Les publics de données : penser la datafication de la société / Millerand, Coutant, Latzko-Toth et Millette (2025). Recension
Valentyna Dymytrova
Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la communication
Université Lyon 3
valentyna.dymytrova@univ-lyon3.fr
Recension
Millerand, F., Coutant, A., Latzko-Toth, G. et Millette, M. (2025). Les publics de données : penser la datafication de la société. Presses de l’Université de Montréal. 198 pages1.
Quelles sont les relations entre les données et leurs publics dans le contexte de la datafication ou de la mise en données de la société ? Quels sont les publics ciblés, habilités, mais aussi éloignés, voire exclus de la mise en données ? Comment des projets autour des données contribuent-ils à constituer des collectifs alors que les logiques derrière la production de données numériques sont à la fois celles d’individualisation et de massification ? Comment ces collectifs s’appuient-ils sur les données pour construire leur légitimité en tant que publics et développer leur pouvoir d’agir ? Voici quelques questions que traite cet ouvrage collectif, issu d’une recherche intitulée « La "mise en données" de la société : enjeux sociopolitiques de la production et de l’usage de jeux de données publiques et privées », subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH, 2018-2022), et de la journée d’étude « Interroger la mise en données de la société à travers les "publics de données" »(Université du Québec à Montréal, le 29 avril 2023).
À partir des champs de la communication et des études médiatiques, les autrices et les auteurs décryptent le phénomène de la mise en données de la société dans une approche à la fois critique et située, attentive à des contextes, des représentations, des discours ainsi qu’aux matérialités des dispositifs sociotechniques. Au lieu d’étudier les processus de la datafication à partir des données, l’ouvrage se focalise sur les acteurs humains envisagés en tant que « publics de données ». Ce terme conceptualisé dans l’ouvrage articule les apports mutuels des notions d’usager et de public, issues de cadres épistémologiques distincts. Alors que la notion d’usager renvoie traditionnellement aux formes d’utilisation et d’appropriation des dispositifs, celui de public affirme une communauté d’intérêts, l’expression d’une position et une agentivité des sujets. Au-delà d’une représentation sous forme de données, calculée à partir de boites noires algorithmiques, les publics de données sont avant tout « les sujets sociaux qui interagissent ou sont censés interagir avec des données générées sur eux, par eux ou pour eux » (Millerand et al., 2025, p. 11). Ils ne sont pas préexistants ou stables, mais dynamiques et émergents. Dans la lignée de l’approche des publics développée par J. Dewey2 (2003), les publics sont à la fois auditoire et acteurs au sens de sujet politique concerné par un problème. En cela réside la valeur heuristique de ce concept, qui a été exploitée par des autrices et des auteurs lors des enquêtes de terrain autour de différentes initiatives de production, de collecte, de traitement et de circulation de données au Canada et en France.
La première partie, intitulée « L’ouverture » comporte deux chapitres qui présentent la manière dont les initiatives de l’ouverture des données constituent des publics à l’échelle d’une ville (Montréal) et à celle d’un pays (France). Ainsi, le premier chapitre écrit par Florence Millerand et Sarah Meunier examine-t-il le décalage entre les publics imaginés par les concepteurs du portail de données ouvertes de la ville de Montréal et les publics effectifs. En effet, aussi bien le portail de données ouvertes que l’outil de gestion mis en place considèrent des services internes à la ville en tant que fournisseur de données ouvertes, alors qu’ils constituent de facto leurs usagers. Ces publics « impensés » de l’ouverture des données sont d’ailleurs doublement invisibilisés car ils ne sont pas reconnus ni comme publics d’usagers, ni comme publics demandeurs des formations en littératie de données. En cela, les autrices démontrent l’importance de la reconnaissance d’une pluralité et d’une hétérogénéité des services et des données dans des administrations publiques.
À son tour, Sarah Labelle analyse dans le chapitre 2 les manières dont des collectifs de l’ouverture de données en France conçoivent des publics en tant qu’une catégorie spécifique de l’action et instrument de sa légitimation. La recherche se base sur une enquête de terrain conduite de 2012 à 2018 auprès de deux associations d’envergure nationale, la Fondation Internet Nouvelle Génération et Open Data France, et d’une administration rattachée au service du premier ministre, Étalab. Qu’ils soient spontanés, désignés ou désirés, les publics de données constituent dans ce cas une « réserve » de l’action, c’est-à-dire « un ensemble pluriel assemblé pour témoigner de la vitalité présente et future des politiques des données et leur conférer un pouvoir » (Millerand et al., 2025, p. 44).
À partir de différents terrains, les chapitres de la partie 2, intitulée « La santé », illustrent les défis des organisations qui cherchent à exploiter des données en tant que levier d’amélioration des systèmes de santé et des politiques publiques dans ce domaine. Maxime Harvey et Guillaume Latzko-Toth dans le chapitre 3 analysent ainsi la pluralité des représentations des citoyens dans la mise en place d’une plateforme de données qui vise la promotion de la « santé durable » au Québec. Si lors de la phase d’idéation, les citoyens, les chercheurs et les partenaires constituent trois publics intégrés au réseau, à la plateforme Web et à la structure de gouvernance de la plateforme, à l’étape de sa réalisation, ce sont des chercheurs qui prennent le dessus sur les deux autres publics. En parallèle, le positionnement de la plateforme évolue d’une vision « citoyen partenaire » à une vision « patient partenaire », ce qui diminue la capacité des individus « mis en données » d’être mieux outillés pour faire évoluer leurs comportements et influencer les décideurs politiques dans la mise en œuvre des politiques de santé durable.
De leur côté, dans le chapitre 4, Alexandre Coutant et Stéphane Vial analysent les enjeux sociotechniques du codesign d’un service numérique de santé mentale dans le cadre du projet Mentallys. Les auteurs mettent en évidence des garde-fous dans les processus de conception qui permettent aux bénéficiaires des services de « faire public » en devenant des partenaires de conception. Contrairement aux imaginaires des données qui leur confèrent une capacité de refléter les comportements des individus afin de les modéliser, les auteurs militent pour une écoute des différentes parties prenantes des projets des données, en particulier les patients, tant leurs trajectoires et leurs expériences de parcours de soin sont complexes.
La troisième partie intitulée « La culture » présente des approches sectorielles des publics de données, à travers un regard critique sur des cultures de données (chapitre 5) et un retour d’expérience de mobilisation des publics autour du développement d’une ressource partagée au sein du secteur culturel (chapitre 6). C’est ainsi que le chapitre 5 écrit par Nathalie Casemajor interroge la notion de culture de données à partir d’une revue critique de la littérature francophone et anglophone et des entretiens exploratoires avec des professionnels des arts et de la culture au Québec. L’expression « cultures de données » privilégiée par l’autrice affirme la variété des cultures et des données concernées et marque une distance critique vis-à-vis des discours des industries du numérique. Outre une discussion des différentes conceptualisations anglophones et francophones de la notion, l’autrice distingue trois plans des cultures de données – celui de la culture holistique, celui de la culture de production et celui de la culture d’usage, et propose une série de dimensions pour les analyser telles que valeurs, normes, littératie, pratiques, affects et dispositifs matériels. L’approche critique adoptée et les exemples mobilisés définissent les cultures de données comme « des processus actifs de cultivation, travaillés par une multiplicité d’acteurs hétérogènes, dont les publics » (Millerand et al., 2025, p. 108).
Mary Elizabeth Luka étudie quant à elle, dans le chapitre 6 la mobilisation de publics de niche autour du développement collaboratif d’une ressource partagée Artiflex, à l’interface du monde de la recherche et de celui des arts et de la culture au Canada. Le décryptage minutieux des étapes de création et d’évolution de la base de données montre comment à partir des diverses modalités de collaboration se met en place un ensemble de pratiques pour la collecte, l’organisation et le partage de connaissances utiles au secteur et respectueux des exigences éthiques en matière de gestion de données et de droits d’auteur.
Enfin, la dernière partie de cet ouvrage regroupe trois chapitres autour de l’inclusion qui interrogent la prise en compte par des projets de données de l’ensemble des publics dans leur diversité et dans leur complexité. De fait, le chapitre 7 écrit par Mélanie Millette, Florence Millerand et Nadia Seraiocco s’intéresse aux publics qui émergent dans des projets de données au service du changement social. C’est ainsi que la section montréalaise de Data for Good, organisme sans but lucratif canadien, travaille entre 2019 et 2021 avec le Réseau des maisons pour femmes victimes de violence conjugale. L’expertise de DFG consistait à transformer des données abondantes et non standardisées collectées par le Réseau en données et analyses probantes destinées à agir sur le problème. En cela, le DFG contribuait à rendre visible et à reconnaitre le problème en apportant une « force épistémique aux données » (Millerand et al., 2025, p. 133) issues de l’expérience des publics minorisés. Malgré le fait que les femmes victimes de violence sont directement concernées par le problème et contribuent à la production de données à partir de leurs expériences, la précarité de leur situation entrave leur capacité à se mobiliser en tant que publics capables de se saisir des données. Les autrices invitent à revoir les manières de concevoir le « faire public », en discernant les publics minorisés et en reconnaissant leur agentivité.
De son côté, dans le chapitre 8, Lucie Delias étudie la participation des publics minorisés dans les politiques publiques de données de la ville de Montréal à partir de sa Charte des données numériques. Deux conceptions antagonistes de l’inclusion de ces publics se superposent dans le texte. D’une part, les publics minorisés nécessitent des données désagrégées et intersectionnelles pour mettre en place des politiques publiques de luttes contre les discriminations. De l’autre, les publics envisagés dans leur universalité en tant que « non-experts » constituent la cible des stratégies de médiation et d’éducation à la donnée. Dans ce cas, leurs caractéristiques identitaires sources potentielles de discriminations sont éclipsées. Ces deux visions des publics en tension, celle d’une meilleure représentation chiffrée des particularités et celle d’un ensemble homogène de citoyens amenés à s’intégrer dans les processus de mise en données posent la question de leur traduction en actions concrètes, en lien avec des enjeux organisationnels, politiques et communicationnels de la Ville.
Finalement, le chapitre 9 rédigé par Jean Burgess, Kath Albury, Anthony McCosker et Rowan Wilken interroge les publics de données dans leurs expériences quotidiennes du web et des plateformes socionumériques, lorsque les individus se définissent et agissent collectivement sur la base de données. Les rituels numériques, l’activisme de données, l’art public sous forme de la visualisation de données ou encore des modes d’apprentissage social en ligne à travers la création des mèmes et des hypertrucages constituent différentes manières de « faire public » fondées sur des codes sociaux et intégrant des cultures des plateformes. Inscrites dans des dynamiques collectives, de telles pratiques personnelles quotidiennes en matière de données relient les individus à la vie publique et aux publics en ligne. Si les plateformes numériques créent des conditions d’observation de ces nouveaux publics et contre-publics ordinaires, il importe de reconnaître leur agentivité et la forme d’expertise populaire qu’ils représentent afin de « mettre en évidence le pouvoir – positif et négatif, générateur et destructeur – que recèlent les publics de données quotidiens » (Millerand et al., 2025, p. 178).
À travers sa diversité de terrains et d’entrées thématiques, le décloisonnement disciplinaire grâce à la mobilisation des travaux en sciences de l’information et de la communication, sciences du design, Science and Technology Studies et Critical Data Studies, l’ouvrage pose des jalons solides pour l’étude des publics de données dans d’autres contextes. Il démontre la pertinence de la notion de public pour la compréhension des nouvelles formes de relations entre les publics et les données et, in fine, du type de société que les processus de la mise en données produisent ou reproduisent. La préface rédigée par Dominique Boullier et la postface écrite par Jérôme Denis reconnaissent la contribution de l’ouvrage aux travaux francophones consacrés aux enjeux sociopolitiques de la datafication. Au-delà des publics universitaires en sciences humaines et sociales, la restitution de différentes études de cas et d’enquêtes de terrain récentes sont susceptibles d’intéresser des professionnels des médias, de l’information et de la communication.