Promouvoir « la parité » en entreprise :
un enjeu de communication source
de dépolitisation de l’égalité
Emmanuelle Bruneel
PhD Sciences de l’information
et de la communication
GRIPIC – CELSA Sorbonne Université
bruneelemmanuelle@gmail.com
10 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
Résumé
Cet article s’intéresse à une campagne de communication hybride qui fait la pro-
motion du « volet parité » la politique « diversité » de l’entreprise Accenture intitulée
Equals. Son objectif, à la fois institutionnel et promotionnel, est d’attirer les talents en
montrant l’entreprise énonciatrice comme un espace de travail où il fait bon travailler.
Diusés dans l’espace public comme en interne de l’organisation, les aches et leurs
messages sont les objets analysés ici. Notre analyse critique du discours porté par cette
campagne montre la manière dont il reproduit une bicatégorisation genrée normative
en soulignant que l’engagement égalitariste déclaré est conditionné à une égalité
préalable. Il souligne que les eorts consentis par l’entreprise en vue d’un traitement
plus égalitaire sont arrimés à la démonstration des compétences et des performances
professionnelles des femmes. Cette posture discursive renvoie implicitement au fait
que celles-ci sont elles-mêmes responsables des phénomènes inégalitaires qu’elles
subissent dans le monde du travail. Les inégalités sources de discriminations ne sont
ici ni montrées ni prises en compte. Ainsi, le propos de cette campagne, qui présente
l’implication de l’entreprise pour davantage d’égalité, constitue paradoxalement un
discours à caractère euphémique et dépolitisant.
Mots-clés : parité, discours d’entreprise, promotion institutionnelle, égalité, dépoli-
tisa tion, diversité
Summary
This paper deals with a hybrid advertising campaign untitled Equals which promotes
Accenture’s “parity’s part” of its “diversity” policies. In that institutional and
promotional discourse, the objective is about attracting new talented people showing
the corporation as a great place to work. Launched both as an external and internal
communication campaign, the posters and their wording are the objects we analyze
here. We deconstruct the way that pro-parity discourse is reproducing normative
gendered binary, showing that declared egalitarian commitment is paradoxically
conditioned to a prior equality. In that discourse, the consented eorts for a better equal
treatment of women are related to their performance and their demonstration of skills
– implicitly leading them to their own responsibilities on inequalities. Our analysis
highlights that structural inequalities generating discriminations are not considered
nor interrogated as such. Therefore, that campaign which presents the corporation’s
implication on more equality is paradoxically euphemistic and depoliticizing.
Keywords: parity, corporate discourse, institutional promotion, equality,
depoliticizing, diversity
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 11
En novembre 2017, l’entreprise Accenture lance une campagne de promotion de
sa politique de « parité
1
» intitulée Equals. Achée dans le métro parisien, elle est
répertoriée par le site internet La réclame en tant que campagne de sensibilisation
2
à
« la diversité
3
». La réclame
se donne pour mission de documenter des campagnes que
ses rédacteurs considèrent comme originales ou intéressantes. Ici l’annonceur et la
marque sont identiques. Pourtant, il ne s’agit pas de promouvoir les services proposés
mais l’entreprise en tant qu’organisation qui se présente ici comme un employeur
modèle. Ce dispositif de communication vise à promouvoir l’un des volets de la
poli tique « diversité » d’Accenture : l’égalité au travail. Ce traitement médiatique
peut a priori autant référer à l’égalité en général qu’à l’égalité hommes-femmes
4
.
Accenture est une entreprise de services informatiques qui développe des solutions
numériques pour des clients qui sont eux-mêmes des entreprises. Or, le secteur
des technologies informatiques est un univers professionnel fortement marqué par
une présence quantitativement très supérieure de salariés masculins (Collet, 2006).
L’égalité entre les hommes et les femmes au travail constitue une préoccupation
récente qui résonne de façon particulière dans les domaines très masculinisés. Le
discours de Responsabilité Sociale des Entreprises ou RSE (De la Broise, Huët et
Lamarche, 2006) constitue quant à lui un « indicateur d’adaptation stratégique à
une problématique sociétale au cœur de l’actualité
5
». Cette adaptation prend ici
la forme d’une publicité sociale (Kunert et Seurrat, 2013) qui s’intègre dans une
stratégie organisationnelle à grand renfort de discours, de symboles, d’icônes et de
personnages, qui congurent au passage des langages et des gurations du genre. La
conception de ce type de supports s’écarte progressivement des asymétries gen rées,
par exemple via des représentations mixtes des métiers. Les messages de valorisation
des politiques de « parité » et de « diversité
6
» sont souvent adressés au public interne
des organisations an de véhiculer une image valorisante de l’entreprise auprès de son
1 Les guillemets marquent une distanciation critique vis-à-vis de l’idéologie libérale que « la parité »
convoque.
2 « Campagne de sensibilisation interne – Equals – Accenture – agence TBWA\Corporate » et
sont mentionnées les informations et les méta-données suivantes : « Annonceur : ACCENTURE ;
Marque : ACCENTURE ; Type de média : Achage ; 1
re
diusion : 2017 ; Pays : France ; Date
de mise en ligne : 17 novembre 2017 ; Crédits, Agence : TBWA\CORPORATE ». Source : https://
lareclame.fr/tbwacorporate/realisations/equals
3 Dans les politiques de RSE, « la parité » est subsumée dans « la diversité » (même usage des
guillemets).
4 Nous entendons exactement la même chose lorsque nous mentionnons « égalité hommes-femmes »
ou « égalité femmes-hommes » (nous employons indistinctement les deux formes).
5 Texte de l’appel à articles.
6 Source « La politique Diversités chez Accenture », site Accenture (consulté le 30 novembre 2017) :
https://www.accenture.com/fr-fr/company-diversity
12 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
personnel. Parfois, ils sont déployés en externe de l’organisation pour attirer les talents,
ciblant alors les potentiel.les aspirant.es salarié·es
7
via le développement de la marque
employeur. Ces pratiques de communication travaillent les dimensions genrées du
monde professionnel et mettent en relief les relations sociales qui y sont entretenues.
Communiquer sur des mesures favorisant « la parité » consiste à mettre en scène des
représentations sociales, traversées de considérations implicites sur les sexes et le
genre et de présupposés sur les problèmes sociopolitiques y ayant trait. Lorsqu’une
entreprise se saisit de ces derniers c’est pour montrer sa contribution à la société,
pour manifester sa prise en charge des demandes d’ordre politique qui excèdent son
activité économique. Si les sciences de l’information et de la communciation (SIC) ont
tardivement pris en compte les questions de genre (Coulomb-Gully, 2009) c’est aussi
parce que le champ professionnel auquel elles s’intéressent – la communication –
est lui-même resté longtemps gender blind, aveugle aux rapports sociaux de genre.
Or, ces professionnels irriguent continuellement le marché des biens symboliques
de représentations genrées de toutes sortes, distribuées selon l’axe masculin/féminin
(Coulomb-Gully, 2010), et ce, sans remettre en cause la bicatégorisation genrée
dominante (Raz, 2016).
La campagne Equals
8
est un dispositif de communication promotionnelle qui
porte un discours pro-parité convoquant centralement l’idée d’égalité. Nous avons
analysé comment cette campagne présente les choses ainsi que l’ethos rhétorique
9
(Maingueneau, 2002) qu’elle construit. Nous avons en particulier cherché à rendre
compte de ses para doxes énonciatifs entre volonté manifeste de présenter un discours
égalitaire et élaboration concrète d’un discours binaire, paritaire, euphémique et
dépolitisant. Il s’agit d’observer en quoi cette campagne de publicité sociale donne
à voir une « appropriation inachevée du concept de genre en communication
organisationnelle » (Caron, 2004). La publicité sociale est constituée de discours dits
« sociétaux » qui mettent en scène de façon consensuelle et normative, des questions
politiques conictuelles. Notre analyse vise à mettre au jour le continuum des normes
de genre impensées c’est-à-dire les liens entre les normes binaires, diérentialistes et
complémentaristes
10
qui aeurent de ce cas particulier de discours organisationnel
pro-parité. Pour cela, nous avons inter rogé les procédés par lesquels les mots et les
signes – notamment les corps genrés (Galinon-Mélénec et Martin-Juchat, 2014) –
7 Marqueur d’écriture inclusive choisi : point au sol uniquement pour manifester le féminin absent
sinon.
8 Ce travail a fait l’objet de l’un des chapitres de notre thèse de doctorat.
9 L’ethos rhétorique est l’image de lui-même que construit l’orateur au sein de son énonciation par
son attitude, sa posture, son ton, les valeurs convoquées, etc.
10 Le diérentialisme binaire de genre envisage les femmes comme porteuses de caractéristiques et
de façons d’être et de fonctionner qui seraient bien distinctes et complémentaires à celles des hommes,
selon des dualités telles que « faiblesse-force, sensibilité-rationalité, altruisme-individualisme, don-
calcul, tradition-modernité, concret-abstrait, répétition-innovation… » (Bereni et al., 2008, 6).
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 13
sont travaillés pour doter l’organisation d’une posture égalitariste, engagée contre les
stéréotypes, les discriminations et les inégalités de genre. Cette campagne apparaît
comme le laboratoire d’une commu nication sociale destinée à porter la stratégie
de RSE en même temps que celle de recrutement. Son propos hybride, à la fois
institutionnel et promotionnel, constitue un objet singulier à partir duquel rééchir aux
implications politiques du discours paritaire. Nous y observons la manière dont les
discriminations sexistes systémiques consubstantielles au patriarcat hétéronormatif
capitaliste (Delphy, 2013) peuvent être impensées et occultées lorsqu’elles sont
appréhendées dans une perspective néolibérale
11
qui retraduit les inégalités en
« questions sociétales ». Dans un premier temps, nous verrons dans quels contextes et
enjeux de communication professionnelle s’inscrit la campagne Equals d’Accenture.
Puis nous montrerons en quoi « la parité » y est oerte sous condition d’égalité
préalable, de performances et de mérites des femmes. Nous envisagerons enn en
quoi ce propos dépolitise les rapports de pou voir et de domination qui structurent
les normes sociales inégalitaires de genre. Transversalement, nous interrogeons la
manière dont un discours organisationnel auto-promotionnel axé sur « la parité »
travaille les représentations sociales des « questions de genre » et partant, le sens des
normes genrées.
1. Contextualisation et enjeux de la campagne Equals
1.1. Prendre la parole sur un sujet délicat : les inégalités
professionnelles liées au genre
La problématique de l’inclusion des diérences, notamment de genre, dans les
organisations n’a été que récemment traitée comme telle en sociologie du travail,
en particulier en informatique (Collet et Morley, 2017). Les diérences sont des
construits sociaux qui résultent de processus d’altérisation tels que le genrage et/ou
la racialisation, qui rendent « autres » par rapport à une norme (Bruneel, 2018a). Les
assignations qui en découlent reposent sur des spécicités corporelles et font exister
les femmes et les personnes racisées en tant qu’êtres diérents. Ceux-ci ne sont pas
toujours diérents au même titre et peuvent être confrontés à l’intersectionnalité
(Crenshaw, 2005) des eets discriminants. Il reste que le processus imaginaire qui
fabrique ces diérences est le socle de croyances dans les vertus de l’agir inclusif.
En outre, les diérences à inclure se multiplient au gré de l’élévation du nombre
de spécicités traitées dans les politiques de « diversité » en entreprises
12
. Celles-ci
11 Relative au néolibéralisme : idéologie politique et économique qui repose sur l’idée de contraindre
le moins possible le jeu des forces économiques du marché et l’initiative individuelle.
12 « Interprétée dans un sens “large”, la diversité en entreprise fait référence à la fois au sexe,
à l’âge, au handicap, à la formation poursuivie, à l’origine sociale ou territoriale, à la situation
familiale, etc. » (Doytcheva et Caradec, 2008, 89).
14 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
deviennent alors sélectives
13
(Doytcheva et Caradec, 2008) et priorisent souvent un
critère de discrimination, ici le genre. Or, « le genre n’est pas seulement un système
diviseur entre les sexes, mais aussi un système signiant, qui structure fortement les
catégories de pensée » en organisant des « oppositions symboliques structurées par
la dichotomie féminin-masculin » (Bereni et al., 2008, 6). Ce système pousse sur le
terreau de l’idéologie de la complémentarité des sexes, laquelle repose sur la binarité
diérentialiste dominante (Dorlin, 2009) et permet de conserver les hiérarchies
sociales en les présentant comme « naturelles ». La complémentarité des sexes assure le
maintien de l’asymétrie des rapports de pouvoir dont découlent les inégalités. L’étude
des eets des processus de genrage dans les rapports sociaux montre en outre que
« [l]es inégalités femmes-hommes dans l’emploi sont complexes car multidimen-
sionnelles. Elles ne se forment pas exclusivement dans la sphère économique. Elles
trouvent principalement leur origine dans la faible mixité du monde du travail et des
choix d’orientation professionnelle, dans les rapports sociaux de genre dans la sphère
familiale et dans certaines pratiques discriminatoires des entreprises » (Bereni et al.,
2008, 6). S’il est avéré que le travail joue un rôle central dans la reproduction des
inégalités de genre et que les discriminations dans l’emploi touchent massivement
les femmes, l’interrogation des eets de la domination masculine dans les cultures
organisationnelles contribue à reformuler à nouveaux frais la problématique des
inégalités professionnelles. D’après Joan Acker, l’approche en termes de genre remet
en question l’apparente neutralité des conceptions du travail et des valeurs associées.
Cela permet de problématiser le genre comme « principe structurant et signiant dans
les organisations » (Acker, 1990 in Ibid., 140) à diérents niveaux : dans la division
inégale du travail, de l’espace et des normes comportementales, dans les symboles
et dans les interactions. Les inégalités professionnelles touchent principalement les
femmes et les diérences genrées de traitement des personnes relèvent d’une culture
organisationnelle à dominante masculine, ce qui est tout particulièrement le cas en
informatique (Collet et Morley, 2017). La campagne Equals apparaît alors comme
une prise de parole d’Accenture qui, du fait de son secteur d’activité, répondrait
par anticipation aux critiques potentielles sur les inégalités de genre en son sein.
Il s’agit pour l’entreprise de montrer qu’elle a rééchi à la problématique éthique
de l’égalité de traitement. Cette réexion débouche sur la nécessité de se présenter
comme « innovante » en matière de gestion de ses ressources humaines. Ainsi, le
discours d’Equals cherche à rendre attractive l’entreprise en la montrant favorable aux
femmes, dans une démarche de « communication de recrutement » et dans laquelle
13 Il existe « […] des interprétations à chaque fois particulières, contextuelles et sélectives, de la
“diversité”. L’approche “globale” qui se veut “exhaustive” des catégories se révèle ainsi, dans les
faits, une approche sélective : la normativité des engagements étant incertaine, liberté est donnée à
chacun dans ses eorts de promotion de la diversité de se saisir des catégories qui lui semblent les
plus appropriées. » (Ibid.).
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 15
la promotion de la marque employeur permet d’identier la publicitarité
14
(Berthelot-
Guiet, 2014) de ce discours hybride d’entreprise.
1.2. Achage urbain et hybridité communicationnelle
En tant que campagne de publicité sociale, l’objectif d’Equals est de vanter les
mérites de la politique d’égalité hommes-femmes d’Accenture. Son dispositif commu-
nicationnel est composé d’une déclinaison de neuf aches et d’une vidéo associée
qui reprend formellement l’énonciation éditoriale des visuels des aches. Du fait
de ses contextes de diusion, à la fois aux portes de l’entreprise dans l’espace public
et en interne, la campagne apparaît destinée autant aux salariés d’Accenture qu’aux
aspirant.es salarié.es qui souhaiteraient rejoindre les rangs de cette entreprise.
Deux versions de cette campagne ont été conçues : une version déployée en interne
dont certains visuels ont été relayés par le site La réclame (Figure 1) et une version
externe placardée dans le métro (Figure 2). Les neuf aches ont été placées comme
une galerie de portraits entre les portes d’accès aux rames de la ligne 14 au niveau
de la station « Bibliothèque François Mitterrand » (Figure 2), la plus proche de son
siège social situé avenue de France à Paris. Étant donné ce positionnement dans un
espace public très proche de leurs bureaux, les salarié.es d’Accenture empruntant
les transports pour s’y rendre en novembre 2017 ont eu une très forte probabilité de
croiser ces aches. Les personnes potentiellement exposées à ces images sont donc
autant des salarié.es d’Accenture que des usagers ordinaires des transports. Le fait
que des employé.es de l’organisation soient ici guré.es permet une identication
réaliste, tout en rendant possible la reconnaissance individuelle par les membres
du personnel. L’ensemble des corps de salarié.es représentés visuellement dans ces
aches sont associés à un prénom et à divers titres professionnels relatifs aux métiers
de la consultance en informatique. Ces titres connotent des positions de cadres,
intermédiaires ou dirigeants. Cette campagne est un hybride communicationnel car
son dispositif d’énonciation se situe à la croisée de la communication promotionnelle
– le plus souvent marchande – exposée dans le métro parisien et de la communication
corporate qui, elle, est d’habitude déployée uniquement dans les espaces physiques
internes de l’entreprise et/ou sur son site internet et/ou intranet. Les pratiques de
communication corporate envisage l’entreprise comme une totalité organique,
comme un corps social propre. Cela se traduit par des formes énonciatives qui peuvent
prendre des accents institutionnels voire politiques. Cette campagne de promotion
de « la parité » chez Accenture a trait aux politiques de gestion du personnel et aux
ressources humaines. Elle s’adresse à deux types de publics : l’un interne avec une
visée de délisation et l’autre externe avec une visée d’attraction.
14 « La publicitarité repose sur les incidences de la présence de la marque sur les discours »
(Berthelot-Guiet, 2014, 219).
16 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
Notons que toutes les aches sont congurées visuellement de la même façon :
couleur du fond, photographie d’une ou deux personnes, verbatim aphorisé
(Maingueneau, 2012, 34) – morceau synthétisé et mis en relief d’un extrait de parole
prononcée –, slogan-titre « Equals by Accenture » imprimé sur la silhouette, puis
la mention en français « Égaux par Accenture » en bas à droite. Il y a davantage de
texte rédigé à côté du personnage dans la version imprimée achée dans les couloirs
du métro (Figure 2), à l’endroit où dans l’autre version (Figure 1) il y a le bouton
cliquable « Découvrez nos engagements » qui semble rediriger vers un intranet. Seuls
cinq visuels au format numérique destinés à la communication en interne gurent sur
Figure 1. Visuels présents sur lareclame.fr
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 17
le site laréclame.fr (Figure 1). À ces cinq visuels qui étaient également présents dans
le métro au format imprimé, s’ajoutent les quatre autres visuels suivants (Figure 2).
Partout, le mot « Equals » est inséré entre deux traits épais colorés formant
ensemble la pointe d’une èche, reprenant ainsi un élément formel présent dans le
logo de la marque. La mention « by Accenture » est une citation visuelle du nom
Figure 2. Les autres visuels – métro ligne 14 – octobre 2017
18 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
de l’organisation qui connote, du fait de l’usage du « by », un nom de marque tel
qu’il serait mentionné dans une publicité commerciale. L’expression « Equals by
Accenture » peut être lue comme « la campagne intitulée Equals a été confectionnée
et est oerte par Accenture » ou comme « rendus égaux par Accenture », ou encore
« l’égalité réalisée chez Accenture ». L’égalité dont il est ici question est l’égalité
hommes-femmes, laquelle repose sur la valence diérentielle des sexes
15
(Héritier,
2009, 106-107). Dans le mot « Equals » la typographie de la lettre Q est formée de
l’entremêlement des symboles biologiques mâle et femelle. Ce symbole fusionnant
les deux aurait pu venir en signier un troisième (intersexe ou neutre par exemple)
et pourrait faire s’attendre à une subversion de la binarité. Pourtant les corps gurés
respectent sans ambiguïté la bicatégorisation
sexuée et genrée et semblent tous
cisgenres
16
. L’ensemble fait apparaître la politique d’égalité hommes-femmes promue
via Equals comme destinée à des femmes cisgenres diplômées évoluant dans un cadre
socioprofessionnel tertiaire et urbain.
1.3. Un employeur modèle pour une organisation diversiée
L’annonceur et la marque représentée sont ici identiques. Or, il ne s’agit pas de
promouvoir les services proposés par l’entreprise mais bien l’entreprise comme
employeur modèle et attractif. Elle se donne à voir comme une entreprise où il ferait
bon travailler en disant que l’égalité hommes-femmes y est favorisée par divers dis-
positifs. Accenture communique ici en tant que marque, sans pour autant mettre en
avant ses produits ou ses services puisqu’il s’agit ici de valoriser sa marque employeur.
Pour ce faire, l’entreprise cherche à s’associer la valeur forte d’égalité, en vue de se
conférer une image publique gratiante en tant que recruteur et relayer également cette
image auprès des membres du personnel. Cela prend la forme d’une communication
institutionnelle qui se foca lise sur ses mesures prises et ses eorts consentis pour
favoriser « la parité » entre les membres du personnel. Accenture cherche ici à se
façonner une posture d’acteur engagé en matière de RSE, an de consolider la délité
de ses salarié.es et de se montrer comme un employeur potentiel séduisant pour
appâter de futures recrues. Le contrat de lecture (Véron, 1985) et de communication
sont également hybridés par le couplage entre la promotion de valeurs considérées
comme « sociétales » « la parité » et « la diversité » renvoyant au politique – et
une stratégie de communication organisationnelle plus classique où la gure et la
parole du dirigeant interviennent (Figure 1, 5
e
image) pour soutenir un eort collectif.
L’hybridité se manifeste par de mul tiples mélanges des genres : un discours adressé
15 Soit la matrice idéologique construisant la « diérence sexuelle » comme principielle et comme
structurant tous les rapports sociaux. Cette hiérarchisation sexuelle est l’outil privilégié du partiarcat
pour asseoir sa domination.
16 Désigne les individus dont le sexe biologique et anatomique correspond à l’identité de genre dans
le cadre binaire.
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 19
autant à l’interne qu’à l’externe de l’organisation, un registre à la fois institutionnel
et promotionnel, une dimension organisationnelle et politique du propos, un discours
de délisation des salarié.es en même temps que d’attraction de nouvelles recrues.
Les diérents portraits présentent deux duos hommes-femmes blancs, quatre hommes
blancs de diérents âges (le président, celui portant un casque pour le télétravail,
celui à la peluche pour le congé paternité et celui au masque de réalité virtuelle) et
trois femmes seules : une blanche, une noire, une maghrébine. Chacune est associée
à des thématiques paritaires : le recru tement pour la femme noire, la promotion
professionnelle pour la femme blanche plus âgée et les dispositifs de formation
spéciquement dédiés aux femmes pour la femme maghrébine. Ces dernières portent
à elles seules et de façon manifeste d’autres critères de discrimination potentielle qui
touchent aussi les hommes : la racialisation et l’âge. Dans les visuels, tous les corps
des gures féminines restent marqués comme féminins cisgenres. Les deux gures de
femmes racisées (Figure 1, 3
e
image et Figure 2, 3
e
image) ne semblent pas explicitement
mobilisées du fait de leurs caractéristiques phénotypiques
17
pour proposer un discours
antiraciste, même si indirectement elles apportent de fait une dimension « diversité »
à la campagne. Ces deux gures féminines racisées apparaissent jouer un rôle de
diversication ethno-raciale mais de façon légère et supercielle, d’une façon qui
apparaît en quelque sorte tokeniste (Fassin et Fassin, 2009, 8-9). Ainsi, « femmes »
est ici conçue comme une catégorie globale. Le propos de la campagne n’est pas
focalisé sur des questions transgenres ou la prise en compte des discriminations
intersectionnelles (Crenshaw, 2005). Plusieurs éléments signiants disséminés dans
la campagne sont porteurs d’implicites sociaux et de présupposés ordinaires qu’il
convient d’étudier. Ainsi, par l’analyse des verbatim associés aux gures dans chaque
ache, nous mettons au jour des paradoxes énonciatifs de cette publicité sociale.
2. Une réécriture institutionnelle des inégalités de
genre comme problèmes de parité
2.1. Sensibilisation et démonstration d’engagement pro-
paritaire
L’observation de l’ethos
18
déployé dans cette campagne permet de voir que la
prétention à la sensibilisation et à la lutte contre les discriminations y sont prédomi-
nantes. En eet, elle se présente elle-même comme une campagne de sensibilisation
dans les mots de l’ache 9 qui explicitent ce positionnement comme appartenant à la
17 Relatives aux expressions physiques apparentes et donc visibles et observables du génotype.
18 L’ethos correspond à tous les « […] signes, élocutoires et oratoires, vestimentaires et symboliques,
par lesquels l’orateur donne de lui-même une image psychologique et sociologique » (Declercq,
1992, 48).
20 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
politique de « parité/diversité » menée auprès des « réseaux internes et externes
19
».
La posture énonciative de « lutte contre les discriminations » est manifestée via
l’ensemble des messages linguistiques élaborés (Figure 3).
Figure 3. Tableau des messages linguistiques campagne « Equals » – accenture
L’ethos déployé dans cette campagne montre une entreprise très investie dans
un souci de donner à voir ses « bonnes actions », notamment celle qui consiste à
déconstruire les stéréotypes (ache 4). L’énonciation élabore des jeux de mots à
partir du vocabulaire technique de l’informatique pour parler de la politique sociale.
L’attraction de nouvelles recrues spécialistes de ces activités passe par une sorte
d’appel à la connivence voire à la complicité, à travers le choix de mots appartenant à
un jargon professionnel supposé connu. En eet, les verbatim construits pour montrer
la parole des salariés comme faisant foi, contiennent les vocables suivants : « réalité
virtuelle, ligne de code, viseur, hologramme, innovation, expertise, intelligence arti-
cielle ». Les deux aches qui n’en comportent pas mentionnent des pourcentages
connotant à la fois la rationaliet l’opérativité des mesures pro-parité. Faire parler les
salarié.es elles.eux-mêmes des « bonnes pratiques » de leur organisation en matière de
gestion de l’égalité hommes-femmes consiste en une rhétorique ventriloque basée sur
la démonstration de l’existence d’une réappropriation des valeurs de l’entreprise par
son personnel. Une résonance est notable entre les verbatim et la phrase qui reprend
le contenu du verbatim pour le réécrire sous forme institutionnalisée (Figure 3).
Cette réécriture est précédée de l’amorce : « Accenture agit concrètement en faveur
de l’égalité femmes-hommes en … », suivie d’un verbe au participe présent et de
la description d’une action. Cette reformulation clarie et retraduit le contenu des
19 Figure 2, 4
e
image.
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 21
verbatim – marqué par l’oralité et empreint de jeux de mots liés aux technologies
numériques – en une parole plus solennelle, formelle et assertive qui vise à connoter
l’engagement. La réitération de l’idée centrale de chaque verbatim sous une forme
institutionnalisée apporte également une précision au contenu : elle délimite le contexte
de sa signication et ancre davantage celle-ci par un eet de redondance et d’anage
du sens. Les verbatim deviennent des témoignages assertifs de salarié.es qui sont autant
d’arguments pour vanter les bienfaits des actions pro-parité décrites. Enn, l’ensemble
est toujours ponctué par la phrase à l’impératif « Avançons d’égale à égal ». Accenture
décrit donc elle-même ses actions puis enjoint à l’action, cherchant au passage à
convaincre de son engagement, de sa bonne volonté et de la qualité de ses pratiques
de recrutement et d’avancement tout comme de la qualité de vie au travail en son sein.
Dans ce discours sur l’égalité des sexes, le concept d’égalité – présent à travers le mot
« égaux » en anglais et en français – est mobilisé pour énoncer des solutions apportées
à un problème d’ordre politique : les inégalités concrètes. Pourtant, celles-ci ne sont
ni nommées ni explicitement dénoncées. L’intérêt général est seulement suggéré et
le propos donne à voir une organisation qui ne parle d’égalité que pour valoriser ses
« bonnes pratiques ». Par exemple, l’ache vantant les « actions de sensibilisation »
ne précise pas lesquelles et reste ou quant à ce à quoi Accenture souhaite sensibiliser
ses réseaux et ses parties prenantes, qui apparaissent alors comme d’autres cibles de
la campagne. À l’enjeu de sensibilisation aux inégalités se substitue un objectif de
démonstration de ses vertus et de son exemplarité envers des tiers an d’être copié.
En eet, vanter ses « bonnes pratiques » a « […] pour fonction de servir d’exemples
à suivre en matière de gestion de la diversité dans l’entreprise. Il s’agit, en eet, de
donner une meilleure visibilité à certaines pratiques an que celles-ci soient reprises
par d’autres entreprises » (Brousillon et al., 2007, 143). L’ensemble s’incrit dans une
stratégie auto-promotionnelle par laquelle la référence à l’idéal politique universel
d’égalité – via le slogan-titre Equals – vise l’ostentation d’une « gestion de la parité »
qui se présente en faveur de l’égalité des sexes. Pourtant, le traitement égalitaire oert
apparaît fortement conditionné et pétri de paradoxes énonciatifs.
2.2. L’octroi de l’égalité… sous condition d’égalité préalable
Le choix du temps du verbe « avancer » implique une posture singulière vis-à-vis des
eorts à fournir pour atteindre l’égalité femmes-hommes. « Avançons d’égale à égal »
est au présent de l’impératif, ce qui donne une portée généralisante au propos. L’usage
de la première personne du pluriel suggère une nécessaire participation collective. Cela
embraye sur l’idée qu’un « nous » est à responsabiliser en matière de discriminations
sexistes, et que c’est à ce « nous » de prendre en charge cette responsabilisation. Cette
injonction s’adresse donc à un « nous » imaginaire qui comprend autant les cibles
internes à l’entreprise que ses potentielles futures recrues, en même temps qu’elle-
même en tant qu’organisation sociale. Celle-ci semble paradoxalement s’intimer
à elle-même de participer à l’action dont elle promeut déjà les bienfaits via cette
22 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
campagne. Son message central met en avant le traitement égalitaire qui serait reçu
par tous les salarié.es d’Accenture et notamment les « privilèges », les bénéces ou les
avantages octroyés spéciquement aux femmes. Il s’agit ici de montrer que quelque
chose de plus est donné ou consenti comparativement à d’autres organisations. Or,
la fonction communicationnelle et les implications de la phrase « Avançons d’égale
à égal » sont problématiques. Que cherche à faire une entreprise qui s’intime à elle-
même et à ses salarié.es d’« avancer d’égale à égal » ? En arrière-plan, nous lisons
l’injonction collective « Avançons ensemble ». L’idée de progression contenue dans
le verbe « avancer » vient rappeler que davantage d’égalité eective, en particulier
pour les femmes, serait un progrès dans l’entreprise comme dans la société. L’usage
du présent de l’impératif renforce l’injonction universelle qui aeure de cette phrase.
Néanmoins, ce que signie ici « Avançons d’égale à égal » reste ambiguë en termes
d’adresse : cela fait porter l’injonction d’« avancer » sur un « nous » abstrait, soit
sur personne de bien clairement désigné. L’action d’« avancer » n’est pas non plus
ici requise pour aller vers l’éradication de tous les eets pervers et délétères des
discriminations systémiques. Il s’agit plutôt d’un stratagème discursif pour montrer
que l’organisation les prend en charge mais sans les dire (Bruneel, 2018b).
La modalité souhaitée pour réaliser ce progrès est dite d’« égale à égal » mais le
propos n’explicite jamais l’idée de traiter tout le monde de façon rigoureusement
égalitaire. L’objectif est de faire valoir la bonne volonté d’une organisation qui
s’ordonne à elle-même de traiter les personnes, non pas vraiment comme si elles
étaient toutes égales, mais plutôt de façon prétendument plus équitable parce que plus
paritaire
20
, et surtout plus qu’ailleurs. Le double singulier et la dualité sexuée réitérée
dans la formulation « d’égale à égal » indique que ce progrès à accomplir concerne le
niveau interindividuel et non le niveau collectif. Ces relations interindividuelles qui
renvoient, sans que cela soit dit comme tel, aux rapports sociaux de genre concrètement
inégalitaires et inéquitables, sont présentées comme devant être régulées pour devenir
plus égalitaires. Pour autant, le propos n’enjoint pas les personnels de l’entreprise à se
traiter tous et toutes comme de stricts semblables, ni ne s’accompagne de la précision
que chez Accenture tout le monde aurait le même salaire. Étant données les inégalités
hiérarchiques extrêmement fortes dans les entreprises, la phrase « Avançons d’égale à
égal » apparaît énigmatique. Dans ce contexte, estimer que « d’égale à égal » est une
bonne modalité de traitement collectif des discriminations sexistes consiste en fait en
une absence de remise en cause de la domination patriarcale. L’ethos de l’engagement
repose ici sur une matrice idéologique néolibérale dans laquelle l’égalité a été dissoute
dans « la parité ». En eet, l’approche néolibérale des problématiques discriminatoires
sexistes qui promeut des mesures paritaires – sous forme de programmes de formation
et d’avancement individuel visant une égalité considérée comme déjà acquise en droit
– imbibe ce discours. Mais, lorsqu’il s’agit de prendre la parole sur les valeurs dans
20 Le présupposé selon lesquel les dispositifs pro-parité seraient équitables laisse dans l’impensé la
dimension structurelle des inégalités de genre (Sénac, 2015 et Julliard, 2012).
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 23
un discours de RSE, l’égalité est tout de même remobilisée pour ses vertus de notion
idéale ou utopiste. Ici, le propos est assertif et tout se passe comme si l’entreprise
disait : « Nous avançons déjà bel et bien de facto d’égale à égal, regardez ce que
nous faisons. » C’est aussi un énoncé de principe. Le message dans son ensemble
revient à dire : « chez Accenture, notre action pour l’égalité consiste à intimer à nos
collaborateur.rices d’avancer d’égale à égal ». Cette dernière formulation est reprise
sous la forme du mot-dièse « #EgaleAEgal » qui fait oce de second slogan.
Dans certaines aches, les messages situés après l’amorce « Accenture agit… »
laissent entendre que les mesures ne seront valables et eectives qu’une fois que
les compétences seront parvenues à un niveau « vraiment égal ». Par exemple,
les actions 2 et 7 (Figure 3) conditionnent la garantie d’égalité des niveaux de
rémunération et des opportunités de promotion – soit deux aspects centraux des
discriminations en entreprise – à des « compétences égales », auxquelles s’ajoutent,
pour la rému nération seulement, « la performance et l’expérience ». Les présupposés
sexistes et l’idéologie économique néolibérale, qui habitent ces assertions restent
impensés. Il s’agit de souligner qu’Accenture réaliserait un traitement salarial juste et
équitable, se démarquant d’organisations qui, elles, ne pratiqueraient pas l’« égalité
salariale à compétences égales ». Néanmoins, si ces politiques de rémunération et
d’avancement sont présentées comme conditionnés à des « compétences égales »,
il n’est précisé ni ce que sont ces compétences, ni par rapport à celles de qui elles
doivent se déployer pour pouvoir être considérées comme égales. « À compétences
égales à celles des hommes » est ici ce qui est sous-entendu et cette idée résonne
une seconde fois dans l’ordre des adjectifs (féminin puis masculin) dans la phrase
qui clôture chaque message « Avançons d’égale à égal ». L’ache 2 montre deux
jeunes gens qui mentionnent que « L’égalité salariale, c’est notre première ligne
de code
21
» et dans l’ache 7 gure la femme la plus âgée exprime que « La pro-
motion sans discrimination, ce n’est pas une innovation ». C’est la première et unique
mention de la notion de « discrimination » et elle intervient pour dire qu’il n’y a en
a pas. Cette phrase est là pour signaler le caractère déjà ancien de cette absence de
discrimination ainsi que la pérennité de la promotion des femmes chez Accenture.
L’idée que cette absence de discrimination n’est pas une innovation suggère que dans
d’autres entreprises ce souci serait plus récent.
2.3. Des énoncés institutionnels pro-femmes cadres
En vue de faire advenir « la parité », il est souvent recommandé de favoriser les
femmes en partant du postulat selon lequel « […] lisser les situations exceptionnelles
créant un frein à la progression des femmes est une bonne pratique » (Monsellato,
2013, 14). Dans cette campagne, en complément à la promotion d’une égalité sous
21 Expression qui signie ici « ligne de conduite » selon un jeu de mot avec les lignes de codes dans
le domaine de l’informatique.
24 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
condition de compétences égales préalables et de performances des femmes, les
aches 1, 3 et 8 abordent des mesures de gestion de ces « situations exceptionnelles »,
c’est-à-dire des situations excluantes. Les dispositifs présentés dans ces aches
sont empreints d’une vision quantitativiste de la distribution des rôles de pouvoir et
des tâches professionnelles dans l’organisation. Ce sont des discours de promotion
quantitative de « la parité » entendue comme promotion des femmes. En eet, il
s’agit d’encourager la promotion aux plus hauts postes et le recrutement des femmes
avec des objectifs chirés en pourcentage, avec dans les deux cas un quota de 50 %.
Dans le cas de l’action 3, cela est d’ailleurs assez ou : s’agit-il de faire augmenter
l’eectif avec 50 % de femmes recrutées en plus par rapport à auparavant ou d’un
50 % en valeur absolue qui consisterait à faire en sorte qu’un salarié sur deux soit
une salariée ? Avec la gure du Président d’Accenture France associée au verbatim
« 9 femmes dans l’équipe dirigeante d’ici 2020, une réalité qui n’a rien de virtuel »,
le message est plus clair : le chire 9 et l’ambition de 50 % permet de comprendre
que cela correspondrait à la présence de 9 femmes dans une équipe dirigeante de
18 personnes. La volonté de progresser vers une présence des femmes à tous les
postes de l’organisation est paradoxalement présentée via la dimension symbolique
de la « parité » dans les très hauts postes de direction, soit dans les instances de
pouvoir. Cela se vérie dans un large nombre de discours « pro-paritaires » (Julliard,
2012) qui reposent sur des conceptions diérentialistes et complémentaristes du
genre, prônant souvent le 50/50 chez les dirigeant.es à titre symbolique. D’ailleurs,
la femme un peu plus âgée a un poste et une ancienneté plus grande et pourrait faire
partie de celles destinées à entrer dans l’équipe dirigeante d’ici 2020, an d’y faire
grimper le nombre de femmes à 9 et ainsi y réaliser « la parité ». La politique pro-
parité semble ici concerner uniquement celles qui sont en passe d’arriver à égaler
les hommes, ce qui donne une dimension très élitiste au propos de la campagne.
Cela se ressent également au niveau des corps (cis)genrés mis en scène qui, par
l’habillement et les titres professionnels associés aux gures, correspondent à des
stéréotypes de catégories socioprofessionnelles supérieures. Ainsi, dans ce message
organisationnel enjoignant à aller collectivement vers davantage d’égalité, on trouve
des représentations de femmes qui sont déjà les plus valorisées et les plus privilégiées
professionnellement. Cela met le message délivré dans une position paradoxale : à
la fois en deçà et au-delà des problématiques discriminatoires concrètes. Ce type de
propos teinté d’élitisme social a tendance à invisibiliser la dimension structurelle des
inégalités et à occulter le fait que ces dispositifs sont des exceptions qui conrment
la règle sexiste. Or, une visée anti-normative émancipatrice pour toutes les femmes
consisterait à cesser de réduire leurs mérites à leur mise au pas professionnelle dans des
cadres pétris de normes patriarcales et capitalistes d’exploitation du travail (Delphy,
2015). Le cadrage politique néolibéral du discours pro-parité (Sénac, 2015) préside au
processus de dépolitisation des inégalités qui se manifeste dans cette campagne. Cette
dépolitisation occulte non seulement la dimension matérielle et interrelationnelle
mais aussi l’opérativité symbolique des rapports de pouvoir sexistes et normatifs. La
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 25
justication méritocratique des inégalités de genre permet notamment de conserver et
de renforcer ces normes patriarcales en les laissant impensées.
2.4. Des dispositifs paritaires sous conditions
méritocratiques
L’action 8 consiste à promouvoir « la parité » en faisant rattraper leur retard aux
femmes. En eet, il est ici fait mention du souhait de développer les compétences des
femmes salariées déjà en poste dans l’entreprise. Le message de cette ache donne à
comprendre que cette formation conditionne leurs évolutions de carrière et suggère en
arrière-plan que si les femmes n’occupent pas déjà davantage les plus hauts postes de
la pyramide hiérarchique, c’est parce qu’il leur reste certaines compétences à acquérir.
Une fois acquises, elles pourront devenir des innovatrices et accéder dans le futur
aux postes les plus élévés. La nature de ces compétences est oue : il est dit qu’elles
permettront aux salariées d’imaginer et de réaliser non pas « des » mais « les » innovations
du futur. Le message sous-entend aussi que ces compétences pourront être acquises via
la « favorisation du développement des collaboratrices ». Ici, le présupposé est qu’à
l’heure actuelle les compétences que l’on espère obtenir d’elles ne sont pas encore
là et que, pour les faire advenir, il faut donc favoriser leur formation. Néanmoins, ce
en quoi cette faveur consiste n’est pas indiqué – aménagement des horaires, places
réservées aux sessions de formation, mentorat/tutorat de la part d’autres salarié·es ? –
ni comment l’organisation s’y prend pour que la formation ait lieu, ni dans quelles
conditions. Si, ce manque d’information est lié aux contraintes communicationnelles
du format « ache », il reste que le fond du message est très générique. Les diérentes
actions promues le sont de façon peu précise : elles sont montrées comme égalitaristes
alors qu’elles se rapportent à une perspective « paritaire » quantitative et présupposent
les femmes lésées en compétences. Malgré un nombre légèrement plus grand de corps
masculin mis en scène dans les visuels, ce sont les femmes qui sont visées par des
dispositifs de réparation et de rattrapage d’écarts existants. Mais ces écarts sont décrits
sommairement et sans mention de leurs causes ni de leur dimension discriminatoire. Il
n’est pas question de domination masculine dans les métiers techniques, ni de sexisme
structurel des formes d’organisation du travail, ni des inégalités de genre qui traversent
le monde social et concernent également les entreprises. Or, suivre un impératif
égalitariste conduirait à endiguer tous les traitements inégalitaires et commencerait
par déconstruire les structures de domination en les nommant. Si de prime abord cette
campagne semble porter une promesse volontariste d’égalité réelle, elle ne déploie en
fait que des messages pro-parité. En substance, ceux-ci disent qu’un traitement plutôt
favorable et plutôt meilleur qu’ailleurs est réservé aux femmes dans cette entreprise.
Cela permet au passage à celle-ci de se promouvoir comme une organisation altruiste,
bienveillante, et en tous cas plus vertueuse que d’autres.
Les énoncés 2 et 7 sous-entendent que les écarts de rémunération et de promotion
ne seraient dus qu’à des écarts justiables voire légitimes car liés à des mérites
26 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
diérentiels. Ce message dénote que ces écarts existent et peuvent continuer à exister
tant qu’ils sont bien légitimés. Dès lors, il ne tient qu’aux femmes d’augmenter
leurs mérites, de rattraper leur retard ou de prouver leurs compétences par leurs
performances et d’égaler (enn) leurs collègues. Il est suggéré qu’elles ont déjà le
champ libre pour cela, pour être méritantes, et que lorsqu’elles le seront vraiment, alors
à ce moment-là la rémunération et la promotion suivront, au moins chez Accenture.
Ce mécanisme argumentatif occulte les spécicités des discriminations subies par
les femmes. Il entretient des considérations sexistes ordinaires selon lesquelles les
femmes seraient non seulement incompétentes, ou dotées de compétences qui ne
seraient « pas encore » tout à fait les mêmes que celles des hommes, mais seraient
aussi décitaires en expérience et démontreraient de moindres performances.
Un tel sous-entendu contraste avec la visée de ce discours de RSE qui consiste à
montrer une entreprise engagée pour l’égalité, portée par une aspiration politique
antisexiste qui la dépasse et qui l’honore. Or, dans la campagne Equals, l’égalité
– dans son sens formel et juridique – est présentée et pensée comme déjà là. En
ligrane du propos de cette campagne, on entend que si des femmes sont « déjà
égales » professionnellement, alors elles sont déjà recrutables, aptes à être promues
et considérées comme méritant d’être rémunérées de façon équivalente aux hommes.
Par conséquent, si jamais elles ne sont pas recrutées, rémunérées et promues de façon
identique, cela ne peut tenir qu’à leur manque de mérites individuels et non à des
discriminations dues aux pratiques de l’entreprise ou liées aux structures sociales.
Le raisonnement consiste à conditionner le traitement égalitaire non seulement à
des talents personnels préalablement prouvés ou à des compétences acquises lors de
formations suivies, mais aussi à la démonstration de qualités attestant de l’égal mérite.
Si elle se départit de l’imaginaire des rôles sociaux domestiques sexués, la rhétorique
de promotion de « la parité » en entreprise maintient dans l’impensé la norme de
genre binaire et complémentariste, ainsi que le conditionnement de l’égalité à un
ordre méritocratique abstrait (Gonthier, 2007). Ce raisonnement implicitement sexiste
incorporé dans un discours qui se veut « paritaire » est assez commun (Olivesi, 2012).
Le conditionnement aux mérites traverse les discours bienveillants disant favoriser
les femmes et/ou les personnes racisées parvenues à « égaler » leurs collègues. Dans
cette perspective, les discriminations concrètes n’existeraient que dans la mesure où
elles sont légitimées par des compétences inégales et donc parfaitement justiées.
Corollairement, il apparaît que promouvoir « la diversité et la parité » ne soit, dans un
cadre libéral, considéré comme valable, légitime et défendable que sous condition de
performance des « diérences » (Sénac, 2015).
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 27
3. Le sens des normes genrées
3.1. Le genre comme catégorie communicationnelle
signiante
La matrice idéologique qu’est la bicatégorisation genrée n’est ni véritablement
interrogée, ni mise à distance, ni remise en cause par Equals. En eet, le discours
de cette campagne actualise la binarité féminin/masculin et la laisse impensée. La
notion de genre est ordinairement entendue comme sexe social par opposition à
sexe biologique, de façon réductrice
22
. Cette opposition est moins souvent associée
à l’interrogation butlérienne des modes d’ordonnancement du monde qui fondent
les rapports sociaux de sexe et de sexualité sur des catégories genrées signiantes,
reconnaissables et normatives (Butler, 2006). Comme le genre façonne tous les
processus de catégo risation sociale, il a de fortes implications politiques et symboliques.
Ainsi, « […] dans le monde de l’entreprise, des normes telles que la compétitivité et
le surinvestissement professionnel apparaissent sous un jour nouveau dès lors que
l’on rappelle qu’il s’agit de valeurs socialement construites comme masculines. En
retour, une telle analyse symbolique peut contribuer à expliquer la reproduction des
inégalités maté rielles entre les femmes et les hommes dans l’entreprise » (Bereni et al.,
2008, 6). Or, dans cette campagne consensuelle, la binarité reste impensée tout comme
les normes masculines et dominantes. Accenture y décrit un traitement égalitaire des
per sonnes en signalant ses dispositifs en faveur des femmes (recrutement paritaire,
salaires, avancement, formations, parité de l’équipe dirigeante, sensibilisation aux
stéréotypes dans l’entreprise et ses réseaux) de façon à se démarquer d’organisations
concurrentes. Parmi les avantages octroyés aux salarié.es, on trouve une disposition
également à destinaton des hommes (télétravail) et une autre uniquement pour eux
(congé paternité
23
de durée identique à la durée légale mais sans perte de rému-
nération). La dimension pro-femme des mesures vantées est donc proéminente bien
que les visuels comportent un peu plus d’hommes. L’accent est également mis sur
des dispositifs quantiés (50 % est réitéré deux fois) visant un rééquilibrage au
prot des femmes. Ces mesures pro-parité sont présentées comme conditionnées à
la performance individuelle de la salariée an de n’être pas suspecté de faire de la
discrimination positive. Dès lors, la généreuse promotion de « la parité » qui sous-tend
la promesse d’équité de la campagne Equals se réduit à l’incitation à la performance
des individus féminins. Il est implicitement intimé à la salariée de devenir une « égale
paritaire », c’est-à-dire une femme qui peut égaler professionnellement les hommes
22 Il est possible de remettre « en question la compréhension biologisante du sexe en montrant en
quoi celui-ci, et non seulement le genre, relève d’un processus de catégorisation pleinement politique
et social » (Raz, 2016, 88).
23 Sachant que ce congé est encore souvent considéré comme au bénéce des conjointes an de
« les aider ».
28 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
tout en leur restant essentiellement complémentaire. La dimension pro-femmes des
mesures ne subvertit pas la binarité genrée consubstantielle à la complémentarité des
sexes. Autrement dit, les discriminations en raison du genre auxquelles on prétend
pallier ne sont pas visibilisées de façon à subvertir les catégories normatives de genre :
les représentations binaires sont ici maintenues. Dans ces vertueuses prétentions à
réduire les inégalités de genre, celles-ci continuent d’être largement impensées en tant
que telles. En eet, elles ne sont ni nommées, ni prises en compte dans leur dimension
structurelle, ni reliées aux normes binaires, ni recontextualisées et mises en rapport
avec les eets sociaux sexistes de la domination patriarcale.
3.2. De la parité et des hommes
Comme nous l’avons vu, cette campagne présente un peu plus de corps masculins
que féminins mais à chaque fois, explicitement ou implicitement, les femmes sont
les principales bénéciaires des dispositifs promus. Par exemple, les actions 5 et 6
illustrées par des gures masculines, peuvent être considérées comme indirectement en
faveur des femmes. En eet, le congé paternité et l’incitation au télétravail renferment
la plus grande teneur « sociétale » car ces mesures visent à permettre une potentielle
décharge de travail domestique pour des femmes (présupposées hétérosexuelles)
ayant des conjoints salariés chez Accenture, mais qui n’y travaillent pas elles-mêmes.
Cette décharge aurait alors lieu dans le cadre privé de la parentalité avec l’octroi
d’une plus grande disponibilité personnelle utilisable à des ns domestiques et/ou
familiales. Cela vient promouvoir l’entreprise comme facilitant la vie de famille des
hommes au bénéce indirect des femmes. Or, la formulation « 100 % manager 100 %
papa » connote a priori l’idée positive que l’on peut être investi dans sa parentalité
tout en travaillant à un haut niveau de poste dans l’entreprise : le statut social valorisé
et valorisant n’est pas perdu au moment de la prise de ce congé. Le geste énonciatif de
l’ache se montre très favorable à la paternité an de donner l’image d’une entreprise
qui a à cœur de faciliter la vie des pères salariés prenant leur congé. Or, le dispositif
du « congé de paternité et d’accueil de l’enfant » est relativement récent (2002)
et ne relève pas de l’obligation légale. Il est souvent considéré non pas comme un
bénéce pour le père mais comme permettant d’aider un peu la mère dont la charge
de travail parental à la naissance est la plus élévée. À la lecture plus précise, on se
rend compte qu’il s’agit ici d’une simple incitation nancière à bénécier de ce congé
plutôt que de ne pas le prendre du tout. Il y a donc une forte dissonance entre le
verbatim « Je suis à temps plein : 100 % Manager, 100 % Papa », ce qu’il laisse
imaginer et la mesure concrète. Le double 100 % qui semblait faire allusion à une
décharge professionnelle supérieure à la légalité, à un allongement du congé ou à
des aménagements facilitateurs spéciques chez Accenture porte en fait seulement
sur le maintien total de la rémunération du salarié durant les onze jours calendaires
plutôt que de l’en amputer d’une partie. Ce geste de générosité nancière est présenté
en soi comme une incitation à le prendre. Il n’est pas fait mention d’hétérosexualité,
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 29
d’homosexualité ou même de célibat dans cette ache montrant un père rendu
modèle grâce à la générosité de l’entreprise. Donc ces scénarios, s’ils ne sont pas
les plus fortement suggérés, ne sont potentiellement pas exlcus de l’interprétation.
Néanmoins, si l’inclusion des hommes dans des protocoles visant davantage d’égalité
parentale est encore si timide, c’est qu’il semble encore trop révolutionnaire et trop
conséquent nancièrement d’accorder un congé paternité plus vaste et plus sécurisé,
voire d’égale durée au congé de maternité.
Pour la possibilité de télétravailler, le propos de cette campagne datant de 2017
s’inscrit dans les phénomènes de exibilisation des conditions de travail pour
l’aménagement des temps entre vie professionnelle et vie personnelle et concerne a
priori l’ensemble de l’eectif (et pas forcément seulement les hommes). Sur l’ache,
le jeune homme est présenté avec un casque sur les oreilles qui peut signier la
possibilité de s’isoler du bruit ambiant pour pouvoir se concentrer et travailler depuis
chez soi ou un lieu tiers. Le fait que le personnage soit un homme jeune donne à
interpréter que cette mesure vise à faciliter voire à inciter le travail à domicile pour
les hommes. Mais ici, l’action égalitaire promue consiste à orir à l’ensemble des
salarié.es, hommes comme femmes, la possibilité de télétravailler et de gérer leur
propre équilibre professionnel et personnel. Des recommandations en ce sens émanent
des sciences de gestion et considèrent que « le télétravail par exemple, peut être
bénéque aux femmes mères de famille évidemment mais également aux hommes. La
question de son usage ne doit pas être lue au regard de la parité mais de l’égalité de
traitement acceptée par tous » (Monsellato, 2013, 15). Notons que, ici, les femmes
potentiellement bénéciaires sont désignées par « mères de famille » et que les
« hommes » sont mentionnés tout court. Le télétravail
24
constitue un aménagement
utilisé de façon inégalitaire et genrée du fait que ce sont les mères qui le demandent
davantage. De fait, dans le cadre de ménages hétérosexuels
25
, ce sont elles qui con-
servent la plus forte charge en termes de tâches domestiques et de charge mentale
26
car
elles restent considérées comme les plus disponibles. Lorsqu’elle est oerte par les
entreprises, la possibilité de télétravailler conduit à des usages distincts : l’utilisation
des temps de pause dans le travail des femmes est majoritairement tournée vers des
activités domestiques tandis que celle des hommes l’est davantage vers des activités
extérieures (Vayre, 2019, 15). Cette mesure collective d’adaptation aux rythmes
personnels et visant leurs équilibrages avec les rythmes professionnels ne contribue
24 Le sujet du télétravail dont il est question ici concerne auparavant et «en temps normal» , hors
pandémie.
25 Ce qui renvoie au cadre hétérosexuel normatif implicite de cette campagne.
26 Poids psychologique que fait peser (plus particulièrement sur les femmes) la gestion des
tâches domestiques et éducatives, engendrant une fatigue physique et, surtout, psychique. (Cette
préoccupation constante de la logistique du foyer, même dans les moments où elles ne sont pas dans
l’exécution de ces tâches, concerne avant tout les personnes qui travaillent), source : https://www.
larousse.fr/dictionnaires/francais/charge/14743#11072849
30 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
pas en soi à réduire les inégalités structurelles de genre. Cette mesure ne favorise
pas forcément les avancées professionnelles des femmes ni ne réduit les écarts et
les retards qui peuvent aecter leurs carrières du fait de leur maternité. En outre,
promouvoir le télétravail comme outil principalement utilisé par les femmes (ce qui
est de facto le cas) connoterait l’idée que leur épanouissement personnel viendrait de
la possibilité de s’épanouir dans la sphère domestique (Ibid., 17) voire par le travail
domestique. Ce n’est pas le cas ici et c’est peut-être aussi la fonction du personnage
masculin dans cette ache-là : ne pas générer cette interprétation-là qui serait tout
à fait contre-productive dans une rhétorique du bien-être au travail comme source
d’épanouissement pour tous et toutes. Ces deux mesures sociétales, l’une incitative
pour les pères et l’autre axée sur les enjeux de qualité de vie et de bien-être personnel
des salarié.es, sont aussi les plus éloignées des discriminations concrètes aectant
les femmes sur leur lieu de travail. Néanmoins, ces deux sujets ayant trait à l’égalité
domestique peuvent produire une attente, une aspiration à quelque chose de plus
précis en termes politiques et de positionnement féministe dans la sphère publique.
Or, il n’en est rien puisque le message est une auto-promotion organisationnelle.
3.3. La prétention à la sémioclastie des stéréotypes comme
posture
Enn, dans les aches 4 et 9, le registre de discours est un peu diérent : ces aches
sont à la fois déclaratives et méta-discursives. L’ache 4 mentionne un dispositif
techno logique pour « lutter contre les stéréotypes » de façon immersive. Dans ce
visuel, le jeune homme barbu à la chemise à carreaux a dans les mains un masque
de vision virtuelle ou de réalité augmentée. Le verbatim aphorisé associé est : « Ici,
on a les stéréotypes dans le viseur ». Cela suggère qu’un protocole de sensibilisation
ou de formation relatif aux stéréotypes sexistes a été élaboré et proposé aux salarié.es
et que ce protocole peut prendre la forme d’un serious game tels que ceux qui sont
accessibles via ce type de lunettes-boîtier-écran. Néanmoins, le propos reste évasif
sur la nature de l’immersion : il semble qu’une expérience virtuelle va être proposée
via cet objet technique singulier. Par contraste avec les autres actions décrites, il est
explicité que l’action sera orientée vers une « lutte contre les stéréotypes ». Cependant,
le verbatim « Ici, on a les stéréotypes dans le viseur » indique plutôt une posture plus
générale de l’entreprise vis-à-vis des stéréotypes. Elle se qualie elle-même d’être
un lieu, un « ici
27
» qui correspond à « chez Accenture ». Or, la prétention de réaliser
un geste de sémioclastie des stéréotypes (Kunert et Seurrat, 2012) irrigue la posture
dans laquelle se place la campagne entière. Il s’agit à travers elle de donner à voir
l’entreprise comme soucieuse de déconstruire les stéréotypes de genre. La position
hybride de ce discours le situe entre communication institutionnelle et promotionnelle,
27 Le « ici » est également dans le verbatim « Ici, pas besoin d’hologramme pour travailler à
distance. »
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 31
interne et externe, à l’intersection de plusieurs dynamiques de communication. Le
verbatim de l’ache 9 est d’ailleurs « L’intelligence peut être articielle
28
, pas nos
réseaux ». L’idée de réseaux est ensuite reprise dans « Accenture agit concrètement
en faveur de l’égalité femmes hommes en menant des actions de sensibilisation auprès
de l’ensemble de ses réseaux internes et externes. Avançons d’égale à égal ». La
mention des réseaux à la fois internes et externes évoque les réseaux de salarié.es mais
aussi les parties prenantes, et l’ensemble des réseaux professionnels et d’inuence
extérieurs à l’entreprise. Ce propos constitue donc une tautologie qui se rapporte à
toute l’énonciation de la campagne en tant que dispositif sémio-discursif. En eet,
celle-ci constitue en elle-même une action de communication destinée à sensibiliser
diérents publics. De plus, son ethos auto-valorisant manifeste une montée en
responsabilité sociétale de l’entreprise énonciatrice par ce travail de sensibilisation en
tant que tel. Or, on ne sait pas véritablement ce à quoi il s’agit de sensibiliser les cibles.
Cela pourrait être à l’existence d’inégalités sociales entre les hommes et les femmes et
au fait que ces inégalités sont génératrices de discriminations. Mais il n’apparaît pas
expressément qu’il s’agit de faire advenir une véritable prise de conscience féministe.
L’objectif est de rendre sensibles les publics visés, dont d’éventuel.les candidat.es à
l’embauche, au fait que cette entreprise est formidable puisqu’elle mène des actions
en faveur de l’égalité femmes-hommes, en les informant simplement de l’existence
de mesures de ce type chez Accenture. L’objectif de communication central consiste
à dire qu’Accenture agit pour l’égalité par des mesures pro-parité, en vue de renforcer
l’attractivité de sa marque employeur. Si cette façon de procéder dans une campagne
à l’interstice entre le discours institutionnel et promotionnel n’est pas étonnant, il
reste pertinent de déconstruire les présupposés et les implicites encapsulés dans les
eets rhétoriques et les stéréotypes en présence et de les replacer dans leurs enjeux
sociopolitiques plus larges (Krieg-Planque, 2012). Un paradoxe habite cette campagne
pro-égalité de genre qui, dans son énonciation visuelle, reproduit des gures binaires
et dans son discours, consolide la norme patriarcale hétérosexiste. En eet, les corps
représentés respectent clairement la binarité complémentaire de genre (avec des duos
binaires sans aucune ambiguïté) et toute la posture pro-femmes connote fortement
l’hétéronormativité
29
. Le tout dans un cadre idéologique néolibéral enclin à retraduire
les questions de genre en questions de parité.
28 Même jeu sur les terminologies propres au secteur de l’informatique.
29 L’hétéronormativité désigne la norme hétérosexuelle dominante dans les sociétés patriarcales.
Déconstruire l’hétéronormativité permet de voir que le patriarcat comme système politique est la
source des catégories genrées binaires que sont homme et femme. La notion de « femme » n’a de sens
que dans un système politique et socio-économique hétéropatriarcal fonctionnant sur des principes
sexistes et oppressifs. (Wittig, 2013).
32 Genre et Communication : quels enjeux pour les pratiques professionnelles...
4. Penser l’écart entre promouvoir et réaliser l’égalité
hommes-femmes
À travers la campagne Equals, déployée à proximité immédiate de son siège social,
Accenture réalise un geste communicationnel de promotion de l’égalité hommes-
femmes. Par-là, il s’agit pour l’entreprise de se promouvoir comme employeur
modèle, comme espace social où les salarié.es sont bien traité.es et où il fait bon
travailler. L’enjeu est de valoriser son image de marque employeur en donnant des
gages de ses « bonnes pratiques managériales ». La représentation d’un traitement
favorable des femmes en son sein vise ici la reconnaissance de l’exemplarité et de la
conformité d’Accenture en matière de gestion de « la parité ». Cette représentation
très positive sert aussi à soutenir une promotion de « la diversité » considérée comme
attractive pour le recrutement. La campagne Equals apparaît ainsi au diapason des
tendances actuelles en matière de communication pro-parité. Or, celles-ci connent à
la dépolitisation des discriminations qui ont lieu dans les organisations. Ces tendances
traversent la gestion bienveillante du sexisme et du racisme, et plus largement tous
les sujets conictuels qui traversent la RSE. L’élaboration d’Equals ne part pas d’une
réexion féministe ou antisexiste ou encore anti-patriarcale puisqu’elle s’inscrit
dans une approche néolibérale de la gestion des discriminations en entreprise. Les
dispositifs vantés sont considérés comme porteurs d’eets réformateurs des inégalités
sexistes au travail qui seraient bénéques en soi. Il s’agit de mesures correctrices ou
réparatrices qui forment un arsenal d’outils et de gages résultant de gestes de bonne
volonté « paritaire ». L’imaginaire de « la parité » qui structure ces promesses est
fortement présent sans qu’elle soit expressément nommée, pas même dans l’ache
sur le pourcentage de recrutements de femmes prévus ou dans celle sur la mixité de
l’équipe dirigeante. Or, cette conception néolibérale de l’égalité de genre n’est pas
sans contrevenir à un fonctionnement concrètement égalitaire et non-binaire, ni poser
de nombreux problèmes théoriques et politiques (Sénac, 2015).
Le propos est promotionnel et consiste à s’enorgueillir des mesures existantes en
les faisant valoir comme des progrès en soi. Notamment en les présentant via des
gures de salarié.es qui incarnent par la posture des corps, les visages souriants et
le registre emphatique des verbatim sélectionnés – une certaine erté d’appartenance.
Par ce procédé ventriloque qui fait parler les salarié.es à sa place, il s’agit pour
l’entreprise de se doter d’une légitimité à s’exprimer sur des sujets dits « sociétaux »
qui, à la fois, la concernent et la dépassent. L’égalité de traitement entre tous et toutes
s’inscrit dans le domaine des aspirations collectives. Les discriminations sont le plus
souvent considérées comme moralement haïssables et le sexisme et le racisme dans
le recrutement sont montrés du doigt comme des éaux que doivent contrecarrer les
employeurs en se montrant plus égalitaires. Or, les multiples implicites et présupposés
(Krieg-Planque, 2012) que nous avons mis au jour dans le discours porté par Accenture
à travers sa campagne Equals, montrent de véritables paradoxes énonciatifs. Nous
notons par exemple un paradoxe dans le fait de dire souhaiter contribuer à plus d’égalité
Promouvoir « la parité » en entreprise : un enjeu de communication... 33
tout en disant que cela ne peut se faire qu’à condition que les femmes montrent d’abord
des gages d’égalité et de mérites professionnels. Ce propos repose sur l’actualisation
de la ction qu’est l’égalité méritocratique des chances
30
, c’est-à-dire la ction dans
laquelle « la norme de l’égalité et la norme du mérite sont généralement actualisées
de façon conditionnelle et non pas de façon simultanée » (Gonthier, 2007, 154). Alors
que des mesures politiques d’égalité réelle devraient avoir pour premier enjeu de
déconstruire les discriminations systémiques, la promotion de « la parité » comme
solution aux inégalités de genre réarme et renforce la diérence des sexes. La
communication pro-paritaire se retrouve stéréotypée et stéréotypante dans la mesure
elle conduit à impenser les catégories de sexe réiées, en les reprenant à son compte
de façon à la fois esthétisée, euphorisée et essentialisée (Bruneel et Seurrat, 2018).
Ces euphémisations participent au processus de dépolitisation des questions sociales
qui s’enclenche lorsqu’elles franchissent le seuil des entreprises. Ces dernières se
font valoir comme mettant en place des dispositifs pour favoriser « la parité » en
interne, tout en instrumentalisant cette valeur pour le bénéce de l’image de leurs
marques employeurs. Ainsi, dans ces énonciations organisationnelles à caractère
promotionnel, les inégalités et les discriminations sont montrées comme prises en
charge, gérées, incluses dans un discours managérial, institutionnel et promotionnel
et se retrouvent, in ne dépolitisées.
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30 « […] la norme du mérite est suspendue lorsque la norme d’égalité est actualisée, de même que
la norme d’égalité est mise en vacances lorsque la norme du mérite est prise en considération. »
(Gonthier, 2007, 154).
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