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Un!modèle!multi-niveau!de!prise!de!
décision!éthique!pour!les!relations!
publiques!
!
Yanick!Farmer,!Professeur!agrégé,!
Université!du!Québec!à!Montréal,!
Farmer.yanick@uqam.ca!!
74! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
Résumé!
Afin de soutenir leurs membres qui sont aux prises fréquemment avec des
problèmes de nature éthique, plusieurs associations professionnelles en relations
publiques se sont dotées de modèles de prise de décision éthique qu’elles mettent à la
disposition de leurs membres à des fins de référence et de formation continue.
Cependant, comme nous le démontrons dans cet article, les modèles proposés sont
nettement insuffisants lorsqu’il s’agit d’aborder des questions éthiques plus
complexes. Ainsi, l’objectif de cet article est de fournir aux théoriciens et aux
praticiens des outils conceptuels permettant de mieux penser cette complexité dans la
prise de décision éthique. Pour répondre à cet objectif, nous présenterons, dans un
premier temps, un cadre conceptuel qui comprend le champ d’application du modèle,
ses bases théoriques, de même que des techniques avancées de pondération, de mise
en équilibre des intérêts et de gestion de la réputation. Parallèlement à cet effort de
théorisation, nous allons voir quelques applications de ce cadre conceptuel à travers
l’analyse de cas pratiques. En guise de conclusion, nous allons faire une synthèse des
points saillants et évoquer d’autres avenues pour la recherche sur ces questions.
Mots-clés: éthique, prise de décision, relations publiques, réputation, gestion du
risque.
Abstract!!
To support their members who frequently face ethical issues, several professional
associations in public relations have developed models of ethical decision-making that
they make available to their members for reference and training. However, as we
demonstrate in this paper, these models are clearly insufficient to address more
complex ethical issues. Thus, the aim of this article is to provide theoreticians and
practitioners with conceptual tools to better reflect this complexity in ethical decision-
making. To meet this objective, we will first present a conceptual framework that
includes the scope of the model, its theoretical foundations, as well as advanced
techniques for weighting interests and reputation management. In addition to this
theoretical effort, we will see some applications of this conceptual framework through
case analysis. In conclusion, we will summarize the highlights and discuss other
avenues for research on these issues.
Keywords: ethics, decision-making, public relations, reputation, risk management.
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 75!
1.! Contexte!et!problématique!
1.1.! Les!différents!niveaux!de!normes!en!éthique!
En relations publiques, comme dans d’autres sphères professionnelles, les
problèmes éthiques résultent en général d’un « écart » par rapport à des normes qui
définissent l’acceptabilité d’une action. Ces normes appartiennent à des niveaux à la
fois distincts et reliés : le niveau juridique, le niveau déontologique, le niveau moral
et le niveau éthique. Les « symptômes » de cet « écart » s’expriment de diverses
manières. Sur le plan personnel, les problèmes éthiques peuvent susciter des
inconforts plus ou moins profonds émanant de conflits intrapsychiques. Ils peuvent
également être à la source de désaccords interpersonnels qui mettent en relief des
valeurs, des visions du monde ou des intérêts divergents. Plusieurs enjeux éthiques
concernent aussi la conciliation parfois difficile entre les normes institutionnelles, à
portée universelle, parfois rigides et lentes à se transformer, et les normes
individuelles s’inscrivant dans des parcours uniques et variés.
Les questions éthiques qui découlent d’un conflit avec les normes juridiques, donc
avec les lois et règlements énoncés par des autorités légitimes dans nos sociétés
(Gouvernements, entreprises, institutions publiques et privées, etc.), se résolvent par
une interprétation des textes juridiques, dans le cadre d’un tribunal, ou d’un processus
plus ou moins formel de médiation non-judiciarisé. L’ « écart » par rapport aux
normes juridiques revêt une importance particulière pour les individus, dans la mesure
où il s’accompagne le plus souvent de sanctions (dédommagements financiers,
travaux communautaires, prison, etc.). Les problèmes de nature déontologique sont
semblables à ceux de la sphère juridique. Les normes déontologiques sont elles aussi
inscrites dans des codes (les codes d’éthique ou de déontologie professionnelle), et
selon les associations professionnelles qui veillent à leur application, des sanctions
disciplinaires sont prévues pour les membres qui ne les respectent pas (CIPR, 2012;
IPRA, 2011; CPRS, 2011; PRSA, 2000).
Même si les termes « morale » et « éthique » ont un sens étymologique commun,
l’un d’origine latine (morale ! moris ! « mœurs »), l’autre d’origine grecque
(éthique ! ethos ! « mœurs »), la littérature académique tend aujourd’hui à les
distinguer (Grunig, 2014; Velasquez, 1991; Ricoeur, 1990). Pour les fins de cet article,
la morale sera définie comme un ensemble de normes qui s’imposent à un individu à
travers son appartenance à un groupe social donné (nation, famille, etc.). Les normes
morales sont donc issues d’un processus historique, souvent influencé par la religion,
dans lequel elles se sont cristallisées et transmises entre les générations par le moyen
d’interactions sociales répétées (par l’éducation notamment) (Durkheim, 2014;
Berger and Luckmann, 1966; Blumer, 1986). En ce sens, les normes morales sont
parfois explicitement codifiées (dans les textes sacrés, par exemple), parfois non.
Dans tous les cas cependant, elles sont fortement intériorisées par les membres du
76! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
groupe social auxquels elles s’appliquent. En conséquence, l’« écart » entre les actes
posés par un individu et la morale du groupe auquel il appartient sera lui aussi
sanctionné à partir de l’interprétation d’un « code moral » spécifique. Dans certains
cas, la sanction morale peut être d’une sévérité extrême (torture, meurtre, etc.), ou
plus « douce » (discrimination, stigmatisation, etc.). Mais dans tous les cas, elle prend
la forme d’un rejet ou d’une réprobation qui peut être difficile à supporter pour la
personne qui le subit.
1.2.! L’éthique,!au-delà!de!la!loi,!de!la!déontologie!et!de!la!
morale!
Ces niveaux de normes façonnent, à différents degrés, l’éthique des relations
publiques. Pourtant, certaines questions qui se posent aux relationnistes dans
l’exercice de leur fonction ne sont pas nécessairement solubles par le recours aux
normes juridiques, déontologiques ou morales. Au contraire, certaines de ces
questions ont une spécificité propre. Leur analyse ne repose pas sur l’interprétation
de normes écrites ou codifiées qu’il s’agit ensuite d’appliquer à des cas singuliers. Ces
questions n’entraînent pas non plus de sanctions formelles et visibles. Pourtant, elles
constituent l’essentiel des problèmes éthiques que vivent les relationnistes et les
organisations pour lesquelles ils travaillent.
Ces questions s’articulent autour de trois pôles qui doivent orienter l’analyse éthique
et les actions qui en découlent : 1) les aspects téléologiques (comme la recherche du
bien) 2) les aspects procéduraux (comme les règles de justice ou d’équité) ; 3) les
qualités personnelles (comme les vertus). Le premier pôle est généralement associé
aux éthiques conséquentialistes inspirées de la philosophie utilitariste (Parsons, 2004
; Bentham, 2000 ; Mill, 1864). Le deuxième pôle concerne plutôt les théories
déontologiques inspirées de la philosophie de Kant (Bowen, 2004 ; Kant, 2003 ;
Rawls, 1971). Quant au troisième pôle, il se rapporte aux théories de la vertu léguées
par les philosophes de la Grèce antique, en particulier par Aristote (Aristote, 2004 ;
Harrison, 2004). Ces trois pôles seront intégrés dans le modèle de prise de décision
éthique présenté dans cet article. Ils caractérisent la spécificité de ce que l’on pourrait
appeler le « territoire des normes éthiques ». La résolution de ce genre de problème
renvoie non pas à l’interprétation d’un code, mais plutôt à des intuitions, à des
analyses ou à des raisonnements parfois complexes qui s’appuient sur les qualités d’un
agent (le décideur) rationnel et autonome guidé par des valeurs ou des principes,
acquis librement, qui témoignent de sa vision du bien, du mal ou du juste. Comprise
de cette manière, l’éthique a donc une réalité distincte, mais elle se retrouve également
à la base des autres niveaux puisque les normes émanant du droit, de la déontologie
et de la morale sont, elles aussi, animées par la recherche du bien et du juste.
Plusieurs situations professionnelles auxquelles sont exposés les relationnistes
relèvent spécifiquement de l’éthique : l’orientation de la carrière, le choix d’une
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 77!
stratégie de marque, les relations avec les collègues, les fournisseurs ou d’autres
parties prenantes, les activités caritatives, la responsabilité sociale de l’entreprise
(RSE), et ainsi de suite. Pour ce genre de problèmes, le relationniste ne dispose pas
de réponses toutes faites apparaissant dans les articles d’un Code. Il doit, au contraire,
identifier des options, soupeser des conséquences, puis trouver des stratégies de mise
en œuvre des solutions qui devront refléter ses valeurs ou celles de son organisation.
S’il se trompe, il ne sera pas nécessairement sanctionné, si ce n’est parfois par sa
propre conscience qui peut être tourmentée par les regrets.
1.3.! Problématique!
Afin de soutenir leurs membres qui sont aux prises fréquemment avec des
problèmes de nature éthique, plusieurs associations professionnelles en relations
publiques se sont dotées de modèles de prise de décision éthique qu’elles mettent à la
disposition de leurs membres à des fins de référence et de formation continue (PRSA,
2001). Dans les relations publiques contemporaines, la « compétence éthique » est
d’ailleurs désormais considérée comme l’une des compétences de base des bonnes
pratiques professionnelles (GAPR, 2016 ; CPRS, 2011). Cependant, comme nous
allons le démontrer dans la suite de cet article, les modèles proposés sont nettement
insuffisants lorsqu’il s’agit d’aborder des questions éthiques plus complexes.
Par exemple, le Ethics Decision Making Guide de la Public Relations Society of
America (PRSA) propose 6 étapes pour la prise de décision (PRSA, 2001: traduction
libre) : 1) Circonscrire le problème éthique qui est en jeu ; 2) Identifier les facteurs
internes ou externes qui peuvent influencer la décision ; 3) Nommer les valeurs-clés ;
4) Identifier les parties prenantes qui peuvent être touchées par la décision et définir
les obligations du relationniste à leur égard ; 5) Choisir les principes éthiques qui
doivent orienter la décision ; 6) Prendre la décision et la justifier. Les étapes
identifiées dans ce modèle recoupent celles que l’on retrouve dans d’autres modèles
en éthique appliquée (Wellington, 2009). Elles incluent l’analyse du problème comme
tel, de ses conséquences et de ses contraintes (notamment financières et légales), de
même que les valeurs ou principes devant guider la décision. À l’analyse et à la prise
de décision s’ajoute aussi en général un mécanisme de justification de la décision à
l’aide d’une argumentation appropriée.
Sans autres spécifications, les modèles qui sont proposés aux relationnistes ne
donnent pas tous les outils conceptuels pour penser les questions spécifiquement
éthiques ayant un degré de complexité supérieur. Sous l’influence de Sullivan (1965)
et de Grunig (2014 ; 2001) entre autres, l’éthique des relations publiques défend
beaucoup de nos jours une pratique professionnelle fondée sur la communication
symétrique (dialogique) et une conception de la loyauté qui cherche un meilleur
équilibre entre les intérêts du client (ou de l’organisation) et celles des autres parties
prenantes, du public en particulier (partisan values vs mutual values). Dans la prise
78! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
de décision éthique, cette complexité se manifeste dans au moins trois domaines
d’importance : 1) le classement des conséquences par l’impact et l’incertitude ; 2)
l’équilibre des intérêts ; 3) la gestion de la vérité et du risque réputationnel.
1.4.! Objectifs!de!la!recherche!
Ainsi, l’objectif de cet article est de fournir aux théoriciens et aux praticiens des
outils conceptuels permettant de mieux penser cette complexité dans la prise de
décision éthique. Pour répondre à cet objectif, nous présenterons, dans un premier
temps, un cadre conceptuel qui comprend le champ d’application du modèle, ses bases
théoriques, de même que des techniques avancées de pondération, de mise en
équilibre des intérêts et de gestion de la réputation. Parallèlement à cet effort de
théorisation, nous allons voir quelques applications de ce cadre conceptuel à travers
l’analyse de cas pratiques. Le premier et le troisième cas sont des adaptations de faits
réels, alors que le deuxième cas a été tiré d’ouvrages sur la responsabilité sociale des
entreprises. En guise de conclusion, nous allons faire une synthèse des points saillants
et évoquer d’autres avenues pour la recherche sur ces questions.
2.! Cadre!conceptuel!
2.1.! Champ!d’application!du!modèle!
Le modèle de prise de décision qui sera présenté dans cette section s’applique à tous
les volets de la tâche du relationniste sont susceptibles d’émerger des problèmes
éthiques : relations interpersonnelles, enjeux organisationnels et relations externes
avec les parties prenantes. Aux variables usuelles de la prise de décision en éthique
appliquée, comme l’analyse des options et de leurs conséquences, ce modèle ajoute
des variables qui ont une importance particulière en relations publiques, à savoir la
vérité (qui sera définie plus loin) et le risque réputationnel. En général, les modèles de
prise de décision intègrent quatre niveaux : l’analyse, la prise de décision, la mise en
œuvre/la stratégie et l’évaluation/justification. Étant donné les limites de cet article,
seuls les deux premiers niveaux seront abordés de manière plus exhaustive. Les deux
autres ne seront qu’esquissés à titre indicatif.
2.2.! Bases!du!modèle!
La plupart des modèles de prise de décision proposés en éthique appliquée sont
assez similaires quant à leurs étapes fondamentales. Il s’agit d’abord d’exposer les
faits significatifs, puis de cerner le dilemme/le problème/la question qui appelle à une
décision. A partir de là, le décideur identifie les options qui s’offrent à lui, de même
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 79!
que les conséquences positives et négatives qui sont associées à chacune des options.
L’évaluation des conséquences tient compte des parties (personnes, organisations,
biens, etc.) qui sont touchées par le choix d’une option, de même que des facteurs qui
contraignent la décision. Parmi ces facteurs, on retrouve les contraintes matérielles
(financières et physiques notamment) et immatérielles (comme les normes légales,
déontologiques ou morales). Ces étapes sont communes à la plupart des processus de
résolution de problèmes (Restructuring Associates, 2008), en éthique ou ailleurs. Ce
qui distingue cependant la prise de décision éthique, c’est l’importance qui est
accordée aux émotions d’une part, et aux principes ou valeurs d’autre part
1
. Pour cette
raison, la prise de décision éthique exige aussi de mettre en relation les choix opérés
par le décideur avec les valeurs visées ou les principes qui le guident. Car toute
décision éthique doit être assumée ou justifiée, et c’est entre autres par le recours à
ces valeurs ou principes qu’elle le sera.
2.3.! Techniques!avancées!de!pondération!
À la base, une fois que le décideur a cerné le problème éthique et dressé la liste des
options qui se présentent à lui, il doit par la suite évaluer les conséquences positives
et négatives reliées à chacune des options. Cette évaluation se fait de manière
qualitative. Pour comprendre, prenons l’exemple du cas suivant :
Cas no.1 : Vous êtes chargé des communications pour une usine de produits
chimiques qui borde la rivière principale de la ville elle est située. Un jour, vous
apprenez que le système de gestion des eaux usées de la ville s’est détraqué et que des
milliers de litres de produits toxiques se sont déversés dans la rivière. Les amendes
prévues par la loi sont énormes, et l’impact d’un traitement médiatique négatif sera
considérable si les médias s’emparent de l’affaire. Or rapidement, votre supérieur
vous informe qu’il souhaite prendre les devants et mettre sur pied une conférence de
presse on minimisera trompeusement la gravité de la situation. Cynique, votre
patron veut même accroître les activités philanthropiques de l’entreprise afin de
rehausser son image de marque dans la communauté. De votre côté, votre loyauté et
votre conscience écologique sont mises à rude épreuve. Qu’allez-vous faire ? Suivre
les directives ou résister ?
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
1 Il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre ces deux notions. Pour les fins de cet article,
le principe sera défini comme une règle très générale (et principalement intellectuelle) qui oriente
l’action, alors que la valeur sera définie comme une forme de préférence personnelle (donc en partie
émotionnelle) qui détermine la finalité de l’action. Ainsi, par exemple, « aider une personne en
danger » et « ne jamais parler à un inconnu » peuvent être considérés comme des principes. La valeur
est plutôt un certain état du monde qui se réalise à travers l’interaction d’un agent avec son
environnement. En ce sens, la « justice », l’« intégrité », la « transparence » sont les finalités (les
buts) des personnes pour lesquelles ces valeurs comptent.
80! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
Dans ce cas, les options qui s’offrent au décideur (le chargé des communications)
sont simples et déjà fournies dans l’énoncé du cas : il s’agit ou bien de suivre les
directives du patron ou au contraire de s’y opposer. Afin d’évaluer les conséquences
pour chacune des options, nous allons les mettre dans un tableau ci-dessous.
OPTION A : OBÉIR AU PATRON
Conséquences =
Personnes affectées + intensité +
probabilités
OPTION B : S’OPPOSER AU
PATRON
Conséquences =
Personnes affectées + intensité +
probabilités
Maintien de la loyauté et de bonnes
relations avec le patron. Haute
probabilité
Tensions relationnelles avec le
patron. Haute probabilité.
Je conserve mon emploi dans la
compagnie. Haute probabilité.
Je perds mon emploi dans la
compagnie. Probabilité moyenne.
Découverte du mensonge et atteinte
négative à la réputation de la
compagnie. Haute probabilité.
Préservation de la réputation de la
compagnie. Assez haute probabilité.
Problèmes de santé publique dus à
l’inaction de la compagnie. Probabilité
moyenne.
Atténuation des impacts sur la santé
publique. Probabilité moyenne.
Poursuites au civil à cause des
infractions aux lois environnementales.
Haute probabilité.
Prévention des poursuites au civil.
Très haute probabilité.
TABLEAU!1!!
Options!et!conséquences!du!dilemme!éthique!
L’analyse de ce cas requiert de comparer qualitativement à la fois les conséquences,
leur impact et leur niveau de probabilité. Cet exercice est tout à fait faisable quand le
problème est d’une complexité limitée, c’est-dire quand la mesure des impacts et des
probabilités est relativement claire. Le cas présenté ici est plutôt simple, même s’il
comporte quelques difficultés. Il est clair qu’obéir au patron comporte des avantages
importants à court terme, notamment au plan relationnel. Il vaut mieux en effet, au
travail, maintenir de bonnes relations avec le patron. Cependant, les conséquences de
lui obéir entraîneront des impacts très nuisibles et très probables pour plusieurs parties
prenantes. Les risques de poursuites cause de la violation des lois
environnementales) et d’atteinte à la réputation sont ici décisifs. Placé devant une telle
situation, le relationniste n’aurait d’autre choix que de résister aux demandes de son
patron. Bien sûr, la réalisation de la décision (option B) devrait s’accompagner d’une
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 81!
stratégie de préservation des bonnes relations avec le patron. Lui dresser un juste
portrait de la situation serait sans doute un premier pas dans la bonne direction.
Cela dit, si on ajoute au cas un niveau de complexité supérieur, avec plusieurs
options, plusieurs niveaux d’impacts et de probabilités, il deviendra extrêmement
difficile pour le décideur d’en arriver à faire un choix rationnel et clair. Plus la quantité
d’informations à traiter s’accroît, plus il devient difficile de les départager à l’aide de
concepts qualitatifs (Farmer, 2015). Dans un environnement complexe, le meilleur
moyen d’agréger les données afin de favoriser la prise de décision éthique est de
quantifier, dans un premier temps, l’impact (ou l’utilité) de la conséquence et sa
probabilité. L’un des moyens d’y arriver est d’attribuer une valeur monétaire à la
conséquence en se demandant : combien d’argent serais-je prêt à dépenser pour que
cette conséquence se produise ou qu’elle soit évitée ? À cette question, le décideur
peut répondre par un montant (par exemple 1000$ ou 1 000 000$). Ensuite, il attribue
une probabilité à la conséquence sur une échelle de 0 à 1, où 1 est un événement qui
a 100 % des chances de se produire et 0 un événement qui a 0% des chances de se
produire (0,5 = 50 % ; 0,75 = 75 %, et ainsi de suite). Avec ces chiffres, il est ensuite
beaucoup plus facile de comparer les conséquences entre elles et de mesurer l’utilité
totale des options (voir les détails de cette méthode dans Farmer, 2015). Il s’agira tout
simplement de multiplier l’impact (valeur monétaire) par la probabilité. Nous
obtenons ainsi ce qu’il est commun d’appeler l’utilité espérée en éthique appliquée
(Mongin, 1997).
Il est également possible d’aller plus loin et de quantifier la désirabilité d’une
conséquence ainsi que l’attitude du décideur face au risque. Ces paramètres peuvent
être utiles à la prise de décision car ils permettent de nuancer certains aspects de
l’utilité globale d’une conséquence. Ainsi, la désirabilité est liée au désir personnel du
décideur de voir arriver une conséquence ou non, au-delà de son utilité intrinsèque et
indépendante du décideur. Par exemple, dans le cas no.1, le désir du décideur (le
relationniste) de plaire au patron pour obtenir une promotion pourrait, dans certains
cas, influencer son jugement et l’inciter à devenir complice de son mensonge. La prise
en compte de l’attitude face au risque aide certainement à prendre des décisions plus
éclairées dans beaucoup de problèmes éthiques vécus par les relationnistes, mais cette
donnée est plus complexe à calculer.
Certains modèles de prise de décision en éthique appliquée transforment l’analyse
sur les conséquences d’une option en une comparaison entre des loteries dont les
valeurs agrègent l’ensemble des données relatives à l’impact, à la probabilité, à la
désirabilité et au risque (Farmer, 2015). Mais d’une manière générale, pour évaluer sa
tolérance au risque, le décideur doit se demander dans quelle mesure, pour obtenir les
gains liés à une option, il est prêt à en subir les inconvénients. Le décideur qui est plus
tolérant face au risque est souvent plus motivé par l’espérance d’un gain élevé que
ralenti par la peur des conséquences négatives. À l’inverse, le décideur qui est plus
82! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
conservateur est quant à lui beaucoup plus sensible aux pertes qui accompagnent les
décisions plus risquées.
Un autre élément qui ajoute de la complexité à la pondération des conséquences
réside dans la nécessité ou non de prendre en compte les conséquences « indirectes »
ou « éloignées » dans la prise de décision. Lors de l’analyse des options, il existe
souvent des conséquences dont l’impact et le déroulement spatio-temporel est plus
difficile à prévoir. Ceci se produit généralement quand une conséquence n’a pas un
effet immédiat, mais qu’au contraire des causalités multiples s’additionnent pour créer
un impact dans un avenir plus ou moins lointain. En relations publiques, l’évaluation
de ces conséquences apparaît liée à la stratégie de gestion de la réputation qui est mise
en place par le relationniste. Cette question sera abordée plus loin dans cette section.
2.4.! L’équilibre!des!intérêts!
Tel que mentionné précédemment, la nécessité d’arriver, dans la prise de décision,
à un meilleur équilibre entre l’intérêt du client et celui des autres parties prenantes est
une tendance actuelle très forte en éthique des relations publiques (Heath, 2006 ; Kent
and Taylor, 2002). Ce principe peut être toutefois très difficile à mettre en application,
surtout dans le cas où le relationniste travaille pour une organisation dont la clientèle
(et la réputation) n’est pas encore établie. Dans ce cas en effet, le poids financier de
chaque décision devient forcément plus lourd à porter. En théorie, il est facile de dire
qu’une décision éthique ne doit pas uniquement favoriser les intérêts du client
(Gauthier et Fitzpatrick, 2001) et qu’elle doit au contraire les mettre en équilibre avec
ceux de l’ensemble des parties prenantes. En pratique toutefois, il peut être difficile
voire impossible d’atteindre cet idéal (Waddington, 2013 ; Edwards et Hodges, 2011).
En sciences économiques, la théorie des jeux coopératifs offre un cadre théorique
intéressant pour répondre à ce genre de problème. Elle propose une série de critères
qui orientent les décisions vers des alliances stables entre parties prenantes. Au
contraire des approches déontologiques qui tombent parfois dans le piège de
l’« angélisme moral » en ignorant la maximisation de l’intérêt personnel comme
critère incontournable de la prise de décision, la théorie des jeux aide à comprendre
comment la coopération émerge, même dans des contextes chacune des parties
prenantes est à la recherche de son intérêt propre. Ainsi, par exemple, dans la théorie
de la justice de John Rawls (1971), qui appartient au courant de la déontologie
kantienne, l’intérêt de toutes les parties prenantes est assuré par la règle dite du
« Maximin ». Selon cette règle, le décideur doit identifier, pour chacune des options,
les conséquences les plus négatives. Cela fait, il doit choisir l’option qui présente les
conséquences négatives les plus atténuées. Toutefois, comme le démontre Harsanyi
(1975) dans sa célèbre critique de la théorie de Rawls, cette règle de décision aboutit
souvent à des choix complètement irrationnels, entre autres parce qu’elle ne tient pas
compte des probabilités associées aux événements ni à la maximisation de leur utilité
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 83!
globale. Pour qu’une coopération entre parties prenantes soit stable dans le temps, elle
doit tenir compte des intérêts de chacun, y compris financiers bien sûr, et tenter de les
mettre en équilibre. Elle doit, en d’autres mots, adopter certaines règles de justice ou
d’équité.
Pour produire cet équilibre, la théorie des jeux coopératifs (Binmore, 2005; Nash,
1950) présente quelques critères dont la signification est essentiellement formelle
(mathématique), mais qui tout de même peuvent être traduits assez facilement en
langage ordinaire. Ainsi, lorsqu’il évalue ses options, le décideur qui espère équilibrer
les intérêts de toutes les parties prenantes doit se poser quatre questions : 1) l’option
que je choisis rend-elle la collaboration (ou la solidarité) des parties prenantes plus
avantageuse (plus payante, plus désirable, etc.) que leur défection ? (Critère de la
solution individuellement rationnelle) ; 2) existe-t-il une option autre que celle que je
choisis qui permet à au moins une partie prenante d’augmenter son utilité sans
diminuer celle des autres ? (Critère de l’optimum de Pareto) ; 3) si je me mets à la
place d’une autre partie prenante (en particulier celle qui peut sembler désavantagée
par la décision), vais-je quand même continuer de penser que la règle de décision
sélectionnée est globalement la plus équitable ? (Critère de symétrie ou de
réciprocité) ; 4) est-ce que l’option que je préfère est choisie uniquement par
comparaison avec les autres options disponibles ? (Critère de l’indépendance des
alternatives non-pertinentes). La prise en compte de l’ensemble de ces critères aidera
le décideur à équilibrer les intérêts de toutes les parties prenantes, à choisir les options
les plus stables (car mutuellement avantageuses) et à nuancer une analyse basée sur
les seuls intérêts du décideur. En effet, ces critères ajoutent à la mesure de l’utilité que
nous avons vue précédemment certaines considérations ayant trait à l’égalité des
parties prenantes (le critère de symétrie par exemple) et à leur volonté à elles aussi
d’augmenter leur utilité lors de décisions qui les impliquent.
Pour saisir plus concrètement comment ces critères peuvent être intégrés à la prise
de décision éthique, nous allons prendre l’exemple célèbre d’un consortium de
compagnies pharmaceutiques multinationales qui furent, dans les années 90, aux
prises avec un sérieux dilemme concernant la responsabilité sociale de l’entreprise.
Placées devant ce dilemme, elles réagirent de façon remarquable pour rétablir leur
réputation. Leur action fut considérée par la suite comme l’exemple d’une vision de
la responsabilité sociale détachée de la seule recherche du profit et donc plus
respectueuse des droits des autres parties prenantes (Blowfield and Murray, 2014 ;
Fields, 2012).
Cas no.2 : En 1998, un consortium de compagnies pharmaceutiques poursuivit le
gouvernement sud-africain et Nelson Mandela. Ces compagnies souhaitaient
empêcher la distribution de médicaments génériques destinés à traiter le VIH. Les
médicaments génériques se vendaient 98 % moins cher que les originaux. Les
compagnies affirmèrent vouloir simplement protéger leur propriété intellectuelle.
Mais certains les accusèrent de vouloir contrôler les prix et de priver les pauvres de
84! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
l’accès aux médicaments. Finalement, le consortium laissa tomber la poursuite et
Jean-Pierre Garnier, le président de l’une des pharmaceutiques qui consentit
finalement à vendre ses dicaments à très bas prix, eut ce mot qui fit beaucoup de
bruit : « Je ne souhaite pas diriger une entreprise qui ne soigne que les riches. Le
premier objectif de notre compagnie doit toujours être la santé publique. »
Il est clair que le choix fait par Garnier et GlaxoSmithKline (GSK) n’était a priori
pas centré sur la recherche optimale de profit et était en apparence motivé par la prise
en compte de l’intérêt des populations pauvres d’Afrique. Cette décision respectait
l’ensemble des critères énoncés par la théorie des jeux coopératifs. Elle est
individuellement rationnelle, parce qu’elle permet aux populations de bénéficier de
cette entente par un accès considérablement élargi à des médicaments qui augmentent
leur qualité de vie, alors que de leur côté les pharmaceutiques évitent un procès
coûteux et préservent leurs bonnes relations avec un marché très lucratif de plusieurs
centaines de millions de personnes dans lequel la prévalence du VIH reste la plus
élevée au monde. En ce sens, la baisse des prix est au moins en partie compensée par
le volume des ventes. Elle est Pareto-optimale, parce qu’aucune des parties prenantes
ne pourra augmenter son utilité (en réduisant encore les prix ou en les augmentant)
sans faire perdre à l’autre partie, menaçant ainsi la stabilité de leur alliance. Elle est
aussi symétrique en ce sens que chaque partie peut permuter sans que la pertinence de
la règle de partage ne soit remise en question. Elle respecte finalement le critère
d’indépendance, car le classement des options ne dépendait pas d’options non-
disponibles (comme un pot-de-vin, par exemple).
Il faut bien comprendre cependant qu’il aurait été sans doute beaucoup plus difficile
pour une entreprise moins riche de faire ce genre de choix plus « généreux ». En
acceptant de diminuer leurs prix, les pharmaceutiques ont sans doute réduit leur marge
de profit à court terme, mais elles avaient les reins assez solides pour attendre de
récupérer ces pertes sur le long terme. Ce n’est pas le cas pour les plus petites
entreprises qui bien souvent n’ont pas le capital nécessaire pour traverser sans faillir
ce genre de tempête. Dans leur cas, une approche totalement « désintéressée » va nuire
à leurs intérêts, ce qui ne respecte pas le premier critère d’un équilibre stable (option
individuellement rationnelle).
2.5.! La!vérité!et!la!gestion!du!risque!réputationnel!
Comme nous l’avons vu, la prise de décision éthique exige de prendre en compte de
multiples facteurs. Cependant, du point de vue des relations publiques, toute décision
éthique s’accompagne toujours en partie d’une forme de gestion de la réputation.
Autrement dit, dans un choix éthique, l’analyse des aspects financiers, par exemple,
sera prise en charge par les gestionnaires, alors que les dimensions légales seront sous
la responsabilité des avocats de l’organisation. Parmi l’ensemble de ces facteurs, c’est
d’abord et avant tout la gestion de l’image et du risque réputationnel qui fait
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 85!
exclusivement partie des tâches du relationniste. Grâce aux stratégies de
communication interne et externe qu’il met en place, le professionnel des relations
publiques agit sur la perception qu’ont les parties prenantes (employés, clients,
fournisseurs, médias, grand public, etc.) de l’organisation (Doorley and Garcia, 2011;
Hutton et al., 2001). Cet aspect de l’analyse éthique revêt une importance capitale.
Dans une étude de terrain menée il y a quelques années auprès d’agences de
communication de la région de Londres en Grande-Bretagne, on démontrait à travers
des entrevues avec des gestionnaires que la réputation agit de manière décisive sur les
facteurs internes et externes qui assurent la pérennité et même la croissance d’une
entreprise (Baxter, 2006). A l’interne, la réputation permet d’attirer et de retenir les
meilleurs employés et fournisseurs. A l’externe, elle permet d’attirer et de fidéliser les
meilleurs clients. Au final, la réputation a généralement un effet positif sur la
rentabilité et le rendement global de l’entreprise.
La réputation résulte d’un signal qui informe sur le « type » (ou la « personnalité »)
de l’organisation. Par conséquent, elle structure ses interactions avec les parties
prenantes (Fombrun and Shanley, 1990; Kreps and Wilson, 1982; Spence, 1973). Le
comportement éthique d’une organisation peut donc être conçu comme « producteur
de réputation ». Dans la perspective des relations publiques, on peut même aller
jusqu’à affirmer qu’au fond, la réputation est plus importante que l’éthique, car la
réputation est ce qui subsiste dans la mémoire des parties prenantes une fois que les
décisions ont été prises par l’organisation. En ce sens, Grunig (1992) a bien raison de
dire que le professionnel des relations publiques peut personnifier la « conscience
éthique » d’une organisation dans la mesure où il gère sa réputation (voir aussi Neill
and Drumright, 2012; Bowen, 2008). Pour servir notre modèle de prise de décision
éthique, nous postulons que la gestion de la réputation doit s’appuyer sur deux autres
variables : la confiance et la vérité. En fait, « avoir une bonne réputation » équivaut à
susciter de la confiance envers soi. À l’inverse, « avoir une mauvaise réputation »
équivaut à susciter de la méfiance envers soi. Et pour susciter de la confiance, il faut
savoir faire usage de la vérité pour témoigner des qualités que l’on possède. Ainsi, en
comprenant comment la vérité agit sur la confiance et comment la confiance crée une
bonne réputation, le relationniste peut ajouter un outil conceptuel de plus au modèle
de prise de décision éthique présenté dans cet article.
A la base, la notion de confiance implique toujours le schéma suivant: A (récepteur)
fait confiance à B (émetteur) pour faire une action X (Furlong, 1996). Dans ce schéma,
il y a deux agents : B qui est l’« émetteur » (l’agent qui émet un signal sur son type)
et A qui est le « cepteur », c’est-à-dire l’agent qui reçoit le signal de B sur son type
et qui choisit ou non de lui accorder sa confiance. La confiance est toujours accordée
par rapport à l’action spécifique X, mais pas nécessairement par rapport à l’action Y
ou Z. Par exemple, je peux accorder ma confiance à mon mécanicien pour réparer ma
voiture (X), mais probablement pas pour réparer ma dent qui s’est cassée en faisant
du sport (Y). L’agent A va évaluer l’opportunité d’accorder sa confiance à B en
86! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
fonction de trois critères principaux : 1) le gain (G) qu’il pense faire s’il accorde sa
confiance à B ; 2) la probabilité (p) que B agisse honnêtement ; 3) l’effort (E) qu’il
doit faire (en termes de surveillance ou d’enquête, par exemple) pour se prémunir du
risque que B soit en fait malhonnête. Ainsi, si (G-E) * p apparaît plus grand que la
possible perte engendrée par le fait de ne pas accorder sa confiance à B
2
, alors A va
faire confiance à B pour faire X.
Mais en néral, le professionnel des relations publiques travaille pour B, donc pour
l’agent qui signale son type à A. Du point de vue de B, d’autres facteurs doivent être
pris en considération. Il doit savoir quel est le capital réputationnel accumulé par B
(comment ont été jugées les actions de notre organisation jusqu’à maintenant ?). Il
doit évaluer le coût du signal (la publicité, par exemple) qu’il doit transmettre à A
pour mériter sa confiance. Pour évaluer correctement ce coût, il sera aussi utile de
déterminer dans quelle mesure A est tolérant ou non face au risque, car plus un agent
est risquophobe, plus il aura besoin d’information avant d’accorder sa confiance (plus
le coût du signal sera élevé). Enfin, B ne doit pas oublier qu’en transmettant un signal
vers A, il dévoile sur lui-même une certaine part de vérité qui, dans certaines
circonstances, peut le fragiliser stratégiquement par rapport à ses clients, à ses
concurrents ou à d’autres parties prenantes. Dans ce contexte, la vérité, qui peut être
définie comme une adéquation entre le signal et le type (et ses différentes
caractéristiques), doit permettre de maintenir un juste équilibre entre la capacité de
susciter la confiance de A et la préservation des intérêts fondamentaux de B. Il est
coutumier d’affirmer que mentir ou cacher la vérité est un acte immoral et contraire à
la déontologie des relations publiques. Mais il est clair aussi (et chacun l’expérimente
dans sa vie régulièrement) que dire « toute la vérité et rien que la vérité » peut avoir
des conséquences dramatiques sur les intérêts fondamentaux d’un agent. En ce sens,
certains mensonges, et plusieurs demi-vérités, peuvent avoir une justification éthique
tout à fait raisonnable.
En résumé, l’intégration de la vérité, de la confiance et de la réputation dans la prise
de décision peut être exprimée de cette façon: pour gérer convenablement le risque
réputationnel, B doit se demander si, pour transmettre une certaine part de rité sur
son type, il peut trouver un signal qui soit coût-efficient (c’est-dire moins coûteux
que le bénéfice qu’il produit), tout en créant un lien de confiance avec A, et en
empêchant au maximum les concurrents de B de produire un signal coût-efficient qui
dévoile un type nuisant aux intérêts de B (Gambetta, 2011). En somme, à l’intérieur
du modèle de prise de décision éthique présenté dans cet article, la gestion de la vérité
et du risque réputationnel intervient comme facteur de classement (pondération) des
options du décideur. C’est-à-dire qu’une fois que le décideur a fait une analyse
rigoureuse et complète des conséquences (voir section 2.3.) et cherché à équilibrer les
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
2
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Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 87!
intérêts des parties prenantes (voir section 2.4.), il doit à la fin se demander laquelle,
parmi les options les plus prometteuses, offre le meilleur apport réputationnel en
appliquant le raisonnement exposé plus haut dans cette section. Étant donné
l’importance incontournable de la réputation pour les relations publiques, ce facteur
doit être décisif dans le choix final. Cette formulation peut paraître quelque peu
abstraite, mais le cas utilisé dans la section suivante permettra d’appliquer les
différents aspects du modèle à la prise de décision éthique.
3.! Application!globale!du!modèle!à!un!cas!
Pour comprendre comment utiliser les outils conceptuels décrits dans les sections
précédentes, voyons un nouveau cas inspiré de faits réels.
Cas no.3 : Vous avez été nommé récemment Directeur des communications du Parti
Orange. Le Parti Orange, de tendance sociale-démocrate, n’a jamais formé le
gouvernement au Parlement, se contentant plutôt de jouer le rôle d’une opposition
certes efficace, mais tout de même incapable d’accéder au pouvoir. Mais cette fatalité
historique semble vouloir se transformer le jour le chef du parti, J. D., fait une
performance remarquée à une célèbre émission d’affaires publiques de la télé
nationale. Au même moment, le chef du gouvernement annonce publiquement que la
prochaine élection aura lieu dans six mois. Dès les premières réunions avec la garde
rapprochée du chef en vue de préparer la stratégie de campagne, on vous transmet une
nouvelle qui vous jette littéralement par terre : votre patron, le chef du Parti Orange,
est atteint d’un cancer généralisé. Des métastases ont envahi ses os, et selon les
pronostics des spécialistes, il ne lui reste qu’environ 18 à 24 mois à vivre. Étant donné
la gravité de l’enjeu, toute l’équipe vous demande de garder cette information
strictement confidentielle. Manifestement sonné, vous retournez chez vous,
profondément attristé, pour réfléchir à la suite des choses. Vous savez que la
popularité de J. D. est la seule arme qui puisse permettre à votre parti de gagner la
prochaine élection. Mais comme relationniste ayant toujours fait preuve d’intégrité
professionnelle, vous estimez par ailleurs que le public est en droit de savoir qu’il va
voter pour un chef malade qui ne pourra pas assumer pleinement ses responsabilités
de Premier ministre. Pourtant, le Parti conservateur est au pouvoir depuis maintenant
10 ans et il serait à votre avis salutaire pour la démocratie de votre pays que le Parti
Orange ait la possibilide mettre en œuvre un programme politique qui vous apparaît
plus progressiste. Votre équipe et votre chef comptent sur vous. La population semble
fébrile face à la campagne électorale qui s’annonce. Dans les prochaines semaines,
tous les journalistes du pays seront à vos trousses et plusieurs d’entre eux vous
questionneront assurément sur l’état de santé de votre chef, qui paraît amaigri…Que
ferez-vous ?
Ce cas est particulièrement intéressant, parce qu’il fait ressortir l’importance
cruciale de la stratégie de communication et de la gestion du risque réputationnel dans
88! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
la prise de décision éthique. Ici le relationniste est placé devant deux options : ou bien
il accepte de participer à une opération de camouflage, ou bien il conseille plutôt à la
garde rapprochée d’être transparente par rapport à l’état de santé du chef. Les
principales parties prenantes de la décision sont, outre le relationniste (décideur), le
chef J.D. et son parti, les autres partis, les médias et la population. Dans le contexte
illustpar le cas, il est particulièrement important que les signaux envoyés par J.D.
et son parti génèrent de la confiance auprès du public, puisque c’est à lui en fin de
compte que revient le choix final.
Le choix de l’une ou l’autre des options aura de nombreuses conséquences positives
ou négatives sur l’ensemble des parties prenantes. La plus importante est sans doute
le résultat de l’élection lui-même, qui permettra ou non au Parti Orange et à son chef
de vivre un moment historique et de mettre en place un programme de gouvernement
qu’il juge novateur et hautement favorable au développement du pays. En dressant la
liste des conséquences associées à chacune des deux options, il sera sans doute
possible d’en arriver à un choix relativement clair. Par exemple, la garde rapprochée
de votre parti pourrait estimer que le fait de dévoiler l’état de santé réel du chef
ruinerait totalement ses chances de prendre le pouvoir, la population jugeant qu’il ne
sera pas apte à gouverner. Dans une perspective d’équilibre des intérêts, il est possible
de justifier cette décision en invoquant un souci d’alternance démocratique (étant
donné que le parti conservateur gouverne depuis 10 ans), de bien commun (les
bienfaits du programme du Parti Orange pour la population) et de respect de la vie
privée des personnalités politiques. Cette vision de l’équilibre des intérêts permet
d’aller au-delà des seuls intérêts du Parti Orange, de prendre en considération les
intérêts des autres parties prenantes (si tant est que cela soit possible dans le jeu
politique…) et d’en arriver à une solution relativement stable. En effet, vouloir retenir
l’information est individuellement rationnel (voir les quatre dimensions de l’équilibre
des intérêts à la section 2.4.), parce que cela ne remet aucunement en cause la capacité
de J.D. de gouverner et donc de gagner l’élection. Aussi, même si ce calcul stratégique
donne un avantage au Parti Orange, toutes les parties prenantes gagnent à s’unir autour
de l’idéal du respect de la vie privée. Le principe de réciprocité est aussi respecté,
puisque cette stratégie s’appuie sur certains principes, comme l’alternance
démocratique et le respect de la vie privée (qui est protégé par la loi), qui s’appliquent
symétriquement à toutes les parties prenantes. Le choix ne se base pas non plus sur
des options non disponibles aux autres partis. Enfin, la stratégie peut être considérée
comme Pareto optimale si on juge que le partage de l’information (qui est la
« ressource » disputée dans ce cas) obéit à des principes qu’on ne peut transgresser
sans causer un tort plus grand à la société, en privant les individus (y compris les
politiciens) de droits fondamentaux.
Cependant, ce raisonnement à la fois éthique et politique ne tient pas suffisamment
compte de la gestion du risque réputationnel, qui est ici incontournable. Or, comme
nous l’avons dit, la réputation est ce qui subsiste dans le temps, et comme le rappelle
Un!modèle!de!prise!de!décision!éthique!pour!les!relations!publiques! 89!
le dicton, « l’avenir dure longtemps ». Il est possible dans ce cas de cacher l’état de
santé du chef, mais malgré lui, celui-ci envoie sur son type un signal contradictoire
(les gens l’aiment et le trouvent honnête, mais il paraît amaigri sans que l’on sache
pourquoi). Cette situation dans laquelle trop peu de vérité est dévoilée risque de nuire
à la réputation et donc à la confiance des médias et du public envers le parti. Ce risque
est en outre renforcé par les probabilités élevées (selon le pronostic des médecins) que
le chef meurt en cours de mandat. S’il cède effectivement, les médias et les partis
concurrents vont sans doute faire enquête et la réputation d’intégrité du chef et du
parti sera ruinée pour longtemps.
Si l’on s’en remet à la règle générale de gestion de la réputation énoncée
précédemment, il vaudrait sans doute mieux que le relationniste conseille au chef et à
sa garde rapprochée de transmettre plus d’informations au public sur l’état de santé
du chef, sans tout dévoiler sur les détails du pronostic médical, dans la mesure
celui-ci reste à réévaluer périodiquement. De cette manière, le Parti Orange transmet
une information peu coûteuse, qui préserve la transparence, sans nuire à la confiance
que peut avoir la population envers les capacités de J.D. à exercer le pouvoir. Le gain
principal (l’élection du Parti Orange) reste donc hautement probable. Par ailleurs, en
utilisant habilement la vérité pour décrire partiellement son type, le chef du Parti
Orange empêche les partis concurrents de dévoiler eux-mêmes les détails concernant
son état de santé et de nuire aux intérêts de son parti. Bien sûr, il reste aux partis
concurrents la possibilité de dévoiler certaines informations sur le pronostic médical,
mais ces informations sont relativement coûteuses (il faut enquêter) et les risques d’un
« effet boomerang » sont élevés. En effet, essayer pour les partis concurrents de se
substituer au jugement des médecins, pour spéculer sur les possibilités de dégradation
de l’état de santé de J.D. en cours de mandat, sera sans doute perçu par les médias et
la population comme une attaque partisane, indigne et vile. En somme, le relationniste
dans ce cas doit faire preuve de courage et conseiller à la garde rapprochée de J.D.
d’organiser une conférence de presse il en dira plus sur son état de santé. Pour
toutes les raisons mentionnées, l’option de cacher la vérité est donc entièrement à
proscrire.
En somme, dans ce modèle, les différentes parties de l’analyse éthique (analyse des
conséquences, équilibre des intérêts) doivent être conçues comme des composantes
de la gestion de la réputation. Cette vision est essentiellement pragmatique. Agir bien,
pour le relationniste, c’est agir de telle sorte que sa réputation (ou celle de son client)
soit perçue positivement par les parties prenantes. Au fond, le droit, la déontologie, la
morale et l’éthique sont fondamentalement une question d’image. La sanction morale
ou légale provenant d’une faute professionnelle n’est possible que si un geste est perçu
comme étant fautif. La notion de bien qui sert d’étalon à l’analyse éthique en relations
publiques n’est donc jamais complètement indépendante du regard qui donne ou non
une valeur à ce bien. Être bien, c’est être bien perçu. C’est pour cette raison que toute
90! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
l’analyse éthique du relationniste doit, au final, satisfaire des impératifs de gestion de
la réputation.
4.! Conclusion!
Le modèle proposé ici est une synthèse qui emprunte autant à la philosophie qu’à la
pensée économique. Pour certains, cela paraîtra étonnant dans la mesure où l’on croit
généralement que l’éthique est trop « pure » pour s’abaisser à la prise en considération
de notions qui lui semblent incompatibles, comme l’idée, par exemple, que la plupart
des actions sont guidées par la recherche de l’intérêt personnel. C’est pourtant un fait
avéré. Les gens, comme les organisations, agissent le plus souvent pour servir leurs
intérêts. Le modèle exposé dans ces pages nous apprend toutefois qu’il est imprudent
voire contre-productif d’agir de façon uniquement égocentrique. Le modèle explique
ainsi les voies à partir desquelles peut émerger une éthique de l’intérêt partagé en
relations publiques.
Évidemment, certains aspects de ce modèle peuvent apparaître plus difficiles à
comprendre. Mais il semble que ce soit le prix à payer pour faire face aux enjeux ayant
un niveau de complexité élevé. La méthode suivie dans cet article est de type « top-
down ». C’est-à-dire que même si elle s’appuie sur une observation des
comportements réels, elle consiste tout de même à créer un modèle théorique qui est
ensuite appliqué à l’étude de cas. Pour cette raison, il serait sans doute fort intéressant,
dans une recherche ultérieure, de suivre la voie initiée en sciences économiques par
des chercheurs comme Daniel Kahneman. Pour tester la validité et l’efficacité du
modèle, il s’agirait de voir comment, à partir de l’observation directe des interactions
sociales dans les organisations, les décisions éthiques sont construites par les agents
(dans notre cas les relationnistes) et dans quelle mesure elles constituent des solutions
appropriées aux problèmes rencontrés. Une telle recherche serait sans doute exigeante
à cause du devis expérimental qu’elle mobiliserait, mais elle permettrait probablement
de clore un chapitre important de la littérature académique en relations publiques.
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