Une approche praxéologique des métriques
numériques : mesurer le community
management pour quoi faire ?
Camille Alloing, Professeur
Université du Québec à Montréal
Julien Pierre, Professeur associé
Audencia Business School
86 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
Résumé
Cet article analyse les usages que les gestionnaires de communautés en ligne
(community managers) font des différentes formes de quantifications de leurs activités,
et de celles de leurs publics, proposées par les plateformes numériques. Cette analyse
des « métriques numériques » se base sur une enquête par questionnaire (n=545) et
une série de 22 entretiens avec des praticiens du community management. Elle met
en exergue le rôle d’interface de ces professionnels de la communication entre les
plateformes et leurs organisations, l’importance de ces mesures pour diriger leurs
actions autant que leurs aspects performatifs.
Mots-clés : community management, quantification, pratiques, évaluation.
Abstract
This article analyses the ways in which community managers use the different
forms of quantification of their activities, and those of their audiences, offered by
digital platforms. This analysis of «digital metrics» is based on a survey (n=545) and
a series of 22 interviews with community management professionals. It underlines the
interface role of these communication professionals between the platforms and their
organisations, the importance of these measures to direct their actions as well as their
performative aspects.
Keywords: community management, quantification, practices, evaluation.
Une approche praxéologique des métriques numériques 87
Introduction
« Connaissez-vous la portée organique de vos dernières publications Facebook ? » ;
« Quel est votre tweet avec le plus d’impressions ? » ; « Et globalement, quel est
votre taux d’engagement avec vos communautés ? » Si ces questions vous semblent
abstraites c’est que vous ne pratiquez pas le community management ou plus
généralement la communication numérique. Car si tout ce qui est numérique se
compte, alors tout ce qui est compté participe à évaluer les actions effectuées dans
les espaces de médiation que sont les dispositifs sociotechniques numériques. Et les
praticiens de la communication numérique, les community managers ou gestionnaires
de communautés, le savent bien. Mesures, statistiques, métriques, KPI1… Peu importe
le terme car celui-ci fait sens pour les professionnels de la communication numérique :
il désigne à la fois un moyen d’organiser l’action et de l’évaluer.
Dans cet article, nous souhaitons questionner les « métriques numériques » de
manière praxéologique. Comme avec les approches ethnométhodologiques, notre
objectif est de s’appuyer sur la réflexion que porte le praticien sur sa pratique, de
l’inciter à décrire et discuter les procédures qu’il élabore pour - dans notre cas - faire
usage des métriques à sa disposition. La praxéologie propose une étude de l’action
visant à amener celui ou celle qui pratique à conscientiser son agir pour mieux l’analyser
(St-Arnaud et al., 2002). Nous souhaitons ici analyser les mesures numériques par la
manière dont elles sont manipulées, discutées, ou critiquées par les praticiens, cela
afin d’expliciter leurs savoir-faire métrologiques (Noël, 2010). Nous nous intéressons
donc aux façons dont les mesures participent aux actions des community managers
par leur point de vue et leurs discours. Nous ne cherchons pas à interpréter ou donner
une signification à ces métriques, qui serait la nôtre, « universelle » ou même voulue
par les plateformes, comme nous avons d’ailleurs pu le faire dans d’autres travaux
(Alloing et Pierre, 2017).
Notre problématique est dès lors la suivante : que font les professionnels de la
communication des métriques numériques ? Ou, pour la reformuler : quantifier les
publics en ligne, pour quoi faire ? Pour y répondre nous présentons après une brève
revue de littérature les résultats généraux d’une enquête par questionnaire (n=545)
et d’une série de 22 entretiens avec des praticiens du community management. Ces
résultats seront ensuite discutés en détails, nous permettant de mettre en exergue un
constat central : les métriques numériques n’ont de valeur que par la manière dont
elles circulent dans l’organisation et dont elles s’agencent avec d’autres instruments
de gestion ou dispositifs d’évaluation. Et pour les community managers, elles ont
avant tout pour fonction d’affirmer leur rôle d’interface entre leurs organisations et les
publics, plus que de diriger leurs actions.
1 Key Performance Indicator : indicateurs clefs de performance.
88 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
1.
Littérature
Dans les sciences comme les métiers de l’information et de la communication, les
rapports aux publics sont centraux. Que ces publics soient qualifiés « d’audience », de
« lecteurs », de « spectateurs » ou encore de « fans » ou de « followers », il convient
de définir ce que Tarde (1901) nommait déjà en son temps les bons « thermomètres »
pour évaluer leurs relations avec un medium. Les entreprises de presse, dès le début
du xxe siècle, développent ainsi les premières statistiques visant à évaluer l’audience
de leurs publications (Bermejo, 2007). Au fil du temps, ces statistiques s’enrichissent
et se systématisent, les organisations commerciales et les institutions n’étant pas en
reste pour mesurer ce que font ou disent leurs publics : évaluation des retombées
presse, mesure de la satisfaction des clients ou usagers, audience publicitaire…
Les organisations, en particulier pour leurs actions de communication, déploient un
ensemble d’instruments de gestion (« tableaux de bord » par exemple) permettant
d’agencer ces différentes mesures. Des instruments qui « simplifient le réel, structurent
le comportement des agents […] conditionnent la cohérence d’une organisation »
(Berry, 1983). Le fait que les relations entre les organisations et leurs publics se
« numérisent » de manière massive depuis une vingtaine d’années, provoquant un
accroissement des données exploitables, renforce ce recours aux outils de gestion
pour la mesure et la gouvernance des stratégies de communication des organisations.
1.1.
Des métriques numériques comme instruments
de gestion
Les processus à l’œuvre pour évaluer l’activité des publics en ligne, qu’ils soient
effectués par les dispositifs sociotechniques numériques ou par les organisations
elles-mêmes, doivent être considérés en termes de quantification et non de mesure.
« L’idée de mesure, inspirée des sciences de la nature, suppose que quelque chose
de réel peut être « mesuré », selon une métrologie réaliste. Dans le cas des sciences
sociales, l’emploi immodéré du mot mesurer induit en erreur, en laissant dans l’ombre
les conventions de la quantification. Ce verbe quantifier, dans sa forme active (faire du
nombre), implique qu’il existe une série de conventions préalables, de négociations,
de compromis, de traductions, d’inscriptions, de codages et de calculs conduisant à la
mise en nombre » (Desrosières et Kott, 2005, 2). Pour notre part, dans un récent travail
sur la généalogie des mesures numériques (Alloing, 2020), nous proposons d’analyser
la quantification propre aux plateformes numériques par le prisme de quatre notions
complémentaires :
La performativité (Austin, 1975 ; Denis, 2006) : ce qui permet de désigner
un objet peut amener à créer l’objet lui-même. Dans le cas des mesures
numériques, l’audience d’une vidéo YouTube existe car elle est énoncée par
le volume de vues de ladite vidéo. Comme le soulignent Bourdon et Méadel
(2011) en s’intéressant à la mesure d’audience à la télévision, celle-ci est
Une approche praxéologique des métriques numériques 89
avant tout une question sociotechnique imbriquant des technologies et les
conventions qui orientent leurs usages : « l’audience ne peut jamais être
considérée indépendamment des instruments utilisés pour la “mesurer” »
(p.
799). Il en va donc de même pour les multiples formes de mesures
numériques ;
La commensuration
(Espeland et Stevens,
1998)
: réduire le volume
d’information pour prendre une décision amène à traduire certains
éléments qualitatifs en éléments quantitatifs afin de les comparer, pour soi
(commensuration cognitive des phénomènes éprouvés) ou pour pouvoir
établir un référentiel commun autour duquel il est possible de s’entendre et
s’organiser (commensuration sociale pour établir une échelle des peines ou
des prix, par exemple le code pénal ou le système monétaire européen) ;
La qualculation (Cochoy, 2008) : établir une valeur nécessite d’agencer
des éléments quantitatifs et qualitatifs dans un même espace, d’associer la
subjectivité de certains jugements avec le caractère objectivable de statistiques
et autres éléments chiffrés. Par exemple, définir la valeur d’un « like » sur
Facebook suppose d’agréger des aspects subjectifs (ce que cela représente
pour tel ou tel acteur) et quantifiables ;
Les conventions (Orléan, 2004), soit l’ensemble des éléments et cadres
partagés permettant de coordonner des actions sur un marché. Par exemple,
normaliser les mesures utilisées par un grand nombre d’acteurs de la publicité
en ligne (via des organismes comme l’IAB2) permet de mieux réguler et
développer ce marché.
Les résultats de cette quantification se donnent à voir quotidiennement aux
internautes que nous sommes lorsqu’ils sont matérialisés à l’écran par des indicateurs
ou des scores (affectifs, de réputation ou encore d’influence). Ils participent de plus
à la gouvernance de nos actions en ligne via les programmes informatiques qui les
produisent puis les traitent (algorithmes de recommandation par exemple). Pour
les organisations, ces différentes métriques numériques sont un point de repère,
même si leurs limites sont identifiées comme le met en exergue Baym (2013) en
s’appuyant sur une trentaine d’entretiens avec des musiciens et des managers. De
ces entretiens émerge le fait que pour les acteurs qui les manipulent au quotidien ces
mesures sont dépendantes des systèmes d’information qui les traitent (API, logiciels
payants ou « faits maison »), elles ne sont pas fiables, elles apparaissent comme non
représentatives, elles sont décevantes (un « follower » ne signifiant pas forcément un
public réel) ou encore leurs significations sont ambiguës.
Mais que ces diverses opérations de mise en chiffre, de comparaison, de production
de valeur ou encore de coordination de l’action soient effectuées par les programmes
2 Interactive Advertising Bureau qui, depuis 1999, propose les critères et éléments de quantification
90 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
informatiques des dispositifs numériques, ou par des organisations (annonceurs,
prestataires, sociétés spécialisées comme Médiamétrie en France), elles créent deux
types d’objets : (1) des objets que nous pouvons qualifier de « primaires », à savoir
les métriques elles-mêmes : les likes, les vues, les retweets, etc. ; (2) et, de manière
performative, des objets que nous pouvons qualifier de « secondaires » : des fans, des
publics, des « influenceurs », des spectateurs, etc. Pour Desrosières (1993) « de ces
objets, on peut dire à la fois qu’ils sont réels et qu’ils ont été construits, dès lors qu’ils
sont repris dans d’autres assemblages et circulent tels quels, coupés de leur genèse,
ce qui est après tout le lot de beaucoup de produits ». Dans cet article, ce sont « les
autres assemblages » que nous souhaitons étudier. Plus particulièrement lorsque les
résultats de ces quantifications sont insérés dans des outils de gestion des politiques
et stratégies de communication numérique des organisations. Ces outils de gestion
peuvent être définis comme « un ensemble de raisonnements et de connaissances
reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l’organisation […]
et destiné à instruire les divers actes classiques de la gestion, que l’on peut regrouper
dans les termes de la trilogie classique : prévoir, décider, contrôler » (Moisdon, 1997,
95).
En l’occurrence, nous nous intéressons ici à celles et ceux dont la mission est de
prévoir ce que vont faire des publics en ligne, de décider comment interagir avec ou
quels contenus leur diffuser, et de contrôler au mieux leurs échanges ou réactions : les
community managers (CM).
1.2.
Les community managers (CM) et la quantification
du community management
Les travaux francophones sur le community management, et spécifiquement
en sciences de l’information-communication, sont déjà nombreux
(Stenger et
Coutant, 2011 ; Galibert, 2014, 2015 ; Larroche, 2015 ; Jammet, 2016, 2018 ;
Couillard, 2017 ; Salles, 2018 ; Ihadjadene et al., 2019). En France notamment, cette
profession bénéficie de formations universitaires ou privées dédiées, de certifications
professionnelles3, et de nombreux sites web spécialisés. Selon le répertoire national des
certifications professionnelles (RNCP), « le “Community Manager” (ou gestionnaire
de communautés digitales) est responsable de la notoriété positive on-line d’une
entreprise, d’une marque ou d’un produit. Il assure l’animation des communautés
associées ». Avec cette définition a minima, nous voyons déjà apparaître l’idée
d’une quantification inhérente à ce métier via l’idée de « notoriété » qu’il faut donc
pouvoir mesurer. L’animation de communauté peut quant à elle faire référence, en
termes de métrologie, à la notion « d’engagement » plus que de notoriété, c’est-à-
dire de participation des publics à la communication des organisations dans le cadre
3 Voir la fiche dédiée sur le Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) : http://
Une approche praxéologique des métriques numériques 91
sociotechnique offert par les plateformes numériques, par exemple, en posant une
question à « sa communauté » afin de la faire réagir. Au-delà, les activités d’un
community manager peuvent varier, amenant parfois à reformuler son intitulé de poste
(comme social media manager, chargé de communication web ou traffic manager)
afin de bien distinguer en quoi il participe à la stratégie numérique d’une organisation
(Larroche, 2015). Dans cet article, et ainsi que nous le présenterons avec notre
échantillon, nous nous concentrons sur la manière dont le community management
implique de faire usage des mesures qui lui sont inhérentes, plus que sur la figure du
community manager, qui n’est donc pas le seul à chercher à être « responsable de la
notoriété positive on-line d’une entreprise4 ».
Ce métier apparu il y a une dizaine d’années a amené avec lui une littérature
critique des pratiques de communication numérique. Le community management
instrumentaliserait ainsi le lien social inhérent aux
« communautés virtuelles »
(Galibert, 2015), faisant de celui qui le pratique un potentiel « cheval de Troie du
marketing » pour reprendre l’expression de Stenger et Coutant (2011). Dans cette
communication, les deux auteurs présentent les CM comme soumis à une forme de
tyrannie de la visibilité numérique, comme des professionnels qui développent des
pratiques à partir d’un fantasme de la disponibilité et qui déploient une idéologie de
la transparence. Pour autant, si ces analyses critiques sont difficilement identifiables
dans les discours professionnels destinés aux CM (Alloing, 2015), elles se retrouvent
chez ces acteurs eux-mêmes lorsqu’ils sont interrogés sur les limites de leurs pratiques
(Jammet, 2015).
Cependant on peut constater que, malgré ces critiques formulées par des acteurs
extérieurs ou la profession elle-même, les activités centrales de community
management ne semblent pas évoluer au fil du temps. Et si celles-ci sont parfois
réduites à l’interaction avec les publics et l’animation de communautés, le rôle des
CM ne s’arrête souvent pas à cela. Dans une récente étude auprès de 19 professionnels
des musées pratiquant le community management, Ihadjadene et al. (2019) notent la
typologie d’activités suivante : « stratégie de communication numérique, community
management [entendu ici comme l’animation des publics en ligne], éditorialisation
des ressources, formation et conseil, contrôle et monitoring, veille, médiation ». Une
typologie qui se retrouve dans d’autres travaux comme ceux de Pignard-Cheynel
et Amigo (2019) portant sur les chargés des réseaux sociaux numériques dans les
médias, et où les activités centrales sont les suivantes : valoriser, éditer, planifier,
interagir, analyser, form(alis)er, veiller et produire. Parmi ces missions ou activités,
dont les contours sont flous et le contenu varie sensiblement d’un secteur d’activité
à un autre (Sotto, 2017 ; Savarieau et Guégan, 2017), celle consistant à manipuler
ou produire des mesures (Gour et Lambrix, 2014) est systématique, comme le met
d’ailleurs en avant la fiche RNCP : « Définir des indicateurs (fréquentation, notoriété,
4 Même si, par souci de simplicité, nous emploierons parfois le terme de community manager ou CM
pour désigner celui ou celle qui pratique le community management.
92 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
de satisfaction...) pour suivre la vie de la communauté, produire des statistiques et des
tableaux de bord ».
Dans sa thèse de doctorat (2016), Jammet souligne les limites et critiques que les
CM perçoivent eux-mêmes des métriques qu’ils produisent ou utilisent pour rendre
compte de leurs activités ou les évaluer. La difficulté à objectiver les mesures, c’est-à-
dire à lier ce qui est quantifié en ligne avec des objectifs plus généraux (commerciaux,
marketing, communicationnels, etc.), amène à produire ses propres « recettes » parfois
déconnectées de ce qui est fait ou observé sur les plateformes. Les CM, comme leurs
prestataires, se retrouvent ainsi à bricoler les mesures pour fabriquer des indicateurs
de réussite qui cherchent à répondre aux attentes quantitatives des commanditaires
autant qu’à orienter les tactiques communicationnelles. Comme le remarque ensuite
Jammet, les CM sont dès lors réticents à n’évaluer ou rapporter leurs actions que
par des approches quantitatives. Pignard-Cheynel et Amigo (2019) voient dans
le recours aux métriques par les CM une certaine logique marketing à laquelle le
medium numérique se prête bien car l’audience peut y être plus aisément quantifiée.
Les approches basées sur l’engagement des publics, quant à elles, vont permettre une
quantification de la participation qui reflète à la fois l’audience (qui prête attention
au contenu) et le public (qui s’exprime). Dans le cas des médias présentés par les
deux chercheuses, ces mesures ne servent plus seulement à évaluer la performance
des actions de community mangement, mais à évaluer la performance des contenus
journalistiques. Si peu d’autres travaux interrogent la manière dont les CM fabriquent
des mesures pour rendre compte de leurs activités, nous souhaitons pour notre part
analyser ce que les CM font avec les métriques au-delà de la manière dont ils les
produisent ou les perçoivent.
2.
Méthodes et principaux résultats
2.1.
Une enquête par questionnaire : de quelles mesures
parle-t-on ?
Nous proposons dans cet article des résultats et analyses issus d’un recueil de données
quali-quantitatif. Le recours à des méthodes mixtes nous permet ainsi un constant aller-
retour entre des observations localisées et une recherche de montée en généralité. Notre
méthode s’appuie sur un questionnaire administré en ligne et une série d’entretiens.
connu des praticiens de la communication numérique pour ses nombreux articles
publiés depuis 12 ans, mais aussi pour son enquête annuelle sur les professionnels
du community management. Afin de bénéficier de la notoriété du site pour obtenir
un échantillon assez large, nous avons créé en partenariat avec eux l’enquête : « les
community managers face à leurs communautés : pratiques, conditions et éthique5 ».
Une approche praxéologique des métriques numériques 93
Les résultats du questionnaire ont donc participé par la suite à la production de
contenus s’insérant dans les stratégies de communication du site web. Ainsi, le choix
des questions a amené à des négociations avec les responsables du Blog du Modérateur
et à des reformulations ne s’inscrivant pas pleinement dans nos objectifs de recherche.
Néanmoins, les équipes avec lesquelles nous avons collaboré ont effectué un travail de
diffusion, de gestion du questionnaire et des aspects légaux tout à fait pertinent et utile6.
Le questionnaire s’est construit autour de 35 questions, ouvertes ou fermées, avec
ou sans échelles, développées à partir des enquêtes précédentes menées par le Blog
du Modérateur (pour éviter les redondances) et des entretiens que nous présentons par
la suite (afin de vérifier à plus grande échelle certaines analyses). Sur les 35 questions
posées, 4 portaient précisément sur la mesure et l’évaluation. Nous avons effectué par
la suite des tris croisés ou à plat, dans l’optique non pas que le questionnaire se suffise
en quelques sortes à lui-même, mais bien qu’il s’agence avec nos autres données
récoltées7.
755 individus ont répondu au questionnaire durant la période de 1 mois de son
administration. Sur ces 755 individus, 545 ont signalé que le community management
est leur activité principale. Nos analyses se sont ensuite concentrées sur ceux-là. La
Figure 1 ci-dessous présente notre échantillon.
Figure 1. Échantillon de l’enquête par questionnaire
6 Nous les en remercions encore vivement ici.
7 Des entretiens comme nous le verrons par la suite, mais aussi des collectes de données (quantitatives
et qualitatives) en provenance de comptes Twitter et de pages Facebook de marques.
94 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
Nous n’avons volontairement pas cherché à déterminer le genre ou l’âge des
administrés, préférant nous concentrer sur leurs pratiques et métiers pour produire des
analyses et croisements. Par exemple, nous avons préféré prendre en considération
l’ancienneté plutôt que l’âge comme variable, des entretiens qualitatifs nous ayant
montré que l’âge des CM apparaissait pour eux moins déterminant que les années de
pratiques (salariées ou non). Cette approche à visée descriptive pour ce questionnaire,
qui se concentre donc sur la pratique et non le praticien, ne nous a cependant pas
interdit d’observer ou analyser d’autres aspects ignorés via des approches qualitatives
comme les entretiens.
De plus, nous ne pouvons définir la représentativité de notre échantillon, aucune
enquête n’ayant à notre connaissance déterminée le nombre de CM en France et encore
moins de praticiens faisant du community management. À titre de comparaison,
l’enquête annuelle 2018 du Blog du Modérateur sur les community managers a attiré
1150 répondants8. Les résultats de celui-ci sont donc descriptifs et indicatifs.
Concernant les mesures, les 8 principales métriques utilisées pour évaluer les
résultats sont :
La portée des publications (65 %)9 ;
L’audience (56 %)10 ;
Le volume d’interactions avec un contenu (55 %) ;
Les clics sur les liens partagés (47 %) ;
Les impressions (41 %)11 ;
Les partages (35 %), soit le volume d’usagers des plateformes ayant partagé un
contenu ;
Les statistiques de trafic - les « analytics » (33 %) ;
Le taux de conversion (22 %) : par exemple, le fait qu’un public exposé à une
publicité achète ensuite ou non en ligne le produit/service présenté.
Ces premiers résultats montrent notamment que les mesures propres à trois
plateformes dominantes du web (Facebook et la portée, Twitter et les impressions,
Google et « l’analytics ») sont parmi les plus utilisées, et cela plus par leur agencement
entre elles que par leur confrontation ou comparaison.
9 Selon la terminologie et les conventions propres à Facebook : le volume d’usagers d’une plateforme
ayant été exposés à une publication avec laquelle ils ont interagi ou non.
10 Volume d’abonnés ou de fans (e.g. à un compte sur les réseaux socionumériques).
11 Selon la terminologie et les conventions propres à Twitter : le volume d’usagers d’une plateforme
ayant potentiellement vu une publication (sans interactions).
Une approche praxéologique des métriques numériques 95
Figure 2. Métriques les plus utilisées
Les praticiens interrogés nous ont ensuite fait part des temporalités pour regarder
ces mesures (Figure 3).
Figure 3. Temporalités de consultation des métriques
Il est intéressant de noter dès maintenant que pour notre échantillon, ces temporalités
peuvent être corrélées au niveau d’expérience : 56,8 % de ceux qui regardent leurs
métriques tous les jours ou plus ont moins de 2 ans d’expérience, contre 14 % de
ceux qui ont plus de 4 ans d’expérience. Est-ce l’expérience des mesures qui guide
96 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
l’usage qui en est fait, ou l’expérience du métier ? On peut aussi s’interroger sur ce
qu’évaluent ces quantifications : le travail du praticien (d’animation, de diffusion, de
médiation, etc.) ou les contenus qu’il met en circulation ? Qu’elles permettent l’un ou
l’autre, ces métriques ne se suffisent pas elles-mêmes pour évaluer le travail effectué.
Ainsi, les répondants disent évaluer leurs résultats de plusieurs manières :
Avec les métriques proposées par les plateformes (54 %) ;
Avec leurs propres méthodes (55 %) condensées dans une feuille de calcul
avec des formules plus ou moins éprouvées et se basant sur les métriques de
plateformes ou de tiers ;
Avec un logiciel dédié (13 %), proposant d’autres opérations de qualculation
sur la base des métriques données par les plateformes ;
Avec un prestataire (6 %).
Les résultats indiquent certes une diversité des pratiques (liée à la multiplicité des
plateformes suivies), mais surtout un assemblage de ces outils. Enfin, la production
d’outils de gestion adéquats pour mesurer le travail réalisé (reporting, tableaux
d’indicateurs, synthèses, etc.) peut être collective (Figure 4).
Figure 4. Acteurs avec lesquels les mesures sont discutées
Seuls 0,4 % des répondants disent ne pas évaluer leurs actions. Ces premiers résultats
généraux offrent une vue partielle des mesures auxquelles ont recours les praticiens du
community management. Il semble alors nécessaire d’aller plus en profondeur pour
comprendre ce qu’ils font de ces mesures.
Une approche praxéologique des métriques numériques 97
2.2.
Des entretiens pour prendre la mesure des métriques
Nous avons mené, d’octobre 2017 à avril 2018, 22 entretiens semi-directifs en face
à face ou à distance. Ces entretiens ont été menés auprès de praticiens du community
management dont les profils sont présentés dans le Tableau suivant.
Prénom
Secteur
Intitulé du poste lors de l’entretien
Pratique le
(1e
d’activité lors
community
Commu-
Social
Autres
lettre)
de l’entretien
management
nity
Media
depuis
Manager
Manager
T
Presse
X
2011
D
Téléphonie
X
2012
A
Commerce
X
2018
J
Presse
X
2015
Chargé de
O
Institution publique
2010
communication
Chargé de
T
Institution publique
2011
communication
K
Institution publique
X
2015
A
Institution privée
X
2015
Responsable
M
Institution publique
2013
éditorial
A
Presse
X
2013
JM
Banque-Assurance
X
2009
C
Industrie
X
2012
Directeur
J
Agence
2013
d’agence
S
Média
Webmaster
2016
Collectivité
A
X
2017
territoriale
Chargé des
Institution
C
réseaux
2015
culturelle
sociaux
M
Agence
X
2016
L
Institution publique
X
2014
P
Commerce
X
2010
Institution
Chargé de
S
2012
culturelle
projet
98 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
M
Sport
X
2011
Services
A
X
2013
aux entreprises
Tableau. Échantillon des entretiens semi-directifs
Notre guide d’entretien, comme pour le questionnaire, avait pour objectif d’interroger
les pratiques de community management des sujets ainsi que leurs conditions de
travail. Ce guide comprenait 7 thèmes, dont l’un dédié aux mesures, avec pour
question centrale : « pouvez-vous nous parler de vos KPI ? ». Après retranscription,
nous avons ensuite procédé à une analyse inductive générale (Thomas, 2006).
Cette analyse suppose, à partir des objectifs de recherche poursuivis, d’étiqueter les
segments de texte retranscris, puis de les regrouper par catégories. Nous avons ainsi
sélectionné 730 extraits des entretiens nous paraissant pertinents pour nos analyses,
puis nous les avons classés dans une cinquantaine de catégories signifiantes. L’étape
suivante a été de réduire le volume de catégories en regroupant les plus redondantes,
et en supprimant éventuellement celles ne pouvant être liées aux autres.
Au final, ont émergé 7 grandes catégories, dont l’une portant sur les mesures. Cette
catégorie « mesures » articule elle-même 2 autres sous-catégories :
Les métriques comme objets qu’il faut façonner et auxquels il faut donner du
sens et une utilité ;
Les objectifs quantitatifs fixés par les commanditaires ou les praticiens eux-
mêmes comme justifiant un recours constant à des formes de mesure.
C’est principalement les résultats de ces entretiens, et de ces catégories d’analyse,
que nous allons maintenant discuter. Avec toujours pour objectif, en les croisant
aux résultats du questionnaire, d’identifier ce que les CM font des mesures qu’ils
produisent ou obtiennent des plateformes.
3.
Discussion : les métriques pour quoi faire ?
De ces entretiens apparaît globalement l’idée que mesurer ses actions et leurs effets
est indissociable de la pratique du community management.
« Le métier de CM, c’est comment je peux mesurer mes actions » (J, Agence)
Comme nous allons le voir, le caractère construit de ces mesures est clairement
pris en compte et remis en question par les sujets. Pour autant, il s’agit moins pour
eux de chercher à produire des mesures plus fiables ou pertinentes, que de réfléchir
constamment à la manière dont elles vont influer sur les organisations qui les emploient
et sur leurs pratiques. Les mesures numériques comme instruments de gestion sont
donc à la fois autant pensées comme levier de gestion des pratiques ordinaires et
Une approche praxéologique des métriques numériques 99
répétitives des CM, que comme un moyen de faire évoluer les organisations dans leur
« transformation numérique ».
3.1.
Construire et comprendre l’objet métrique
sous la dépendance des plateformes
Un constat général émerge rapidement de nos analyses : les indicateurs statistiques
proposés par les plateformes ne permettent pas aux praticiens du community
management d’analyser finement leurs actions.
« Moi ce qui me surprend toujours, c’est que des fois certains postes fonctionnent
mieux que d’autres et je ne sais toujours pas pourquoi. Pourtant j’ai cherché ! »
(O, Institution publique)
Si les plateformes numériques communiquent sur les mesures qu’elles proposent,
rien ne permet réellement d’appréhender les processus de quantification à l’œuvre. Ce
fonctionnement en « boîte noire » permet d’éviter que ces praticiens ne braconnent la
plateforme afin de faire augmenter « artificiellement » leurs résultats. La métrologie
imposée par les plateformes ne permet pas d’établir des conventions au sein de la
branche professionnelle.
« [Notre prestataire] utilise lui aussi les Facebook Insight. Mais il y a tellement de
colonnes et de chiffres, que lui parlait de poires et moi de pommes. » (A, Médias)
Pour autant, cela n’empêche pas certains d’expérimenter avec les plateformes afin
de mieux comprendre, grâce aux statistiques fournies, les effets de leurs actions.
« Parce que je vais regarder dans mes statistiques, je vais regarder les postes qui
marchent, j’essaye des postes, à des heures, des thématiques, à d’autres heures,
d’autres jours etc. À force d’essayer, on va trouver, après 3 mois d’expérimenta-
tion, ça vous donne déjà une bonne marche de manœuvre (sic) sur les trois pro-
chains mois. » (M, Sport)
Mais ces expérimentations nécessaires pour mieux comprendre son propre outil de
travail, sa boîte noire à outils pourrions-nous dire, ne génèrent-elles pas une forme de
dépendance à l’égard des plateformes ? Seuls outils de production de ces statistiques,
il devient impossible de justifier de ses actions sans avoir recours à une métrologie
qui change constamment et qu’on ne peut réellement lier à des actions spécifiques.
Par définition donc, les CM apparaissent « sous l’autorité, sous l’influence, à la
merci12 » des plateformes pour produire des mesures. Leur autonomie se limite à la
100 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
manipulation de statistiques elles-mêmes déjà manipulées par les plateformes, comme
nous le verrons ensuite.
« Les infos qu’on a c’est simplement le taux d’engagement qui est donné directe-
ment par FB. » (A, Presse)
« C’est plateforme par plateforme. FB ça va être le nombre de partages, le nombre
de personnes impactées, touchées sur un post. Sur Twitter, le nombre de retweets
etc. » (O, Institution publique)
Sans ces mesures, difficile de comprendre les effets des messages diffusés sur
les publics. Mais même avec celles-ci, difficile d’expliquer ce que l’on pense avoir
compris.
« C’est que de toute façon on se base sur des chiffres qui sont sur la plateforme,
qui sont donnés sur la plateforme, on a aucun moyen de savoir comment ils font,
et on a aucun moyen d’expliquer pourquoi certaines semaines on a des creux et
pourquoi certains postes ont fonctionné mieux que d’autre. » (M, Agence)
La majorité des praticiens rencontrés s’intéresse à l’évolution des statistiques
fournies par les plateformes, plus qu’à leur valeur dans l’absolu. Pour une minorité,
les données renvoyées sont inexploitables :
« [Les Facebook Reactions] on’a pas le temps de les analyser » / « Il y a énormé-
ment d’info, de colonnes. On n’en utilise même pas la moitié » (A, Médias).
Afin de pallier l’incompréhension face à des méthodes de mesure qui évoluent
constamment, les praticiens en viennent à développer une forme de commensuration
qui leur est propre. En somme, ils bricolent leurs propres métriques par comparaison
(de statistiques entre différentes plateformes, ou sur une même plateforme) afin
de pouvoir identifier ce qui a généré tel ou tel pic, ou plus simplement se fixer de
nouveaux objectifs quantitatifs.
« Le seul problème qu’on a avec tous ces chiffres, c’est que déjà ce sont des chiffres
donnés par les plateformes, qui sont généralement surévalués. Par exemple on
regarde les vues sur Facebook, mais on ne sait pas ce que c’est qu’une vue sur
Facebook, ou sur YouTube, ce n’est pas dit explicitement. Notre logique c’est de
comparer des choses entre elles » (L, Institution publique)
D’autres praticiens rencontrés instituent leurs propres conventions, définissant ce à
quoi correspond une métrique afin de mieux coordonner l’action et son évaluation au
sein de l’organisation.
« L’engagement, pour nous c’est très clair c’est le nombre d’interactions avec les
tweets. Que ça soit un retweet, que ça soit un like, un commentaire, même seule-
ment un clic sur le lien qui est proposé dans le tweet » (A, Commerce)
Une approche praxéologique des métriques numériques 101
Ainsi, dans notre panel, il apparaît que ce sont moins les mesures qui guident les
actions, que les objectifs que se fixent, grâce à leur expérience, les praticiens eux-
mêmes ou leur direction.
« Effectivement, je me fixe des objectifs. L’analyse, comme personne ne comprend
ce qu’on fait […] on arrive toujours à présenter les choses le plus correctement
possible. » (P, Commerce)
Le discours consistant à dire que les statistiques fournies par les plateformes ne sont
pas fiables, pérennes ou pertinentes, semble donc partagé. Et cela malgré le fait que,
comme le montrent les résultats du questionnaire, la majorité des praticiens semblent
y avoir recours. Est-ce ce discours critique qui amène nos entretenus à insister sur le
fait qu’ils produisent leurs propres objectifs, comparaisons voire KPI ? Être un bon
professionnel du community management signifie-t-il devoir critiquer les métriques
des plateformes et produire ses propres mesures pour notamment gagner en autonomie
sur l’évaluation de son travail ? Est-ce là ce qui fait convention ?
« C’est assez mal vu, aujourd’hui, qu’un grand groupe ne suive pas des KPI bien
précis autour de sa marque, donc c’est pour ça qu’en conférence je dis toujours
l’inverse quoi, qu’on suit des KPI de manière précise. Mais par contre ce que je dis
toujours c’est que c’est extrêmement difficile d’obtenir ces KPI » (P, Commerce)
Une fois qu’un système « maison » est élaboré, il permet de produire des courbes
et de les comparer. Mais cette interprétation reste fragile et limitée en raison des biais
identifiés. Néanmoins, les indicateurs ont un effet performatif qui peut apparaître en
ce qu’ils construisent des objets que les commanditaires ou clients ont parfois du
mal à se représenter, mais dont ils peuvent voir la valeur augmenter à chaque rapport
d’activité.
« Avant, les marques ne s’intéressaient pas forcément aux KPI et aux mesures de
performance. On faisait de la comm et c’était compliqué d’évaluer. Là, ça a rendu
les choses beaucoup plus palpables, modifiables et concrètes. » (J, Agence)
Les KPI servent à convaincre, à montrer l’efficacité des actions engagées, et
notamment à obtenir des budgets supplémentaires ou une reconduction d’un contrat
de prestation.
« Non [le reporting] c’était vraiment auprès de mes directeurs, pour qu’ils puissent
être à l’aise après quand ils vont à la direction pour défendre des projets. Je crois
qu’il y avait besoin de ça depuis un certain temps, les gens sont d’une génération
différente de la mienne et ne sont pas à l’aise sur ces outils-là. Ils sentent que c’est
important […] mais jusqu’à quel point ? » (L, Institution publique).
102 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
Entre dépendances et discours critiques, bricolage et apprentissage, les mesures
numériques participent à renforcer l’ethos professionnel des praticiens rencontrés.
D’un côté, la perception des mesures est plutôt négative, car lesdites métriques
permettent difficilement de donner du sens aux actions quotidiennes des CM. De
l’autre, elles semblent être nécessaires pour justifier et valoriser ces mêmes actions
auprès des décideurs d’organisations où la culture de l’évaluation est omniprésente.
3.2.
Les métriques pour objectiver les résultats
ou comme objectif à atteindre ?
Comme l’a mis en avant L (Institution publique), les rapports présentant les
statistiques et leurs évolutions servent à la fois à acculturer les décisionnaires et à leur
démontrer l’intérêt des actions de community management.
« On ne rentre pas trop dans le détail mais on parle du nombre de clics par
exemple, pour que les gens s’habituent aux chiffres et à l’échelle » (A, Presse)
Une fois l’intérêt compris, il devient possible de construire des objectifs. Ces
objectifs sont alors inféodés aux métriques : si pour valoriser ou faire comprendre
l’intérêt du community management il faut présenter des chiffres, alors il paraît
logique que les objectifs fixés par la suite soient majoritairement quantitatifs.
« Le premier objectif c’était malheureusement de faire un peu du chiffre, le rôle de
notre page Facebook par exemple c’était d’amener du trafic sur le site tout simple-
ment, voilà ça s’est un peu développé comme ça. » (T, Presse)
Ces objectifs quantitatifs peuvent donc être fixés, ou tout du moins demandés, par
les commanditaires internes ou les clients externes.
« Les objectifs atteints vont fluctuer selon la volonté de la directrice du numé-
rique » (P, Commerce)
Ces objectifs quantitatifs, même lorsqu’ils sont souhaités par un commanditaire,
offrent alors la possibilité d’une commensuration, d’une définition des classements
de ce qui génère de l’engagement ou non, et d’une production des comparaisons qui
peuvent aussi se révéler utiles pour les CM eux-mêmes.
« Depuis quelques années, j’ai mes graphs et je vois que le reach [engagement]
évolue. Parfois c’est intéressant car on a des pics parce qu’on a des news qui ont
cartonné ou des vidéos qui ont été partagées massivement depuis une autre page.
Ça me permet d’avoir une vue globale sur le long terme, de voir comment la page
se porte » (A, Presse)
Une approche praxéologique des métriques numériques 103
Et lorsque ces objectifs quantitatifs ne sont pas du fait des commanditaires ou clients,
ils amènent certains entretenus à produire leurs propres qualculation, à agencer dans
leurs rapports ou tableaux de bord des éléments statistiques et leurs propres jugements
afin d’indiquer ce qui a de la valeur ou non, et ainsi orienter leurs actions.
« En fonction des thématiques et des projets que je mène, je définis toujours des
KPI. Généralement, dans les grandes familles ce sont l’audience, l’engagement
et les contenus. Et dans ces grandes familles je mets des indicateurs précis que
j’adapte en fonction de l’événement que je monte par exemple. » (D, Téléphonie)
Mais que font les praticiens à qui l’on ne fixe pas, ou qui ne s’en fixent pas,
d’objectifs quantitatifs ? Ils se concentrent sur des objectifs plus qualitatifs.
« Moi j’essaie plus de savoir si au niveau des commentaires, les habitants ont
bien reçu l’information, s’ils connaissent le service ou pas, s’ils sont satisfaits ou
non. […] Je ne cherche pas à avoir de bons chiffres, mais plutôt à savoir si mes
abonnés sont satisfaits du service, pour relayer leurs recommandations au service
direction. » (A, Collectivité).
Dans tous les cas, que leurs objectifs quantitatifs soient donnés ou choisis, les
mesures semblent nécessaires pour évaluer le travail effectué.
« Je fais des rapports, chaque année il y a des chiffres qui sont demandés, de plus
en plus sur les médias sociaux, alors ce sont des indicateurs qui valent ce qu’ils
valent. Par exemple “est-ce que le nombre d’abonnés a progressé ?”. “Oui il a
progressé, très bien”. On se fixe des objectifs sur la progression, le taux d’engage-
ment... les choses comme ça. » (O, Institution publique)
Et si les évaluations ne sont pas le fait du praticien, il est alors possible de recourir
à un prestataire.
« Après, on va avoir des agences qui ont leurs propres outils. Je n’ai pas le détail
des solutions qu’elles ont, qui nous génèrent des Dashboards plus macro » (A,
Services aux entreprises)
4.
Synthèse et conclusion : ce que la mesure nous dit
du community management… et inversement
Les mesures numériques remplissent des fonctions différentes selon les situations
qu’elles doivent décrire, mais surtout selon les situations où elles doivent accompagner
une prise de décision. Par situation, et à la suite de Quéré (1997), nous n’entendons
pas seulement l’environnement sociotechnique ou organisationnel dans lesquels sont
immergés au quotidien les praticiens du community management. Ne s’intéresser
104 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
qu’à l’environnement sociotechnique (les plateformes numériques comme outils
de production et de travail des CM) amène le risque de donner trop d’importance
à ces objets techniques sur le contrôle de l’action. Si des formes de dépendances à
ces environnements sont mises en relief dans nos analyses, celles-ci montrent aussi
l’importance d’appréhender les situations d’usage des « métriques » telles que les
sujets les organisent de leurs points de vue et par leur expérience. Les statistiques
sont bricolées, transposées, retraduites, agencées de manière différente en fonction
de l’instrumentalisation recherchée par les praticiens. Elles circulent entre les
plateformes et les CM, les CM et les organisations. Pour l’organisation, elles n’ont
de sens que si les praticiens du community management en sont l’interface. Ainsi, la
question des temporalités propre à toute analyse d’une situation (Quéré, ibid.) apparaît
comme centrale pour comprendre en quoi les mesures numériques influent à la fois
sur les pratiques et les organisations. Même si ces statistiques sont parfois consultées
plusieurs fois par jour, elles nécessitent pour être mieux contextualisées, pour mieux
« coller » à la situation décrite et à celle de l’organisation sur son marché ou face à
ses publics, d’être comparées sur un temps long. Pour les organisations auxquelles on
les présente ensuite, elles servent moins à justifier les actions des CM qu’à rassurer
les commanditaires ou les praticiens eux-mêmes. Si leur évolution est constante et
constatable, elles rassurent sur le fait que l’organisation « vibre » (Boullier, 2015) à
l’unisson avec ses publics. Pour les commanditaires, ces mesures montrent aussi que
leur capital réputationnel s’accroît, et que dans un environnement où tout se compte
et se met en chiffre leur « notoriété positive on-line » (RNCP) prospère. Pour les
praticiens, elles rassurent sur le fait qu’ils arrivent continuellement à s’adapter aux
situations, à leurs publics et outils de travail. Si elles n’ont parfois pas de sens en elles-
mêmes pour les CM, ces métriques les rassurent donc sur le fait qu’ils sont productifs
selon les critères établis par les plateformes et leurs organisations.
Ensuite, ces mesures permettent aux praticiens de construire un discours qui favorise
un certain ethos professionnel : il faut savoir autant les critiquer que les utiliser, les
remettre en question que les remettre en forme. Malgré ces regards critiques, les
mesures répondent à un besoin de donner du sens à des actions qui sont elles-mêmes
pensées à l’aune de ces mêmes métriques. L’évaluation et les objectifs se confondent
alors.
De manière plus diffuse et comme nous l’avons déjà répété, la perception de ces
mesures et les usages que les praticiens disent en faire font entrevoir un rapport de
dépendance voire d’aliénation entre ces travailleurs du clic et leurs outils/environne
ment de production et d’évaluation. Les CM savent qu’ils sont face à des objets
construits et non donnés, mais ils savent aussi que ces quantifications sont le principal
moyen de mettre en valeur leurs actions aux yeux des commanditaires. Elles objectivent
le travail effectué tant elles sont comparables et manipulables. Et c’est en cela qu’elles
sont nécessaires, nonobstant le fait qu’elles soient produites en boîte noire. Car les
commanditaires ne sont pas immergés au quotidien dans les « communautés », ils
n’interagissent pas avec les publics avec la même intensité (souvent émotionnelle)
Une approche praxéologique des métriques numériques 105
et la même régularité que les CM. Dès lors, une approche analytique plus qualitative
et subjective, que les praticiens regrettent de ne pouvoir développer, paraîtrait trop
abstraite pour des donneurs d’ordres. Qui plus est lorsque ces commanditaires sont
vus comme peu intéressés ou acculturés au numérique : « Nos clients ne sont pas très
jeunes donc ces subtilités-là ne leur parlent pas. » (JM, Banque-Assurance).
Le regard réflexif des CM sur leurs métriques montre ainsi l’ambiguïté de ces
quantifications à la fois in-sensées et performatives : elles ne permettent pas d’affiner
la compréhension de ce que sont ou font les publics, mais elles sont assez malléables
pour s’adapter aux conventions managériales d’évaluation continue de la performance.
Pour les CM, ce n’est pas la valeur calculée par les métriques qui a de l’importance,
c’est la valeur qu’ils peuvent donner à la métrique en elle-même. Avoir un engagement
de 15 ou 35 % sur Facebook est moins pertinent que d’avoir un engagement tout
court (le CM est alors productif) et si possible en croissance. Il paraît alors presque
logique d’entendre les CM nous dire qu’ils reproduisent à leur manière les processus
de quantification des plateformes que nous avons décrits dans la revue de littérature,
dans une double optique de remise en question des métriques et d’instrumentation de
celles-ci pour la gouvernance des politiques communicationnelles de l’organisation.
Les mesures numériques pour quoi faire ? Pour produire de la valeur et non pour
seulement l’évaluer ; une valeur qui apparaît s’il est possible d’utiliser les données
statistiques fournies par les plateformes pour :
Les « performer », c’est-à-dire qu’elles ne soient plus de simples statistiques
mais des « indicateurs » qui orientent l’action tout en la décrivant et la
produisant à la fois ;
Les « commensurer ». La mesure prend de la valeur car elle permet de rendre
compréhensible au plus grand nombre le travail qualitatif des CM en le
traduisant en données comparables ;
Les « qualculer ». Le CM va associer aux statistiques des plateformes
un jugement et un point de vue subjectif en fonction des espaces où la
mesure va circuler et des individus qui vont y être exposés (collaborateurs,
commanditaires, clients, financeurs, etc.) ;
Développer ses propres conventions, afin de définir collectivement un cadre
interprétatif stable.
Ainsi, les mesures sont le relief de la situation qu’elles visent à capturer : comme
toute situation se déroule hic et nunc, elle est éminemment contingente et appréciable
uniquement par celui qui en fait l’épreuve. De plus, ce ici et ce maintenant dépassent
les limites strictes du lieu et du temps de l’action, en embarquant des espaces autres
(autres onglets, autres fenêtres, autres bureaux, autres organisations) et des moments
qui dépassent l’instant présent (la timeline, l’historique du compte, les mises à jour des
plateformes, l’histoire de l’organisation). De ce fait, la situation est incommensurable :
elle produit quelque chose qui ne peut être mesuré et encore moins partagé. La mesure
permet alors de saisir le lieu de l’action et de le transformer en lieu du discours. La
106 Mesurer la communication ? Ce que les outils de mesure font à la professionnalisation...
mesure est donc bien le lieu à partir duquel parle le praticien et à partir duquel il
élabore son action.
De manière plus générale, cette approche que nous qualifions de praxéologique
s’est intéressée au pour quoi les praticiens de la communication manipulent des
mesures, plus qu’au pourquoi celles-ci existent ou au comment elles sont produites.
Cette volonté de proposer une amorce d’approche procédurale de la question des
pratiques communicationnelles numériques nous permet de souligner que les mesures
numériques ne sont pas ce que Garfinkel nomme des « allants de soi » (la mesure
serait dans ce cas un lieu commun) : leur production, interprétation, manipulation
ou instrumentalisation ne sont pas implicites pour les CM, même si ce travail à la
fois réflexif et pratique est généralement rendu invisible. Mais, toujours dans une
vision garfinkelienne, la question des métriques pour quoi faire met au jour des
procédures ordinaires qui nous permettent de mieux comprendre ce qui fait l’essence
même des pratiques de community management : être une interface entre les publics,
l’organisation et les plateformes.
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