Hyperconnexion et (in)dépendance des gestionnaires de communautés québécois·e·s face aux plateformes

Valérie Reid

étudiante au doctorat en Communication

Université du Québec à Montréal

reid.valerie@courrier.uqam.ca

Claire Estagnasié

ATER en communication responsable

Université Côte d’Azur

estagnasie.claire@gmail.com

Sara Germain

étudiante au doctorat en Communication

Université du Québec à Montréal

germain.sara@uqam.ca

Résumé

Se professionnalisant depuis quelques années, le métier de gestionnaire de communautés en ligne (GCL) se caractérise de plus en plus par une double plateformisation, à travers d’une part la multiplication des tâches et des outils nécessaires au travail sur les réseaux socionumériques, et d’autre part la nécessité de se tenir informé sur les évolutions algorithmiques des plateformes. L’objectif de cet article est de comprendre les enjeux auxquels font face les GCL au Québec, telles que l’hyperconnexion et la déconnexion, en lien avec le phénomène de plateformisation. Pour ce faire, nous mobilisons les données d’un projet de recherche mené entre 2021 et 2022 auprès de GCL du Québec, dans une démarche qualitative. L’approche méthodologique se décompose en deux volets, consistant d’abord en 33 entretiens qualitatifs avec des GCL du Québec autour de leurs pratiques, puis en deux groupes de discussion. Nos résultats permettent d’identifier une dépendance aux plateformes, en lien avec l’absence de régulation du métier de GCL au Québec en regard des horaires de travail et l’usage des dispositifs dans leur vie personnelle. De plus, les GCL sont souvent confronté·e·s à l’hyperconnexion, participant au technostress. Par la nature même de cette profession, l’hyperconnexion apparaît difficilement contournable en raison des exigences d’apprentissage continuel et de la multitude des outils nécessaires à la réalisation des tâches. Des tactiques de déconnexion mobilisant différents types de barrières (matérielles, temporelles, spatiales, organisationnelles, relationnelles, administratives) sont néanmoins mises en place de manière individuelle par les GCL pour tenter de préserver leur équilibre de vie.

Mots-clés : gestionnaires de communautés, plateformes, hyperconnexion, (in)dépendance, déconnexion

Abstract

As the profession of community manager (CM) becomes more professionalized, the practice of this profession is confronted with a twofold platformization, on the one hand through social media to reach their audiences, and on the other hand to keep abreast of the algorithmic evolutions of the platforms that affect this sector so much. The aim of this article is to gain a critical understanding of the issues facing CMs in Quebec, such as hyperconnexion and disconnection, in relation to the phenomenon of platformization. To this end, we are mobilizing data from a qualitative research project conducted between 2021 and 2022 among CMs in Quebec. The methodological approach is in two parts, consisting first of 33 qualitative interviews with Quebec CMs about their practices, followed by two focus groups. Our findings point to a dependence on platforms, linked to the lack of regulation of the CM profession in Quebec regarding working hours, in a context of intensification of the pace of work, marked by continual change and the multiplication of work tools. Furthermore, CMs are often confronted with hyperconnexion, which contributes to technostress. By the very nature of this profession, hyperconnexion seems difficult to circumvent, due to the demands of continuous learning and the multitude of tools required to carry out tasks. Disconnection tactics mobilizing different types of barriers (material, temporal, spatial, organizational, relational, administrative) are nevertheless implemented individually by CMs to preserve their life balance.

Keywords: community managers, platforms, hyperconnexion, (in)dependence, disconnection

Introduction

Omniprésentes dans le paysage médiatique du Québec (Dubois, 2021), les plateformes numériques font de la gestion de communautés en ligne un domaine de plus en plus central pour les entreprises cherchant à développer leur présence en ligne et à interagir avec leurs publics. La professionnalisation de ce secteur s’opère rapidement pour répondre à cette nouvelle demande organisationnelle. Les gestionnaires de communautés en ligne (GCL)1 sont chargé·e·s de créer, planifier et exécuter des stratégies de communication pour les réseaux socionumériques et les autres plateformes en ligne d’une organisation. En plus d’en assurer la gestion au quotidien, les GCL utilisent les plateformes pour échanger avec leurs collègues et publics, planifier leurs tâches et leur calendrier, rechercher et accéder au contenu à publier, ou encore évaluer la « performance » de leurs publications.

Le développement rapide du métier de GCL se caractérise actuellement par la « double plateformisation » de celui-ci, en référence au processus d’adaptation des GCL au modèle des plateformes pour rejoindre leurs publics (Alloing et al., 2021 ; Coutant et Domenget, 2015). La première plateformisation est caractérisée par les tâches définies dans la fiche de poste : celles-ci consistent à médier les contenus à destination de leurs publics via les plateformes. La deuxième plateformisation peut sembler moins évidente de prime abord, mais prend une part considérable dans le métier de GCL. Elle réfère à l’utilisation des plateformes pour apprendre les usages du métier, suivre les évolutions des algorithmes, pour s’en servir ou les contourner. Ce phénomène se construit notamment à travers une démultiplication des outils en ligne nécessaires à la création de contenu (Germain et Alloing, 2022), ainsi qu’un rapport au temps particulier marqué par l’actualisation en continu des nouvelles et tendances, et les évolutions algorithmiques.

La démultiplication des outils nécessaires au travail des GCL, combinée avec l’injonction latente de se garder informé·e des dernières évolutions algorithmiques ou de l’actualité, fait le lit d’une hyperconnexion de ces travailleur·euse·s (Hassani, 2019). Nadia Hassani entend l’hyperconnexion comme un « usage massif et intensif des technologies de communication » (Carayol, 2016, cité dans Hassani, 2019, p. 95) et des « activités multitâches et fragmentées » (Soubiale, 2016, cité dans Hassani, 2019, p. 95). Selon plusieurs chercheur·euse·s (Carayol et al., 2013 ; Hassani, 2019 ; Morand, 2020), l’hyperconnexion peut entraîner des conséquences négatives telles que l’isolement social, le (techno)stress, la fatigue, et des problèmes de santé mentale. Ainsi, l’hyperconnexion apparaît aujourd’hui comme un concept multidimensionnel englobant également la pression sociale pour être constamment connecté·e, l’incapacité à se déconnecter, et la difficulté à équilibrer la vie professionnelle et personnelle (Mansour et al., 2021).

L’objectif de cet article est d’offrir un portrait de la profession des GCL au Québec à travers les enjeux de l’hyperconnexion et de la déconnexion, en lien avec le phénomène de plateformisation. L’analyse se base sur les données collectées dans le cadre du projet « Affects numériques et travailleurs du clic » (ANTiC)2. Échelonnée sur trois ans, cette recherche a permis de collecter et d’analyser une quantité de données conséquente sur le travail des GCL3 du Québec. Les pratiques des GCL analysées dans le cadre de cette recherche s’inscrivent dans le contexte du télétravail, relié à la pandémie de la COVID-19 (tou·te·s les participant·e·s à la recherche étaient en situation de télétravail lors d’une partie de la cueillette des données). Comme pour de nombreuses autres professions, l’adaptation à cette situation s’est particulièrement déployée à l’interne, pouvant contribuer à une pression supplémentaire pour les travailleur·euse·s à se rendre « visible » sur les plateformes de collaboration corporatives (Estagnasié, 2021).

D’abord, la professionnalisation et la plateformisation du métier de GCL seront approfondies, afin de présenter le contexte dans lequel les participant·e·s évoluent. Le concept d’hyperconnexion sera ensuite défini et mis en relation avec celui de déconnexion et de technostress. Nous conclurons l’article avec une discussion concernant la tension entre l’(in)dépendance et la résistance vis-à-vis des plateformes, ainsi que la posture critique et la professionnalisation des GCL. L’apport de cet article se situe avant tout sur une réactualisation de la question de l’hyperconnexion des professionnel·le·s de la communication, par l’apport de nouvelles données sur les GCL au Québec.

  1. Professionnalisation, plateformisation et éditorialisation

    La professionnalisation du métier de gestionnaire de communauté : un métier en constant changement

Le métier de GCL s’est développé avec la montée en importance des plateformes numériques, s’engageant ainsi dans un processus de professionnalisation. Dans sa définition restreinte, la professionnalisation peut être comprise comme la prescription des activités liées à une profession (Wittorski, 2008). Les métiers d’internet ont la particularité d’être définis par leur environnement de travail, soit le support numérique sur lequel les tâches doivent être effectuées (Coutant et Domenget, 2015). Dans le cadre du métier de GCL, on remarque donc une flexibilisation des normes du travail liée notamment à la mouvance constante de l’outil de travail (Alloing et al., 2021), soit les médias socionumériques. Cette même mouvance entraîne une réactualisation constante et forcée des compétences de ces pratiquant·e·s. Il est pertinent de souligner que le travail de GCL exige également des habiletés sociales élevées et un engagement émotionnel important de la part de ses professionnel·le·s (Alloing et al., 2021).

La plateformisation et l’éditorialisation des contenus : s’assujettir aux plateformes

Dans cet article, nous souscrivons à la définition de plateforme comme étant un « modèle d’organisation de la médiatisation, composé d’une architecture sémio-technique, d’un ensemble d’opérateurs d’activation et de régulation des activités des usager·ère·s comme des contenus proposés et d’un mode de valorisation propres » (Bullich et Lafon, 2019, p. 364). Dès leur lancement, les plateformes ont été commercialisées comme des « facilitatrices » de l’expression sociale (Srnicek, 2017) et de la transmission de contenus (Sedysheva, 2020). Cela met en évidence l’aspect large de ces nouvelles technologies, au sens où elles revêtent plusieurs rôles dans nos sociétés (Gillespie, 2010). Cet aspect est intégré dans leur développement même : elles sont conçues pour s’intégrer dans de multiples sphères du social afin d’avoir accès à un nombre toujours grandissant d’utilisateur·rice·s.

Les réseaux socionumériques constituent un type de plateforme « destiné aux communications sociales et aux activités en réseaux » (Livingstone et al., 2011, p. 90). Vincent Bullich les associe à un « secteur d’activité » parmi d’autres des plateformes numériques (2020, p. 38). Pour réaliser leur objectif de croissance, les réseaux socionumériques se fondent sur leur interactivité qui permet aux usager·ère·s de partager un nombre toujours croissant de contenus (Srnicek, 2017). Grâce à cela, ces plateformes ont réussi à se positionner de manière privilégiée pour médier les relations entre les diffuseurs d’informations et leurs publics (Ardia et al., 2020). Les plateformes numériques en sont venues à créer un environnement clos, mais incontournable qui force les différents acteur·rice·s sociaux·ales à intégrer leur structure (Srnicek, 2017).

La plateformisation réfère à l’adaptation et la subordination de pratiques et d’activités communicationnelles aux standards et aux modèles des plateformes (Alloing et al., 2021). Elle incite à la transformation des GCL en agent·e·s de production pour les plateformes elles-mêmes (Bullich, 2021). Ce phénomène recoupe en quelque sorte la notion d’éditorialisation telle qu’avancée par Marcello Vitali-Rosati (2018), renvoyant à l’idée selon laquelle l’action de curation est « structurée par les caractéristiques [culturelles et technologiques] de l’environnement numérique » (p. 41).

L’éditorialisation désigne l’ensemble des appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), des structures (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées) et des pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) permettant de produire et d’organiser un contenu sur le web. (Desrochers et Apollon, 2014, cité dans Vitali-Rosati, 2018, p. 40).

L’expression et la circulation des contenus sont ainsi étroitement liées aux caractéristiques de l’environnement numérique spécifique à chaque plateforme (Desrochers et Apollon, 2014, cité dans Vitali-Rosati, 2018, p. 40). Autrement dit, si les plateformes permettent l’« infomédiation » entre certain·e·s acteur·rice·s de la société et leurs publics (Granjon, 2018), les contenus qui y circulent doivent cependant nécessairement adopter un format s’accordant aux objectifs de ces plateformes. Les réseaux socionumériques n’y échappent pas : les acteur·rice·s qui y évoluent doivent s’adapter à des règles définies par les plateformes elles-mêmes et implémentées par toute une série de codes et d’algorithmes, qui restreignent les utilisateur·rice·s et les forcent à se conformer à des normes prescrites (Alloing et al., 2021). L’imposition des fonctionnalités aux usager·ère·s des plateformes est ce qui engendre la plateformisation : elle prend place en effet lorsque les modèles et les normes en viennent à réorganiser les manières de faire des acteur·rice·s (Bullich, 2021).

Concernant plus spécifiquement les GCL, le phénomène de plateformisation se manifeste entre autres par le développement de méthodes et d’outils auxquels les GCL ont recours pour réaliser leurs tâches quotidiennes. Depuis quelques années, les méthodes employées par les GCL se sont largement diversifiées. Suivant la modification des recommandations émises par les plateformes pour mieux « performer », on remarque en effet une démultiplication des outils en ligne nécessaires à la création de contenu (Germain et Alloing, 2022). D’autre part, la plateformisation s’accompagne d’un rapport au temps particulier, jouant sur les caractéristiques et les conditions de l’emploi de gestionnaire de communautés en ligne. À titre d’exemple, l’accessibilité et l’actualisation en continu des plateformes impliquent que les GCL soient toujours à l’affût (Alloing et al., 2021). Cette actualisation en continu repose à la fois sur le développement des actualités (régionales, provinciales, nationales ou internationales) et les évolutions algorithmiques caractérisant le fonctionnement des plateformes. Par ailleurs, l’utilisation par les GCL des plateformes comme Facebook et Instagram dans leur vie personnelle brouille les frontières entre le temps consacré au travail, et celui consacré aux loisirs (Ollier-Malaterre, 2018 ; Senarathne Tennakoon, 2021).

  1. Hyperconnexion et déconnexion

    L’accélération sociale, l’injonction à la visibilité et les TIC

Le phénomène récent de l’hyperconnexion est à saisir à travers l’enjeu plus large des usages des TIC au travail, et de leurs impacts tant sur les pratiques professionnelles que sur la santé des travailleur·euse·s. Salma El Bourkadi (2021) situe l’accroissement de l’intérêt pour ce sujet en communication organisationnelle à partir des années 2010. À ce sujet, Valérie Carayol et ses collègues (2013) affirment : « si les études de nature critique sur l’influence des technologies au travail sont anciennes (Carayol, 2016), elles connaissent un renouveau aujourd’hui, avec la thématique plus récente des risques psychosociaux au travail (Bobillier-Chaumon, 2014, cité dans Zawieja et Guarnieri, 2014) » (p. 103). Par ailleurs, la place qu’occupent les TIC dans le contexte professionnel semble de plus en plus importante, que ce soit en terme d’équipements sur les lieux de travail (Boudokhane-Lima et Felio, 2015) ou de prêts de dispositifs mobiles, qui sont effectués à un plus grand nombre de salarié·e·s (Carayol et al., 2016).

Plusieurs recherches associent l’usage des TIC aux phénomènes d’accélération sociale (Rosa, 2010), d’intensification du rythme de travail (Mansour et al., 2021; Morand, 2020) et au « temps de l’urgence » (Bouton, 2018, p. 151), s’inscrivant dans le contexte de la modernité tardive (ou de l’hypermodernité) et du capitalisme financier (Aubert, 2010, 2018). En effet, les TIC automatisent et accélèrent certains processus (diminuant les temps morts) ; permettent une connexion permanente ; et mettent continuellement à disposition une énorme quantité d’informations (Morand, 2020). Mansour et al. (2021) définissent l’intensification du travail par la perception d’un·e employé·e de devoir travailler plus rapidement, redoubler d’efforts et/ou réaliser plusieurs tâches en simultané, dans sa journée de travail. Selon Marc-Éric Bobillier-Chaumon (2013, cité dans Morand, 2020, p. 38), l’intensification comprend donc à la fois une intensité (liée au rythme) et une densité (liée à la simultanéité des tâches), dans un contexte, de surcroît, de « réduction des marges de manœuvre ».

Les travaux en lien avec l’utilisation massive des outils numériques s’inscrivent également dans la veine de l’injonction à la visibilité, dénoncée par Nicole Aubert et Claudine Haroche (2011). Selon ces deux sociologues, cette caractéristique de la société hypermoderne déposséderait les individus de leur intériorité en exacerbant l’hypertrophie du regard, au détriment des autres sens. L’injonction à la visibilité ferait écho, dans certains cas, à celle de la connexion permanente, dans une volonté de témoigner de sa disponibilité, sa joignabilité, son engagement et sa productivité (Morand, 2020). Dès ses premiers travaux sur la déconnexion, Francis Jauréguiberry (2006) s’inscrit dans la lignée des écrits de Nicole Aubert (2003) sur le culte de l’urgence. D’emblée, il met en garde contre les postures de déterminisme technologique : ce ne sont pas les TIC qui créent l’urgence. En revanche, elles la permettent, et en cela, la déconnexion aux outils numériques apparaît comme une conduite de rupture. En effet, les usages de connexion ou déconnexion vont donc de pair avec des stratégies de résistance. Par exemple, Denis Monneuse (2013) développe le concept de « ruse de la connexion permanente » dans sa monographie d’observation participante dans un cabinet de conseil. Le sociologue distingue trois types de visibilité (instrumentale, pour gagner en rémunération ; défensive, pour se prémunir de la suspicion de ses pairs ; et symbolique, pour obtenir la reconnaissance d’autrui), qui se joueraient à la fois dans les sphères physiques et numériques.

Le phénomène de l’hyperconnexion contribue au développement du stress et à l’augmentation de conflits liés à la conciliation travail-famille (Mansour et al., 2021). Selon Claudine Haroche (cité dans Aubert et Haroche, 2011), l’omniprésence des nouvelles technologies serait ainsi liée à la perte de repères spatio-temporels et au changement permanent, participant au processus d’accélération du rythme de vie et à la pression temporelle continue. Par ailleurs, d’après Ophélie Morand (2020, p. 57), les six facteurs de risques psychosociaux au travail, identifiés par le rapport Gollac (2011)4, l’EU-OSHA (2016)5 et l’INRS (2020)6 peuvent tous être liés aux TIC :

« L’intensité du travail (intensification, densification avec les TIC), les exigences émotionnelles (infobésité, FOMO), le manque d’autonomie (technologies prescriptives, fragmentation, infobésité), la mauvaise qualité des rapports sociaux (isolement en télétravail, dégradation du collectif), la souffrance éthique (perte de sens) et l’insécurité de la situation de travail (disparition des emplois intermédiaires). »

Dans la littérature en communication, les premiers travaux utilisant le concept de l’hyperconnexion se consacrent en particulier aux usages des cadres, une population particulièrement susceptible de se connecter aux outils numériques en dehors des horaires de travail, ainsi que de développer des stratégies pour se rendre visibles (Carayol et al., 2016 ; Felio, 2013a, 2013b ; Felio et Carayol, 2013). Mais les cadres ne sont pas les seul·e·s à être concerné·e·s par l’hyperconnexion : des études portent également sur les comptables (Mansour et al., 2021), les chauffeur·euse·s VTC (El Bourkadi, 2021, 2022), et les GCL (Hassani, 2019), sur lesquel·elle·s portent notre recherche.

Hyperconnexion, hyperconnectivité ou surconnexion ?

Comment définir l’hyperconnexion ? Tout d’abord, force est de constater qu’il existe une certaine confusion autour des différents concepts connexes à celui-ci, comme l’hyperconnectivité et la surconnexion. Les trois termes semblent souvent interchangeables. Si les chercheur·euse·s publiant en français privilégient généralement le concept d’hyperconnexion, l’hyperconnectivité apparaît parfois dominer dans le langage courant. L’Office québécois de la langue française (2019) opte d’ailleurs pour ce dernier, l’hyperconnexion étant absente de son grand dictionnaire terminologique en ligne. Dans sa thèse, Ophélie Morand (2020) souligne l’absence d’une définition consensuelle des phénomènes d’hyperconnexion, de surconnexion ou de connexion numérique dans la littérature. Valérie Carayol et ses collègues (2016) attribuent cette problématique au nombre restreint de travaux portant sur le sujet.

Pour clarifier les termes, Ophélie Morand (2020) suggère de définir la surconnexion comme une « connexion vécue négativement », « subjectivement pénible » et « trop contraignante », liée notamment à l’augmentation de la charge psychosociale, et l’hyperconnexion comme une « connexion quantitativement importante » (temps et quantité d’informations échangées) (p. 24). Ainsi, le concept de surconnexion se rapporterait au vécu des individus. Cette définition de l’hyperconnexion semble s’accorder avec sa description la plus simple, comme une « connexion quasi permanente aux terminaux de communication mobile » (Carayol et al., 2016, p. 10). Cependant, dans les faits, les façons dont le concept est mobilisé par les auteur·rice·s invitent le plus souvent à souligner ses conséquences néfastes sur le bien-être des salarié·e·s. De plus, Nadia Hassani (2019, p. 105) mentionne que « le sentiment d’hyperconnexion est par exemple un concept teinté de subjectivité qui peut connaître des variations en termes de fréquence et d’intensité d’un individu à l’autre ». Nous allons donc nous en tenir au concept d’hyperconnexion pour cet article, entendu à la fois en termes de connexion quantitativement importante et subjectivement contraignante, et impliquant divers enjeux liés à l’incapacité à se déconnecter et à la pression sociale.

De manière générale, l’hyperconnexion fait référence avant tout à l’« usage massif et intensif des technologies de communication » (Carayol et al., 2016, p. 127). Comme le mentionne Nadia Hassani (2019) en mobilisant Nadège Soubiale (2016) et Cindy Felio (2013), l’hyperconnexion se caractérise également par la fragmentation des tâches et leur réalisation en simultané (« activités multitâches »), impliquant donc un rapport au temps particulier, marqué par l’intensification (p. 95). Le travail des GCL se caractérise d’ailleurs par la diversité et la multitude des tâches à accomplir (Hassani, 2019).

Surcharge informationnelle

La notion de surcharge informationnelle revient fréquemment dans les études portant sur l’hyperconnexion (Boudokhane-Lima et Felio, 2015 ; Morand, 2020 ; Hassani, 2019 ; Carayol et al., 2013 ; El Bourkadi, 2021). D’une part, celle-ci se manifeste par les courriels et notifications incessantes. D’autre part, elle réfère au volume d’informations auquel les outils numériques donnent accès, nécessitant une gestion par l’individu (Morand, 2020). De celle-ci découle également l’impression d’urgence et l’injonction à la réactivité, à l’immédiateté. D’après les résultats de la recherche de Nadia Hassani (2019) sur les GCL, la surcharge informationnelle constitue le premier facteur de stress au travail, avant même les problèmes de modération ou les performances des publications.

Cette surcharge informationnelle explique donc en partie les activités multitâches et la fragmentation de l’activité. « Cette multiactivité est à la fois nécessaire et épuisante, car la personne doit sans cesse reconstruire son organisation de travail en fonction d’événements imprévus » (Bobillier-Chaumon, 2012, cité dans Morand, 2020, p. 41). Ophélie Morand parle ainsi de « dispersion » à travers la multitude de sollicitations. Chez les GCL, cette dispersion se réalise également à travers différentes plateformes et outils. Ainsi, comme pour les chauffeur·euse·s VTC, les GCL font face à un autre type d’hyperconnexion lié aux plateformes, soit la « multicommunication » (El Bourkadi, 2021, p. 278). La multitude et la diversité des tâches que les GCL accomplissent quotidiennement les poussent à être multiconnectés à diverses plateformes, ainsi qu’à communiquer avec plusieurs interlocuteur·rice·s en même temps. Via plusieurs plateformes, les gestionnaires s’engagent dans diverses conversations (avec collègues, client·e·s, supérieur·e·s) en simultané, en mode multitâches.

L’hyperconnexion fait écho à l’idée selon laquelle les outils numériques jouent le rôle de « laisse électronique » (Ray, 2009, cité dans Boudokhane et Felio, 2015, p. 141 ; Carayol et al., 2016), allusion faite à la dépendance face à ces dispositifs et aux ressentis de malaise en cas d’oubli ou de panne d’un appareil par exemple. Plusieurs recherches abordant l’hyperconnexion soulignent que ce phénomène peut entraîner l’isolement social, le stress, la fatigue, des problèmes de santé mentale. En effet, les références au technostress et à divers risques psychosociaux, comme mentionné précédemment, sont fréquentes.

Technostress et déconnexion

Le concept de technostress (ou stress technologique, en français) apparaît dans la littérature sous la plume de Craig Brod (1984). Le psychologue clinicien définissait ce phénomène comme le trouble psychologique ressenti par les individus lors de leurs interactions avec la technologie. Plus tard, les travaux de Monideepa Tarafdar et ses différents collègues (2010, 2015, 2019, 2020) mettent en relation le technostress avec différents phénomènes pouvant se cumuler (surcharge informationnelle, addiction aux technologies, anxiété, etc.). Selon Gérard Valenduc (2017, cité dans Morand, 2020), le technostress correspond à « l’augmentation de la charge psychosociale liée au travail, à partir du moment où les potentialités offertes par les nouveaux outils digitaux se transforment en pression sur le travailleur » (p. 25), que ce soit en lien aux attentes de ses collègues et employeur·euse·s, aux exigences de sa clientèle, aux problèmes techniques ou à la dépendance aux outils numériques.

S’appuyant sur les résultats d’une enquête sur les utilisateur·rice·s des TIC dans le milieu du travail, Monideepa Tarafdar et ses collègues (2007, cité dans Tarafdar et al., 2010) identifient cinq aspects caractérisant les facteurs de technostress. Le premier aspect se rapporte à la surcharge (techno-overload), les TIC forçant les utilisateur·rice·s à travailler plus vite et plus longtemps, comme mentionné précédemment. Le deuxième élément est celui de l’invasion (techno-invasion), faisant référence à la création de situations dans lesquelles les individus peuvent être rejoints en tout temps. En plus de participer à brouiller les frontières entre le temps personnel et le temps du travail, cette caractéristique crée l’impression qu’il est nécessaire d’être constamment connecté. À ce sujet, Nadia Hassani (2019) mentionne que d’après les résultats de son étude, près de 75% des GCL se connectent à leurs outils numériques professionnels dans leur temps personnel au moins une fois par semaine. Le troisième aspect, la complexité associée aux TIC (techno-complexity), contribue à ce sentiment qu’ont les utilisateur·rice·s que leurs connaissances sur le sujet sont insuffisantes. Il devient donc nécessaire d’investir temps et effort pour approfondir son apprentissage et viser une meilleure compréhension des TIC. À cela concourt d’ailleurs l’aspect de l’incertitude (techno-uncertainty), en lien aux changements constants et aux mises à jour continuelles des TIC, impossibles à prévoir et perturbant potentiellement les usages. Le dernier aspect est celui de l’insécurité (techno-insecurity) accompagnant les TIC. Aux prises avec cette impression ou ce sentiment de ne pas être à la hauteur face au développement des TIC, les utilisateur·rice·s peuvent se sentir menacé·e·s de perdre leur emploi, et d’être remplacé·e·s soit par une personne plus expérimentée, ou encore par une entité automatisée.

Dans leur article de 2019, Henri Pirkkalainen et al. se penchent sur les comportements des individus pour faire face à ce technostress. Se distinguent deux types de comportement, soit le proactive coping et le reactive coping. Le premier se base sur la préparation qu’effectue un individu qui sera confronté à des situations stressantes. D’une part, l’individu peut adopter un angle particulier mettant de l’avant les aspects positifs de son travail et l’opportunité d’apprendre de nouvelles choses, comme façon de se bâtir une résilience. Il s’agit d’une sorte de proactive coping appelée meaning-making. D’autre part, l’individu peut développer une impression de contrôle sur la situation (mastery). Le second type de comportement survient plutôt en réaction directe et instinctive face à la situation stressante, et consiste en une réponse émotionnelle. Se défouler et parler de ses émotions négatives avec des collègues, ou prendre une distance avec la situation, sont deux exemples de reactive coping. Comme l’affirment les auteur·rice·s, les deux types de comportements se combinent et s’appuient l’un sur l’autre : « Les comportements de coping proactifs renforcent également les effets des comportements de coping réactifs, de sorte que les effets du coping réactif d’un individu dépendent également de ses comportements de coping proactifs »7 (Pirkkalainen et al., 2019, p. 1180).

Face à cette hyperconnexion participant au technostress, les individus travaillant avec les TIC manifestent parfois leur besoin de déconnexion. Selon Francis Jauréguiberry (2014), quatre différents types de déconnexion numérique existent, comme la déconnexion volontaire, partielle et ponctuelle ; la déconnexion professionnelle ; la déconnexion privée, éphémère et partielle, pour faire le point, ou encore comme sortie de secours face au danger de burn-out. Quels types de déconnexion les GCL du Québec réalisent-ils (ou tentent de réaliser) ?

Si des mesures organisationnelles pour permettre de lutter contre l’hyperconnexion et ses effets négatifs sur la santé sont en débat depuis plusieurs années (Prost et Zouinar, 2015), la mise en œuvre reste timide. Au Québec, où notre étude a été menée, le droit à la déconnexion ne figure pas encore dans la loi (Gesualdi-Fecteau et Richard, 2021) bien qu’un projet de loi d’une plus grande envergure que le droit à la déconnexion adopté en Ontario en 2021 ait été déposé (Drouin, 2022).

  1. Méthodologie

La méthodologie du projet « Affects numériques et travailleurs du clic » repose sur une approche en quatre temps : ethnographie en ligne ; entrevues semi-dirigées ; observations ethnométhodologiques et groupes de discussion. Les données utilisées pour la rédaction de cet article proviennent des entrevues semi-dirigées ainsi que des groupes de discussion. La partie qualitative de cette étude permet d’adopter une approche inductive visant à comprendre les interprétations des participant·e·s ainsi que les significations accordées à leurs pratiques. Ces données nous serviront donc pour brosser un portrait compréhensif du phénomène d’hyperconnexion dans la profession de GCL au Québec.

Trente-trois entrevues semi-dirigées (Savoie-Zajc, 2003), d’une durée d’environ une heure, ont été effectuées en 2021 et 2022 avec des GCL employé·e·s par des organisations québécoises, appartenant à divers secteurs (communautaire, culturel, gouvernemental, syndical, etc.). Lors de ces entretiens sur Zoom, plusieurs participant·e·s (22) ont accepté de nous montrer leurs pratiques via un partage d’écran. Ceux-ci ont navigué à travers leurs plateformes de travail habituelles, en nous expliquant leurs tâches et leurs actions, parfois en temps réel. Les thématiques principales abordées lors des entretiens étaient les suivantes : le parcours académique et professionnel des participant·e·s ; leur activité professionnelle actuelle et les tâches y étant associées ; l’organisation d’une journée de travail typique et les routines quotidiennes ; la compréhension de leur travail par leurs collègues et supérieur·e·s ; les techniques et actions liées à la gestion des pages de leur organisation ; l’auto-évaluation de leur travail et son évaluation par leurs supérieur·e·s ; les satisfactions et insatisfactions liées à leur emploi, et les aspects les affectant positivement et négativement ; leur intérêt pour les sujets traités ; l’identification aux publics ; le partage avec leurs proches de leurs expériences au travail.

Nous avons ensuite procédé à la tenue de deux groupes de discussion (toujours sur Zoom) avec huit GCL ayant participé aux entrevues, soit le volet précédent de l’étude. Le premier groupe était constitué de quatre participant·e·s, et le deuxième de trois. Ces groupes ont permis de les faire débattre collectivement des premiers résultats de l’étude, et de faire émerger différentes pratiques du métier selon les secteurs d’activité.

Les entrevues et les groupes de discussion ont été retranscrits en intégralité. À partir d’une grille sur Excel, nous avons classé les extraits des verbatims des entrevues et des groupes de discussion selon les colonnes suivantes : catégorie (thématique abordée dans l’extrait, relevée de manière inductive) ; description de la dite catégorie ; extrait du verbatim ; source (code du ou de la participant·e) ; mots-clés/autres catégories possibles (sous-thématiques) ; analyse et interprétations. Un total de 3982 extraits de verbatims ont ainsi été classés par les trois autrices. Les catégories utilisées par chacune d’entre nous pour décrire les extraits (à titre d’exemple : travail émotionnel, modération, séparation vie personnelle et professionnelle, apprentissage, etc.) ont ensuite été comparées. Ces discussions (animées par Camille Alloing, dirigeant le projet) ont permis de stabiliser les catégories en les reformulant, regroupant, intégrant, créant une arborescence entre elles. Ainsi, les sept grandes catégories thématiques suivantes sont ressorties de l’analyse : pratiques organisationnelles ; sensibilité ; modération ; compétences ; objectifs ; contenu ; et plateforme. Les catégories « compétences » et « plateforme » ont été particulièrement pertinentes pour la préparation de cet article. La première (« compétences ») intègre les thématiques du travail affectif, de la séparation de la vie personnelle et professionnelle, et la déconnexion. La deuxième (« plateforme ») inclut les sous-catégories de la dépendance et de l’apprentissage.

Tableau n°1. Participant·e·s à la recherche

Tableau n°2. Composition des deux groupes de discussion

  1. Présentation des résultats

De notre recherche sur les GCL québécois·e·s découlent plusieurs constats en lien aux phénomènes d’hyperconnexion et de déconnexion. D’abord, la connexion à une multitude de plateformes apparaît nécessaire pour l’apprentissage du métier, un apprentissage qui est permanent et constant étant donné la nature des outils de travail des GCL. De plus, l’hyperconnexion se traduit comme une dépendance aux plateformes sur le plan individuel et organisationnel. Pour faire face à cet enjeu d’hyperconnexion et à ses menaces par rapport au maintien d’un équilibre de vie, les GCL mettent en place divers types de tactiques de déconnexion. Finalement, les résultats mettent en avant la différence des pratiques entre les organisations, jouant sur les exigences de connexion des GCL.

  1. Un apprentissage permanent obligeant à être connecté·e sur diverses plateformes

Tableau n°3. Verbatims des GCL en lien avec l’apprentissage

Les résultats de cette recherche démontrent que le métier de GCL se caractérise entre autres par un apprentissage continuel, nécessitant la connexion et l’utilisation d’une multitude de plateformes. Cet aspect du métier se rapporte notamment à l’évolution constante, imprévisible et relativement hermétique des plateformes avec lesquelles les GCL travaillent au quotidien. Au sujet de l’instabilité du milieu en général, MM affirme : « Les réseaux sociaux, c’est un laboratoire constant de choses à travailler, parce que du moment que tu crois maîtriser une plateforme, il y en a une nouvelle qui émerge ». En d’autres mots, les outils des GCL sont toujours sujets à changement.

Cette nécessité d’un apprentissage continuel n’est toutefois pas souvent reconnue par les employeur·euse·s et ne semble pas faire partie des tâches quotidiennes ou hebdomadaires officielles des GCL. Ainsi, comme l’affirme KG dans un des groupes de discussion, apprendre sur les évolutions et le fonctionnement des plateformes n’est possible que de temps en temps, quand l’horaire le permet. L’ensemble du groupe de participant·e·s sourit et hoche la tête lorsque KG/1.3 déclare « idéalement, il faudrait qu’une partie de notre travail soit dédiée à l’apprentissage, mais on n’a pas toujours l’opportunité de le faire ». Cela dit, bien que ce ne soit pas la norme, une gestionnaire (EN) mentionne avoir bénéficié d’une courte formation (« peut-être une petite heure ») pour en apprendre davantage sur des outils logiciels comme Hootsuite.

Pour apprendre sur les plateformes, les GCL ont recours, le plus souvent, aux plateformes elles-mêmes. Dans un premier temps, il peut s’agir de ressources que mettent à disposition Facebook ou Instagram, rassemblant les bonnes pratiques pour performer sur la plateforme (TR, ZZ). Dans un deuxième temps, plusieurs GCL se tournent vers leurs pairs, réalisant le même métier et donc confrontés à des enjeux similaires, rassemblés autour de groupes en ligne, de forums, de blogues (APB, DH, JT). Les GCL peuvent poser des questions, lire les réponses des autres membres, partager des conseils concrets. Dans un troisième temps, les GCL « suivent » ou s’abonnent à des pages semblables à celles de l’organisation pour laquelle ils travaillent, afin de « s’abreuver, d’avoir [accès au] plus de contenu possible » (MM). L’idée est donc de « [voir] ce qui se fait ailleurs, en lisant en ligne » (RO), de « [regarder] ce qui se [passe] » (DH). Cette façon d’en apprendre davantage sur les plateformes et leur fonctionnement n’apparaît pas comme une activité délimitée, à laquelle les GCL attribuent un temps précis, mais plutôt comme un réflexe lié au métier, à une attention perpétuelle aux performances des publications des pages ou des comptes rencontrés en ligne.

Outre ce travail diffus pour en savoir davantage sur les plateformes et leur évolution, l’apprentissage s’appuie principalement, selon plusieurs GCL, sur l’expérience, développée au fil de nombreux essais-erreurs. « On apprend au fur et à mesure, à force de voir ce qui marche, qu’est-ce qui ne marche pas », affirme KG/1.13. De son côté, DJM associe l’expérience au développement d’une intuition, d’un « gut feeling » quant à la performance d’une publication.

En somme, la nécessité d’un apprentissage perpétuel à l’aide des plateformes, afin de comprendre le fonctionnement de ces mêmes plateformes, participe au développement d’une certaine relation de dépendance à celles-ci.

  1. Dépendance sur le plan individuel et organisationnel

La majorité des propos tenus par les participant·e·s à l’étude suggère une relation de dépendance aux plateformes se dénotant autant au plan personnel ou individuel que organisationnel.

Tableau n°4. Verbatims des GCL en lien avec la dépendance

Dans un premier temps, la dépendance personnelle provient surtout du fait que les réseaux socionumériques ne sont pas des plateformes uniquement limitées à un usage commercial, mais sont également utilisées et accessibles de manière privée par le biais de comptes personnels. Ce lien entre l’usage personnel et professionnel est décrit notamment par SD, AZ/2.2, EA et DH. Les participant·e·s mentionnent que la difficulté à séparer les sphères de vie est exacerbée par la démultiplication des écrans comme les téléphones, les ordinateurs ou les tablettes (PC/2.11). Cet aspect est amené comme un facteur de dépendance surtout en raison des notifications qui font partie intégrante de l’architecture des réseaux socionumériques. Les notifications sont effectivement un rappel constant de ce qui se passe au sein de leur communauté. Certain·e·s décrivent leur relation à leur métier comme frôlant le « zèle » (AZ/2.6) ou l’« obsession » (ZZ/2.7) : il ne faut manquer aucune occasion de publier un contenu en lien avec l’actualité, par exemple. Le sentiment de fear of missing out (FOMO) se dénote chez une participante (PZ), et lui impose un rythme de travail démesuré. Lors des entrevues, plusieurs personnes mentionnent que la pression de dépasser les heures plus « standards » de travail est auto-imposée (RR, JSP/2.9). Certaines vont plus loin en affirmant que cette hyperconnexion fait partie intégrante de leur travail (PC/2.10). Cette mention met l’accent sur le caractère autodiscipliné de ces emplois peu encadrés par les normes du travail.

Dans un deuxième temps, au-delà de ces aspects qui découlent d’une dépendance individuelle souvent qualifiée d’« auto-imposée » aux plateformes, une dépendance des organisations aux plateformes et aux environnements numériques se constate également. Cette dépendance découle directement de la prépondérance de ces technologies dans la société et témoigne de leur inéluctabilité dans le paysage médiatique québécois (AM, JSP/2.15). Bien que l’« efficacité » (AM) des plateformes soit restreinte par le fait que les organisations sont encouragées à débourser toujours plus pour des publicités payantes, l’absence d’alternatives aux médias socionumériques en fait des incontournables de la communication organisationnelle. Les écosystèmes clos de ces plateformes font aussi en sorte que les GCL et leur organisation doivent utiliser les outils mis à leur disposition par Meta8, notamment en ce qui a trait aux statistiques (HT). Par exemple, pour évaluer la pertinence ou l’efficacité de leur présence sur les plateformes, les organisations n’ont que les données présentes sur lesdites plateformes (EN).

  1. Tactiques de (dé)connexion

Les GCL de notre étude déclarent en grande majorité avoir de la difficulté à déconnecter des plateformes numériques du travail (3.1). Cela dit, diverses tactiques leur permettent de débrancher, temporairement, des ces plateformes, pour préserver leur équilibre de vie et leur santé mentale (3.2).

  1. Déconnexion des plateformes

Tableau n°5. Verbatims des GCL en lien avec la déconnexion

La déconnexion des plateformes est un point récurrent dans les témoignages des GCL. Paradoxalement, ces professionnel·le·s des plateformes ont tendance à s’en déconnecter le plus possible pendant leur temps libre : plusieurs disent ne pas avoir de compte personnel sur Facebook (AM, HT), ou du moins l’avoir supprimé de leur téléphone (EA) ou segmenté de leur compte professionnel (AZ/3.1.3, DH). D’autres font le choix de ne pas alimenter leur compte personnel (AP), ou demandent à leurs proches de les contacter sur d’autres supports que les réseaux socionumériques (AZ/3.1.4). Faute d’une entente mutuelle entre les gestionnaires et les GCL sur les usages de travail, ce qui est difficile à établir en raison d’une incompréhension des organisations sur le travail des GCL (DH), la plupart décident tout simplement de désactiver leurs notifications (HP, DH/3.1.5, HT). Dans tous les cas, ces pratiques requièrent une « discipline personnelle » (DJM).

  1. Des tactiques pour préserver l’équilibre de vie et la santé mentale

Tableau n°6. Verbatims des GCL en lien avec d’éventuelles tactiques

Les GCL admettent quasiment unanimement avoir des difficultés à « décrocher » des plateformes (MR). En revanche, la plupart soulignent avoir mis en place des tactiques pour pouvoir couper du travail, comme ne pas installer tous les comptes suivis sur son téléphone ou ne pas se connecter en dehors des heures prévues au contrat. En plus d’être poreuses (beaucoup mentionnent la difficulté à ne pas regarder le téléphone pour des usages de travail puisque l’usage personnel se fait avec le même outil), ces limites ont pour points communs d’être toutes individuelles et de reposer sur les épaules de la personne. La résistance se fait au niveau personnel : certaines résistances sont donc contre la norme organisationnelle (refuser d’avoir un téléphone de fonction, comme PZ), ou même, parfois, avec le soutien d’autres outils organisationnels (procéder par FAQ, ne pas répondre avec son compte privé, etc).

Les tactiques rapportées par les GCL évoquent toujours une tentative de créer des barrières entre le travail et la vie personnelle. Ces barrières peuvent être matérielles, temporelles, spatiales, organisationnelles, relationnelles, voire administratives :

Ainsi, si les GCL déploient de nombreuses tactiques pour préserver leur équilibre de vie et leur santé mentale, cette balance reste fragile, du fait de la difficulté à déconnecter des plateformes, omniprésentes dans ce métier. Et ce, quel que soit le secteur, bien que les réalités soient variables en fonction des types d’organisation.

  1. Des pratiques différentes selon les organisations

Les groupes de discussion ont permis de faire émerger des différences de perception du technostress vécu en fonction des secteurs. Certains cadres organisationnels sont plus rigides que d’autres, et laissent moins d’autonomie à leurs GCL. Dans le premier groupe de discussion, une des GCL mentionne être obligée de faire deux publications par jour, ce qui étonne, voire indigne les autres personnes présentes lors de cette réunion. Elle contourne le stress de devoir trouver deux nouvelles idées par jour en préparant en avance un calendrier avec des liens vers des sujets, qu’elle se laisse la possibilité de changer au dernier moment si besoin. Les GCL travaillant pour des OBNL ou dans le secteur public mentionnent davantage pouvoir déconnecter à la fin des horaires de travail que ceux et celles du secteur privé. Leur rôle est davantage d’assurer une présence du service public auprès des personnes usagères plutôt que d’être le plus visible possible, des enjeux qui ont des conséquences sur les conditions de travail des GCL (surtout dans le premier groupe de discussion). Lors du deuxième groupe de discussion, il semble y avoir des divergences de point de vue importantes entre un GCL pour un organisme gouvernemental et une autre chargée de communautés de jeux vidéo. Par ailleurs, dans ce même groupe de discussion, le segment du genre et des minorités raciales est abordé spontanément par l’une des GCL. L’autre femme du groupe, racisée, se montre sensible au sujet et partage l’anecdote d’un collègue au nom à la consonance africaine ayant reçu des insultes de la part d’internautes. Finalement, le seul homme du groupe lui coupe la parole (comme il l’a fait plusieurs fois lors de cette rencontre) pour une longue tirade, et change de sujet. Dans l’autre groupe de discussion, le seul homme présent s’était aussi imposé comme meneur des échanges, mais écoutait davantage les autres personnes présentes. Bien que les pratiques diffèrent d’une organisation à l’autre (influençant l’intensité du technostress ressenti par les GCL), l’ensemble des participant·e·s est confronté à une dialectique entre dépendance et résistance vis-à-vis des plateformes.

  1. Discussion

    Une tension (in)dépendance / résistance vis-à-vis des plateformes

La dépendance aux plateformes fait état d’une absence de régulation dans le métier de GCL au Québec en regard aux horaires de travail, ainsi que de protection face à la surcharge informationnelle. La démultiplication des dispositifs et outils de travail, leur accessibilité autant dans la vie professionnelle que personnelle, ainsi que les notifications incessantes participent à cette relation particulière aux plateformes et au phénomène d’intensification du rythme de travail (Mansour et al., 2021 ; Morand, 2020). Le manque d’encadrement est illustré par le fait qu’un nombre conséquent de participant·e·s mentionnent devoir pratiquer « l’autodiscipline » pour se déconnecter. Les environnements clos des plateformes numériques sont un autre facteur important pouvant entraîner l’hyperconnexion chez les GCL : par exemple, l’opacité du fonctionnement des algorithmes crée un impératif de présence sur les médias socionumériques afin d’apprendre les tendances et les pratiques qui génèrent de l’engagement, souvent au moyen d’essais-erreurs. De plus, les changements rapides et successifs qui s’opèrent sur ces plateformes exigent des GCL une présence soutenue et assidue sur les réseaux socionumériques puisqu’ils sont dépendants des fonctionnalités que Meta9 (propriétaires de Facebook et Instagram, les deux plateformes concernées par notre étude) met à leur disposition (Alloing et al., 2021). Ces aspects font écho aux facteurs de technostress accompagnant l’utilisation des TIC dans le milieu du travail en général, comme la complexité (techno-complexity) et l’incertitude (techno-uncertainty) (Tarafdar et al., 2010). Les plateformes apparaissent comme instables et complexes, et les GCL doivent sans cesse tenter de les apprivoiser.

Face à cette dépendance, les GCL résistent en mettant en place diverses tactiques individuelles, selon leurs initiatives personnelles. Instaurées pour construire des barrières entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle, ces tactiques visent ainsi principalement à faire face au caractère invasif des TIC (techno-invasion), associé au technostress (Tarafdar et al., 2010). En s’éloignant de leurs appareils ou établissant des limites par rapport à leur horaire de travail, les GCL tentent d’échapper aux effets invasifs des TIC, mais aussi par extension à ce que ces outils représentent en termes d’investissement de temps et d’énergie. Dans le contexte actuel, se prémunir contre la techno-invasion apparaît comme le point de départ des GCL pour tenter de contrôler le risque d’hyperconnexion.

Les tactiques matérielles, temporelles, spatiales, organisationnelles et relationnelles mises en place par les GCL témoignent du type de déconnexion volontaire, partielle et ponctuelle tel que présenté par Jauréguiberry (2014). Les GCL réalisent des « petites déconnexions », qui « font partie du quotidien » : « il ne s’agit pas de renoncer aux TIC, mais d’essayer d’en maîtriser l’usage en instaurant des coupures, des sas temporels, des mises à distance » (Jauréguiberry, 2014, p. 31). En ce sens, ces tactiques (comme s’éloigner de son téléphone pendant un moment, ne plus être disponible à partir d’une heure en particulier) s’apparentent au proactive coping, plus précisément au type mastery (Pirkkalainen et al., 2019), c’est-à-dire à une tentative de contrôle, de maîtrise, pour faire face au technostress. Il s’agit en fait d’éviter d’atteindre un point de non-retour, de mettre en place des actions quotidiennes afin de pouvoir continuer à fonctionner normalement (Jauréguiberry, 2014). Par ailleurs, les tactiques spatiales (se rendre à des endroits sans connexion wifi) et relationnelles (ne plus avoir de comptes personnels sur les réseaux socionumériques) sont associées à des déconnexions privées où l’objectif est de se reposer, de prendre du recul, de « se retrouver », de décrocher, d’être cohérent avec une idée que l’on se fait de la vie et du travail (Jauréguiberry, 2014, p. 39). De leur côté, les tactiques d’ordre administratif (prendre des vacances ou des congés de maladie) (OV, PC) témoignent d’une déconnexion s’approchant davantage de la fuite associée à des situations de burn-out. À ce stade, les pauses quotidiennes ne sont pas considérées comme suffisantes ou réalisables. Francis Jauréguiberry (2014) compare ce type de déconnexion « à l’image d’un disjoncteur qui saute lorsque l’intensité électrique devient trop importante, la déconnexion est ici purement réactive » (p. 29). Quoi qu’il en soit, selon les dires des GCL, la mise en place des tactiques personnelles semble s’affiner avec le temps, au sens où la personne voit ce qui fonctionne mieux pour elle, dans son quotidien. La logique des essais-erreurs caractérisant leur travail de publication sur les médias socionumériques et leur compréhension des algorithmes se présentent donc, d’une certaine façon, dans l’implantation de tactiques visant à séparer leur vie professionnelle et personnelle, à se prémunir contre l’hyperconnexion.

Une position critique face à l’hyperconnexion : le signe d’une professionnalisation en cours ?

Les tactiques auxquelles les GCL ont recours pour déconnecter témoignent d’une certaine position critique face à l’hyperconnexion associée à leur métier. Les GCL sont conscient·e·s des risques de l’hyperconnexion en lien avec l’épuisement professionnel et à la santé mentale, et reconnaissent les difficultés associées à la volonté de se déconnecter d’une part (implications pour leur travail), et de sa mise en action de l’autre. Ces professionnel·le·s admettent qu’il est nécessaire de « faire attention » (RR) et de mettre en place des limites. Leurs critiques visent principalement le rythme incessant des plateformes et la surcharge informationnelle : on comprend que cette cadence et cette quantité d’informations accessibles en tout temps guident par la même occasion les attentes reliées à leur métier.

En cela, leur position ressemble davantage à celle des chauffeur·euse·s VTC qu’à celle des cadres, deux autres métiers confrontés également à des situations d’hyperconnexion. Comme l’affirme Salma El Bourkadi (2022), les cadres sont moins critiques que les chauffeur·euse·s face à leur hyperconnexion, car les premiers disposent de « quelques possibilités de déconnexion des TIC tout en continuant à travailler », alors que « l’activité du VTC repose en intégralité sur l’application numérique » (p. 7). Pour les chauffeur·euse·s VTC comme pour les GCL, l’hyperconnexion caractérise autant les « situations normales de travail » que les « situations problématiques » ou les « situations de fortes demandes » (El Bourkadi, 2022, p.7). L’utilisation constante et quotidienne de multiples plateformes par les GCL de contenu, nécessaires pour effectuer une panoplie de tâches distinctes, contribuerait donc à développer une position critique face à l’hyperconnexion. Face à la double plateformisation de leur métier, la déconnexion ponctuelle apparaît comme la seule façon de se préserver. L’hyperconnexion est rarement volontaire (à l’opposé de certains cadres), elle est plutôt considérée comme inhérente au métier, façonné par le fonctionnement des plateformes.

La nécessité de pouvoir « déconnecter » de temps en temps est partagée par plusieurs participant·e·s dans les groupes de discussion : il semblerait même y avoir un consensus. Cette convergence d’opinions pourrait être le signe d’une professionnalisation en cours, bien que non encore formalisée. D’après quelques GCL, être capable de se déconnecter serait même une compétence à acquérir pour réaliser le métier. Selon Demazière (2009, cité dans Lépine, 2016), la professionnalisation se rapporte entre autres à : « la diffusion de normes de professionnalité sous la double impulsion de demandes de reconnaissance de travailleurs et de formulation d’exigences de la part de leurs partenaires » (parag. 15). Et si une demande commune aux GCL serait la reconnaissance de l’importance de la déconnexion ponctuelle ? Est-ce que la mise en place de limites et de règles de déconnexion serait une façon de « faire valoir son professionnalisme » (Brulois et al., 2016, p. 6) dans un contexte où les outils de travail des GCL sont également investis par une partie importante de la population, à des fins personnelles et récréatives ?

Si le partage d’un objectif (voire d’une valeur) commun(e) de résistance à l’hyperconnexion unit les GCL, la profession se caractérise également par des différences importantes au niveau des réalités et expériences vécues, que ce soit en termes de fiche de poste, de pratiques professionnelles, ou de rapport à la déconnexion. Par exemple, certain·e·s sont en mesure d’implanter leurs tactiques vis-à-vis des plateformes de manière particulièrement efficace. C’est le cas notamment des professionnel·le·s ayant un fort soutien de la part de leurs gestionnaires et/ou de leurs collègues. Ceux-ci sont mieux à même de dégager du temps ou de disposer des ressources nécessaires pour apprendre le fonctionnement des plateformes, actualiser leurs apprentissages et maintenir une relation saine avec les plateformes. Pour les autres, ce sont plutôt des petites tactiques ponctuelles qui sont mises en place, rendant difficile d’échapper à la double plateformisation de leur métier. Il semble également y avoir un effet générationnel : les plus jeunes qui sortent du diplôme de premier cycle, moins susceptibles d’avoir déjà une famille, ont moins tendance à déconnecter. Ainsi, les plateformes, à travers le vécu des personnes qui en font la professionnalisation, agissent comme miroir grossissant des dynamiques de pouvoir déjà en place. Ce constat rejoint celui de Jauréguiberry (2014) concernant l’inégalité des employé·e·s par rapport à leur capacité à pratiquer la déconnexion. L’auteur rappelle d’ailleurs que cette situation ne repose pas simplement sur l’usage des TIC : il est nécessaire en effet de pointer « la hiérarchie, des rapports de force, des statuts, et en définitive des types de pouvoir déjà existants au sein des entreprises, organisations ou réseaux » (p. 37).

Conclusion

Considérer la professionnalisation rapide et la plateformisation du métier de GCL apparaît essentiel pour bien comprendre, d’une part, le contexte dans lequel évoluent ces pratiquant·e·s, marqué entre autres par le changement continuel et la multiplication des outils de travail, et d’autre part, l’enjeu de l’hyperconnexion pesant sur eux. Caractérisée par l’usage massif des technologies, la surcharge informationnelle et la fragmentation des tâches, l’hyperconnexion participe au technostress vécu par les GCL au Québec. L’hyperconnexion apparaît, en fait, difficilement contournable en raison des exigences d’apprentissage continuel, de la multitude des outils nécessaires à la réalisation des tâches, ainsi qu’à la nature même du métier. Des tactiques de déconnexion mobilisant différents types de barrières (matérielles, temporelles, spatiales, organisationnelles, relationnelles, administratives) sont néanmoins mises en place de manière individuelle par les GCL pour tenter de préserver leur équilibre de vie. Ces tactiques, implantées surtout pour contrer le caractère invasif des TIC, visent souvent à instaurer des « petites déconnexions » (Jauréguiberry, 2014, p. 37) quotidiennes, ou de manière plus drastique, des fuites de plusieurs jours ou semaines, pour se reposer. Les GCL sont ainsi confronté·e·s à une tension constante entre dépendance et résistance aux plateformes.

L’intensité et la manière de gérer le technostress vécu au travail dépendent également des pratiques plus larges de l’organisation (variant d’un domaine à l’autre) et des réalités différentes auxquelles les pratiquant·e·s font face. En effet, si l’ensemble des GCL mentionnent les difficultés de déconnexion dans leur métier, les conditions pour le faire ne sont pas égales. Le support organisationnel varie beaucoup en fonction des secteurs, et les GCL ne vivent pas l’hyperconnexion de la même manière en fonction de leur âge ou de leur situation familiale. Surtout, les personnes racisées, ou faisant partie d’une minorité sexuelle, sont plus susceptibles de vivre du harcèlement ou des insultes de la part des communautés, ce qui aggrave évidemment le technostress. Autrement dit, si le travail émotionnel numérique impliqué dans la gestion des communautés n’a pas été mis de l’avant dans ce texte (voir à ce sujet l’article de Camille Alloing et Julien Pierre, 2021), notons qu’il joue également sur le stress vécu par les GCL, et motive parfois leurs tentatives de déconnexion. L’incompréhension des gestionnaires quant aux tâches et réalités des GCL peut aussi participer au développement d’un épuisement. Poursuivre cette recherche au regard d’une analyse intersectionnelle des réalités des GCL serait une piste prometteuse pour des recherches futures.

Cette recherche présente des limites par son caractère situé et ancré dans une perspective communicationnelle. Par exemple, il serait pertinent d’analyser plus en profondeur les tactiques de déconnexion au regard de la sociologie des professions, dans la continuité des travaux de thèse de Noémie Couillard (2017), afin d’interpréter les tactiques de résistances d’un groupe professionnel en constitution et de réfléchir sur leur identité professionnelle. L’objet de ce présent article était toutefois de se concentrer sur l’impact de dispositifs communicationnels, les plateformes, et sur les réalités des gestionnaires de communauté. Par ailleurs, il serait intéressant d’étudier cette même problématique dans un contexte où le droit à la déconnexion est appliqué, comme en France, où la loi El Khomry concernant le droit à la déconnexion a été adoptée dans le Code du travail en 2017.

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  1. 1 Afin de simplifier la lecture du texte, nous proposons l’acronyme GCL pour désigner les gestionnaires de communautés en ligne.

  2. 2 Dirigé par le professeur Camille Alloing, le projet ANTiC a bénéficié d’un financement du CRSH dans le cadre de son volet savoir.

  3. 3 Le titre et les responsabilités du poste varient selon l’organisation. Dans le cadre de cet article, nous utiliserons l’acronyme GCL (en référence à l’expression « gestionnaire de communautés en ligne ») pour désigner l’ensemble de ces praticien·ne·s.

  4. 4 https://travail-emploi.gouv.fr/mesurer-les-facteurs-psychosociaux-de-risque-au-travail-pour-les-maitriser

  5. 5 https://irep.ntu.ac.uk/id/eprint/31136/

  6. 6 https://www.inrs.fr/risques/psychosociaux/ce-qu-il-faut-retenir.html

  7. 7 Citation originale : « Proactive coping behaviors also reinforce the effects of reactive coping behaviors such that the effects of an individual’s reactive coping depend on his or her proactive coping behaviors as well » (Pirkkalainen et al., 2019, p. 1180).

  8. 8 Meta est le nouveau nom de l’entreprise Facebook depuis octobre 2021. Dirigée par un de ses fondateurs, Mark Zuckerberg, depuis 2004, l’entreprise californienne a racheté d’autres plateformes, comme Instagram et Whatsapp.

  9. 9 Cela est vrai pour d’autres plateformes, comme Linkedin. Comme notre étude s’est déroulée avant 2022, nous n’avons pas eu le cas de GCL utilisant TikTok, connu pour son puissant algorithme.