Plateformes et données : reconfigurations dans les métiers de la communication numérique
Valérie Larroche
Enseignante-chercheuse et membre du laboratoire ELICO
ENSSIB
valerie.larroche@enssib.fr
Julien Pierre
Professeur au département de Communication et membre des laboratoires LabCMO et LabFluens
Université de Sherbrooke
julien.pierre@usherbrooke.ca
Contexte
La revue Communication & Professionnalisation propose depuis sa création de suivre les évolutions des pratiques professionnelles en communication. Le numérique à cet égard joue un rôle important dans ces transformations (Coutant et Domenget, 2015), allant du rôle des métriques (Peirot et Roginsky, 2019) jusqu’à la gestion des commentaires numériques (Leveneur et Pélissier, 2020). Au cours de ces années, les pratiques professionnelles ont été largement modifiées, en atteste l’intensification des campagnes de communication basées sur les médias sociaux ou les plateformes de contenus, ou encore le rôle pris par les données numériques dans le pilotage de ces campagnes, et plus largement dans les processus éditoriaux et la gestion des connaissances dans les organisations. L’arrivée des intelligences artificielles (IA) génératives questionne de manière encore plus ardente les reconfigurations dans les métiers de l’information et de la communication. De nombreux articles, appels à articles et dossiers sont publiés à cet égard depuis l’apparition de ChatGPT. Il est vrai que ces nouveaux services disposent d’un potentiel « disruptif » pouvant perturber encore plus fortement des pratiques professionnelles et des stratégies organisationnelles ; c’était d’ailleurs le thème du colloque RESIPROC qui s’est tenu à Sherbrooke en octobre 20241. Pourtant, ce colloque invitait à intégrer dans la réflexion des transformations portées par d’autres technologies (affectives, immersives, scripturales, etc.) et d’autres dynamiques organisationnelles. Il nous semble en effet, qu’en plus de tous les enjeux que les IA font peser sur le futur du travail numérique dans les métiers de l’information et de la communication, l’un des risques majeurs serait d’invisibiliser d’autres reconfigurations toujours en cours. Parmi celles-ci, nous avons identifié la plateformisation et le travail de la donnée comme des phénomènes toujours actifs, toujours autant transformateurs, et nécessitant de plus amples explorations. C’est pourquoi nous avons souhaité les rassembler dans un dossier commun, avec l’intention de mettre en exergue des problématiques qui se retrouveront cristallisées encore plus avec les contenus créés par les IA génératives. Ceux-ci se retrouveront diffusés sur les plateformes du web social, avec tout ce que cette massification va impliquer en termes de charge de travail. À cet égard, le travail invisible des données (Denis, 2018) reste prépondérant tant il assure la performance des IA, et des stratégies pour lesquelles elles sont mobilisées : vérifier l’exactitude, la cohérence, l’intégrité et la complétude des données, s’assurer qu’elles sont exemptes d’erreurs, de doublons ou de valeurs manquantes et qu’elles sont conformes aux normes de qualité définies font partie des préalables à l’apprentissage ou au fonctionnement des algorithmes.
Nous avions publié deux appels distincts, le premier sur le travail de la donnée (Coutant et Larroche, 2023)2, le second sur la plateformisation des métiers de la communication (Pierre, Alloing et El Bourkadi, 2023)3. En fusionnant ces deux dossiers, nous proposons un déplacement depuis un travail qui se niche dans les gestes ordinaires de la pratique professionnelle jusqu’aux réunions stratégiques où tentent de s’équilibrer des postures éthiques avec des choix techniques, sémantiques, commerciaux, politiques ; déplacement depuis des considérations épistémiques sur les données et contenus jusqu’à des considérations sociologiques sur les rapports de force que (ré)agence le fait de travailler avec des données ou des plateformes.
Dans la perspective portée par la revue, la plateformisation et le travail de la donnée sont des phénomènes qui, conjointement, concernent les personnes travaillant dans les milieux de l’information et de la communication, qu’ils ou elles soient scientifiques, journalistes, communicateur·ices, bibliothécaires ou spécialistes de l’information dans les organisations marchandes et non marchandes. Les professions de l’information et de la communication n’échappent pas au phénomène de mise en données de la société, ou datafication. Elles doivent s’y adapter tout autant du point de vue de leurs pratiques, de leurs perceptions ou de leurs relations avec les acteur·ices historiques et les nouveaux entrants intervenant pour structurer et former à ces métiers (Coutant et Millette, 2021 ; Desmoulins et al., 2018 ; Grignon, 2020 ; Jammet, 2018 ; Kondratov, 2018). Les professionnel‧les doivent donc développer des stratégies de négociation avec leurs parties prenantes, celles-ci pouvant se situer dans leurs organisations et dans des territoires plus vastes. Ils et elles doivent notamment développer des stratégies d’apprentissage pour mettre en circulation des données sur les plateformes.
Quant aux problématiques irrésolues de la plateformisation, elles préfigurent celles que soulèvent aujourd’hui les IA génératives. La plateformisation, pensée autrement que par le seul prisme de son potentiel d’appariement marchand, implique des formes renouvelées de collaboration (Mabi et Zacklad, 2021) mettant en tension les travailleur·euses du numérique (Alloing et al., 2021). En effet, si une plateforme peut se caractériser par une délégation de la production des contenus et de leur succès à ses usager·ères, dont la diffusion instrumentalise et tout à la fois invisibilise la captation de leurs données personnelles (Bullich, 2021), il ne faut pas minimiser la mise au travail des usager·ères professionnel·les qui doivent adapter leurs processus et leur posture pour tirer profit d’un outil qui, de surcroît, est le seul à fournir une évaluation de cette adaptation (Alloing et Pierre, 2019).
Ainsi, les articles publiés ici donnent à voir comment la plateformisation et le travail des données redessinent des trajectoires professionnelles, déjà atypiques (Baillargeon et Coutant, 2018), tiraillées entre perpétuelle actualisation des savoirs procéduraux et distanciation critique, mise en récit de sa transformation professionnelle et recherche d’alter ego avec qui collaborer à l’autre bout des plateformes, multitude de dossiers et applications propres à chaque projet, chaque dossier, et – parfois – envie de ralentissement, d’évasion, d’alternatives. L’objectif de ce numéro est donc double. Il s’agit dans un premier temps d’interroger ce que la centralité prise par « la donnée » et l’intermédiation des plateformes soulèvent comme enjeux d’évolution des métiers et de formation des communicateur·rices et des spécialistes de l’information. Dans un second temps, il se veut l’occasion d’encourager le dialogue entre les chercheur·euses et professionnel·les de la communication, de l’information et des médias autour de la donnée et des plateformes. À cette fin, le dossier est structuré en trois parties. La première partie intègre des enquêtes menées auprès de personnes travaillant dans le champ de la communication numérique ; la deuxième partie – et c’est un constat majeur de ce dossier – s’attache à montrer que le travail de la donnée et la plateformisation concernent aussi des personnes extérieures au secteur de la communication, mais qui doivent en acquérir les compétences et les enjeux tant la pratique devient centrale dans leur propre métier ; enfin la troisième partie donne la parole à ces professionnel·les de l’information et de la communication numérique aux prises avec la plateformisation et la datafication.
Cette première partie accueille deux articles donnant la part belle à des enquêtes auprès des communicateur·rices du Québec. Que ce soit par des entretiens ou des sondages menés auprès de la communauté professionnelle, la mise à distance critique des pratiques en train de se faire permet de mieux saisir les enjeux actuels tant au niveau individuel, organisationnel qu’institutionnel. En effet, qu’il s’agisse d’un travail adossé aux plateformes ou aux IA génératives, le milieu professionnel de la communication se voit soumis à des injonctions d’usage qui, quand elles sont perçues, pourraient permettre de mieux circonscrire les deux axes de sa professionnalité (Dubar et al., 2015), dans sa proximité à la fois avec les technologies d’information et de communication et avec les publics (Bonnet et Bonnet, 2001). Dans le premier article, Valérie Reid, Claire Estagnasié et Sara Germain ont enquêté auprès de 33 gestionnaires de communautés en ligne au Québec. La plateformisation qu’elles constatent prend la forme d’une fragmentation des tâches qui se poursuit au quotidien. Parmi ces tâches, celles liées à l’auto-apprentissage ne font que raffermir l’autonomisation forcée des gestionnaires, y compris dans leurs tactiques de déconnexion. Les autrices rapportent ainsi à quel point les gestionnaires regrettent de ne pouvoir toujours pas bénéficier d’une régulation institutionnelle pour reconquérir des moments de vie extra-professionnelle.
Le second article, de Dany Baillargeon et Loïc-Alexandre Rousseau, articule un sondage mené auprès des agences de communication créative du Québec avec une réflexion sur la sociomatérialité de la créativité à l’heure des IA génératives. Par les données qui les composent et qu’elles retraitent, par l’intégration de ces productions dans les processus de communication stratégique, l’arrivée de ces interfaces de génération de contenus questionne les membres du milieu professionnel, dont la spécificité ne serait plus limitée qu’à la maîtrise d’écriture d’une ligne de commande pour agencer des données.
Ces articles dévoilent une figure de communicateur·rices hyperconnecté·es (pour le premier article) et créatif·ives (pour le second) qui serait remise en cause par les effets de bord de la plateformisation et de la datafication. Ces deux processus impliquent de plus en plus des délégations, via des algorithmes d’une part (retraiter les données, les mettre en circulation via des API et selon l’interprétation qui est faite de l’évaluation de cette circulation par les algorithmes qui en ont la charge), et d’autre part via des prestataires (agences techniques ou stratégiques, consultant·es indépendant·s, dont l’un des mandats est de conseiller ou opérer la prise en charge de la datafication). Or cette délégation met en jeu aussi bien la qualité des extrants (données ou contenus) que la réputation des agences et départements travaillant pour des marques et qui produisent ou font circuler ces extrants possiblement biaisés par les algorithmes des médias sociaux ou des réseaux de neurones artificiels. Alors que certain·es prédisent déjà la fin des agences et l’avènement des agents (d’intelligence artificielle), les auteur·rices des deux articles préconisent le développement d’habiletés (empathie et créativité) et de littératies (informationnelles et numériques) pour les personnes employées dans ces structures, et de codes de conduite pour l’ensemble de la profession (sur les relations entre humains, organisations, marques, et agents artificiels). Cette combinaison souligne aussi une distanciation critique de la part des praticien·nes, qui participe de la professionnalisation de la communication.
Dans la deuxième partie, nous investiguons les données de recherche et les plateformes de téléconsultation médicale. Nous nous intéressons moins à l’avis des usagers finaux qu’à celui de deux acteurs clés. D’abord, les médiateur·rices humain·es, indispensables à l’acculturation numérique et à la promotion de ces outils. Ensuite, les gestionnaires de plateforme, qui font le lien entre producteur·rices et utilisateur·rices.
S’inscrivant dans le contexte de la science ouverte, le premier article écrit par Sylvie Sognos, Cécile Gardiès et Aurélie Canizares, chercheuses en sciences de l’information-communication, explore le travail d’accompagnement en matière de données de la recherche par la mise en avant de la médiation des savoirs. Pour elles, penser les données de la recherche par la médiation rend visible le processus de construction des significations partagées de la donnée originelle à son partage, voire à sa réutilisation. Elles ont mené une enquête auprès des professionnel·les de l’information scientifique et technique, véritables médiateur·rices de la donnée auprès des chercheurs, et ont observé l’usage du plan de gestion de données (PGD)4 par une chercheuse.
Les médiateur·rices interrogé·es sensibilisent les chercheurs à l’usage des plateformes comme l’archive ouverte multidisciplinaire HAL5 ou l’entrepôt recherche data.gouv6. Ils sont bien placés pour réfléchir à la transformation des données en connaissances aptes à être comprises par ceux qui les consultent ou les réutilisent.
Les autrices apportent un éclairage intéressant à la datafication où les mises en activités de multiples utilisateur·rices autour des données disponibles sur une plateforme donnent une apparence de neutralité tout en minimisant les possibilités d’interaction directes entre producteur·rices de données et usager·ères, les gestionnaires de plateforme régulant la coordination sous forme algorithmique (Bullich, 2021). L’analyse par les autrices des pratiques des médiateur·rices scientifiques et techniques interrogé·es souligne l’importance d’observer le processus de contextualisation et de décontextualisation des données pour analyser le sens véhiculé et évaluer l’écart avec le sens de la donnée originelle. Ces médiateur·rices ont des compétences techniques, pédagogiques et communicationnelles. Il nous semble que des médiateur·rices préoccupé·es par le sens des données au cours du processus de datafication mériteraient d’être discutés dans d’autres secteurs.
Jessica Gheller, quant à elle, aborde dans son article les activités numériques exercées par des médecins salariés des plateformes de téléconsultation et celles des médecins généralistes exerçant en cabinet en s’intéressant tout particulièrement aux activités de communication. Nous pouvons considérer les plateformes sur lesquelles les médecin·es effectuent leurs activités numériques comme des plateformes d’intermédiation, qu’elles soient des plateformes de téléconsultation ou des plateformes créées pour alléger principalement la charge administrative des médecin·es car elles remplissent une fonction à la fois informationnelle et transactionnelle (Bullich et Guignard, 2014). Les médecin·es apparaissent selon les plateformes comme les bénéficiaires du service ou comme des opérationnel·les contribuant au service.
Si les médecin·es en cabinet délèguent le travail d’accueil et de prise de rendez-vous à des plateformes, ils et elles conservent des relations en face à face avec leurs patient·es et sont des bénéficiaires du service. Devenir salarié·e des plateformes de téléconsultation en incite certain·es à jouer le rôle de community manager (Larroche, 2016) et à produire du contenu médical, fiabilisé par leur statut, pour fidéliser leurs patient·es, en attirer de nouveaux et participer aux soins préventifs. Ils et elles sont alors des opérationnel·les de la plateforme. La réputation pour un·e médecin·e en cabinet et ou sur une plateforme de téléconsultation ne joue pas sur les mêmes leviers communicationnels tout comme la construction de la fidélisation.
Ces plateformes d’intermédiation médiatisent des contenus utiles à la relation médecin·e-patient·e. D’après Daniel Peraya (Papi, 2018), la médiatisation technique désigne dans un premier sens la posture d’intermédiation propre à tout objet technique et les effets éventuels de celle-ci sur les dimensions de l’activité humaine à laquelle il contribue. L’exemple des plateformes utilisées par les médecin·es en cabinet illustre ce premier sens, les plateformes comme Doctolib limitant les tâches de prise de rendez-vous notamment. Un deuxième sens de médiatisation souligne les aspects techniques d’ingénierie, de « mise en médias » (mise en page, mise en texte, mise en images, diffusion, etc.) que les médecin·es salarié·es de plateforme contribuent à créer, leur ajoutant un rôle de rédacteur web, expert de la médecine. S’ajoutent alors aux consultations à distance effectuées par les médecin·es salarié·es des activités communicationnelles et numériques, alimentant les médias sociaux associés à la plateforme de téléconsultation par la production de contenu, comme des podcast par exemple. Jessica Gheller joue de ces distinctions pour présenter deux situations de communication, un cabinet de médecine générale et un projet de podcast conçu par un médecin.
Ces deux articles soulignent les compétences info-communicationnelles que doivent acquérir les professionnel·les utilisant des plateformes numériques. Ils questionnent le besoin de médiateur·rices-formateur·rices pour faciliter cette intégration. Ces médiateur·rices aident les chercheur·euses et professionnel·les à prendre conscience des changements induits par ces nouvelles pratiques. Ils leur permettent de prendre la mesure de l’évolution des relations avec leurs client·es, leurs agent·es ou leurs patient·es. Ils questionnent avec eux le sens des données transformées et partagées à d’autres publics. Enfin, ils les sensibilisent à l’évolution de la perception externe de leur travail.
Dans cette dernière partie, nous avons donné la parole à des professionnel·les pour mieux comprendre leurs usages des données et des plateformes. La première professionnelle, dans l’ordre d’apparition de cette partie, est Hélène Jacquenet, formée à l’information et à la documentation, aujourd’hui directrice générale de la société ContentSide7, spécialisée dans l’ingénierie de contenu. Elle nous donne son point de vue sur les données et sur les compétences info-communicationnelles utiles pour évoluer dans le secteur de la donnée. Hélène Jacquenet a une expérience de la donnée depuis les années 2000, à la fois académique et professionnelle, à la fois documentaire et communicationnelle, qui nous a paru intéressante à partager avec les lecteur·rices de la revue. Sa société ContentSide a développé un produit fondé sur des techniques d’intelligence artificielle nommé Semantic Platform, dont le principe est de réaliser différentes analyses sémantiques sur des contenus afin de contextualiser ceux-ci en synthétisant leur apport informationnel dans des formes structurées. Le produit que sa société développe participe à la fiabilité des informations produites par une IA dont la compétence est de produire un contenu probable.
Ses client·es sont des organisations dont l’activité est étroitement liée aux informations à forte valeur ajoutée, dont la plupart sont des producteurs-fournisseurs d’information, comme la presse et l’édition : Lextenso, Hachette Livre, Le Point, Les Inrockuptibles, L’Humanité, 1Health, Le journal des entreprises, Clubic, etc. ou bien des infomédiaires, comme BnF-Partenariats avec sa plateforme RetroNews Services, dédiée à la valorisation d’archives de presse.
Valérie Larroche l’a interrogée sur son expérience, sa vision des données au cours du temps et sur les compétences info-communicationnelles utiles pour travailler avec les données. Les éléments saillants de cet échange sont l’usage peu développé des termes « plateformisation » ou « datafication » avec ses client·es car pour elle, c’est un vocabulaire qui relève d’une créativité terminologique surtout utile pour attester du caractère nouveau des prestations offertes par les agences de consulting. L’échange a souligné que les données qu’elle traite sont toujours assorties de métadonnées, l’usage détourné des robots conversationnels en fournisseurs d’information maintenant, voire développant ce besoin d’informations contextualisées. Elle ne se définit pas comme une professionnelle de la communication mais des compétences communicationnelles sont indispensables au travail de constitution et de qualification des jeux de données lorsqu’il s’agit d’exploiter et de diffuser les données. De plus, des compétences d’analyse et de synthèse d’information, notamment pour transformer un contenu en une forme synthétique sont nécessaires. Des compétences en techniques de médiation sont aussi attendues, notamment quand il s’agit d’interpréter une représentation très synthétique pour lui donner de l’épaisseur.
Quant au deuxième entretien, il porte sur les pratiques info-communicationnelles d’environnement plateformisé. Julien Pierre et Amaryllis Beaudry ont interrogé six personnes en activité au Québec, avec des profils et des projets très variés : l’une a mis en place une plateforme interministérielle regroupant des contenus officiels, et pour cela nécessitant d’accompagner chaque service et chaque employé·e dans l’utilisation d’outils communs (interface, processus, respect de convention sémantique ou graphique, etc.) ; un autre a déployé une place de marché publicitaire pour les PME locales au bénéfice d’un média d’information, avec là aussi des enjeux d’accompagnement des client·es peu familier·ères avec des interfaces ; deux autres développent des services de soutien aux professionnel·les de la communication et du marketing ou aux créateur·rices de contenus : alors que l’une porte attention à la santé mentale des professionnel·les de communication, le second cherche à défendre leurs intérêts en faisant pression sur les instances politiques. Les deux derniers sont respectivement travailleur indépendant spécialisé en stratégie numérique, et travaillant avec des agences de communication ou directement avec des marques ; et salarié d’agence spécialisée dans le marketing d’influence. Ces personnes ont été interrogées (en juin 2024) d’abord sur leurs parcours et leurs activités actuelles, puis sur le terme de « plateformisation », et sur les pratiques effectives en lien avec des plateformes de contenus (les médias sociaux) ou de services (stockage infonuagique, pilotage des médias sociaux, gestion de projet, etc.). L’énumération des outils du quotidien a mis en lumière un travail de la donnée traversé de bugs, de bidouillages, et de budgets qu’il faut négocier avec les partenaires (internes ou externes). L’un des effets majeurs de cette plateformisation, même si elle n’est pas nommée ainsi par les praticien·nes, concerne le changement des relations de travail. Celles-ci dépendent certes d’une culture organisationnelle (et d’un soutien hiérarchique qui privilégie la plateformisation), mais qui n’est pas toujours partagée par les client·es, ni conscientisée par les publics8. Si les personnes interrogées attestent d’un renouvellement des compétences, et du coût que cela implique, ainsi que d’une accélération dans les flux de travail, la question de santé mentale, pourtant posée explicitement, ne donne pas à voir les mêmes préoccupations selon l’ancienneté professionnelle. En écho à l’article de Valérie Reid, Claire Estagnasié et Sara Germain, des recommandations sur l’hyperconnexion et l’hypercompétence pourraient assagir les pratiques au sein du milieu professionnel.
Vers une professionnalisation de l’intermédiation numérique ?
Nous proposons de conclure cette présentation du dossier en questionnant la notion de dispositif d’intermédiation numérique, tant il nous paraît être à l’intersection de plusieurs articles présentés dans ce numéro. Nommer ainsi les plateformes, leurs API et algorithmes, les logiciels qui s’y connectent, et plus largement les systèmes qui produisent, retraitent ou computent des données informatiques à des fins info-communicationnelles, nous permet de signaler à quel point plateformisation et datafication se rejoignent à partir de deux perspectives différentes.
En partant du travail de la donnée, les processus s’attachent à négocier la donnée qu’elle agence avec les systèmes d’information, et avec les modèles sémantiques de ces derniers. Ce sont des négociations épistémiques qui opèrent ici, où les acteur·rices doivent s’entendre sur le sens qu’ils adjoignent à leurs données. Dès lors, cette donnée est chargée de valeur symbolique et sa redéfinition peut aboutir à des conflits de pouvoir. Les négociations prennent alors un tour politique.
À l’inverse, les plateformes ont acquis une place centrale dans les processus communicationnels des organisations, imposant par leurs interfaces et leurs algorithmes un formatage des contenus, et un pilotage stratégique de leur diffusion. Les acteur·rices professionnel·les doivent donc négocier avec leurs client·es pour que leurs intentions stratégiques, et leurs données, se plient aux canevas paginés et calculés des plateformes.
Ainsi, ces phénomènes impliquent un double travail de négociation sur le périmètre politique, entre acteur·rices organisationnel·les (Sire, 2018), et sur le périmètre sémantique, entre données et contenus (Taghzouti et al., 2022). Tous les client·es ou les utilisateur·rices ne s’accordent pas sur ces périmètres, et les articles de ce dossier en attestent à partir des différentes expériences de professionnel·les négociant leur bien-être face aux plateformes, leur créativité face aux IA, leur définition du métier face aux client·es, etc. L’une des charges qui incombe alors au ou à la communicateur·rice est de faire émerger et consolider une convention épistémique, à la fois entre les humains et entre les systèmes d’information avec lesquels ils travaillent, y compris ceux des grand·es éditeur·rices du web (comme Google pour le référencement ou Meta pour la diffusion). Le dispositif englobe alors à la fois les outils techniques (interfaces, logiciels) requis pour l’activité info-communicationnelle, les procédures et leur évaluation (avec tous les documents et autres logiciels requis pour cela), les organisations tierces (agences, etc.) et éditeur·rices de ces outils, les professionnel·les en prise directe avec ces éditeur·rices et leurs logiciels, les lecteur·rices de ces contenus (sur les médias sociaux notamment) et les utilisateur·rices (dans les services de téléconsultation par exemple), mais également des acteur·rices indirect·es, participant d’une tentative de régulation de ces pratiques. En effet, plateformisation et datafication s’accompagnent de décisions politiques prises par des directions gouvernementales ou corporatives qui reconfigurent, bon gré mal gré, des rapports de force établis entre ces acteur·rices humain·es et non humain·es : au niveau individuel, certaines compétences deviennent stratégiques, des postures éthiques doivent se repenser ou se raffermir, au niveau organisationnel des jeux de concurrence apparaissent également (par exemple dans l’adoption précoce des IA) et de nouvelles alliances doivent être établies.
Cette approche dispositive éclaire la complexité des relations entre acteurs (logiciels, organisationnels, institutionnels, individuels) qui semble devoir se dénouer par des logiques d’intermédiation, centrale dans les activités plateformisées (Bullich et Guignard, 2014) et plus largement dans les formes organisationnelles numériques (Andonova et al., 2024). En effet, ces logiques informationnelles et transactionnelles redéfinissent les plateformes comme des espaces de pouvoir politique et économique, et c’est à partir d’elles qu’une analyse plus fine de ces dispositifs peut émerger. Dans la lignée de la revue Communication & Professionnalisation, l’analyse porte ici plus spécifiquement sur la manière dont plateformisation et datafication affectent les compétences et postures des professionnel·les de l’information et de la communication, et plus largement des acteur·rices aux prises avec des dispositifs d’intermédiation numérique (comme dans le domaine de la recherche ou de la santé). Si la logique dispositive permet d’intégrer toutes les composantes des logiques info-communicationnelles, incluant les rapports de force, il nous semble qu’une dimension tensive doit cependant être soulignée. Le dossier apporte ainsi un éclairage sur les tensions que vivent les professionnel·les de la communication numérique, aux prises avec des injonctions managériales parfois contradictoires ou décorrélées de leur quotidien et des standards techniques qui évoluent sans pédagogie. Les données et les plateformes, qui impliquent déjà une mise au travail spécifique des communicateur·rices, n’impliqueraient-elles pas aussi une mise en tension des corps et des émotions qui révèle alors la ligne de faille (Deleuze, 1989) de ces dispositifs et à partir d’elle les résistances possibles ?
Une recension en guise d’ouverture
En guise d’ouverture et de poursuite de la réflexion proposée dans ce numéro, Valentyna Dymytrova, enseignante chercheuse en sciences de l’information communication au laboratoire Elico, spécialiste des dispositifs numériques, des médiations de la donnée et de la littératie numérique nous propose sa recension de l’ouvrage de Florence Millerand, Alexandre Coutant, Guillaume Latzko-Toth er Mélanie Millette. Les publics des données, titre et sujet central de l’ouvrage, est un complément intéressant à ce numéro notamment parce qu’il aborde la datafication en analysant les publics qui s’articulent autour de la production, de la mise en circulation, de l’utilisation ou de la non-utilisation des données. Il invite à réfléchir aux publics imaginés par les producteur·rices de données et les concepteur·rices de plateforme en les confrontant aux publics qui utilisent effectivement les données et ceux qui en sont exclus. Si nous avons limité nos investigations dans ce numéro à des communautés professionnelles (communication, éditeur·rices de presse, chercheur·euses, médecin·es entre autres), cet ouvrage élargit la réflexion en cherchant « à mieux comprendre le type de société que les processus de mise en données participent à produire ou à reproduire » (Millerand et al., 2025).
Nous espérons que la lecture de ce numéro alimentera vos réflexions, comme il a nourri les nôtres lors de sa conception. Bonne lecture.
Bibliographie
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1 https://resiproc.org/2024/03/20/aac-revolutions-et-disruptions-enjeux-defis-innovations-ruptures-technologiques-pratiques-professionnelles-communication/
2 Coutant, A. et Larroche, V. (2023). Penser, former et pratiquer la donnée pour/par les professionnel·le·s de l’information et de la communication [AAA Communication & Professionnalisation]. En ligne : https://ojs.uclouvain.be/index.php/comprof/announcement/view/1083
3 Pierre, J., Alloing, C. et El Bourkadi, S. (2023). Plateformisation des métiers de la communication [AAA Communication & Professionnalisation]. En ligne : https://ojs.uclouvain.be/index.php/comprof/announcement/view/1173
4 Le Plan de Gestion de Données (PGD) explicite, dans un projet de recherche ou dans une thèse, la manière dont sont obtenues et traitées les données tout au long de leur cycle de vie, de la collecte à l’archivage.
5 En France, HAL est l’archive nationale choisie par la communauté scientifique et universitaire française pour la diffusion ouverte de ses résultats de recherche. Voir : https://about.hal.science/
6 Voir : https://recherche.data.gouv.fr/fr/page/entrepot-recherche-data-gouv
7 Voir : https://www.contentside.com/
8 Lire à ce sujet la recension de l’ouvrage sur Les publics de données.