Points de vue sur la plateformisation : six acteurs de la communication aux prises avec les plateformes de contenu.
Entretien mené par Julien Pierre et Amaryllis Beaudry
Julien Pierre
Professeur au département de Communication
Université de Sherbrooke
julien.pierre@usherbrooke.ca
Amaryllis Beaudry
étudiante à la maîtrise de communication-marketing
Université de Sherbrooke
amaryllisbeaudry@hotmail.com
Introduction
Dans la tradition du RESIPROC et de la revue de donner la parole aux praticiennes et praticiens, nous avons jugé pertinent d’interroger des professionnels qui tous les jours ont recours aux plateformes de contenu, voire même qui en conçoivent. L’objectif étant d’explorer comment les professionnels de la communication vivent et s’adaptent aux transformations induites par la plateformisation dans leur métier, nous avons cherché à comprendre les enjeux concrets qu’ils rencontrent au quotidien.
Au printemps 2024, nous avons conduit une série d’entretiens individuels, d’une durée de 60 à 90 minutes, par vidéoconférence. Ces entretiens ont impliqué des professionnels de la communication, tous résidant ou travaillant au Québec, mais d’horizons différents : nous avons cherché à inclure des juniors et des seniors, des pigistes, ainsi que des personnes travaillant en agence ou du côté client. Les personnes avec qui nous nous sommes entretenus sont les suivantes :
Chaque entretien a permis d’obtenir des perspectives variées en fonction de la position et du contexte de travail des participants, révélant les subtilités de cette transition dans la communication.
Nous voulions sonder la réception du terme plateformisation par les communicateurs et communicatrices. C’est pourquoi notre première question est assez basique : « c’est quoi pour vous la plateformisation ? ». Leurs hésitations sont sans équivoque.
Gabriel : « Ce n’est vraiment pas un mot qu’on utilise. Puis j’ai même demandé à gauche, à droite, dans l’agence, pour voir si ça résonnait beaucoup, puis ça ne résonne pas, ce n’est pas un terme qu’on utilise en tant que tel. »
Rachelle : « Avec ma compréhension de ce qu’est la plateformisation... Au niveau de l’implémentation des stratégies en communication marketing, la plateformisation porte beaucoup sur l’accessibilité et le pouvoir marketing qu’offrent les plateformes à leurs utilisateurs. »
Intuitivement, d’autres termes apparaissent dans les réponses.
Anthony : « Pour moi, la plateformisation, c’est le fait d’essayer de contourner les canaux de diffusion traditionnels. »
Paul : « C’est un terme que j’ai déjà entendu. Pour moi, la plateformisation me fait tout de suite penser à des livreurs Uber ou ce genre de choses. Je ne sais pas quelle est la définition exacte de ce que vous entendez, moi je le vois de façon plus conceptuelle et très éloignée. Je n’ai pas de définition exacte. Uber a tellement donné un coup de pied dans la fourmilière de ce point de vue-là que ça s’est un peu étendu, que c’est devenu un peu une méthodologie de travail, un processus qui s’est standardisé à d’autres niveaux. »
Gabriel : « Les plateformes, ce sont nos “partenaires médias”, donc la plateformisation ça serait l’ensemble des relations avec ces partenaires. »
Marie-Anne, ayant parlé d’une opération de migration des sites, nous avoue : « Avant quand je disais que je travaillais sur une plateforme, personne ne savait ce que c’était, mais vous, comment est-ce que vous définissez la plateformisation ? »
Nous leur proposons donc une première définition - logistique - de la plateformisation, comme intermédiation de l’offre et de la demande en termes de contenu, avec une multiplicité de créateurs et une multiplicité de publics. La correspondance semble immédiate : Marie-Anne : « oui c’est une plateforme ». « Absolument », reconnait Anthony.
Gabriel : « Ce n’est pas un mot qu’on utilise, mais c’est 100% dans notre quotidien, surtout en agence. Surtout avec le côté de travailler avec des clients différents qui veulent rejoindre des audiences différentes. Ça peut vraiment prendre plusieurs formes et je pense que la forme qui est la plus simple pour nous et qu’on utilise beaucoup, c’est de dire on va paramétrer [l’audience], on va faire une campagne avec un grand partenaire ou faire un achat via des plateformes de programmatique. »
Anthony : « Maintenant, puisqu’il y a un grand bassin de gens à qui tu peux communiquer l’information, c’est comme tout différent à segmenter, par plateforme, puis même dans la plateforme elle-même, de segmenter le message quand tu veux véhiculer. Par exemple, sur TikTok, le contenu doit être adapté à des vidéos courtes, alors que sur YouTube, le format peut être plus long. Ce processus de segmentation permet de cibler des publics spécifiques avec des messages appropriés. »
Paul : « La plateformisation, ça touche tellement de niveaux de la communication, c’est autant du point de vue des outils sur lesquels on va communiquer, mais des outils aussi qu’on utilise pour créer ces communications. Donc c’est variable et à différentes échelles, c’est-à-dire que moi la plateformisation, je la vois aussi comme une manière : quand je fais une stratégie, je suis sur plusieurs outils en même temps. Pour moi, c’est aussi la segmentation de mes tâches de travail. »
Philip : « C’est un endroit sur le web, c’est une page web qui te permet d’aller développer ta campagne de façon autonome [...] On appelle ça une plateforme, parce que c’est un outil pour les annonceurs. »
Nous leur demandons alors, puisqu’ils parlent de migration, de segmentation, de partenariats, de paramétrages, pourquoi ils emploient le terme de plateforme.
Marie-Anne : « Cela remonte à la stratégie numérique […]. Honnêtement je ne sais pas d’où il vient exactement, mais je trouve que c’est un beau terme. […] Nous parlions d’un ensemble de sites web, d’applications et de services numériques provenant de centaines d’entités. Le terme plateforme permet de mieux représenter cette complexité et cette interconnexion. Ensuite le terme plateforme évoque une notion d’infrastructure, d’ensemble cohérent sur lequel on peut construire et développer différents services. Cela correspond mieux à notre ambition. Enfin historiquement, il y avait eu d’autres tentatives de créer des portails. En choisissant le terme plateforme, nous souhaitions nous différencier de ces précédentes initiatives et marquer une nouvelle étape dans notre transformation numérique. […] Cette décision est motivée en grande partie par des considérations économiques. En centralisant les développements et en mutualisant les ressources, nous réalisons d’importantes économies. »
Certains de nos experts avouent cependant qu’il y a un « certain verbiage » dans ce terme. Un paradoxe apparait entre cette définition approuvée, autour de la multitude, et une forme d’homogénéisation dans la pratique. La plateforme offre de la fluidité au sein d’une « stratégie globale » (Marie-Anne). Mais comme le note Gabriel, « on arrive à 18 tactiques parce que l’objectif avait 2 sous-objectifs et chacun avait leur cible différente ».
Nous interrogeons alors nos experts sur les outils qu’ils emploient pour ces tactiques.
Voici ce que nous disent les indépendants :
Anthony : « Moi j’utilise beaucoup WeTransfer pour envoyer les vidéos qui sont en belle qualité [...]. Google Meet puis Teams sont les deux plateformes que j’utilise le plus pour des rencontres clients ou des rencontres avec des collaborateurs. Google Agenda est l’une des plateformes que j’utilise le plus quotidiennement pour tout structurer. J’utilise toute la suite Google, dont Google Docs pour écrire mes idées de vidéos ou mes contrats et ensuite les convertir en PDF. Quand j’ai des présentations à faire, j’utilise Canva pour tout ce qui est visuel. J’utilise Final Cut Pro pour éditer mes vidéos, et Captions. J’utilise aussi Mailchimp pour les infolettres.[...] Si on parle de plateformes de communication par messagerie privée, j’aime le fait de garder les courriels pour les clients et les collaborations, les messages Instagram pour ma communauté, les personnes qui me suivent, qui regardent, qui veulent avoir un contact direct. »
Paul : « Dans la vie de tous les jours, mon bureau de MacBook c’est pas mal Teams, Slack, Google Chrome et après Excel, enfin, tout ce qui est suite soit Google soit Microsoft, c’est pas mal mes outils principaux. J’ai des clients pour lesquels je suis encore un peu opérationnel en termes de création de contenu, donc ça peut être soit la suite Adobe pour tout ce qui est création graphique, et il y a aussi du Canva. Les créations vidéo je les fais plus sur CapCut. En fonction de mes clients, typiquement ici au Québec, j’utilise Productif pour mon suivi de temps et pour faire tout ce qui est gestion comptable. Avec l’agence, je fais plutôt de la veille, via LinkedIn, via des profils que je suis qui font eux-mêmes de la veille, des newsletters aussi. Dans le passé, j’ai travaillé aussi sur Asana pour tout ce qui est gestion de projet, un équivalent de Trello, il y a Monday aussi et Notion, enfin il y a pas mal de ressources. »
Dès lors que nos experts interviennent dans des organisations, la vision du portefeuille logiciel diffère beaucoup.
Marie-Anne, citant les mêmes outils, ainsi que Typo3 et AWS : « Notre particularité réside dans notre collaboration avec de nombreuses équipes externes à notre propre ministère. Cela multiplie les outils de travail, pour qu’on puisse faire nos rencontres, pour nos outils et pour travailler ensemble sur des projets. »
Gabriel : « Je n’ai même pas un chiffre sur le nombre de plateformes auxquelles on a accès. Ça, c’est l’avantage d’un gros groupe, c’est que je ne suis pas tout le temps en train de me connecter puis d’avoir des accès partout. Le réseau interne nous donne beaucoup d’accès à toutes les plateformes, qui nous permet d’utiliser la donnée de manière efficiente. »
Rachelle : « Au BEC, en tant qu’[organisme de] charité, on essaie d’être vraiment efficace avec nos ressources. On doit utiliser les outils numériques pour être efficace avec notre temps, nos ressources et les coûts de ce qu’on implémente. Donc, on a fait un gros ménage dans nos outils numériques. On s’est rendu compte qu’on utilisait plein de plateformes différentes, souvent pour faire la même chose. Par exemple, avant mon arrivée, l’équipe utilisait à la fois Microsoft et Google pour tout ce qui est productivité, et à la fois Microsoft Teams et Slack pour communiquer. C’était de la redondance ridicule. Ce genre de situation, je la retrouve souvent dans les entreprises. On a tendance à multiplier les outils sans vraiment se demander si on en a besoin, et à avoir trois ou quatre plateformes qui ont les mêmes fonctionnalités. Ça fait des vidanges numériques. D’être dans un organisme à but non lucratif a été une belle façon de bien comprendre ça.
Et puis, il y a le problème des décisions qui sont prises par des gens qui n’utilisent pas ces outils au quotidien. Du coup, on se retrouve avec des plateformes qui ne répondent pas vraiment aux besoins des utilisateurs. C’est pour ça qu’il est important de faire un audit régulier de ses outils numériques pour s’assurer qu’ils sont utilisés de manière optimale. Se demander quels sont les outils et fonctionnalités dont on a besoin, et quelles plateformes peuvent y répondre. Et surtout, il faut impliquer les utilisateurs dans ces décisions. Après tout, ce sont eux qui vont utiliser ces outils au quotidien. Il faut être plus efficace.
Pourquoi je dois utiliser cet outil-là ? Pourquoi je dois avoir une redondance dans les outils qu’on utilise, pourquoi je veux devenir spécialiste dans telle chose ? La pensée critique, c’est ce qui nous aide à éliminer ou optimiser, ou à être plus efficace avec les outils qu’on utilise. Puis, pas seulement d’accepter le statu quo, d’utiliser telle plateforme parce que c’est ce qui nous est imposé par nos boss. »
La particularité des plateformes est que l’appariement entre les annonceurs, les messages, les publics se fait de manière algorithmique. Comment abordez-vous ces algorithmes dans votre travail ? Quelle place accordez-vous aux données qui transitent par ces algorithmes ?
Paul : « Bon déjà, il y a beaucoup de dysfonctionnements dans les algorithmes. De temps à autre, ça arrive. »
Anthony : « Si on parle de l’algorithme, pour moi c’est vraiment tous les outils que TikTok offre à l’interne, puis je fais des produits croisés. Je me suis fait un genre de barème, comme pour une vidéo de 30 secondes, pour qu’elle fonctionne bien, il faut que tu aies tel nombre de pourcentage de personnes qui la regardent au complet, tel nombre de personnes qui regardent en moyenne telle durée, tel nombre d’interactions, etc. C’est les barèmes pour ma page personnelle, parce que ça va différencier pour n’importe quelle page. Ensuite, je vais essayer tout simplement de “brainstorm”, de créer des concepts qui vont maximiser ces statistiques. Évidemment, des concepts qui me sont propres, qui me sont authentiques. De parler avec d’autres gens, d’avoir un sens de communauté, ça fait réellement la différence en termes de créativité, en termes de nouvelles choses que tu peux penser comme des collaborations avec d’autres créateurs. Quand on parle de l’algorithme et de “hacker” l’algorithme pour optimiser nos vidéos, c’est un peu la mentalité Uber qu’on veut avoir. Ce qui est différent par rapport à Uber, c’est qu’avec Uber tu vas littéralement voler le client. Pour les réseaux sociaux, si tu optimises ta plateforme, si tu optimises ton contenu pour augmenter la valeur pour ton client, notre industrie au complet va en bénéficier, car le client va probablement décider d’investir plus en contenu avec des créateurs. On veut donc que les campagnes d’influence de tous les créateurs soient bien exécutées et maximisent leur audience. Ce qu’il va rester de compétitif est donc au niveau de la créativité et non au niveau de la technicalité. On veut un niveau de jeu égal au niveau de l’exécution comme le montage, ou comment on structure une vidéo. Les créateurs vont ensuite se démarquer par leur personnalité et leurs idées. Pour l’instant on est tellement une industrie en expansion, mais qui est petite comparée à l’attention qu’on peut avoir, qu’élever le niveau de jeu pourrait faire une grande avancée. »
Gabriel : « Il y a Nelson [un logiciel interne]. C’est vraiment un gros outil qui existe depuis quand même quelques années qui vient nous faire des recommandations et y a des outils à l’interne qu’on a développé. Nos équipes TI sont en train de travailler sur un gros outil qui s’appelle Ayos. Cet outil-là est capable d’analyser de la donnée de plusieurs sources de données différentes.
Il y a Numéris en télé [un outil de mesure d’audience], et il en existe en radio, en affichage numérique.Tout ça prend toutes les données, ça les agrège en même temps, puis après ça c’est capable de même se lier aux plateformes des clients. Et quand la donnée se met à se parler et à s’utiliser, quand tu as de la donnée propriétaire, tu commences à être pas mal plus fort. »
Philip : « Actuellement, on a accès au CTR [click through rate, taux de clic en français], au nombre de clics sur la plateforme. Le pourcentage selon le budget. Puis, on peut le faire par créatif, donc ça vous donne quand même un exemple de ce qu’on a. Par contre, on va aller plus loin que ça.
On est en train de tester des mesures d’attribution, comme on peut le voir sur Google et sur Meta. La méthode d’attribution qu’on utilise actuellement, c’est un jour impression, 7 jours clic. Donc ça, ce que ça veut dire, c’est que les gens qui ont vu la publicité dans La Presse puis qui vont faire une action après ça auprès de l’annonceur dans la même journée, s’ils ont l’impression, ça va être considéré comme grâce à nous. Et si jamais les gens ont cliqué, ont été visiter le site web, s’ils font une action dans les 7 jours après cette action-là, ils sont aussi comptabilisés à notre niveau.
Meta et Google font quelque chose de semblable, sauf qu’eux le ne font pas à partir de données primaires. Ils le font à partir de cookies tiers et puisqu’il y a à peu près 60% des cookies tiers qui ne sont plus accessibles ni à Meta ni à Google, ça fait en sorte qu’ils font une modélisation. Donc ils se disent que 80% de la population voit une annonce, puis dans le bassin qu’ils voient ça clique peut-être à peu près à tant de pourcent, ils attribuent un nombre de conversions qui leur appartient, mais c’est un modèle approximatif. Nous, on le fait seulement avec les vraies conversions, qui sont arrivées avec un tag qu’on installe sur les sites, tandis que les autres c’est un modèle. On est comparé à ça, donc c’est ça la difficulté d’aller changer cette perception-là, au niveau des gens qui pensent que c’est la même méthodologie quand c’est pas la même méthodologie. »
Rachelle : « On se concentre trop sur les métriques de vanité, comme le CPM [coût pour mille impressions], le nombre de “likes” ou de vues, au lieu de mesurer la qualité des interactions. On utilise le langage traditionnel pour essayer de comprendre. Avant, on devait absolument regarder la qualité des résultats : on était plus attentifs à la qualité des conversations, aux messages qu’on recevait, etc. C’était plus qualitatif que quantitatif. Mais avec le temps, on s’est laissé séduire par les chiffres et les statistiques fournies par les plateformes. On a oublié que le but, c’est de créer une relation avec notre audience, pas juste d’avoir un gros nombre de followers. Les métriques mal comprises ont créé une sorte de fausse perception du succès en marketing numérique, et ont favorisé les grandes plateformes.
Le problème, c’est que cette simplification excessive a conduit à une standardisation des pratiques. On a tous tendance à utiliser les mêmes plateformes et les mêmes stratégies, sans vraiment se poser de questions. On oublie qu’il existe d’autres options, comme Discord par exemple, qui peuvent être plus adaptées à certains types de communautés. »
À vous écouter, on a l’impression que la gestion de la multitude promise par les plateformes reviendrait en fait à multiplier les outils de gestion des plateformes. Il y a un volume à gérer d’une part, entre les messages à produire et diffuser, les interactions avec les profils. Et un volume de transaction logicielle, de l’authentification à l’agrégation en passant parfois par du bricolage. Et qu’avec toute cette gestion des volumes viennent donc des considérations quantitatives, des défauts d’interprétation, des bugs aussi. Qu’est-ce que cette situation change dans vos relations de travail ? Avec la plateformisation de vos activités, les rapports avec vos parties prenantes, internes ou externes, ont-ils changé ?
Marie-Anne : « En pilotant la plateforme interne, on peut plus facilement faire approuver nos décisions, et diffuser notre approche centrée utilisateur auprès des autres services. »
Philip : « Je dirais que nous sommes assez chanceux d’avoir un président aussi technophile et visionnaire. C’est lui qui a, il y a quelques années, révolutionné le modèle d’affaires de La Presse en prenant des risques considérables. [...] En investissant dans une plateforme comme celle-ci, nous sommes confiants dans la possibilité de générer des revenus intéressants. Au départ, tous les acteurs de La Presse étaient enthousiastes à l’idée de ce projet. Nous avons bien sûr mené des analyses approfondies pour nous assurer que cet enthousiasme était justifié et que le projet avait un potentiel de rentabilité réel. »
Il continue en évoquant cette fois les clients de la plateforme, destinée aux PME :
Philip : « Je vais faire une nuance : oui, on s’en va vers la plateformisation, au niveau de tout ce qu’on appelle PME. Par contre, ça reste en complémentarité. On a décidé, de façon très consciente et très volontaire, de conserver seulement des placements extrasimples sur la nouvelle plateforme Atelier Direct. Donc on peut actuellement juste avoir du Big box, du double Big box, puis du natif [les principaux formats d’affichage des bannières publicitaires]. Ce sont les seuls formats qui sont disponibles [pour les PME] alors que La Presse offre une panoplie d’autres produits [non plateformisés]. »
Gabriel : « Tu sais, il y a des clients qui ne sont pas capables de travailler sur Google. Moi faut que j’exporte mes dossiers, faut que je m’assure que ça marche en PowerPoint. On travaille sur beaucoup, beaucoup de plateformes en même temps, ça demande d’être agile, d’être capable de s’adapter aussi aux clients, aux partenaires ou aux interlocuteurs avec lesquels on fait affaire. »
Paul : « Je dirais qu’on doit s’adapter au niveau relationnel, parce que forcément en face c’est des clients et les clients réagissent pas toujours de la même façon, ils ne sont pas toujours au même niveau de connaissance aussi sur les sujets et les enjeux des médias sociaux, donc ça demande toujours d’adapter sa posture à chaque fois en fonction de la personne en face avec qui on traite.
Sur le marketing d’influence par exemple, une vidéo d’un influenceur peut coûter pareil qu’un événement qu’on va faire en physique alors qu’au final on va avoir un seul contenu. Un événement physique cela va driver peut-être deux personnes et c’est toute une économie qui est complètement différente et qui vient bousculer les cartes. Donc ça peut être un peu perturbant pour des plus petits annonceurs. »
Rachelle : « Je reviens à la simplicité budgétaire, la simplicité stratégique au début, où on déclinait notre campagne pour s’adapter aux espaces qu’on peut avoir sur les différentes plateformes, versus maintenant où on a enfin compris qu’un espace numérique est par-dessus tout un espace. Et l’espace va accueillir et attirer des comportements, des individus, des langages différents. Et la marque doit s’adapter à cet espace-là, tout comme les utilisateurs. Donc c’est ce qui est intéressant au niveau du morcelage. Certaines marques le maîtrisent très bien, mais ça nécessite beaucoup de temps et d’investissement. »
Nous les relançons en abordant cette fois les publics : « Avec les plateformes, les relations ont-elles changé avec vos publics, avec les abonnés de vos marques ? »
Anthony : « Il est important d’être conscient que lorsqu’on publie, il y a des commentaires qui sont parfois négatifs. C’est l’une des choses qui peut nuire le plus à la motivation et qui peut être blessante. Beaucoup de personnes vont te regarder, mais ton contenu n’est peut-être pas pour tout le monde. Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de solutions à cela. Tu peux les bloquer, effacer les commentaires ou les ignorer. [...] Des fois il y a des commentaires simplement méchants et alors c’est possible de bloquer certains mots-clés qui ne pourront plus être commentés sous tes vidéos. »
Paul : « Les créateurs des algorithmes qui vont aller dans cette finesse de l’écoute des internautes, de voir ce qui fait qu’ils réagissent, ou pas, qui vont observer les besoins qui sont exprimés ou inexprimés, je pense que c’est plutôt eux qui donnent la tendance, et que les marques s’en emparent derrière ces outils. Au final, on est tous un peu sujets aux algorithmes qui sont donnés par les grands groupes type Meta.
Les utilisateurs et les internautes peuvent avoir un impact et je pense que la tendance est peut-être en train de changer au regard du conflit [israélo-platestinien] qui se passe. Il y a beaucoup d’appels au “blockout” de certaines personnalités qui ne prennent pas position pour le conflit et qui perdent des millions d’abonnés en une journée. Je pense qu’il y a de plus en plus une mobilisation des internautes vis-à-vis de ce qu’ils attendent vraiment, et moins de passivité vis-à-vis des contenus qui sont consommés. »
Marie-Anne, dont les publics sont d’abord les utilisateurs internes des différents ministères : « Cela implique une coordination étroite avec les équipes de tous les ministères et organismes pour harmoniser les contenus et assurer une navigation fluide pour les utilisateurs. Mon équipe est responsable de la gestion de projet, de la coordination avec les autres équipes (design, développement, contenu) et de l’établissement de liens avec les ministères. Nous travaillons également sur la stratégie de contenu et sur l’optimisation de l’expérience utilisateur. Il y a beaucoup d’éléments à considérer, car les autres ministères et organismes étaient habitués à avoir leurs propres sites. […] On a une équipe qui fait du design, de l’expérience utilisateur, et une équipe techno qui gère l’infrastructure et qui fait le développement de différents outils. […] On a aussi une équipe marketing numérique pour les campagnes gouvernementales. »
Vous êtes très aguerris à ces plateformes. Quelles sont les compétences que vous avez développé pour ça ? Et à contrario, il n’y a pas l’air d’avoir le même niveau de compétences, de connaissances, de reconnaissance par vos hiérarchies, vos clients, vos abonnés. Qu’est-ce qu’il faut pour que tout le monde embarque dans la plateformisation ?
Marie-Anne : « On est vraiment des gens de comm’, on est habitué que ce soit, tu sais, moins cadré. Les équipes de design sont habituées à suivre des processus plus rigoureux, des façons de faire de la techno. […] Nous on est en comm’, on peut prendre des décisions rapidement. Fait que pour nous, c’est pas contraignant. […] On est capable de prendre une décision, la faire valider, puis avancer, ou même de prendre une décision et la mettre en application. On aime ça que ça aille vite. […] On se considère encore quasiment comme une start-up. »
Gabriel : « Je vais parler personnellement là, mais un rôle de planificateur média, pour moi, c’est quelqu’un qui est bon dans tout, mais qui est expert dans rien. On a des experts à l’interne, on a la chance de les avoir, puis dans l’industrie, c’est comme ça. L’important, c’est d’avoir une bonne connaissance de tout, puis d’être capable de penser des idées, comprendre quand on a besoin d’aller plus loin avec des experts. »
Anthony : « Si tu souhaites être le meilleur partout, tu dois optimiser partout. Après il y a un autre type de personne comme moi qui se dit que c’est trois façons différentes [sur Instagram, TikTok et Youtube] de se démarquer et donc qui peut choisir laquelle le motive le plus, selon ses intérêts et le type de contenu qu’il aime faire. Si c’est une personne qui aime parler longtemps et qui a beaucoup de choses pertinentes à dire, Youtube est une meilleure plateforme que TikTok et Instagram, où on voit plus de courtes vidéos. Personnellement je suis plus bref dans mes sujets et TikTok et Instagram sont plus intéressants pour ça. »
Paul : « Quand on est au travail à la pige pour des plus petites entreprises, ce ne sont pas des entreprises qui ont les moyens d’avoir plusieurs profils, d’avoir plusieurs personnes, donc on est toujours un peu touche-à-tout.
Du côté des agences, je vois bien que ça prend désormais de plus en plus de profils pour un même client en fonction des plateformes. C’est-à-dire que le travail est de plus en plus “dispatché” : un profil qui va s’occuper des messages sur TikTok, un autre qui va s’occuper des messages sur Instagram, ou peu importe les plateformes qui sont utilisées.
Il y a un socle communicant qui est partagé entre tous les profils, mais pour autant, derrière, on demande aux profils de plus en plus se spécialiser dans un type de plateforme et d’outils. Donc je pense que ça prend une base solide de communicants et derrière une spécificité sur un ou plusieurs outils. »
Rachelle : « C’est justement quelque chose qu’on aborde dans la communauté Les PROS. Les rôles de gestionnaires médias sociaux sont souvent considérés au bas de l’échelle, donc il y a un taux de roulement élevé dans ces postes-là. Tu n’as pas le “legacy knowledge” qui peut être attitré à une marque, des gens qui peuvent vraiment être les protecteurs des communautés, et ça vient avec des gens qui sont en poste 2, 3, 4 ans, mais la durée de vie d’une personne en poste, ça va être de 2 à 3 ans en moyenne. On est normalement à un an, un an et demi avant qu’ils deviennent soit pigistes, ou qu’ils changent de poste.
Pour choisir la bonne plateforme ou le bon outil, il faut savoir si on veut quelque chose de niché ou pour la masse. Pour le professionnel qui choisit une plateforme nichée, il doit presque absolument faire partie de cette niche-là. Sinon, ça demande beaucoup d’empathie et de curiosité pour trouver la bonne plateforme. Ça, on le voit dans le groupe des PROS : ceux qui sont des experts techniques d’une plateforme en particulier, et ceux qui sont généralistes. Les premiers connaissent tous les petits trucs et astuces d’une plateforme et sont techniciens d’une plateforme, tandis que les seconds sont plus intéressés par la façon dont on peut utiliser ces outils pour atteindre ses objectifs stratégiquement et qui vont poser des questions plus philosophiques. On a des échanges et débats intéressants entre ces deux groupes. Quelqu’un qui commence, et c’est une bonne chose, va souvent aller vers le côté technicien. »
Marie-Anne : « Le volet technique, c’est rien là. Oui, c’est un site web, mais c’est le volet humain qui est peut-être 90% de notre travail […] Au début, il a été difficile de convaincre les équipes de l’intérêt du projet. Beaucoup étaient réticentes à l’idée de partager leur contenu et de s’adapter à une nouvelle façon de travailler. Nous avons dû consacrer beaucoup de temps à des réunions un à un avec les équipes pour expliquer les enjeux et les bénéfices de cette nouvelle plateforme. […] Il y avait de la résistance, même dans les équipes de communication. On veut du langage citoyen et eux c’est des spécialistes de contenu avec leur propre jargon.
En d’autres termes, nous leur fournissons la structure, la coquille, et ils y insèrent leurs contenus. Notre rôle est de veiller à la cohérence globale de la plateforme. Nous établissons les normes visuelles et techniques, et nous fournissons un guide de rédaction pour assurer une uniformité dans le contenu. On s’assure que ça cohabite bien ensemble. […] Ce modèle permet une grande flexibilité et une participation active de nombreux acteurs. Nous avons environ 200 personnes autorisées à modifier le contenu. »
Philip : « Comme c’est une plateforme libre-service, on ne peut pas faire [la pédagogie] en ligne, donc la réflexion qu’on a actuellement, c’est comment on arrive à expliquer ça, à changer la perception des annonceurs, des utilisateurs, que ce soit en média ou en campagne publicitaire ou en blogue. [...] L’importance de l’humain, c’est quelque chose que j’apprécie particulièrement. On le voit bien avec notre plateforme : les utilisateurs ont besoin d’un contact, de savoir qu’il y a une personne derrière. Ils veulent pouvoir poser des questions.
C’était primordial pour nous. On a mis en place un service client dédié. Une collègue est entièrement consacrée à répondre aux questions et à accompagner les utilisateurs. Même si notre plateforme est intuitive, on voulait éviter que les gens se sentent perdus. On veut éviter cette frustration de ne pas obtenir de réponse à un "email". C’est un changement de paradigme. Avant, La Presse avait une approche plus transactionnelle.
Maintenant, nous privilégions une relation de partenariat avec nos annonceurs. Nous travaillons main dans la main pour développer des stratégies sur mesure. C’est un niveau de collaboration bien différent. Ce changement est également visible dans la façon dont nous avons conçu notre nouvelle plateforme. Les utilisateurs ont toujours un point de contact pour leurs questions. »
Vous nous parlez choix de carrière, besoin d’aller convaincre les parties prenantes, nécessité de s’adapter aux tendances, plus tous les outils que vous avez mentionnés et qu’il faut aussi maîtriser. Vos journées doivent être bien remplies. Moralement, comment ça va ?
Gabriel : « Ce n’est pas stressant de devoir avoir plusieurs plateformes, moi au contraire, je trouve ça quand même motivant dans le sens de dire qu’on est capable de fonctionner sur plusieurs environnements. La journée qu’on va te demander d’être efficace sur une plateforme, tu vas pouvoir l’être. »
Paul : « On se fait vite happer par le côté “ça ne va me prendre que 2 minutes”. Mais 2 minutes, 2 minutes, 2 minutes, 2 minutes, ça devient 1h00, 1h30, 2h et il y a cette culture de l’immédiateté qui est encore plus présente dans les agences de communication où on demande toujours de jongler d’un sujet à un autre. La différence je la vois entre les deux marchés, entre le marché québécois et le marché français, il y a beaucoup plus une culture de la santé mentale et de la différence vie pro, vie perso ici au Québec qu’en France en tout cas. De l’expérience que j’ai faite, c’est qu’il y a vraiment un accord de principe de se dire que t’as fini ta semaine, il ne va rien se passer pendant le week-end. »
Rachelle : « C’est un sujet super intéressant, celui de la santé mentale et des outils numériques, parce que je trouve que la conversation évolue tout aussi rapidement que la technologie. Pour moi, ce n’est pas tant l’outil en lui-même qui pose problème, mais plutôt la façon dont on l’utilise. Un outil peut être un atout pour notre bien-être, mais il peut aussi devenir une source de stress si on en abuse. De mon point de vue personnel, je différencie beaucoup l’outil de l’utilisation. Un comportement maladif va affecter ta santé. Par contre un comportement sain peut améliorer ta qualité de vie.
On a une culture entre nous d’être très, très sensible à la santé de la personne avec qui on travaille. Donc si je vois que ma collègue se donne à fond parce qu’on a un gros événement de levée de fonds qui s’en vient, puis qu’elle doit travailler jusqu’à 10h le soir, je ne vais pas lui dire qu’elle n’aurait pas dû faire ça. Qui suis-je pour lui dire qu’elle ne devrait pas travailler à 10h le soir si, dans le contexte du projet, elle se sentait mieux ? Puis ça la libérait de pouvoir bien dormir le soir si elle l’envoyait, le contrat. [... ] C’est quoi cette culture ? C’est quoi les exigences, les standards qu’on impose pour s’assurer que ça soit ensemble, que ce soit durable ? Moi c’est vraiment ça, je veux travailler avec une équipe qui se sent bien et puis qui veut rester avec moi pendant les prochaines années parce qu’on a imposé une culture qui fait en sorte que ton énergie est renouvelable. Peu importe, qu’on utilise des Macs ou Teams ou Microsoft ou le téléphone ou “whatever”, ça c’est ton choix. »
Paul : « Je pense que c’est important d’en parler parce que mon outil de travail, ça reste mon ordinateur et mon cellulaire pro, c’est aussi mon cellulaire personnel. [...] Il y a toujours un double regard. Il est 10h du soir et puis je suis dans mon lit et je “scrolle” sur TikTok et ça me fait rire, mais en même temps, je sais qu’en arrière fond, j’ai toujours le goût de me dire “Ah ben ça c’est pas mal ça. C’est une belle stratégie d’influence, ça pourrait me servir pour certains de mes clients”. Donc c’est quand même compliqué de toujours séparer l’un et l’autre. »
On approche de la fin de notre entrevue, et on voulait terminer par une note rétrospective. Vous avez tous parlé d’une accélération du rythme de travail, de la quantité de messages et d’interactions, du nombre de parties prenantes impliquées dans vos stratégies. D’où vient selon vous cette accélération ? Comment expliquez-vous l’arrivée des plateformes dans les pratiques communicationnelles ? Et, question subsidiaire, comment imaginez-vous le futur des plateformes ?
Anthony : « Je pense que ça part de notre société capitaliste. Si on regarde les sociétés plus communistes, elles ont WeChat, une plateforme qui essaie d’avoir le plus de fonctions possible. En Chine par exemple, ils s’envoient des messages, de l’argent… presque toutes les autres applications sont bannies donc ils n’ont pas vraiment le choix. Pour nous, c’est le contraire. Toutes ces différentes plateformes, pour toutes ces différentes fonctions. Et ça, c’est parti de nos ordinateurs et nos téléphones cellulaires. Quand l’iPhone est sorti, c’était révolutionnaire, car tu avais certaines applications qui venaient avec ton appareil, mais Steve Jobs avait mis l’accent sur l’App Store et les possibilités et utilités infinies que ça apportait. Les développeurs et les compagnies ont su régler des besoins et trouver des trous dans le marché pour développer plein de plateformes. Par exemple, on a Messenger, mais on a aussi WhatsApp, WeChat, et d’autres plateformes de messagerie. C’est comme notre modèle de société avec les différentes entreprises. »
Rachelle : « Pour moi, les gros joueurs, ce sont les ad plateformes qui sont venues derrière les grandes plateformes. Tu vois la différence entre une plateforme qui a ou pas un engin publicitaire derrière. »
Paul : « À la suite de la pandémie, de toutes les sessions de confinement qu’on a pu avoir ici où à travers le monde, je pense que TikTok a installé aussi une sorte d’économie de l’attention un peu spécifique, ce qui a fait que ça a rebattu les cartes sur toutes les plateformes, et on n’a plus les mêmes attentes. »
Rachelle : « Après, il y a eu l’explosion des vidéos. Grâce à des plateformes comme TikTok, Snapchat ou YouTube, ou encore Youstream, Vine. Tout le monde pouvait créer du contenu vidéo, autant que les grandes marques. Ton voisin qui fait une niaiserie en vidéo pouvait avoir 10 fois plus de vues qu’une grande marque comme L’Oréal qui dépense des dizaines de milliers de dollars pour sa vidéo. C’était comme si on avait mis la vidéo à portée de tous. Et ça, ça a vraiment démocratisé la création de contenu et ça a été énorme. Sans ça, on n’aurait pas ce qu’on a aujourd’hui, on serait encore des geeks qui utilisent internet pour se parler ! »
Marie-Anne : « Faut dire aussi qu’on a eu le COVID. Avant ça, on construisait notre bateau pendant qu’on avançait dans l’eau […] Puis la pandémie a été un vrai tournant ».
Gabriel : « Maintenant, toi, puis moi, on peut être sur Spotify, la même application, mais jamais se faire livrer le même contenu, jamais être intéressé par la même affaire, puis jamais avoir la même pub. […] Nous le côté de fragmentation, on en parle beaucoup en média. L’écoute est rendue fragmentée, autant la télé qu’en audio. Avant si tu voulais écouter de l’audio, t’achetais un CD, t’écoutais la radio. Maintenant tu peux le faire sur ton cell, tu peux le faire de ton auto, tu peux le faire de tes écouteurs, tu sais c’est très fragmenté, c’est très différent c’est pour ça que les clients veulent se voir partout. Puis ils veulent avoir le plus de points de contact différents. Nous, notre travail c’est justement de démêler un peu le jeu de cartes là puis dire où est-ce que c’est logique d’être. »
Philip : « Notre président, en siégeant au Conseil des médias du Canada, est un acteur clé dans ce combat contre l’hégémonie des géants du numérique. Les études sont formelles : une pluralité des médias est indispensable pour une démocratie saine. Chaque média apporte un éclairage différent sur l’actualité, permettant aux citoyens de se forger une opinion éclairée.
C’est pourquoi nous insistons auprès de nos clients et des agences de publicité sur l’importance de soutenir les médias locaux. C’est un enjeu de société. »
Rachelle : « Surtout avec la variable de l’intelligence artificielle qui pend au-dessus de nos têtes, qui est déjà implémentée, puis qui est en train de changer beaucoup de choses. Je pense que c’est un des enjeux qui va être intéressant à court, moyen et long terme. On est habitués d’utiliser les outils numériques, les plateformes pour développer des relations avec d’autres êtres humains, des fois, c’est des marques, mais c’est quand même des êtres humains derrière les marques qui utilisent les outils. Puis là, je généralise énormément, je mets tous les types de plateformes ensemble sous le même chapiteau. La variable qui selon moi va vraiment venir changer ça, c’est qu’on va commencer - et on commence déjà - à développer des relations avec des algorithmes. Ce sont des relations 24/7 qui sont inépuisables, c’est fou. [...].
Pour mes enfants, Google ou Siri sont des amies, ce sont des extensions de leur personnalité, c’est des êtres humains, c’est des êtres à part entière qui ont des personnalités, qui ont des attitudes. Le nombre de fois que mes filles gueulent après Google que la réponse n’était pas la bonne, puis qu’elles continuent, même si le microphone était éteint. Je pense que ces interactions-là, ces comportements-là, vont tout changer. [...]
Je pense que vraiment, ça va être les enjeux des intelligences artificielles qui vont venir changer nos comportements pour changer nos relations avec les plateformes qu’on va choisir. [...] Les gens doivent seulement être plus conscients sur le “pourquoi” des plateformes qu’ils utilisent. »
Conclusion
Nos entretiens ont révélé que les professionnels sont familiers avec le phénomène de la plateformisation. Mais s’il est opérationnalisé au quotidien, le terme n’apparaît pas pour autant dans leur vocabulaire. Soit dit en passant, cela interroge le travail de conceptualisation produit par la recherche et sa diffusion auprès des communautés de pratique. Nous espérons ainsi que cet article par entrevue permettra ce genre de passerelle.
Au demeurant, il ressort des entretiens des dynamiques complexes dans ce phénomène de communication plateformisée, notamment à travers l’accélération des usages numériques (surtout depuis TikTok et la pandémie), la multiplication des logiciels (à la fois comme outils et comme espaces de diffusion), et la tension entre homogénéisation des stratégies et spécificité des publics.
Si les plateformes permettent une flexibilité et un accès élargi aux contenus, elles imposent également des normes avec lesquelles doivent composer nos professionnels interrogés. Ceux-ci témoignent ainsi d’un travail permanent d’ajustement dans leurs processus-métiers et dans leurs relations de travail. La plateformisation, par l’infrastructure qu’elle déploie dans les systèmes d’information - personnels ou organisationnels, recompose l’activité quotidienne, réduisant de fait l’autonomie désirée à un devoir d’adaptation pour homogénéiser des pratiques professionnelles tout en préservant la singularité des cas de communication. C’est là un défi majeur qu’expriment nos experts, dans la mesure où tous les clients, annonceurs, organisations ne perçoivent pas de la même manière ce qu’implique une campagne plateformisée, les budgets alloués n’étant que le révélateur d’une maturité numérique.
Il en résulte alors des paradoxes exprimés en termes de souveraineté. Les projets de plateformisation partagés ici dévoilent d’un côté le souhait d’internaliser des processus communicants (la régie publicitaire, la diffusion de messages institutionnels, le partage communautaire de pratiques), et de l’autre l’impossibilité de faire sans les plateformes (par exemple, le portail unique dont s’est doté le gouvernement est hébergé par Amazon, la communauté de pratiques est sur Facebook).
En regard de ces tensions, entre accélérations et maturité, fragmentations et communication homogène, désir d’autonomie et défaut de souveraineté, la question du bien-être semble très différemment perçue. Des distinctions notables apparaissent entre profils junior et senior, entre indépendants et salariés, mais pas entre le service public et privé. Ainsi, nos personnes invitées témoignent, parfois en creux, d’une forme d’habituation aux discours de la plateformisation, comme « logique organisante de la communication médiatisée » (Bullich, 20211), sans chercher à créer une distance réflexive avec ce qu’elle peut produire sur les corps.
Pour finir, nos praticiens et praticiennes partagent un futur où, selon elles, la complexité algorithmique, l’hyper personnalisation, et l’interaction homme-machine joueront des rôles centraux dans l’évolution des plateformes et des pratiques professionnelles. Il convient alors d’interroger la manière dont ce modèle devient hégémonique, et quelle responsabilité repose sur les scientifiques quand leurs résultats et leurs concepts ne sont pas mobilisés au-delà du monde académique.
1 Bullich, V. (2021). Plateforme, plateformiser, plateformisation : le péril des mots qui occultent ce qu’ils nomment. Questions de communication, 40(2), 47-70. https://doi.org/10/gr5j4c