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!
Communication!publique!et!
responsabilité!citoyenne!
!
Ritha!Cossette,!Professeure!(retraitée),!!
Université!du!Québec!à!Montréal,!!
rithacossette@hotmail.com !
Communication!publique!et!responsabilité!citoyenne!15!
!
Résumé.!
Cet article examine le lien théoriquement indissoluble entre la communication
publique et le paradigme éthique de la responsabilité : qu’est-ce qu’une
communication publique responsable, ce à quoi s’engage implicitement tout
professionnel de la communication ? Cette responsabilité se fait citoyenne dès lors
que c’est la démocratie elle-même qui autorise l’exercice professionnel du métier de
communiquer. Une structure à double renvoi ouvre à terme sur une autre éthique, celle
plus fondamentale de la dette. Si en effet une sociégarantit les conditions de la
communication publique, elle est en droit d’exiger en retour le respect de ses principes
fondamentaux : outre l’État de droit, la pluralité gitime des points de vue, la véracité
et la justesse du discours, le respect de l’intelligence des autres et, par extension, des
différents publics auxquels elle s’adresse.
Mots-clés : communication, espace public, citoyenneté, éthique, responsabilité,
dette.
Abstract!
This article examines the theoretically indissoluble link between the public
communication and the ethical paradigm of responsibility. What is responsible public
communication, something which each communication professional implicitly
commits to ? This responsibility applies to the citizen since it is democracy itself
which authorizes the professional exercise of the task of communication. A structure
with two way reciprocity leads to another fundamental consideration, that of the ethics
of debt. If indeed a society guarantees the conditions of public communication, in
return it requires respect for its fundamental principles: that of Rule of Law, legitimate
plurality points of view, truthfulness and correctness of speech, respect for the
intelligence of others and, by extension, for various publics that it addresses.
Mots-clés : communication, public communication, citizen, ethics, responsibility,
debt.
16! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
« Autant peut faire le sot celui qui dit vrai que celui qui dit faux; car ce qui est en
cause pour nous, c’est la manière de dire, non la matière ». Montaigne, L’art de la
conversation.
« Vivons-nous actuellement dans une époque éclairée ?, on doit répondre : non,
mais nous vivons dans une époque de propagation des lumières »
1
. Cette question
promptement répondue est déjà vieille de quelques siècles. Difficile de s’en
débarrasser cependant dans la mesure elle annonçait les conditions idéales d’une
société authentiquement démocratique, ses valeurs fondamentales de liberté et de
dignité absolue des personnes. La réponse est provocante mais sans doute vaudrait-
elle encore pour les citoyens d’aujourd’hui. Avons-nous en effet levé les obstacles
majeurs à l’exercice de la démocratie et aménagé, pour nous-mêmes, cet espace de
franche et libre discussion un espace public que Kant appelait de tous ses vœux ?
L’espace public, l’arène dans laquelle les citoyens débattent de façon la plus
rationnelle possible de ce qu’ils ont en commun, est la condition première à l’exercice
de la citoyenneté. Lieu de débats contradictoires pour comprendre ce qui arrive ou
décider de ce qui devrait arriver ; débats sur les conséquences graves et inquiétantes
d’un projet ou d’une action collective ; débats sur la pertinence des lois et des autorités
instituées, etc. D’où le caractère normatif de la discussion démocratique telle qu’elle
est menée dans la société civile, dans les institutions publiques et dans l’État. La
liberté d’expression et la circulation publique des idées le principe de publicité , la
qualité de l’information, sa pertinence et sa justesse s’imposent alors dans les
mentalités comme condition essentielle pour une saine gestion des organisations ou
une gouvernance éclairée des sociétés (Dewey, 2005). D’où le droit et le devoir de
s’informer oser savoir, dirait Kant et d’informer correctement.
Mais le monde a bien changé depuis Kant. Et la sphère publique est désormais
investie par de multiples entrepreneurs et réseaux d’information, journalistes et
citoyens-journalistes, chroniqueurs, commentateurs et analystes improvisés,
politiques et intellectuels engagés, blogueurs et promoteurs aguerris d’opinions,
relationnistes, publicistes et habiles faiseurs d’images. Autant d’agents qui se
disputent âprement l’attention et l’adhésion du public à une idéologie, à une cause ou
à une autre. Et c’est sans compter le recours massif des citoyens aux médias sociaux.
Mais alors, comment se fier à ce qui se dit dans cet espace bruyant et encombré ?
Le présent article examine le lien théoriquement indissoluble entre la
communication publique et le paradigme éthique de la responsabilité. La
communication publique généralisée (l’exercice public de la raison dirait Kant) réfère
pour nous aujourd’hui à ces différentes pratiques enchevêtrées et dont la
communication professionnelle des institutions et des administrations serait l’une de
ses composantes catégorielles. Qu’est-ce qu’une communication publique
responsable, ce à quoi s’engage implicitement tout professionnel de la
1
Kant, E. Réponse à la question : Qu’est-ce que les lumières ?, Bibliothèque de la Pléiade, Ed.
Gallimard, 1985, p. 215.
Communication!publique!et!responsabilité!citoyenne!17!
!
communication ? Sur quoi reposent la responsabilité et l’imputabilité de qui a choisi
le difficile métier de communiquer ?
La régulation déontologique des pratiques de communication dispose non
seulement à une plus grande probité intellectuelle mais invite aussi à une honnête
contribution à la vie démocratique. L’élaboration déjà avancée de chartes ou de textes
normatifs promet alors d’affermir sinon de rescaper une identité et un statut
professionnels précaires. Le domaine des relations publiques qui nous occupera ici ne
fait évidemment pas exception, même si cela vaut pour tous les métiers de
l’information qui, il faut bien l’admettre, participent dorénavant d’un redoutable
mélange des genres. Il est tout de même possible de distinguer certaines postures de
communication.
1.! Postures!de!communication!dans!l’espace!public!
La posture de communication la plus objective possible et aussi la plus dubitative,
renvoie à l’activité journalistique : enquêtes rigoureuses et approfondies sur des
questions d’intérêt général, reportages ponctuels sur des évènements, des faits
problématiques, des dysfonctionnements démocratiques, etc. Cette posture et la
déontologie correspondante relève d’un idéal d’exactitude et d’impartialité et trouve
sa légitimité dans le droit du public à l’information
2
. Il en va de même pour le domaine
plus restreint des communications institutionnelles. Formelles, méthodiques et
informatives, celles-ci concernent le fonctionnement interne de l’État, ses missions,
ses orientations et ses programmes ou celui de différentes instances publiques.
Comme pour l’information journalistique, la communication institutionnelle à
destination des citoyens est liée au principe de neutralité et doit d’abord servir l’intérêt
général des populations desservies (Zemor, 1996).
Les relations publiques présentent à cet égard un double profil, œuvrant, soit en
fonction de l’intérêt général pour autant qu’une autorité ou une institution publique
soit concernée, soit selon des intérêts particuliers, multiples et contradictoires au cœur
même de la société civile : entreprises, fondations, réseaux communautaires,
associations, syndicats, groupes sociaux, etc. Bien que les relations publiques
intègrent et respectent une certaine factualité, elles sont d’abord menées selon une
logique de l’intérêt et en fonction de publics circonscrits. Adoptant la posture de
communication pour convaincre ou pour promouvoir ces différents intérêts, elles
peuvent compter ou miser sur les ressources infinies de la sophistique ou de la
rhétorique. Elles dépassent en cela largement la seule visée informative.
Aussi, les opérations de relations publiques sont-elles maintenant nécessaires pour
ménager à une organisation une place concurrentielle dans le marché des services, des
2
Pour un examen approfondi de la déontologie professionnelle des journalistes, consulter l’ouvrage
de Daniel Cornu, Journalisme et vérité, L’éthique de l’information au défi du changement
médiatique, Labor et Fides, 2009.
18! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
biens et des idées, pour promouvoir une marque, un programme, une personnalité ou
un parti politique. Opérations délicates pour prévenir ou contenir une crise, résoudre
un scandale, atténuer la violence médiatique ou la vindicte populaire, redresser une
réputation malmenée, etc. Parfois consensuelles, elles se réalisent en fonction de ce
qui préoccupe un groupe ou une population. Relations publiques pour rassurer et
inspirer confiance. Parfois acrimonieuses et réactives, elles relayent et importent dans
l’espace public la colère ou l’indignation d’un groupe à destination d’un autre ou
d’une autorité. Relations publiques pour apaiser une opinion populaire récalcitrante
ou pour redéfinir un rapport de force. Aucune organisation moderne ne pourrait
manifestement se développer sans ce processus de communication soutenue avec
différents publics, communautés, réseaux ou collaborateurs.
Combien de fois n’a-t-on pas assimilé cependant cette action toujours déjà
intéressée, à une propagande mensongère ou à la subtile manipulation des esprits et
de l’opinion publique ? La cause est entendue. C’est ce déficit de crédibilité qui a
forcé l’élaboration de standards déontologiques davantage respectueux des droits ou
de la protection du public ; plus respectueux aussi des différents systèmes de
collaboration et de standards professionnels communs.
Cette responsabilité d’une parole fiable, juste et crédible d’une organisation
incombe pour une bonne part au relationniste qui, à la faveur d’une formation
universitaire plus affirmée, endosse selon les aléas des circonstances et des mandats,
la figure fuyante du stratège, de l’analyste ou de l’expert-conseil. Où commence et
finit cette responsabilité ? Que signifie plus fondamentalement être responsable ?
2.! Le!paradigme!éthique!de!la!responsabilité!
On retrouve, selon les époques et les disciplines universitaires, différentes
approches de l’idée de responsabilité. Il est tout de même possible, au delà d’un flou
conceptuel persistant entourant cette notion, d’en dégager les lignes générales.
Le principe de responsabilité, condition nécessaire bien qu’insuffisante à
l’organisation de la vie sociale, repose sur une double normativité. La forme qui nous
est la plus familière est sans doute la responsabilité juridique enchâssée dans les lois,
elles-mêmes consignées dans des codes civils ou criminels. Cette forme de
responsabilité est pour l’essentiel limitée aux effets nuisibles des actions et à la
sanction des fautes : « En un sens strictement juridique, l’imputation présuppose un
ensemble d’obligations limitées négativement par l’énumération précise des
infractions à la loi écrite, à quoi correspond l’obligation en droit civil de parer le tort
commis et en droit pénal celle de se soumettre à la peine. Est réputé imputable le sujet
placé sous l’obligation de réparer les dommages et de subir la peine »
3
. Il faut
cependant distinguer les deux ordres différents de l’imputabilité et de la
3
Ricoeur, P. Parcours de reconnaissance, Gallimard, 2004, p. 172.
Communication!publique!et!responsabilité!citoyenne!19!
!
responsabilité: celle-ci renvoie au sujet tandis que l’imputabilité concerne un système
de jugement qui lui est extérieur (Genard, 2006). L’imputabilité fère principalement,
par ailleurs, aux actions passées alors que la responsabilité est davantage
contemporaine de l’action.
La deuxième modalité, la responsabilité morale, est à plusieurs égards illimitée dans
la mesure où elle engage l’ensemble de nos rapports à autrui, notre rapport au monde.
Ce deuxième versant de la responsabilité recouvre la deuxième distinction
problématique entre responsabilité morale individuelle et collective. Qu’en est-il dans
un premier temps de la responsabilité à la première personne ?
L’éthique de la responsabilité implique, avant de l’appliquer à quelque domaine
professionnel que ce soit, une première référence directe à l’agent : qui est celui qui
agit et qui peut-être tenu responsable de ce qui arrive ? L’idée de responsabilité n’a
donc de sens que dans la relation éthique à l’autre. commence l’éthique et pourquoi
faut-il y revenir sans cesse ?
L’éthique s’installe d’abord dans les esprits bien davantage que dans les codes ou
dans des textes normatifs. Kant fixe son début décisif par la sortie hors d’un état de
minoril’abandon d’une posture passive et infantile , par le refus de se voir et de
se présenter comme simple exécutant assujetti à la volonté d’un autre. Se conformer
à des rôles sociaux ou professionnels prédéterminés ne sera jamais suffisant. Et
l’autonomie morale en cause ici repose sur la capacité fondamentale de se désigner
comme un JE, une instance psychique qui pense, qui juge, qui parle en son nom. Être
responsable, c’est être un sujet : un Je particulier qui agit et qui assume le devoir de
répondre de ses actes, qui donne la raison de ses choix (Genard, 2006).
Aussi, la responsabilité implique-t-elle une certaine posture, un certain maintien de
soi révélateur de l’identité éthique telle que théorisée par Ricoeur: se tenir moralement
responsable c’est « accepter d’être tenu pour le même aujourd’hui que celui qui a agi
hier et qui agira demain, ... c’est pour la personne la manière telle de se comporter
qu’autrui peut compter sur elle. Parce que quelqu’un compte sur moi, je suis
comptable de mes actions devant un autre. Le terme responsabilité réunit les deux
significations : compter sur ..., être comptable de … »
4
. Aussi bien dire d’ailleurs que
ce maintien de soi est toujours contemporain de la tenue de ses engagements et de ses
promesses : je ferai demain ce que je dis aujourd’hui que je ferai. Je m’y tiendrai.
L’agir responsable se révèle aussi, par delà ce laborieux procès de subjectivation
le devenir adulte , par la mobilisation de toutes ses capacités. L’idée n’est pas neuve.
On la trouve notamment dans l’Art de la conversation de Montaigne selon qui « il faut
qu’il y ait plus de vigueur et de puissance dans le porteur que dans la charge. Celui
qui n’a pas mis en œuvre toute sa force, vous laisse deviner s’il en a encore au-delà et
s’il a été mis à l’épreuve jusqu’à sa dernière possibilité »
5
. Et si nous sommes souvent
irrités par la déresponsabilisation d’autrui, nous anticipons toujours, pour nous-
4
Ricoeur, P., Soi-même comme un autre, Gallimard, 1990, p. 342.
5
Montaigne, M. Les Essais, L’art de la conversation, Gallimard, 2009, p. 1128.
20! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
mêmes, le fardeau qui accompagne le fait de devoir prendre ou de devoir assumer ses
responsabilités.
Pour exemple, la décision hautement risquée du capitaine Sullenburger d’amerrir
sur la rivière Hudson en 2009 plutôt que d’atterrir sur une piste pourtant disponible
dans un aéroport à proximité. Un moment d’autant plus tragique que la vie de cent
cinquante personnes étaient en danger. Lourde responsabilité que celle-et aucune
possibilité de se décharger sur quiconque, son employeur, ses collègues ou
collaborateurs. Ce fardeau imposé par une situation grave et inédite et à laquelle il
devait réagir, c’était à lui et à lui seul de le porter. À lui et à lui seul revenait la décision
finale. Une décision qui, bien au-delà des lois, des normes et des protocoles,
s’attachera à la personne du pilote et à ce qu’il a fait ce jour-là. Même impliqué dans
une entreprise collective, même supporté par son syndicat ou son employeur, c’est
lui-même sa compétence et la qualité de son jugement qui seront examinés, blâmés
et éventuellement sanctionnés. On connaît la suite : il a s’expliquer devant le
prestigieux NTSB quelques mois plus tard, organisme à son tour responsable de la
sécurité aérienne. Il y allait de la réputation de sa compagnie voire de l’ensemble de
l’industrie. De la relation de confiance surtout entre voyageurs et transporteurs,
confiance plus immédiate dans la compétence professionnelle et le sens du devoir de
leurs pilotes. Ce poids moral de la charge de l’autre, dans ce cas-ci un groupe de
voyageurs confiants, constitue l’objet ultime de la responsabilité (Ricoeur, 2004).
Et la reconnaissance par l’agent lui-même d’être l’auteur de tel ou tel acte atteste
implicitement qu’il en était capable : je l’ai fait, c’est donc que j’en étais capable ;
c’est moi l’instigateur de ce qui est arrivé, c’est donc à moi que revient l’obligation
d’en répondre. C’est cette reconnaissance- qui dispose précisément à l’imputabilité.
Cette figure majeure de la responsabilité à la première personne serait toutefois bien
insuffisante si nous en restions là. Le sujet n’a pas les ressources intérieures suffisantes
pour assumer ou s’acquitter de tout. Ses compétences personnelles doivent en effet
pouvoir se combiner avec des ressources extérieures disponibles dans
l’environnement matériel, social et politique (Nussbaum, 2012). Nos environnements
sont cependant devenus remarquablement complexes : multiplicité des intervenants
s’enchevêtrant et s’entrechoquant même parfois les uns les autres; hiérarchie
organisationnelle et organigrammes sophistiqués; coordination laborieuse des rôles et
division aléatoire du travail; méthodes plus ou moins formelles et protocoles
contraignants, etc.
Il faut donc lier l’assomption de la responsabilité à l’expérience associative elle-
même l’intersubjectivité et qui va bien au-delà d’un simple partage des rôles et
des prérogatives. Le postulat de l’intersubjectivité coiffe donc l’idée d’une
subjectivité enclose sur elle-même héritée de la première modernicartésienne. La
signification, en d’autres mots, de ce qui est dit ou fait par les uns ou par les autres et
qui exigent d’en répondre ne tient pas à un processus monologique : « Jamais
solipsiste, toute action, aussi singulière et personnelle soit-elle, se déploie dans, et
Communication!publique!et!responsabilité!citoyenne!21!
!
déploie avec elle, un champ qui implique une pluralité d’acteurs comme un pluralité
de destinataires »
6
.
Chose étonnante par ailleurs, le fait que les gens résistent la plupart du temps aux
tentations de se décharger du fardeau de la responsabilité. Peut-être faut-il regarder en
direction de la dynamique
interne des groupes sociaux qu’anime une incessante quête pour la reconnaissance. Il
y va du développement et du maintien de l’estime de soi, de la possibilité de se
reconnaître soi-même comme un être responsable : « De fait, la plupart des conflits
qui surgissent typiquement au sein d’un groupe se situent sur un plan proche de la
conscience et se laissent aisément reconstruire en termes rationnels. Ils sont en général
liés à l’interprétation et à la hiérarchisation des prestations dont les sujets doivent
pouvoir s’acquitter pour être considérés comme des membres reconnus du groupe »
7
.
Le souci et le sens de la responsabilité seraient assumés sinon assurés à la faveur
précisément de l’expérience de l’appartenance à un groupe.
Comment circonscrire alors la part d’action de chacun ? Peut-on d’un point de vue
moral rendre quelqu’un responsable pour quelque chose qu’il n’a pas lui-même
accompli ? Comment une communauté pourrait-elle ne pas se sentir responsable de
l’action de l’un de ses membres ou de ce qui a été fait en son nom ? Question
problématique et irrésolue que celle de la responsabilité collective et qui déborde
largement notre propos.
Il est tout de même possible de voir la convergence entre les deux principes de la
responsabilité et celui d’une nécessaire solidarité humaine : « Cette responsabilité
déléguée pour des choses que nous n’avons pas faites, à savoir que nous prenions sur
nous les conséquences de choses dont nous sommes entièrement innocents, est le prix
que nous payons pour conduire notre vie non de façon indépendante, mais parmi nos
congénères »
8
. Cette proposition d’Arendt fait signe vers l’idée d’un monde commun
et de la figure du citoyen qui doit s’en rendre responsable.
3.! La!responsabilité!citoyenne!
La responsabilité citoyenne atteste d’une loyauté première à des principes
démocratiques en excès sur les intérêts corporatistes, particuliers et égocentrés de la
communication publique. Et sans doute peut-on la référer à une responsabilité pour le
monde. Une responsabilité que l’on pourrait dire globale (Gros, 2012). Un souci
éthique fondamental pour ce qui se passe concrètement dans le monde, les choix
périlleux pour l’avenir de l’humanité et pour la planète entière.
6
Etienne Tassin, préface à Assumer l’humanité, Philosophie et société, p. 11.
7
Honneth, A. Ce que social veut dire, Gallimard, 2015, p. 247/248.
8
Arendt, H., Responsabilité et jugement, Éditions Payot & Rivages, 2005, p. 183.
22! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
Pas de démocratie véritable sans la montée en puissance de la parole citoyenne.
Impossible alors de communiquer sans l’idée régulatrice de vérité : « Pour ne pas dire
la vérité, il faut qu’il y ait une vérité à ne pas dire »
9
. L’idée de vérité même soumise
à la dure critique des sceptiques semble toujours déjà vitale pour un juste rapport avec
les autres et une conception adéquate du monde réel. Pour vivre ensemble. La
responsabilité citoyenne prend alors les traits d’une responsabilité épistémique : le
devoir de chercher et de s’efforcer de délivrer des informations qui soient justes,
exactes et fiables : « Un individu qui, dans un contexte de confiance, agit
consciencieusement avec le but d’apporter de l’information à autrui se donnera du mal
pour s’assurer, dans une mesure raisonnable, que l’opinion qu’il transmet est vraie ;
cela revient à dire qu’un investissement d’investigation peut se faire au bénéfice
d’autrui ou au bénéfice du groupe »
10
. La probité intellectuelle est à ce prix.
Aussi la théorie habermassienne de la communication insiste-t-elle sur
l’intelligibilité et la justesse des énoncés : « Ceux qui participent à une interaction
doivent se considérer réciproquement comme responsables et donc supposer qu’ils
fondent leurs actes sur des prétentions à la validité » (Habermas, 1997). Parler de
manière rationnelle et raisonnable suppose non seulement l’expression d’une pensée,
mais, et surtout, l’identification à ce qui est dit : c’est bien moi qui dit et qui pense
cela, qui pense à ce que je dis, là maintenant, et que je dis ce que je pense. Vraiment,
en tout bonne foi.
Mais la probité et l’ouverture à la pluralité des points de vue ne vont pas de soi. Les
stratégies ou les ruses langagières seront toujours possibles ou disponibles pour qui
veut manipuler les esprits ou fuir ses responsabilités
11
. À commencer par le mensonge
ou la dissimulation. Combien d’opérations de relations publiques ne sont-elles pas, à
cet égard, blâmées pour leur caractère opportuniste et sournoisement intéressé, pour
leurs pratiques antidémocratiques ? Combien de doutes sur l’authenticité des
messages et des intentions ?
Un principe fondateur de la vie en société commandera toujours pourtant de ne pas
mentir, de ne pas déserter sa propre parole. Certains auteurs classiques dont Kant et
Arendt ont lourdement insisté sur la gravité de cette désertion : « La puissance n’est
actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas
vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler les intentions mais
à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir
des relations et créer des réalités nouvelles »
12
. Une sorte de contrat fondamental de
9
Conche, M. Le fondement de la morale, PUF, 1993, p. 93.
10
Williams, B., Vérité et véracité, 2006, p. 152.
11
Les analyses de V. Jankélévitch dans L’ironie, Flammarion, 1964 et Les vertus de l’amour,
Flammarion, 1986 sont particulièrement éclairantes sur ces différentes stratégies langagières. De
même Perelman, C. et Olbretchs-Tyceta, Traité de l’argumentation, Éditions de l’Université de
Bruxelles, 2008.
12
Arendt, H., Condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy, 1983, p. 260.
Communication!publique!et!responsabilité!citoyenne!23!
!
confiance confiance dans la parole de l’autre et dans ses promesses précède ici
tous les autres contrats possibles (Mangematin et Thuderoz, 2003).
Plusieurs raisons militent en faveur de la condamnation du mensonge : il ruine
l'essence même de la parole censée exprimer une pensée et sur la base de laquelle
s’établit la confiance mutuelle. Peut-on en effet se fier à quelqu’un qui dit le contraire
de ce qu’il pense, coopérer avec lui ? Et paradoxalement, la personne qui ment ne
souhaite pas du mensonge comme norme du discours refusant à autrui ce qu’elle
s’autorise à elle-même
13
.
Et plus un réseau, une organisation, un groupe ou une personne a du pouvoir, plus
grandes et parfois plus redoutables seront les conséquences du mensonge ou la
dissimulation d’une vérité à laquelle les autres ont droit. Pour illustrer le propos, le
cas hautement médiatisé de Lance Amstrong, cycliste vainqueur de sept tours de
France
14
. Une équipe de relationnistes et d’avocats ont manœuvrer pendant
plusieurs années pour éviter que n’éclate au grand jour le scandale de dopage du
célèbre et richissime athlète. La vérité a finit par triompher et Amstrong jusque
puissamment appuyé pas des commanditaires prestigieux a s’incliner et remettre
ses médailles. De héros national qu’il était devenu il a été refoulé dans le camp peu
enviable des menteurs et des tricheurs. Ses ambitions démesurées ont eu un effet
dévastateur sur la vie et la carrière des coéquipiers qui ont refusé de participer à la
manœuvre, de cautionner le plus grand et le plus nuisible des mensonges pour la
discipline et sur l’ensemble des athlètes qui la pratiquent.
Le recours récurrent au mensonge repose sur des tendances psychosociologiques
tenaces bien connues : il sert l’ego et son propre bonheur, apaise les peurs tenaces de
l’échec, de la perte d’un amour ou de l’admiration des autres ; mensonge altruiste
aussi bien, dans l’intérêt ou par amour pour autrui : le pieux mensonge. Outre la
considération qu’il est tout à fait possible de faire le bien d’autrui en lui mentant, il y
a la croyance dans le fait que certaines personnes ou groupes de personnes n’ont pas
droit à la vérité, qu’une vérité révélée pourrait toujours se retourner contre nous. Le
débat philosophique autour de cette question oppose en fait le devoir de vérité au
devoir de véracité : nous pouvons toujours nous tromper et nous nous trompons
effectivement souvent, mais tromper délibérément autrui ou le public, est davantage
sujet à désapprobation, moralement condamnable.
Mais, outre le mensonge dont on connaît les dangers quand il est dévoilé et toute
l’énergie qu’il faut investir en relations publiques pour en réduire les effets nocifs, il
existe un autre acte de parole commode, une autre stratégie de fuite de ses
responsabilités : c’est le baratin, tout à l’opposé d’un raisonnement suivi en phase
avec le monde réel. Combien de fois d’ailleurs les opérations de relations publiques
n’ont-elles pas été discréditées pour leur caractère frivole et superficiel ? L’expression
13
La critique kantienne du mensonge triplement contradictoire apparaît dans Sur un prétendu droit
de mentir par humanité. La Pléiade tome III, 1986.
14
Voir Holmes, Alex, Lance Amstrong : la victoire à tout prix, 2014.
24! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
« Ce n’est qu’une opération de relations publiques » est pour exemple fréquemment
utilisée entre adversaires politiques s’accusant mutuellement de berner la population
par la multiplication de phrases creuses ou de propos insignifiants.
Baratiner, cela revient à parler mais ne rien dire ou à parler pour ne rien dire,
s’exprimer de façon à ce que l’interlocuteur ne puisse exercer pleinement son
intelligence critique. Celui ou celle qui baratine n’a d’ailleurs nul besoin d’introduire
une fausseté dans le propos. Il ne veut ni dire ni cacher la réalité ou la véri : il s’en
moque. Le baratineur ne fait tout simplement pas attention à ce qu’il dit et sa marge
de manœuvre est aussi grande que son habileté à puiser dans les ressources infinies
du langage, à exploiter, mine de rien, la complaisance ou la crédulité de son public.
Ennemie du baratin, une parole pour dire le vrai ou ce que nous croyons être vrai : la
véridicité ; une parole articulée pour être compris, une parole intelligente pour être
cru.
Ce sont l’ignorance et l’opinion irréfléchie qui expliquent, selon Frankfurt,
l’omniprésence et le caractère inévitable du baratin qui apparaît « chaque fois que les
circonstances amènent un individu à aborder un sujet qu’il ignore. La production
d’inepties est donc stimulée quand les occasions de s’exprimer sur une question
donnée l’emportent sur la connaissance de cette question. Ce genre d’écart est
fréquent dans la vie publique, dont les acteurs sont portés soit du fait d’un penchant
naturel, soit en réponse à des demandes extérieures à s’étendre sur des sujets malgré
leur degré plus ou moins élevé d’ignorance »
15
. Le discours te ou insensé de celui
qui « fait le sot » tient à une perversion de la parole, manœuvre d’autant plus facile
et courante qu’il est de mise en démocratie d’avoir une opinion sur tout. D’où le sens
qui peut être donné à la citation inaugurale de Montaigne : « Autant peut faire le sot
celui qui dit vrai que celui qui dit faux ; car ce qui est en cause pour nous, c’est la
manière de dire, non la matière ». Quelle manière ? Quelle forme ?
La forme est le contraire de l’arrogance. Un citoyen éduqué, un esprit correctement
formé prend la parole et sa parole au sérieux. Et Montaigne a depuis longtemps fixé
la hauteur de l’enjeu : le respect de la parole et des promesses est la condition
essentielle à l’édification d’un monde commun, du vivre ensemble : « Le commerce
entre les hommes étant conduit par la seule voie de la parole, celui qui la fausse trahit
la société publique. C’est le seul outil par le moyen duquel se communiquent nos
volontés et nos pensées, c’est l’interprète de notre âme : s’il nous manque nous
n’avons plus d’attaches entre nous, nous ne nous connaissons plus. S’il nous trompe,
il rompt toute nos relations et délie tous les liens de notre société »
16
. La franchise, la
crédibilité et la confiance sont ici à prendre d’un seul tenant.
Un esprit correctement formé - une tête bien faite ! -, non seulement respecte sa
parole mais aussi la parole des autres et leur état d’esprit, respect au fondement même
15
Frankfurt, H. G., L’art de dire des conneries, Ed. 10/18, Département d’Univers Poche, 2006, p.
72.
16
Montaigne, M., Les Essais, Sur le démenti, Gallimard, p. 810
Communication!publique!et!responsabilité!citoyenne!25!
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du lien démocratique : une parole en vaut une autre. Une personnalité démocratique,
puisque c’est de cela dont il s’agit, s’ouvre aux questions dérangeantes, accepte dans
l’argumentation de mettre en ballottage ses certitudes privées, ses préférences, ses
prises de positions ou ses valeurs. Un esprit ouvert, non fanatique, non exagérément
dogmatique, voit le monde en fait comme un laboratoire de recherche, là où rien n’est
joué à l’avance, un monde opaque à enquêter sans jamais prétendre l’avoir cerner une
foi pour toute. Il reconnaît, pour l’avoir lui-même expérimenté, le caractère
transformateur du dialogue, la version la moins conflictuelle, la plus apaisée du
rapport de communication (Gadamer, 2006).
La forme est aussi une question de jugement : juger c’est, non seulement se garder
en phase avec le réel mais aussi, juger du point de vue des autres. Le recours au
jugement et à l’éthique est d’ailleurs souvent motivé par l’effacement, la défaillance
ou l’insuffisance des normes ou des déontologies, par le déphasage ou la distorsion
entre les normes et la complexité sociale. Ils sont essentiels dans les moments de
transitions ou de grands bouleversements susceptibles de compromettre le vivre
ensemble et l’exercice de la citoyenneté. Il y a toujours besoin de juger correctement
parce que les situations ne sont jamais si prévisibles et si nettes, parce que les choses
ne se passent pas toujours comme nous l’avions anticipé ni dans les termes nous
l’aurions souhaité (Bergson, 1963). Jugement et responsabilité citoyenne sont
foncièrement indissociables (Arendt, 1974). Comment asseoir dans l’opinion
publique la crédibilité et la respectabilité d’un métier de communication, ici les
relations publiques, sinon en s’acquittant de cette responsabilité citoyenne première.
Sur quoi repose in fine la responsabilité et l’imputabilité de qui a choisi le métier de
communiquer ? Peut-être cette question trouve-t-elle sa réponse dans une autre
éthique que celle de la responsabilité mais qui ne lui est certainement pas étrangère :
une éthique de la dette. La fameuse question « Qu’avons-nous que nous n’ayons point
reçu ? » de St-Augustin, que nous la dépouillions ou non de ses références religieuses
initiales, jette les bases de cette éthique fondamentale. Aussi bien reconnaître que nous
ne sommes jamais quittes de nos rencontres avec les autres, jamais si autosuffisants
que nous puissions vivre humainement en dehors du système symbolique et culturel
de la dette (Sarthou-Lajus, 1997).
Ainsi pourrions conclure en resserrant les termes de la discussion sur la
responsabilité que ceux et celles qui font métier de communiquer ont précisément une
dette envers la société démocratique qui en autorise l’exercice. L’éthique de la
communication est l’éthique de la parole publique : la pervertir ou la dénaturer en
manipulant par les mensonges, les inepties, l’insincérité, la duplicité, les duperies ou
la mauvaise foi, revient à saper les fondements même de la mocratie, creuset de nos
libertés fondamentales. Fragile, la démocratie qui est faite pour l’essentiel de
relations ; incertaine aussi parce qu’elle peut toujours être instrumentalisée et
détournée au profit d’intérêts dominants particuliers. Élever les pratiques de
communication à la hauteur de ses standards, à savoir la condition de pluralité, le
26! Professionnalisation!et!éthique!de!la!communication!
respect des libertés fondamentales, le droit à la vérité et la fiabilité de la parole, c’est
s’en rendre activement responsable : une question d’intérêt bien compris.
Bibliographie!
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