans la population et par des enquêtes menées par des ONG françaises, gabonaises et nigériennes. Ces données collectées tardivement (en 2007 pour des mines exploitées dès la fin des années 1950) documentent l’exposition au radon des travailleurs de la mine, mais également des écoles, maisons et maternités alentour.
Comment ne pas voir dans ces exemples une illustration de l’inégalité des vies humaines face à la santé, inégalité résultant de politiques actives de production des inégalités passant par une disqualification de corps exposés, déconsidérés (Fassin, 2018) ? Hecht montre d’ailleurs bien comment, pour pallier le manque de données, les chercheurs doivent ensuite prendre pour objet les corps eux-mêmes, puisqu’il ne reste plus que cette preuve des expositions passées.
L’écart temporel entre les problèmes de santé dus à l’organisation du travail lui-même, à son environnement, au traitement des salariés, et son émergence comme discrimination ou inégalité face à la santé s’explique souvent par la faible voix des personnes concernées. Dans son travail sur l’émergence du syndrome du bâtiment malsain (ou Sick Building Syndrome), Michelle Murphy (2006) décrit le temps long de la mise au jour du problème, d’autant plus compliqué à faire émerger qu’il était inédit et diffus : toxicité des nouvelles constructions, faible ventilation des nouveaux immeubles, durée de la position assise. Mais, dans le cas de ce syndrome ensuite reconnu par les spécialistes de santé au travail, l’une des spécificités notables est qu’il touchait principalement des femmes, majoritaires sur ces nouveaux lieux de travail et dans les positions les plus vulnérables (par exemple, à travers l’activité de secrétariat, nécessitant une présence assise continue dans des bureaux malsains). L’intrication des rapports de classe et de genre à une situation nouvelle, mais aussi à une dénégation par l’industrie du bâtiment dès les premières plaintes émises sur les lieux de travail, montre ce que le travail peut receler de discriminations face à la santé, souvent liées à des discriminations systématiques (comme les discriminations de genre, de classe ou de race), et la difficile tâche consistant, pour les acteurs, à les faire émerger.
À la lumière de ces éléments, on pourrait s’interroger sur les récentes transformations, en France, du rôle des instances de représentation professionnelle dans le domaine des risques sociaux et sanitaires. La suppression des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans le secteur privé, puis progressivement dans le secteur public, au profit de lieux de représentation moins orientés vers la question sanitaire, pose par exemple question33. Dans une vellé (…) . En effet, depuis leur création dans le sillage des lois Auroux de 1982, les CHSCT représentaient des espaces d’émergence et de prise de conscience de certaines discriminations au travail et de leurs répercussions sur la santé alors frappées d’invisibilité sociale. Ils étaient devenus des lieux de vigilance sanitaire permettant de rendre visibles ces inégalités, contrastant régulièrement avec ce que pouvaient révéler les enquêtes et les statistiques de référence. Ces décalages renvoient aux difficultés mêmes d’objectiver certaines formes de discrimination ou de traitements inégaux, occultant une diversité de faits émanant directement de l’expérience vécue des travailleurs tels que les atteintes corporelles, mais aussi les sursollicitations au travail, le harcèlement, certaines formes de violence psychosociale, d’atteintes à la dignité ou à l’estime de soi qui ont pourtant de véritables impacts sur leur santé. Autant de réalités renvoyées au domaine de la santé individuelle et privée quand elles ne sont pas tout bonnement éludées ou déniées. Au fil des années, l’expertise des CHSCT (Bongiorno, 2015 ; Jacquemond, 2015) était ainsi devenue – en dépit des moyens limités accordés à ses membres et malgré les discriminations syndicales dont ils pouvaient être l’objet émanant des stratégies d’entrave et de déstabilisation des hiérarchies patronales (Granaux, 2010) – essentielle et décisive dans les transformations et les améliorations des conditions de travail, dotant les salariés d’un véritable contre-pouvoir face aux atteintes discriminatoires à leurs droits.
Si l’on prend l’exemple récent de la crise sanitaire liée à la COVID-19, on note que les quelques analyses et travaux sociologiques (Bajos et al., 2020 ; Méda, 2020 ; Mariette, Pitti, 2020) ont révélé des risques d’exposition au virus particulièrement marqués dans les milieux populaires des périphéries et accentués sous le poids de l’effet cumulatif des inégalités sociales liées à l’appartenance de classe, à l’origine, aux conditions de vie dégradées, articulées aux inégalités de genre et aux situations de comorbidité. Ce sont ainsi parmi les travailleurs dits de « première ligne » ou « essentiels » que les surexposions au coronavirus ont été identifiées et que les taux de mortalité sont les plus prononcés. Loin d’aboutir à une prise de conscience des inégalités des travailleurs face à la santé, l’asymétrie des rapports de force, de pouvoir et donc de domination entre les travailleurs et leur hiérarchie patronale a eu des conséquences. Elle les a notamment empêchés, durant cette crise, d’être acteurs de leur propre surveillance, d’obtenir la suspension de certaines activités à risque, de ralentir la production de secteurs « non vitaux » ou d’exiger d’être simplement protégés quand la « raison économique » l’emportait sur la raison humaine et sanitaire. Seules les entreprises où les pressions syndicales se sont exercées de manière suffisamment forte face aux insuffisances de sécurité sanitaire et aux entraves patronales – notamment par l’utilisation des droits de retrait et d’alerte, le recours à l’inspection du travail et aux CHSCT – ont pu faire cesser ou aménager la production, et obtenir les désinfections et des améliorations des postes de travail. En d’autres termes, les mesures de protection ont pu être respectées dans les milieux professionnels où les espaces d’influence syndicale se maintiennent et jouent le rôle de lieux de contestation possible de l’organisation de la production par les salariés. Or, pour les travailleurs qui occupent des emplois précaires, pour les intérimaires, les travailleurs des plateformes, les sous-traitants qui se retrouvent dans l’impossibilité d’établir ces rapports de force, les possibilités de faire valoir leur droit à la santé, de s’en saisir et de se l’approprier se sont avérées particulièrement délicates face aux menaces de sanction de leurs employeurs les sommant de retourner au travail au risque de s’en voir privés ou d’être remplacés. On pense alors à ces mots de Maheu dans Germinal d’Émile Zola : « Faut pas se plaindre, tous n’ont pas du travail à crever ! »
Les formes instituées de représentation collective en matière de santé au travail, à l’instar des CHSCT, ont pu ainsi s’affirmer comme autant de lieux de conquête d’un droit à la parole habituellement confisqué aux travailleurs. L’invisibilisation des discriminations est renforcée par le fait que ces travailleurs sont eux-mêmes rendus invisibles par la division sociale et sexuelle du travail. Cependant, ces instances en voie de disparition deviennent des structures particulièrement fragiles.
2. Déjouer l’opposition entre « experts » et « profanes » : une condition à l’émergence des discriminations et inégalités
de santé↑
Les mobilisations contre les discriminations et inégalités de santé – celles des travailleurs ou des malades – se sont révélées propices au développement d’une expertise sanitaire qu’il serait réducteur de nommer « profane », tant elle est parfois informée. La lutte contre le VIH/sida offre là encore un exemple particulièrement frappant : celui de la mobilisation pour changer la « définition » du sida en l’occurrence de la liste des affections définissant le syndrome et permettant, aux États-Unis, une prise en charge des soins44. Si l’exemple d (…) . À la fin des années 1980, alors que le VIH/sida était encore pour beaucoup une pathologie des hommes gays, la définition officielle du sida (celle du Center for Disease Control) était associée aux symptômes développés par les hommes et aux modes de transmission entre hommes. Des femmes étaient pourtant hospitalisées, mais ne bénéficiaient pas de la prise en charge financière liée à la maladie, du fait de l’absence de reconnaissance de pathologies liées au VIH/sida, au premier rang desquelles on trouvait le cancer du col de l’utérus. Débuta alors une campagne intitulée « Women don’t get AIDS, they just die from it » (« Les femmes ne contractent pas le sida, elles ne font qu’en mourir »). Or une caractéristique importante de cette mobilisation contre une discrimination dans le système social et de santé est le haut niveau d’expertise circulant entre parties prenantes. L’expertise se déployait parmi les militantes (qui avaient appris de leur maladie et étaient, pour certaines, devenues expertes), mais également parmi les juristes (une action de groupe a été menée contre la sécurité sociale américaine pour la prise en charge des femmes) et parmi les médecins locaux (ceux qui, en première ligne, voyaient les femmes malades et ne parvenaient pas à obtenir les moyens financiers pour les soigner, ces moyens étant réservés aux patientes reconnues via la définition du sida). Cet exemple montre comment, dans le domaine des inégalités et discriminations de santé, la partition des acteurs entre experts et profanes est à la fois réductrice et parfois contre-productive (Elbaz, 2003 ; Shotwell, 2014).
De la même manière, les femmes (parfois extérieures au monde médical, parfois médecins ou infirmières) qui ont participé à l’écriture du livre de référence en matière d’appropriation féministe des savoirs médicaux, Our Bodies, Ourselves (1970)55. L’ouvrage a fa (…) , rappellent que le travail d’émergence des discriminations ne s’arrête pas aux frontières des groupes militants, et se nourrit au contraire des passages d’un monde à l’autre : des hôpitaux aux associations d’usagers, des universités aux revues militantes, et vice versa. En effet, l’histoire des liens entre les mondes académique et associatif invite à considérer la complémentarité des positions de chercheur et de militant, au sein d’un même « espace politique de la santé » (Fassin, 1996), voire leur consubstantialité (Dunezat, 2011). De ce point de vue, l’étude critique des sciences pourrait éclairer les difficultés parfois repérées dans le domaine de la recherche lorsque le monde académique tente de « mettre à distance » les savoirs issus du militantisme, par exemple lorsqu’ils proviennent des mobilisations féministes (Gardey, 2013) ou des minorités ethnoraciales (Nelson, 2011). Les épistémologies du point de vue constituent sans doute un moyen d’éviter le développement d’une recherche isolée des acteurs directement impliqués, c’est-à-dire, en matière d’inégalités et de discrimination dans le domaine de la santé, directement discriminés. Ainsi, le travail de Sandra Harding (2004) sur l’objectivité invite à considérer toute production de savoir comme intrinsèquement subjective et encourage, pour renforcer l’objectivité malgré tout atteignable par la multiplication des sources de savoir, à faire émerger les productions de savoir minoritaires : par exemple, celles des groupes discriminés dans le domaine de la santé. Cette nécessité est soulevée par les perspectives sociologiques des différents articles de ce numéro qui mobilisent un cadre d’analyse intersectionnel permettant d’appréhender les points de vue des groupes subissant des discriminations dans leurs dimensions tout aussi plurielles que complexes en fonction de leurs positions de classe, de genre ou d’origine. Louise Virole montre ainsi que si la qualité des soins dispensés en France aux femmes enceintes primo-arrivantes est relativement appréciée par ces dernières, leur point de vue est déterminé selon des attentes préalables qui renvoient avant tout à leurs propres expériences vécues, parfois éprouvantes, dans leur pays d’origine.
D’ailleurs, si l’intersectionnalité constitue bien un enjeu majeur des recherches contemporaines sur les inégalités et discriminations dans le domaine de la santé, c’est qu’elle permet de saisir la complexité des positions sociales y compris dans le champ scientifique, et dans l’interaction entre champ scientifique et champ politique. Envisagées à partir de la position du producteur de savoir, les distinctions entre savoirs experts et savoirs profanes nécessitent d’autant plus d’être dépassées : non seulement les mondes militants, associatifs et scientifiques dialoguent continuellement, se nourrissent, mais une même personne peut difficilement s’extraire de ses multiples identités en vue de produire un militantisme « pur » ou une science « pure » (Haraway, 2007). Dès lors, il importe de porter le regard vers les expériences ayant fait converger savoirs scientifiques et savoirs profanes, en l’occurrence, dans les exemples qui suivent, entre épidémiologie et savoirs populaires.
3. Les enseignements de l’épidémiologie populaire↑
À la fin des années 1970, dans les Bouches-du-Rhône, une épidémiologie populaire prend forme sous la houlette du mouvement mutualiste des travailleurs d’obédience cégétiste. Des ouvriers d’une usine d’amiante-ciment de Port-de-Bouc s’inquiètent des effets néfastes sur leur santé de l’utilisation de produits toxiques en milieu professionnel. Les travailleurs se sentent d’autant plus discriminés qu’en cherchant à rendre compte de leur état de santé, ils sont rapidement réduits au silence, faisant face à une nomenclature des savoirs institués qui ne les reconnaît pas comme malades alors même qu’ils se savent exposés à de multiples agents pathogènes, et qu’ils perçoivent leur état de santé comme défaillant. Tout au mieux, le risque connu par le patron est négocié avec les travailleurs, par l’intermédiaire de primes et de compensations monétaires, le rendant ainsi « acceptable » par son indemnisation. Les inquiétudes de ces salariés rejoignent alors celles de leurs médecins mutualistes, sensibilisés à la santé ouvrière, qui constatent une augmentation de pathologies, notamment de cancers pulmonaires, non décelées par la médecine du travail. Ils ont la conviction qu’elles ne sont pas forcément dues à la consommation de tabac, pourtant étiologie quasi systématiquement privilégiée par les médecins lorsqu’un ouvrier est atteint de ce type de cancer, réduisant ces travailleurs à leurs comportements individuels considérés comme « déviants » et intrinsèquement liés à leur condition sociale. Les militants syndicaux CGT et leurs représentants dans le comité d’hygiène et de sécurité (CHS) de l’usine décident alors de mener des enquêtes de terrain, des examens spécialisés et des opérations de dépistage en collaboration avec la mutualité ouvrière et ses médecins du centre médical de Port-de-Bouc. Cette épidémiologie de terrain se développe en dehors des filières officielles, en lien avec l’équipe hospitalo-universitaire d’un spécialiste des maladies pulmonaires, le professeur Christian Boutin, du centre anticancéreux de Marseille. C’est donc via le comité d’entreprise géré par les syndicats ouvriers de l’usine que ces médecins accèdent là où les filières instituées de la médecine du travail leur avaient fait jusque-là obstacle. La légitimité de l’apport scientifique du prof. Boutin va s’avérer décisive face à l’attitude des dirigeants de l’entreprise qui dénient complètement les risques d’asbestose66. L’asbestose es (…) et la persistance de cas graves de cancers pleuraux77. Cancer de la p (…) . Cette attitude des dirigeants renvoie à ce qu’Annie Thébaud-Mony qualifie de « stratégie du doute » (Thébaud-Mony, 2014) : les travailleurs ont beau être empoussiérés de la tête au pied, on rétorque que les inhalations répétées de ces poussières et vapeurs toxiques ne sont d’aucun danger puisqu’on y broie l’amiante à l’humide. S’il intervient en dehors des sentiers battus de la culture académique, la qualité d’expert du prof. Boutin fait néanmoins autorité et risque d’enclencher, alliée aux savoirs expérientiels des ouvriers, une dynamique de « contre-savoir », condition d’un « contre-pouvoir » (Pitti, 2010) légitimant l’action syndicale face à un patronat qui se retrouve dans l’incapacité de mobiliser son réseau d’influence scientifique et politico-administratif (Steffen, 1981). Les résultats de l’enquête concluent que cinquante travailleurs sur soixante-treize présentent, à des degrés divers, des cas d’atteintes asbestosées dont vingt-deux remplissent les conditions de déclaration de maladie professionnelle, là où la médecine du travail n’en avait décelés que cinq depuis 1956. Témoignant des insuffisances matérielles dont dispose la médecine du travail pour dépister les maladies amiantales, cette expérience réinterroge l’ensemble du modèle de scientificité des savoirs nosologiques enseignés sur les bancs de la faculté de médecine, mettant en exergue son caractère arbitraire et profondément discriminant.
Cette opération de dépistage se présente surtout comme une démonstration éminemment politique et citoyenne pour les travailleurs. Elle s’apparente ainsi à une praxis qui dévoile leur capacité à déceler et à définir, à partir de leur expertise « brute », de leurs interactions communes et d’une validation collective, les sources des inégalités qui les rendent malades, ici leurs expositions aux facteurs nocifs, leurs quantités et leurs effets sur leur santé. Elle leur permet de soumettre, sur une base empirique, outillée et informée, une stratégie finalisée pour démasquer et déjouer ces discriminations par le contrôle des risques, l’élimination des nuisances et l’assainissement des postes de travail. Il s’agit donc ici de dépasser le « compromis réparateur » (Omnès, 2009) qui contraint les travailleurs à n’adopter qu’une attitude passive de dénonciation de ces discriminations compensées par la monétarisation du risque. L’objectif est désormais d’en faire les acteurs actifs de leur propre surveillance, conscients de leur exploitation et capables non seulement de se poser les problèmes d’organisation du temps productif, mais également de les résoudre en élaborant collectivement les conditions de sa transformation. Inspirée du modèle syndical italien théorisé par Ivar Oddone (Oddone, Re, Briante, 1981), la récupération de l’expérience collective prend forme à partir d’une subjectivité ouvrière rigoureuse qui s’émancipe de la procédure analytique traditionnelle, de ses normes, de ses standards et de ses instruments de mesure dont la pertinence et la viabilité, parce que « objectives » donc « scientifiques » de facto, ne sont jamais interrogées. Lui sont substitués le jugement et l’évaluation des conditions de nocivité par les groupes des ouvriers eux-mêmes que l’on dit « homogènes », car constitués sur la base des facteurs de risques communs auxquels ils sont exposés dans l’espace usinier. La construction de cette scientificité ouvrière et la défense de la santé des travailleurs ne sont pas déléguées ici aux « techniciens de la santé », y compris à leurs médecins mutualistes. Ces derniers sont mobilisés pour approfondir, compléter et vérifier, à partir de leur capacité d’expertise médicale et technique, les nocivités présumées et les types d’atteintes à la santé définies selon les données recueillies par l’expérience ouvrière. Les travailleurs, intégrés au périmètre médical, et leurs médecins mutualistes apprennent ainsi à se parler en utilisant simultanément les informations dont chacun dispose, les unes émanant d’un savoir spécialisé et formel, les autres produits d’un savoir-faire vécu dans l’action et accumulé dans le milieu de travail. C’est à partir de cette construction commune que les ouvriers délégués produisent un nouveau langage qui, par l’incorporation et la socialisation des savoirs officiels, en transforment les contenus, les protocoles d’élaboration et les opérations de vérification. Cette opération de dépistage devient ainsi un enjeu de lutte face à ce que les travailleurs perçoivent comme des pratiques discriminantes et d’entrave au respect du droit à leur santé dont chaque citoyen dispose, et donc à leur vie. Cela entérine un rapport utilitariste à la force de travail, la vie perdant toute valeur au sein de l’espace usinier dans la mesure où l’ouvrier est réduit à son unique force de travail, à sa seule capacité productrice et mécanique, où son humanité est déniée et son corps réifié. C’est en somme l’affirmation d’une culture ouvrière qui déverrouille les champs des possibles ; qui permet aux travailleurs de s’émanciper du regard de l’autorité qui détermine habituellement les normes dominantes et les règles légitimes constitutives des mécanismes de discrimination ; qui s’affranchit du « principe de conformité » (Bourdieu, 1979) rendant illégitime, coupable et honteuse la possibilité même pour les ouvriers de s’exprimer sur leurs propres données de santé comme sur leurs discriminations le plus souvent intériorisées.
La formalisation de l’expérience ouvrière débouche alors sur la constitution de « cartes brutes » des risques (Roche, 1987) qui permettent de donner une représentation commune à tous les acteurs, spécialistes et non spécialistes, des situations réelles que rencontrent les travailleurs dans leurs milieux de tous les jours. Ces cartes de synthèse sont complétées par ces « experts de terrain », à l’aide de leurs médecins mutualistes et de sociologues, qui y renseignent leurs conditions d’existence et de travail, qui y indiquent tous les aspects saillants de leur environnement et de leur travail posté. Elles s’accompagnent d’une description précise des ateliers comme de tous les espaces où les ouvriers échangent, bougent et opèrent, permettant de représenter les risques d’expositions à des nuisances et produits toxiques classés selon leur intensité. Toutes les images que l’expert brut voit « concrètement » sont considérées comme des informations potentiellement importantes qu’il faut extraire de leur mémoire et synthétiser dans ces cartes « cognitives » (Andéol, 2019) à l’aide notamment de dessins ouvriers réalisés grâce à la méthode des « instructions en sosie » (Oddone, Re, Briante, 1981 ; Clot, 1998). Ces cartes agissent ainsi comme une mémoire de l’expérience récupérée des travailleurs : elles permettent de comprendre des situations actuelles à la lumière de celles antérieures, de les connaître dans leur genèse, et mettent en évidence des situations discriminantes ou à risque, présentes ou à venir, sur lesquelles il est possible d’intervenir en priorité. Elles deviennent de véritables outils prospectifs de l’action revendicative entre les mains de travailleurs, ne permettant pas seulement d’élaborer un diagnostic ponctuel, mais également d’établir une anamnèse et un pronostic s’affirmant comme « le support d’une connaissance prédictive » de la nocivité (Rey, 1989) et appuyant l’exigence de plans d’assainissement réalisables, crédibles et vérifiables dans ses résultats.
On pourrait évoquer de nombreuses expériences transformatrices pour illustrer ces modes opératoires de lutte qui donnent un sens de classe à la discrimination, qui brisent le langage du silence des travailleurs en lien avec leurs médecins mutualistes. Que l’on pense aux ouvriers d’une usine de matériel roulant située dans le golfe de Fos (Andéol, 1981) qui, préoccupés par leur mauvaise santé dans l’indifférence de leur direction, décident en lien avec les représentants syndicaux du Comité d’hygiène et de sécurité (CHS) de relever des données empiriques et concrètes de leur environnement de travail qui pourraient avoir des répercussions sur leur santé. En coopération avec leurs médecins mutualistes, dans l’esprit de croisement des savoirs, ils énoncent ensemble les principaux critères qui permettront d’instruire des enquêtes sanitaires et environnementales en milieu professionnel mettant en cause l’intensification du travail et l’insuffisance du nettoyage des wagons ayant transporté divers produits toxiques, dont du coke et du brai. Que l’on pense également à la mise en place des « carnets risque amiante » (Squarcioni, 1993) recensant l’ensemble des postes à risque, les lieux d’exposition à des substances toxiques et les problèmes de santé des anciens travailleurs du chantier naval de La Ciotat, permettant de faciliter leur suivi médical et leurs démarches de reconnaissance en maladie professionnelle. Que l’on pense à la lutte contre l’intensité du bruit dans l’industrie de l’aciérie et du parachèvement en 1983 qui donne lieu à des alliances étonnantes, mais malgré tout peu concluantes, avec le service ORL de l’hôpital de Martigues, avec des médecins du secteur psychiatrique et des compositeurs de musique contemporaine. Ou que l’on pense, encore, à l’expérience des femmes des ouvriers de l’industrie évoquée par Pierre Roche (1988) dont le travail de production et de reproduction au sein de l’espace domestique est soumis aux contraintes et aux rythmes intenses du travail posté de leurs époux. Les femmes d’ouvriers sont soumises aux mêmes horaires de réveil, mais s’occupent également de l’organisation des repas, des loisirs, des jours de repos. Parfois en plus de leur activité professionnelle, elles accompagnent, voire investissent les luttes syndicales de leurs époux. Elles assurent donc ainsi, dans l’indifférence générale, l’entièreté des responsabilités du ménage, du budget, de l’éducation des enfants souvent en proie à des retards scolaires, devant porter une attention constante à leurs maris, et leurs atteintes physiques et psychiques sont totalement invisibilisées. Ce sont d’ailleurs les femmes des travailleurs qui, le plus souvent, nettoient les bleus de travail de leurs maris, secouant et inhalant les poussières d’amiante qui y sont déposées. Les directions des usines, déniant les risques liés à l’inhalation de ces fibres amiantes, refusent d’organiser le lavage sécurisé des vêtements de travail. Des cancers directement imputés à l’amiante, parfois mortels, se révéleront des années après chez certaines femmes de travailleurs. Ces femmes n’ont, en somme, pas fait qu’évoquer leurs problèmes avec les médecins mutualistes, elles se sont organisées entre elles se dotant d’une certaine conscience de producteur, élaborant des questionnaires en collaboration avec le centre médical afin de révéler toutes les nuisances de cet espace domestique qu’elles considèrent comme un cadre de servitude professionnelle.
Voici donc présenté à grands traits le modèle participatif d’intervention populaire sur la santé prenant forme dans les centres médicaux. Cette formule d’action-recherche tournée vers la prévention s’est construite à partir d’une alliance entre « manuels et intellectuels […] associés dans une nouvelle communauté scientifique » (Calisti, 1982 : 123). La production d’expertises populaires sur le terrain de la santé en situation de travail, échappant aux instances dirigeantes, a ainsi permis d’élaborer des contre-savoirs dégageant le « pouvoir d’agir » (Clot, 2008) des groupes stigmatisés qui vivent au quotidien sous le regard dominant de l’Autre, et révélant ainsi leur capacité d’organisation et d’action pour lutter contre les discriminations.
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Les réflexions présentées dans cette conclusion n’ont pas vocation à constituer un mode d’emploi de la visibilisation des discriminations. Il s’agissait plutôt pour nous d’insister sur ce qui freine l’émergence des discriminations dont des individus ou groupes d’individus font l’expérience dans le domaine de la santé, ainsi que sur les voies étroites qui permettent parfois de ménager des espaces de visibilité spécifiques aboutissant à des alliances aussi improbables, à première vue tout au moins, que celles d’ouvriers et d’épidémiologistes. En matière d’inégalités et de discriminations face à la santé, les chantiers ne manquent pas, et la recherche en sciences sociales semble opérer comme témoin distant des expériences qui naissent parfois sous les néons du local syndical d’une usine ou dans les assemblées générales d’associations minoritaires. Les outils et perspectives des sciences sociales, tels que l’épistémologie du point de vue (Harding, 2011) ou l’intersectionnalité (Bilge, Collins, 2016), permettent de donner à voir des discriminations auparavant connues des acteurs, mais non traitées par la recherche, et de multiplier les exemples permettant, in fine, de comprendre quelques traits saillants des logiques aboutissant – ou non, selon les contextes – à une réelle visibilité et à une mise en cause des inégalités et des discriminations.
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Attaché temporaire d’enseignement et de recherche en sociologie, Université Sorbonne Paris Nord, IRIS, France.
Maître de conférence en sociologie, Université Sorbonne Paris Nord, IRIS, France.
Dans une velléité simplificatrice, les ordonnances de réforme du Code du travail de 2017 sont venues diluer le CHSCT dans un Conseil social et économique (CSE) alors que le fondement même des lois Auroux avait été justement de permettre aux CHSCT de s’affranchir du comité d’entreprise afin de préserver les impératifs de protection de la santé des travailleurs et les enjeux de prévention des risques socio-professionnels de ceux liés aux injonctions et aux arbitrages économiques.
Si l’exemple du VIH/sida et des mobilisations associées constitue ici un fil rouge, c’est notamment parce qu’il possède un caractère « exemplaire » (et non exceptionnel) dans le cadre des politiques et des recherches concernant les discriminations dans le domaine de la santé (Buton, 2005). La lutte contre le sida cristallise plusieurs dimensions présentes dans d’autres mobilisations sanitaires (notamment celles pour la santé des femmes et des minorités en général), et a essaimé dans d’autres champs de lutte, sanitaires ou non.
L’ouvrage a fait l’objet de réécritures/réappropriations successives, et a été récemment publié en français par un collectif (collectif Notre corps, nous-mêmes, 2020).
L’asbestose est une forme de fibrose pulmonaire causée par l’inhalation de fibres d’amiante.
Cancer de la plèvre, principalement dû aux expositions prolongées à l’amiante.