Communication & Professionnalisation (2013-2023) : Une revue partielle et partiale de la recherche académique française en SIC

Patrice de La Broise

professeur en Sciences de l’Information

et de la Communication

Université de Lille, laboratoire Gériico (ULR 4073)

patrice.de-la-broise@univ-lille.fr

Résumé

L’article propose une revue des thèses et mémoires d’habilitation à diriger des recherches soutenus en France entre 2013 et 2023 problématisant la profession­nalisation de la communication. Ce recensement non exhaustif permet de repérer des objets scientifiques problématisés en termes de « mutations », « compétences » et « trajectoires » professionnelles associées aux technologies du « numérique » et saisies dans une triple perspective organisationnelle, médiatique ou politique. D’où il ressort que la professionnalisation renvoie principalement ici aux évolutions observables dans les métiers de l’information et de la communication, notamment dans les trajectoires et identités professionnelles de celles et ceux qui les exercent. Non réductibles à la sociologie d’un groupe professionnel, les organisations – même entendues dans leur diversité sectorielle et statutaire – n’en constituent pas non plus le seul domaine d’investigation. Les communications publique et politique, comme aussi les médias et industries culturelles, ne sont nullement exclus de ces travaux, à l’image de la revue Communication & Professionnalisation et de sa ligne éditoriale sensible à toutes les dynamiques de professionnalisation.

Mots-clés : Recension, Thèses, Mémoires d’habilitation à diriger des recherches, Professionnalisation, Communication, Revue

Abstract

This article reviews the theses and habilitation to direct research dissertations submitted in France between 2013 and 2023 on the theme of professionalizing communication. This non-exhaustive survey enables us to identify scientific objects problematized in terms of “mutations”, “skills” and professional “trajectories” associated with “digital” technologies, and grasped from a triple organizational, media or political perspective. As a result, professionalization here refers primarily to observable changes in the information and communication professions, particularly in the professional trajectories and identities of those who practise them. Not reducible to the sociology of a professional group, organizations - even when understood in their sectoral and statutory diversity - are not the only field of investigation. Public and political communications, as well as the media and cultural industries, are by no means excluded from this work, as is the case with the journal Communication & Professionnalisation and its editorial line sensitive to all the dynamics of professionalization.

Keywords: Review, Theses, Dissertations, Professionalization, Communication, Journal

Dix ans après la création de la revue Communication & Professionnalisation, initialement baptisée Cahiers du Résiproc (2013-2015), j’avais pris l’engagement de produire une « revue des thèses et mémoires d’habilitation (HDR1) soutenus en sciences de l’information et de la communication (SIC) depuis 2013 ». Cette commande, ambitieuse et stimulante pour un numéro anniversaire, m’oblige toutefois à en relativiser les modalités et le périmètre d’accomplissement. Nous sommes ici dans un repérage, certes facilité par l’agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES), mais limité à des travaux dont la publicité et la proximité d’avec leurs auteur·es ont présidé à la recension. La proximité, d’abord intellectuelle, est celle d’une ligne éditoriale centrée sur les dynamiques de professionnalisation en communication. Ce champ, non réductible à la communication des organisations, renvoie diversement aux segments professionnels, postures, trajectoires et compé­tences des communicant·es, à leur formation, aux dynamiques, innovations et transformations (sociales et technologiques) observables dans l’exercice de leurs métiers.

Notre « revue » n’est pas exhaustive, en ce qu’elle est limitée à la production française de thèses dont le dépôt sur la plateforme theses.fr est systématisé en France depuis juillet 2011. Les mémoires d’habilitation n’ont pas encore cette vertu, même si la Conférence Permanente des Directions de laboratoires en SIC (CPDirSIC) s’emploie à leur recensement national depuis 2020. Elle est aussi partiale, en ce que la diversité des travaux produits par nos collègues oblige à opérer des choix subjectifs quant à leur inscription dans une ligne éditoriale et leur mise en perspective avec les 14 dossiers thématiques de Communication & Professionnalisation depuis 2013. C’est donc bien une recension partielle et partiale dont il s’agit ici, et je prie celles et ceux qui n’y retrouveraient pas leur contribution académique de bien vouloir m’en excuser.

  1. Une pêche à la ligne éditoriale

« Communication & Professionnalisation publie des travaux entourant les diffé­rentes dynamiques de la professionnalisation des communicateurs (communicant). Ces dyna­miques peuvent être abordées selon différentes perspectives (sociologiques, éthiques, déontologiques, critiques, économiques, organisationnelles), mais également au travers des différentes pratiques professionnelles (communication interne, communication marketing, relations publiques, communication numérique, communication média­tique, communication politique, management de la communication) ». Sur cette ligne éditoriale où la communication et la professionnalisation opèrent comme concepts éponymes de notre revue, la conjonction a conduit les auteurs à problématiser de multiples objets de recherche au fil des numéros. D’où il ressort que les thématiques abordées sont principalement axées sur : la professionnalisation des communicateurs (dynamiques, trajectoires et postures), la formation à la communication, dans l’articulation des savoirs et des pratiques, une éthique de la communication dans ses fondements et ses pratiques, le numérique et ses effets sur les métiers, les formations et les compétences en communication. Pour autant, les quatorze livraisons de la décennie écoulée ne donnent pas toute la mesure des travaux qui les ont souvent nourries et leur font parfois écho.

Dans le recensement des quelque 759 thèses soutenues en France dans la discipline entre 2013 et 2023, une extraction à partir du syntagme « professionnalisation de la communication » réduit déjà l’inventaire à 149 références qu’une indexation plus drastique encore ramène à 12 thèses françaises répondant aux vocables « profession.s », « professionnel·les » ou « professionnalisation » dans leur titre (cf. tableau 1). Bien sûr, ce filtre lexical occulte les formes et objets implicites d’une professionnalisation dans la diversité des domaines de recherches en information et communication. Il invisibilise notamment des questions, processus et dispositifs de « transformation », « publicisation », « management » et « formation ; comme aussi des enjeux, acteurs, politiques, stratégies, pratiques et usages que la professionnalisation regrouperait plus volontiers dans un champ sémantique que lexical. Pour autant, ce modeste recen­sement permet déjà de repérer quelques objets scientifiques problématisés en termes de « mutations », « compétences » et « trajectoires » professionnelles associées aux technologies du « numérique » et saisies dans une triple perspective organisationnelle, médiatique ou politique.

Tableau 1 : Thèses indexées sous les vocables « profession·s », « professionnel·les » ou « professionnalisation » soutenues en France entre le 1er janvier 2013 et le 31 décembre 2022

Docteur·e

Titre de la thèse

Direction

Université

theses.fr

Soutenance

Florence

Canet

Veilleur 2.0 : d’un processus professionnel à une activité ordinaire

Marlène

Coulomb- Gully,

André Tricot

Toulouse 2

26403994

21/11/2016

Marie-Isabelle Bardon

La scénographie numérique de la professionnalisation : l’exemple des blogs des producteurs de vin français

Gino

Gramaccia

Bordeaux 3

27548392

30/03/2017

Bernard

Lombardo- Fiault

Collaboration numérique et nouvelles formes de visibilité professionnelle : proposition d’une méthodologie et d’un dispositif réflexif d’adoption des pratiques collaboratives

Pierre

Quettier,

Hakim Hachour

Paris 8

26403552

20/06/2017

Thomas

Grignon

« L’influence » comme prétention : contribution à une ethnosémiotique de l’expertise dans le conseil en communication

Adeline Wrona,

Yves

Jeanneret

Sorbonne Université

NC

17/12/2020

Waliyu

Karimu

Pacifier la presse écrite en Côte d’Ivoire. Analyse de deux décennies de tentatives de professionnalisation des quotidiens ivoiriens depuis 1990

Tristan

Mattelart

Paris 8

26403552

19/10/2017

Pauline

Amiel

L’identité professionnelle des localiers à l’heure des mutations économiques et de la dématérialisation de la presse locale

Franck

Bousquet

Toulouse 3

26404672

24/11/2017

Daria

Tsukanova

Quelles compétences en communication interculturelle développer pour l’expatriation professionnelle ? : étude de cas sur l’expatriation de France en Russie, de Russie en France

Valérie

Carayol,

Svetlana

Charonova

Bordeaux 3

27548392

07/12/2017

Camila

Moreira Cesar

La professionnalisation de la communication politique gouvernementale et ses enjeux démocratiques en France et au Brésil

Jamil

Dakhlia,

Maria Helena Weber

Paris 3

27361837

06/03/2020

Anne-Marie Cotton

Les professionnels de la communication : regards réflexifs sur les mutations des pratiques et normes professionnelles en Belgique

Valérie

Carayol

Bordeaux 3

27548392

09/04/2021

Florian

Denise

Approche communicationnelle des temporalités dans les organisations : l’étude des pratiques professionnelles des community managers

Elizabeth

Gardère

Bordeaux 3

27548392

15/12/2021

Rania

Karchoud

La communication politique en Tunisie : vers la professionnalisation ?

Arnaud

Mercier

Paris

Panthéon- Assas

260745863

16/12/2022

Anna

Tible

Les gardiennes du temple : la profession de documentaliste audiovisuel en France, de 1952 à 2017

Claire

Blandin

Paris 13

02640463X

06/01/2023

D’où il ressort que la professionnalisation renvoie principalement ici aux évolu­tions (ou mutations) observables dans les métiers de l’information (journalistes, documentalistes) et de la communication (community managers), notamment dans les trajectoires et identités professionnelles de celles et ceux qui les exercent. La professionnalisation d’une communication dite « politique » est, quant à elle, questionnée dans la perspective interculturelle, libératrice ou normative de dispositifs et de pratiques informationnels, technologiques, managériaux et/ou médiatiques. Si, à ce jour, la professionnalisation d’une communication politique est peu présente dans la ligne éditoriale de Communication & Professionnalisation, on observe en revanche que les métiers du journalisme et de l’information, comme aussi la numérisation des pratiques professionnelles, ont donné matière à plusieurs dossiers (3/8/11) de la revue.

  1. La professionnalisation comme institutionnalisation

Dans ce florilège doctoral, deux thèses retiennent particulièrement notre attention par les tenants épistémologiques de leur questionnement et leur contribution réflexive à une professionnalisation mise à l’épreuve de mutations et des normes de métiers. Elles sont signées par deux docteur·es ayant déjà publié dans la revue Communication & Professionnalisation.

La première thèse, celle d’Anne-Marie Cotton2, soulève une problématique de recherche qui aura marqué l’histoire d’une profession au caractère pluriel : l’institut­ionnalisation de la fonction de communicant dans les contextes organisa­tionnels en Belgique. Ce questionnement s’inscrit dans une réflexion plus générale sur la légitimation et la reconnaissance des métiers de la communication, leurs nomenclatures professionnelles, leurs secteurs d’activité. Or cette recherche soulève des questions épistémologiques complexes et majeures dans la mesure où ce qui est institué résulte du croisement conceptuel de nombreuses disciplines : la sociologie, l’économie, la science politique…, et comme le souligne l’auteure, l’intervention néces­sairement concertée « des différents acteurs de l’institutionnalisation : les associations professionnelles, les codes, la presse professionnelle » (p. ١٩). À propos du rapport, très complexe, entre organisation et institution, sont mises en perspective la diversité des facteurs institutionnels qui entrent dans la genèse et la dynamique des organisations. L’approche du courant néo-institutionnaliste trouve ici toute sa pertinence dans la diversité et la complexité des courants théoriques (théorie des conventions, économie institutionnelle…) qui auront permis de rendre compte de la part majeure des institutions dans la création, le fonctionnement et l’innovation socioéconomique, technologique des organisations. Prenant appui sur le modèle de Scott, l’auteure présente une synthèse des modèles théoriques sur l’institutionnalisation et développe une argumentation très documentée sur l’histoire, particulièrement complexe, d’un « champ professionnel » (p. 95). Quelles sont les instances de l’autorité qui légitiment les compétences associées à la profession ? Ce questionnement, dans la conception américaine du concept de profession, fait débat. Les impératifs gestionnaires pilotés par les dirigeants de l’organisation sont donc directement liés aux enjeux et aux impératifs de la performance économique, de la conquête de marchés, de l’innovation organisationnelle et technologique. Le fonctionnalisme trouve ici une application parfaite dans l’analyse du management consensuel visant à intégrer et à finaliser les compétences professionnelles au profit de la performance économique de l’organisation. Nous sommes loin sans doute, s’agissant des big data, de ce que Pierre Veltz (2021) appelle une « économie désirable ». Les normes, les compétences, les formes organisationnelles sont les modes instrumentaux et nécessairement institués de l’intermédiation à l’œuvre dans la multitude des acteurs impliqués dans la communication professionnelle des organisations, qu’elle soit d’ordre économique, social, politique, voire critique.

Les plateformes, les médias sociaux (Youtube, Tiktok, Instagram…) contribuent à faire l’économie des formes instituées de l’intermédiation au profit de procédés d’influence au profit des marques ou d’acteurs politiques. Qu’est-ce qu’un « follower », sinon un acteur mimétique, objet d’influence, qui fait l’économie de tout ajustement institutionnel ? Au plan sociétal, les technologies numériques auraient, nous dit l’auteure « amorcé la désinstitutionnalisation des relations médias en provoquant la mise en visibilité directe et continue de l’organisation, sans filtre journalistique, auprès de publics hyperconnectés qui imposent leurs préférences de consommation » (p. 296). On peut faire l’hypothèse selon laquelle l’usage des réseaux sociaux explique l’émergence d’une nouvelle sphère publique de type « mimétique ». Pour faire référence à la mimesis de René Girard (2013), il s’agit de se conformer aux normes d’un espace public institutionnel tout en préservant une distance critique.

Au plan organisationnel, Anne-Marie Cotton souligne que les enjeux d’une commu­nication organisationnelle ne sont pas exclusivement portés par un management soucieux d’harmoniser les relations professionnelles, mais par la volonté d’un collectif d’entreprise piloté par un communicant professionnel et chargé d’assurer le partage transversal et explicatif des changements dans l’entreprise.

Au plan micro-analytique, l’auteure analyse la problématique majeure de la temporalité, autrement dit des temps spécifiques des processus de gestion tels qu’ils impactent les relations interindividuelles, notamment celles observables sur les plateformes sociales (p. 382). Cette temporalité serait donc celle dédiée au travail réflexif des communicants-participants, une temporalité incompressible dès lors qu’il s’agit de mettre en œuvre et de piloter des stratégies communicationnelles, d’évaluer leur impact et leur effet à long terme. Dans une perspective sémiotique, on pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle la multiplication des stratégies, des scènes de contact (la notion de « promenade managériale » est évoquée, p. 386) et des outils de la communication en organisation a diversifié les modalités discursives et narratives de ce qui doit être impérativement énoncé et explicité, au profit du sentiment d’appartenance (p. 394) : ce qui doit être partagé, mutualisé, c’est le sens de tout propos susceptible d’avoir un sens stratégique pour l’organisation, à la faveur de ce que l’auteure mentionne (rappelant Willke, 2009) comme un « contrôle contextuel » (p. 421). Autant de facteurs qui légitiment une reconnaissance institutionnelle de la profession de communicant (p. 467).

Les pressions exogènes aux organisations (environnementales, numériques, cosmopolitiques…) auront eu un impact transversal sur les mutations structurelles et organisationnelles, imposant d’incontournables normes et compétences commu­nicationnelles. D’où il ressort que le professionnel de la communication en orga­nisation est un acteur multiple, multi-compétent, formé à la gestion hybride de ce que nous pourrions appeler des « impératifs communicationnels », ceci impliquant des compétences en management par projet, en analyse du discours, en ingénierie sociale, dans les « softs kills », en communication publique, aux problématiques du « monde hyper-industriel », pour reprendre l’expression de Pierre Veltz (2021, p. 17).

Cette recherche doctorale exploite une grande diversité d’approches théoriques et de paradigmes au service d’une problématique ambitieuse : « l’institutionnalisation de la communication », ses mutations professionnelles. Elle s’inscrit, au plan épistémologique, dans la logique d’un programme (au sens d’Imre Lakatos), autrement dit d’un « enchaînement de théories inscrites dans le temps », comme le rappelle Jean-Michel Berthelot (2001, p. 469). Et il faut souligner ici la densité intellectuelle d’un travail précieux pour la communauté universitaire et pour les professionnels de la communication. La dimension internationale, non réductible au terrain d’enquête présenté dans la thèse, est tout à fait perceptible dans les approches épistémologique et méthodologique d’une institutionnalisation de la communication où la polyphonie donne à entendre et à lire une professionnalisation complexe. La revue de la littérature académique est impressionnante, sachant que nombre d’auteurs éclairent l’objet bien au-delà des références classiques à la sociologie des groupes professionnels. À l’instar de Meyer, Rowan et Scott, ils servent une épistémologie institutionnelle – en l’espèce néo-institutionnaliste – dont nous ne sommes pas coutumiers en SIC.

1.2. La professionnalisation en communication : une épistémologie triviale ?

La seconde recherche doctorale à laquelle nous souhaitons faire écho est celle de Thomas Grignon3. Une thèse remarquable par sa rigueur méthodologique et son assise épistémologique. Une recherche conduite sous Convention de Formation Industrielle de Formation (CIFRE) au sein d’une agence internationale de relations publiques, alors même que l’auteur se montre volontairement discret sur sa propre contribution à l’activité de l’agence.

D’où il ressort, notamment, que la « prétention professionniste » (pp. 129-141) se nourrit d’une épistémologie triviale (Jeanneret, 2014) dont les balises conceptuelles servent un (re)positionnement stratégique sur un marché en tension (pp. 129-130). Cette prétention est à lire, particulièrement, dans la dramaturgie organisationnelle d’une influence dite « positive » que Thomas Grignon analyse à partir d’un corpus d’articles publiés entre décembre 2013 et février 2016 (annexe 9) presse, d’un événement « charnière » pour l’entreprise (le #BigbangPR) et les locaux de l’agence appelée « Maison d’influence ». Aux figures d’autorité des dirigeants qui, chacun dans son ethos, participent à une distribution des rôles sur la scène médiatique, s’ajoutent les mise-en-scène d’un événement « rassembleur » et celle d’un espace architectural dont l’intentionnalité commune est de performer la fiction, de « façonner les représentations de la pratique pour faire advenir la pratique elle-même » (p.  163). Cette dramaturgie organisationnelle est éclairante et fort bien éclairée par une sémiotique qui, procédant ici d’une ethnographie, s’affranchit volontiers des grilles d’analyse pour leur préférer le récit sensible de l’expérience vécue. Au demeurant, « la panoplie d’objets et de situations » (p. 163) constitués en corpus vise à montrer, dans une perspective foucaldienne, la cohérence d’un dispositif discursif à saisir dans son intertextualité.

Surtout, Thomas Grignon met « l’influence positive » à l’épreuve de la pratique professionnelle des consultants, des médiations managériales et d’une agentivité de leurs équipements. La conclusion très austinienne (« Quand dire, c’est faire exister », pp. 162-163) de ce développement ouvre sur l’« épistémologie pratique » (p. 166) d’une « prétention de fait », matérialisée notamment dans des artefacts documentaires, procédures, « livrables » et autres situations observées en contexte professionnel. Ces artefacts construisent, autant qu’ils la servent, l’activité des consultants et la négociation de la relation de conseil (p. 192), jusqu’à l’actualisation d’une « division morale » du travail qui est aussi sociale. Même si la notion « d’axiologie organisationnelle » apparaît discutable, l’attention portée à la hiérarchisation des tâches, à la distribution des « places », permet très opportunément d’éclairer les identités au travail. Elle pose, en substance, la question d’une professionnalisation où l’ethos du « conseiller » le dispute à l’expertise du « consultant » et sert, surtout, des enjeux de compétition et de réputation entre praticiens. « Entre l’exhibition d’un savoir formalisé » et « l’évocation d’une intelligence ineffable » (p. 231), tous ne sont pourtant pas dupes d’une scénographie dont ils participent sans nécessairement y adhérer (pp. 215-217).

Mais la « gouvernementalité managériale » a raison des plus sceptiques quand la prétention communicationnelle est non seulement mise en scène, mais « instituée » dans un lexique et, plus factuellement encore, dans des outils-méthodes de gestion opérant comme « architextes » (Jeanneret et Souchier, 1999). Par-delà une requalification de la fonction communication (« Communication marketing »), le chercheur donne à voir l’incorporation d’un « modèle des compétences » en formation professionnelle ; laquelle n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’industrialisation à l’œuvre dans l’ensemble des dispositifs de formation, y compris à l’Université. Dans un dispositif d’enrôlement et, ce faisant, de responsabilisation des consultants, l’évaluation de l’engagement est constante, jusques et y compris dans le recours à des outils psychométriques (à l’image du sondage Your Voice et de son usage, pp. 270-276) qui visent à le mesurer et l’encadrer. L’empowerment, en tant qu’il est une forme particulière de gouvernement, procède ainsi selon un processus transférentiel et normatif dont le consultant, quel que soit l’archétype de cette figure professionnelle (p. 289), reste le sujet.

À ce processus d’assujettissement, fait suite une analyse sémiopragmatique non moins instruite et instructive du logiciel de veille documentaire Talkwalker dont la technologie intellectuelle « discipline » la pratique professionnelle des consultants. Entre représentation d’une trace numérique, comme « pièce à conviction laissée par l’usager à son insu » ou « donnée brute » à exploiter p. 303), les logiciels de social media monitorin, – à l’instar de Talkwaker – imposent surtout « une manière de voir […] une herméneutique et une optique » (p. 325). Dans des instruments dont l’utilisateur considère les fonctionnalités, mais ignore (ou feint d’ignorer) les « théorèmes réalisés » (Bachelard, 1934), les prétentions sont comme « encapsulées » dans des médiations phénoménotechniques imposant leurs propres deuils méthodologiques. Cet « encapsulement », à coup sûr, produit ses effets ; à grand renfort de représentations graphiques qui, non seulement « rendent présentes » une opinion ou une réputation, mais orientent ou forcent le point de vue.

L’intelligence « positiviste » de données au service d’une « influence positive » a manifestement conquis les utilisateurs par la plasticité (ou polychrésie) des instruments, au demeurant multiples et concurrents (pp. 342-343) – du social media monitoring et de ses « solutions ». Leur apparente simplicité d’usage et leur appropriation assistée, participent assurément de leur succès. S’impose surtout la « mesure de performance » qui en constitue l’argument commercial et managérial même si, paradoxalement, la professionnalisation de/par la mesure pourrait bien « fragiliser l’expertise (pp. 365-366). Et, en effet, dans ces solutions « intuitives » et « prêtes à l’emploi » proposées par les éditeurs, le « savoir-lire » du consultant n’est-il pas, à terme, menacé ?

Dans sa conclusion, l’auteur réaffirme sa triple ambition de contribuer à l’examen critique d’une prétention communicationnelle, à la documentation du travail de conseil en communication et au développement d’une approche ethno-sémiotique dans le domaine de la communication organisationnelle. Ce faisant, sa recherche procède d’une compréhension des pratiques observables des acteurs et de ce qui les motive. Au demeurant, l’auteur fait justement remarquer le caractère « profondément polyphonique de la prétention communicationnelle » où les stratégies d’acteurs et les négociations ne doivent pas occulter l’ordre du non intentionnel et de l’imposition. Dans cette épistémologie pratique qu’il revendique à juste titre, Thomas Grignon contribue, simultanément, par la réflexivité dont il fait preuve lui-même, à éclairer la professionnalisation de celles et ceux qui incarnent et servent des prétentions communicationnelles toujours revisitées.

  1. En cours d’inventaire

Ces « morceaux choisis » de la recherche doctorale en SIC montrent à quel point la professionnalisation en communication intéresse la discipline par la diversité de ses manifestations et cadres d’accomplissement, particulièrement dans le champ des communications organisationnelles. En témoignent aussi les mémoires d’habilitation à diriger des recherches dont les auteurs comptent parmi ceux de la revue Commu­nication et Professionnalisation. Si leur inventaire s’avère encore délicat et lacunaire, on peut néanmoins recommander la lecture de travaux majeurs sur les formations professionnalisées en communication, les relations entre chercheurs et praticiens, la numérisation dans ses effets sur les pratiques et identités professionnelles. Au demeurant, et parmi les 366 associées au syntagme « Professionnalisation de la communication », on recense une quinzaine de mémoires d’habilitation en SIC indexés sur la plateforme HAL depuis 2013. Par ordre chronologique, nous retiendrons seule­ment ici les contributions d’Olivier Galibert (2014), Laurent Morillon (2016), Jean-Claude Domenget (2017), Aude Seurrat (2018) et Valérie Lépine (2018). Là encore, nous revendiquons toute la subjectivité d’une sélection largement inspirée par la lecture de ces travaux et – pourquoi le taire ? – le privilège d’avoir pris part à plusieurs jurys de soutenance.

2.1. La professionnalisation de la communication au prisme des savoirs et des pratiques

Au registre de la formation professionnelle, on doit à Aude Seurrat une contribution notable au questionnement sur la professionnalisation des communicateurs·rices et, antérieurement, aux travaux relatifs aux dispositifs numériques d’éducation4. Sa participation au GIS Industries de la Formation et au réseau RÉSIPROC lui confèrent d’ailleurs une belle autorité sur le sujet. Mais l’originalité de son ouvrage est surtout d’articuler – en les mettant à l’épreuve de la formation professionnelle et de son efficacité – l’industrialisation de la formation, la communication organisationnelle et la médiation des savoirs. L’appareil méthodologique mobilisé par Aude Seurrat est à la mesure de ce projet ambitieux où l’indexation des offres de formation (448) et l’analyse des catalogues de formation dispensées par 8 structures croisent une ethnographie des pratiques de la formation professionnelle encore enrichie par l’analyse de supports pédagogiques.

Au demeurant, c’est bien la trivialité – saisie dans la « relation dialectique entre les conditions de possibilité de la communication et les modèles d’économie politique » (Jeanneret, 2014) – à l’œuvre dans « l’ingénierie », la publicité et l’accomplissement de stages en formation professionnelle à la communication qu’interroge cet ouvrage. La réflexivité de l’enseignant-chercheur y est nécessairement sollicitée quand l’objet, même hors du cadre académique, le questionne sur le projet pédagogique auquel il participe lui-même, sur le format de ses interventions, sur sa propre contribution à la professionnalisation de futurs communicateurs ou de futurs collègues.

Si chaque partie de l’ouvrage met respectivement l’industrialisation (partie I), la professionnalisation (partie II), la médiation (partie III) et l’évaluation (partie IV) à l’épreuve de l’efficacité, Aude Seurrat ne ponctue jamais aucune de ses analyses sans en interroger les implications universitaires ou disciplinaires. Elle questionne ainsi la place des universités dans la formation professionnelle en proposant une lecture critique du rapport Germinet dont l’analyse du genre et de l’énonciation confirme l’injonction à la revendication d’une expertise « différenciante », comme aussi à une transformation du modèle universitaire propre à le rendre attractif et compétitif en matière de formation permanente. Au préalable, l’industrialisation de la formation professionnelle aura fait l’objet d’un développement très instruit sur ce marché, comme aussi sur le champ conceptuel d’un processus d’industrialisation repérable par différents marqueurs (technologisation, rationalisation et idéologisation) discutés par Pierre Mœglin et les chercheurs du Séminaire Industrialisation de la Formation (SIF).

À leur suite, Aude Seurrat analyse les médiations marchandes de six organismes privés de formation professionnelle (Cegos, Demos, CSP, CFPJ, Comundi, Personalité) auxquels s’ajoutent deux « écoles universitaires » (Sciences Po et le Celsa). Elle entreprend ici l’analyse sémio-discursive des catalogues de formation à travers leurs stratégies discursives de légitimation et de distinction des annonceurs (réponse à une demande sociale, expertise, prestige, autorité), les formats scripturaires de leur médiation marchande (titres et notices mis en listes), les « attentes et promesses » d’efficacité respectivement recueillies auprès des stagiaires et annoncées par les formateurs en début de stages. L’efficacité est ainsi successivement appréciée à l’aune d’une industrialisation de la formation dont participe pleinement la construction discursive et publicitaire d’une formation professionnelle constitutive d’un « marché ».

À l’entame de la deuxième partie, Aude Seurrat rapporte l’efficacité à l’expertise, celle des formateurs et celle des communicants. L’expertise des premiers est incarnée par des figures de formateurs alliant le professionnalisme du praticien en communication et la compétence didactique du formateur. Cette expertise apparaît non seulement mise en scène dans des trombinoscopes et des portraits biographiques de formateurs, mais également lors de sessions où la « présentation de soi » – celle encore du formateur –, redouble souvent l’objet même du stage (« prendre la parole en public », « optimiser sa communication orale », etc.) dans un exercice de communication autoréférentielle qui précède la prescription de pratiques dont le traitement comportementaliste, normatif à souhait, ne laisse pas de surprendre l’enseignant-chercheur en SIC sur l’indigence des propos tenus par les formateurs. Au fil des verbatim rapportés de différentes sessions, le lecteur prend toute la mesure d’une communication réputée « efficace », où le « sens commun le dispute à la programmation neurolinguistique (PNL) et autres arguties de « coach » en « développement personnel.

Ici, la « cybernétique de l’imparfait » (Jeanneret, 2014) n’est guère encouragée quand il s’agit d’abord, et surtout, « d’agir efficacement ». Et cette prescription, technicienne et utilitariste, se prolonge par la distribution de divers « boîtes à outils » et « kits de survie » auxquels s’ajoutent des prescriptions d’ordre programmatique (savoir gérer son temps, planifier ses actions). Les appels à la méthode et la référence aux « bonnes pratiques », jusque dans les formes répétées d’injonction paradoxale à la « créativité » complètent ce tableau impressionniste.

Pour autant, l’observatrice-participante convient que la réflexivité n’est pas (totalement) absente des sessions de stage qui peuvent, ponctuellement, l’intégrer même si elle peut contrevenir à la visée prescriptive de ces formations. Au demeurant, la « réflexivité des acteurs sociaux » (ici, les stagiaires), dont seules les manifestations verbalisées sont accessibles au chercheur, présente des limites interprétatives évidentes en raison desquelles Aude Seurrat est nécessairement plus contrainte dans son analyse. Mais ce questionnement donne aussi à l’auteure matière à réfléchir sur la « place d’une réflexivité critique dans l’enseignement universitaire en sciences humaines et sociales ». Cette réflexivité, par-delà une distanciation critique, conduit aussi l’auteure à s’interroger sur la manière dont une médiation des savoirs peut composer avec l’impératif d’efficacité caractéristique de formations courtes. C’est ce à quoi Aude Seurrat consacre le quatrième volet de son ouvrage où « l’ingénierie pédagogique » de formations professionnelles en communication en appellerait diversement à une médiation instrumentée, ludique ou casuiste, mais toujours guidée par idéal « médiagénique » (Marion, 1997) d’efficacité.

Si l’industrialisation de cette médiation peut être discutée dans ses variations, il apparaît que les équipements et autres technologies – notamment numériques – de la formation professionnelle interviendraient moins en qualité de médias que d’instruments, des « opérateurs de l’agir qui “ustensilent“ la formation et qui sont censées en amplifier la portée. En cela, ils participent d’une conception médiagénique de la médiation qui les présente comme des instruments d’optimisation » (p. 202). En l’espèce, les technologies numériques sont certes mobilisées, mais on peine à « mesurer » comment cette « technologisation » – où jamais les TICE ne sont convoquées pour leurs vertus pédagogiques ou didactiques – sert effectivement une médiation des savoirs. Il semble, là encore, que « l’économie des promesses » se rapporte surtout aux formats, supports et fonctionnalités d’une (prétendue) dématérialisation du dispositif de formation dont les enjeux d’optimisation seraient bien davantage d’ordre logistique que cognitif.

Quant au jeu, dont on voudrait d’abord questionner la valeur de plaisir comme moteur d’un apprentissage, il n’est pas certain que tous les publics y participent d’égale manière et pour le même bénéfice intellectuel ou professionnel. À lire la critique de cette nouvelle « panacée pédagogique », la « séduction ludique », prise très au « sérieux » par les ingénieurs de formation et autres « gamificateurs » du savoir, peut n’être qu’un leurre publicitaire. Pour autant, n’est-elle que cela ? La casuistique, comme « art de résolution des cas », nous semble d’une tout autre portée en ce qu’elle est propice à l’expression de compétences qui, toujours, s’éprouvent en situation. Les cas de résolution de problème sont en cela très propices à une professionnalisation, notamment dans les métiers de la communication, à la condition toutefois que ces mises à l’épreuve ne se transforment pas en nouvelles « recettes », scenarii ou scripts dont la stricte observance contribuerait plus encore à une rationalisation industrielle de la formation (à l’exemple des « banques de cas ») et, paradoxalement, à une standardisation des pratiques professionnelles sous forme de « routines ». Il est bien difficile de discerner ce qui, entre la « cristallisation d’un questionnement » et une typification hétéronome, relève d’un véritable dispositif à usage réflexif ou d’une mise-en-scène à visée normative.

Le chapitre 6, dédié à la « modélisation et à la mémorisation des savoirs instrumentés sur la communication » pourrait titrer un nouveau manuel à l’usage des apprentis-communicateurs. Fort heureusement, l’instrumentation y est explicitement dénoncée. Et Aude Seurrat fait bien de s’inquiéter des (més)usages des savoirs et autres « ficelles » du métier qui ne rendent assurément pas justice à une épistémologie des sciences de l’information et de la communication.

Dans un rapport scientiste au savoir où la quête de certitude est de mise, les modèles théoriques mobilisés relèvent singulièrement des neurosciences, de la psychologie expérimentale et des sciences de gestion. Des modélisations « inspirées » par la psychologie expérimentale le disputent ainsi aux modèles gestionnaires dont ils servent sûrement la même fin. La liste est longue des figures de modélisation (ex. : pyramide), des assertions prétendument « scientifiques », des acronymes (ex. : OARIS, CHOC, SMART) et autres slogans racoleurs à partir desquels on pourrait discuter les artifices mnémotechniques de ces « gammes » dont l’analyse serait sans doute éclairante sur les scripts en usage dans la « prescription » et les pratiques normées qu’elle oblige. Au demeurant, les cadres fabriqués de la formation professionnelle mériteraient aussi d’être davantage mis en contraste, ou en abîme, avec les cadres universitaires de la formation initiale ou continue. Sur ce point, Aude Seurrat témoigne que de semblables artifices ou simulacres mnémotechniques et technicistes ont également cours à l’université.

Sans doute le clivage maintes fois déploré entre universitaires et praticiens de la communication, comme aussi les approches trop tardives d’une communication constitutive des organisations (CCO), expliquent-ils la persistance d’une lecture fonctionnaliste et la visée téléologique de formations où il s’agit manifestement moins de « réfléchir » que d’« apprendre » pour agir. Mais c’est, plus globalement, à l’hégémonie d’un modèle gestionnaire appliqué à la formation que l’auteure consacre ses deux derniers chapitres. De la valuation à l’évaluation, la fabrique des valeurs (Dewey, 2001) marque aussi le glissement entre des faits et pratiques requérant une certaine compétence et le contrôle d’une activité dans un dispositif de standardisation que confirme la certification généralisée de l’activité. « L’assurance qualité », dont les organismes agréés tirent arguments et promesses (pp. 259-264), montre combien l’évaluation – dont il faut aussi rappeler qu’elle est consubstantielle à l’éducation formelle – est ici rapportée, d’une part, à l’efficacité d’une formation en tant qu’elle contribue effectivement aux problèmes posés en situation de travail, et à la satisfaction déclarée des stagiaires (p. 267). Et l’auteure de ponctuer son chapitre 7 sur cette sorte d’injonction à évaluer les actions de communication à grand renfort d’indicateurs dont on ne sait plus très bien s’ils résultent des prescriptions de formateurs ou si ces derniers se font les relais trop serviles des indicateurs et autres métriques requis par les gestionnaires.

Au terme de cet ouvrage, dont l’efficacité tient déjà au fait que les promesses éditoriales ont été tenues, l’exercice de synthèse ouvre sur une socio-politique des savoirs en communication. Ce faisant trois ordres de questionnement sont annoncés, sans doute pour des recherches à venir, mais plus sûrement encore pour prolonger la recherche avec Aude Seurrat : se peut-il que les formations universitaires en sciences de l’information et de la communication tirent les enseignements critiques de la formation professionnelle pour en éviter les écueils normatifs en articulant connaissances et compétences dans le respect des savoirs et d’une éthique professionnelle ? Se peut-il que l’industrialisation de la formation, dont tout indique qu’elle n’épargne pas l’espace universitaire, puisse néanmoins en respecter les valeurs fondamentales ? Se peut-il, par exemple, que ces « blocs de compétences » prescrits à celles et ceux qui ont la charge de bâtir une « offre de Formation Tout au Long de la Vie » ne viennent atomiser des formations diplômantes initialement porteuses d’un savoir syncrétique ? L’observance de la règle ne suppose pas qu’on y souscrive. Ici réside le véritable enjeu d’une réflexivité qui, pour être « agissante », nécessite d’œuvrer, en conscience, sur une « ligne de crête », entre compromis et compromission.

Valérie Lépine n’est pas, loin s’en faut, indifférente à ces questions qu’elle a elle-même posées dans son mandat de vice-présidente Formation de la SFSIC, de co-animatrice du réseau Org&Co et, bien sûr, d’enseignante-chercheure en SIC. Son mémoire d’habilitation interroge ainsi les « enjeux de normalisation, de valuation et d’évaluation au cœur des dynamiques de professionnalisation des communications organisationnelles et managériales5 ». De fait, la professionnalisation concerne, d’une part, les « communicateurs » – entendus comme praticiens mandatés pour prendre en charge des activités dédiées à la communication – et, d’autre part, les « managers » (catégorie retenue pour désigner des acteurs impliqués dans la responsabilité d’une équipe et auxquels la position d’intermédiaire entre direction et opérateurs confère un rôle de médiation ou de traduction). Valérie Lépine ambitionne donc, par l’étude des activités info-communicationnelles, des pratiques professionnelles, des représentations et des motivations de ces acteurs, d’appréhender la « dynamique globale de professionnalisation de la communication ».

Revendiquant une approche communicationnelle des organisations (ACO) aiguillée par les paradigmes « sociotechniques » et de « logiques sociales », l’auteure entend éprouver les processus de rationalisation et de normalisation des communications organisationnelles à travers les communications ordinaires et autres situations d’interactions spécifiques dans les organisations, à l’instar de l’entretien professionnel (EP). Une recherche relative aux intranets inaugure son mémoire par une critique des normalisations et autres injonctions collaboratives auxquelles l’auteure avait déjà consacré sa thèse relative aux enjeux communicationnels et socio-organisationnels du déploiement de groupware à partir de trois études de cas distinctes : une start-up, une entreprise industrielle sidérurgique et un cabinet d’audit financier (Lépine, 2000). La doctorante y démontrait alors combien ces dispositifs de rationalisation et de coopération enjointe, comme « forme particulière de la production capitaliste » (Marx, 1867/1982), pouvaient affecter un travail intellectuel relatif au traitement et à la production d’information et de connaissances. D’où il ressort notamment que le déploiement des TIC s’accompagne d’un transfert d’expertise sans que la professionnalisation de la fonction communication se manifeste nécessairement (ou prioritairement) dans la maîtrise technique des processus info-communicationnels (p. 66). Par la suite, Valérie Lépine s’est attachée à analyser le rôle et les stratégies des managers face au Nouveau Management Public (NMP). Dans des bibliothèques et des hôpitaux, la recherche met ici l’accent sur les stratégies de conversion ou de « contre-production » identitaires (p. 77) de cadres aux prises avec des outils de gestion et des systèmes d’information où « la valuation a été scotomisé pour laisser place à la seule logique d’évaluation » (p. 80). Et l’auteure de prolonger cette approche critique sur le terrain de la fonction publique territoriale où une réforme structurelle donne lieu à « des processus de déconstruction-reconstruction des normes professionnelles », jusqu’à « l’invention d’un manager virtuel » (pp. 80-90) enjoint à une gestion à distance et, paradoxalement, à une communication de proximité. Par suite, Valérie Lépine emprunte à Schwarz, Honneth, Caillé et Fraser, le concept de reconnaissance dont elle a éprouvé la place et les formes d’expression info-communicationnelles » dans le secteur public : de la reconnaissance des cadres de santé (Dodier, 1991) jusqu’à l’entretien professionnel (EP) des bibliothécaires, l’auteure nous invite à observer ces dispositifs et situations info-communicationnels normés et normatifs où se joue, dans la dramaturgie du NPM, une « confrontation de valeurs et de représentations liées aux métiers et aux identités professionnelles » (p. 109).

Consciente de la complexité de processus multidimensionnels irréductibles à l’analyse microsociale, Valérie Lépine revendique la possibilité d’effectuer des changements d’échelle (micro, méso, macro) d’analyse dont les principaux repères épistémologiques, inspirés par Douyère et Dacheux, lui semblent être : la dimension référentielle des phénomènes communicationnels, la dimension organisante (struc­turante) des dispositifs info-communicationnels, la dimension symbolique et la construction de représentations du soi professionnel, la dimension politique indisso­ciable des activités d’influence, de pouvoir et d’évaluation.

Par la suite, Valérie Lépine développe son propos sur les pratiques professionnelles des communicateurs, entendus comme celles et ceux qui revendiquent l’exercice d’un métier de communication. L’objectif est de « mettre en évidence, dans une perspective synchronique plutôt que diachronique, le ou les « modèle(s) auxquel(s) les praticiens font référence au sujet de leurs pratiques » (p. 125). L’analyse, reprise de l’ouvrage codirigé avec F. Martin-Juchat et C. Millet-Fourrier (2014), souligne en premier lieu la migration du modèle marketing dans différents types d’organisation relevant, notamment, des fonctions publiques, comme aussi « l’hybridation d’écritures et de techniques de communication » dont participent notamment le branding académique (Barats, 2014) et les services et applications communautaires sur Internet (Galibert, 2014). Ces processus de migration, imitation ou hybridation interrogent sur la professionnalisation de communicateurs où la recherche d’indicateurs d’efficacité le dispute à la quête persistante de légitimité (p. 137). Cette hypothèse ouvre sur la « fonction légitimante de l’évaluation » à laquelle Valérie Lépine a consacré trois enquêtes : l’une relative aux pratiques et modèles d’action de 31 chargé·es (responsables ou directeurs·rices) de communication, la seconde conduite auprès de 17 président·es ou secrétaires généraux d’associations professionnelles francophones en communication, la troisième auprès de 34 responsables de communication interne. Si toutes les fonctions et pratiques communicationnelles ne se prêtent pas d’égale manière à une évaluation, celle-ci est néanmoins discutée comme « instrument social » de professionnalisation des communicateurs. Ces derniers n’y sont d’ailleurs pas hostiles et y voient même l’opportunité de faire reconnaître leur expertise, au risque d’un contrôle proprement comptable de leurs pratiques. Mais le constat dressé par Valérie Lépine, sans être très surprenant, n’en est pas moins critique : la métrologie l’emporte sur l’évaluation. Même le développement d’une communication digitale semble reproduire, peu ou prou, les modèles figés du marketing et de la communication publicitaire (pp.  140-142) dont les métriques standardisées constituent les derniers avatars d’une technologie normative. Le mérite de l’auteure est sans doute de ne pas occulter la responsabilité de sa propre communauté d’enseignants et de chercheurs qui, au-delà d’une critique radicale, peine à faire entendre une autre voix et à proposer des modèles et méthodes alternatifs au déploiement hégémonique d’indicateurs de mesure quantitative.

L’auteure dresse également le bilan contrasté d’une professionnalisation des communicateurs dont la diversité des segments professionnels et la difficulté à se structurer en véritable « filière » en contrarient la sociologie. Et c’est une contribution notable du RESIPROC, réseau international dont Valérie Lépine est l’une des fondatrices, d’avoir rendu visibles des figures professionnelles (« expert idéalisé », « expert fonctionnel », « stratège expert » ou « couteau-suisse ») idéal-typiques distinctes dans leur rapport à l’ethos, à la praxis et aux artefacts communicationnels (pp. 168-171). Ces figures sont assurément discutables en ce qu’elles peuvent n’être pas étrangères aux enjeux de valuation et d’évaluation, mais toujours l’analyse se fait critique et réflexive quand l’auteure en appelle à un partage d’expériences et de savoirs plus manifeste entre praticiens et universitaires et interpelle les responsables de formation sur l’opportunité de mobiliser bien davantage l’éthique professionnelle dans leurs projets pédagogiques.

Ce plaidoyer ouvre logiquement sur un questionnement de la compétence et des traductions normatives auxquelles cette notion a donné formes : écriture (référentiels professionnels et de formation), évaluation, gestion des ressources humaines, validation d’acquis. Revenant sur les usages sociaux et politiques d’un « folk concept » (Batal et Fernagu-Oudet, 2013) d’inspiration libérale, Valérie Lépine ne manque pas d’en souligner les ambiguïtés et l’instrumentalisation, jusque dans la sphère éducative où les compétences « génériques », « spécifiques », « pré-professionnelles » ou encore « transférables » sont artificiellement ventilées dans des catégories incertaines où « la communication » et ses techniques sont partout présentes (p. 190).

Au demeurant, les définitions et modélisations en usage dans le champ professionnel (pp. 190-193) trahissent la difficulté de transposer des compétences toujours subjectives (individuelles) et situées à des collectifs d’acteurs et des organisations plurielles. La construction interdisciplinaire de la compétence, particulièrement rede­vable aux sciences de l’éducation (Le Boterf, Perrenoud, Wittorski, Durrive), à la sociologie des groupes professionnels (Abbot, Paradeise, Trépos, Demazière, Sainsaulieu, Zarifian, Dubar), à la psychologie du travail (Schwartz, Clot) et aux sciences de gestion (Minzberg), ajoute encore à la confusion sémantique d’une notion éminemment polysémique et dont l’usage banalisé n’est pas le moindre des paradoxes. Sans doute cette revue de la littérature a-t-elle pour principal mérite de pointer un manque cruel de réflexion, toutes disciplines confondues, sur les compétences mobilisées collectivement à l’échelle d’une organisation (p. 221).

Mais qu’en est-il des sciences de l’information et de la communication ? En quoi leur contribution pourrait-elle contribuer, autrement, à éclairer les dynamiques de professionnalisation à l’œuvre dans des démarches compétentes et leurs enjeux de normalisation, de valuation et d’évaluation ? Cette question, Valérie Lépine préfère prudemment la circonscrire au périmètre professionnel – déjà vaste et instable – de la communication et du management ; d’autant qu’une modélisation des compétences en SIC fait défaut et se limite encore, au plan pédagogique du moins, au recensement de « techniques d’expression-communication » et de « compétences de base » dont il faudrait rappeler qu’elles ne sont pas étrangères à l’institutionnalisation sociale des SIC. De même, les littéracies informationnelle et médiatique (Fastrez, 2010 ; Le Deuff, 2012) ont-elles été intégrées dans les référentiels de formation et référentiels professionnels auxquels Valérie Lépine porte une grande attention. La multiplication de ces référentiels, comme aussi la profusion de compétences « […] installerait une figure idéale inatteignable, à l’aune de laquelle le praticien est toutefois susceptible d’être évalué » (p. 232). Or cette figure idéalisée est peut-être aussi ce pourquoi la communication est si volontiers érigée en « compétence transversale » ou, plus précisément, déclinée en compétences génériques et compétences spécialisées réputées « transférables » à d’autres « métiers de la relation » (p. 239), tels que les managers. Les « compétences douces » (soft skills), socialement discriminantes et dont on ne sait pas très bien si elles sont d’ordre communicationnel, y sont discutées comme des leviers privilégiés de performance quand il faudrait parler plus sûrement d’une « aliénation douce ».

Le débat n’est pas clos. Et l’auteure nous invite opportunément à une « praxéologie des compétences communicationnelles », par distinction d’avec les compétences prescrites discutées dans les chapitres précédents. La visée émancipatrice d’une « réappropriation de la communication entendue comme modalité pratique d’invention du social » (p. 260) conduit Valérie Lépine à actionner trois leviers paradigmatiques : les interactions, les capabilités et la communication affective (p. 262). L’interaction, consubstantielle à la communication, est manifestement centrale dans les recherches qui jalonnent le mémoire et confirme la posture interactionniste revendiquée par l’auteure. Les capabilités et les émotions (affectifs) sont en revanche plus énigmatiques en ce que les premières appellent à « convertir des ressources en liberté d’agir » et les secondes ouvrent sur « l’expérience sensible » et les manifestations d’un « engagement ». Ces deux perspectives de recherche, sont très stimulantes, même si l’abstraction d’une « intelligence du social », comme aussi « l’invisibilité » ou le « mutisme » des émotions, posent questions sur la « compétence » des chercheurs en SIC à les saisir et à les modéliser sans les normer. Valérie Lépine ne nie pas les obstacles d’ordre méthodologique, mais entend les lever par un travail interdisciplinaire, à l’instar du programme en cours « Polisoma : du somatique au politique » visant à caractériser « l’agir affectif » des cadres de santé du CHU-GA (p. 281) et faisant valoir la contribution d’un « travail émotionnel » (Hochschild, 2003) à une approche plus sensible de l’action collective, dont participeraient « l’expérience naturelle » et la « corporéité » (p. 287). Cet appel ultime à expérimenter « la créativité de l’agir » (p. 285) ajoute encore à l’ambition d’un projet scientifique dont le premier bénéfice est de prévenir l’observance servile de référentiels de compétences et autres protocoles d’action.

Une telle contribution à la recherche en communication organisationnelle, et plus précisément à la professionnalisation de la communication, présente un intérêt heuristique indéniable pour notre discipline. Elle profite tout autant aux praticiens qui trouvent ici des repères et des interrogations propices à un travail réflexif sans autre forme de prescription que celle d’assumer, en conscience, la complexité de leur action. Elle est enfin très salutaire pour la communauté des enseignants et enseignants-chercheurs en SIC dont l’esprit, nécessairement critique, ne les dispense pas de cadres épistémologiques et pédagogiques normatifs laissant bien peu de place à l’intuition, à la créativité et à l’émotion. C’est d’ailleurs pourquoi une « éthique de la communication », sans être à proprement parler « enseignée », doit au moins être discutée et éprouvée collectivement dans nos cursus universitaires comme elle peut l’être – et l’est manifestement – sur les terrains de la recherche, tels que Valérie Lépine les a investis.

Au croisement des pratiques et recherches, Laurent Morillon ambitionne, quant à lui, de mettre en rapport dialogique l’épistémè et la praxis en communication des organisations6. Auteur de plusieurs articles sur la rencontre des praticiens et des chercheurs dans leurs hybridations plurielles, notre collègue leur a d’ailleurs consacré un dossier de Communication & Professionnalisation. De son expérience doctorale sous convention industrielle de formation et de recherche jusqu’à ses travaux les plus récents sur les pratiques de recherche sur la santé en contexte numérique, Laurent Morillon n’a eu de cesse de discuter les tensions entre les prétentions épistémologiques et manifestations praxéologiques à l’œuvre dans les organisations.

Mobilisant lui-même plusieurs épistémologies à visée compréhensive, abductive ou interprétative, son mémoire d’habilitation le conduit à revisiter sur les plans conceptuels et empiriques les dynamiques du travail scientifique, sa configuration dans l’action, sa cognition en contexte et ses liens avec l’organisation sociale. Cette « première contribution, sur un sujet encore peu étudié » s’avère riche, en effet, et « mérite d’être poursuivie », « tant les enjeux scientifiques, pratiques, théoriques, pédagogiques que sociétaux se révèlent importants » (p. 213). Et de prévenir : « Au-delà des opportunités que les interactions avec les praticiens apportent, le chercheur doit être vigilant sur ce qui est susceptible de représenter, a contrario, une menace pour l’intégrité de la science. L’acceptabilité économique et sociale à visée techniciste fait en effet courir à celle-ci des risques de rationalisation, de réduction, d’instrumentalisation ou encore de marchandisation » (p. 213).

Face aux risques d’instrumentalisation de la science et de confusion avec d’autres métiers, Laurent Morillon avance trois pistes de recherche visant, respectivement et complémentairement, à (1) questionner l’identité du chercheur des sciences de l’information et de la communication et son éthique professionnelle, (2) éprouver la porosité des médiateurs entre chercheurs et praticiens et expérimenter des dispositifs innovants, (3) analyser le nomadisme des modèles et plus particulièrement de ceux issus du champ scientifique vers la pratique.

2.2. Professionnalisation et numérisation de la communication : vers de nouveaux « métiers »
et « usages » ?

Mais que dire de la numérisation des organisations et des usages du numérique sur la professionnalisation des communcateurs·rices ? C’est là un vaste champ d’observation et d’analyse que plusieurs chercheurs ont investi et éclairé. Au demeurant, la conjonction performative des sciences de l’information et de la communication, trouve ici son actualisation pragmatique dans le questionnement des dispositifs et des usages numériques propres à faire émerger de nouvelles figures, sinon de nouvelles identités, professionnelles de la communication en organisation. Tandis qu’Olivier Galibert oscille entre « théorie critique » et « théorie de l’émancipation7 » à l’approche du Communicaty Management, Jean-Claude Domenget explore des métiers ou segments professionnels mis à l’épreuve de la compétence numérique, à l’instar des référenceurs dont il nous expose différents sociostyles (pionniers, autodidactes, experts) et figures (explorateurs, défricheurs, stratèges, organisateurs, planificateurs)8.

Pour Olivier Galibert, l’objectif est « au-delà des discours d’accompagnement prompts à vanter la nature communicationnelle et reliante des SACI [Services et Applications Communautaires sur Internet] pour en signifier l’intérêt sociétal, de déterminer les effets « émancipateurs-réificateurs » réels du Community Management. Ce faisant, l’auteur questionne (1) l’institutionnalisation et la propagation de la rationalisation communautaire sur Internet, (2) l’inscription de cette problématique dans le champ interdisciplinaire de la médiation du savoir, (3) l’élargissement de notre socle théorique et méthodologique, (4) l’ouverture vers une posture épistémologique et empirique plurielle. Dénonçant l’instrumentalisation marketing d’Internet et la prégnance utilitariste de diffusion du Community Management, Olivier Galibert questionne à nouveaux frais l’incompressibilité d’un monde vécu habermassien, les luttes émancipatoires pour la reconnaissance (Honnedt), tout comme la société généreuse, conviviale et réciproque défendue par Alain Caillé et les penseurs du MAUSS. La professionnalisation des acteurs de la communication stratégique, du Dircom (Floris, 1996 ; Le Moënne, 1998) au responsable RH, servent également de cadre empirique et théorique à la compréhension des enjeux de l’institutionnalisation « métier » du Community Management, comme trace de sa propagation et comme accélérateur potentiel de son pouvoir rationalisant.

Mais s’agissant, précisément, de ce « métier » en cours de professionnalisation, Olivier Galibert entend surtout l’observer dans l’institutionnalisation des savoir-faire et savoir-être professionnels qu’il requiert (p. 147). Et de développer ici l’hypothèse d’une professionnalisation des Community Managers s’inscrivant « […] dans un long processus organisationnel d’émergence de métiers dédiés à la médiation des savoirs-professionnels ». Une tendance observable, en particulier, dans les politiques de Knowledge Management 2.0. propice aux applications « user-centric » et collaboratives (Intranet 2.0, RSN d’entreprises, etc.). Et d’ajouter que : « […] les effets de ce contexte socio-technologique se trouvent renforcés par la généralisation de la gestion par projet et par les principes de l’organisation apprenante » (Nonaka, 2012 ; Atkinson et Moffat, 2005). Au demeurant, le savoir-faire des Community Managers se déploie tout aussi volontiers dans les SACI grand-public : « Tout en continuant d’intégrer des techniques “relationnelles”, ces Community Managers ont peu à peu acquis des compétences de gestion de l’information, au-delà de la production de contenus éditoriaux, de l’animation de communautés ou de la conduite d’opérations de modération » (p. 174).

Plus sensible aux usages des dispositifs numériques et aux temporalités d’une reconfiguration des identités professionnelles, Jean-Claude Domenget se risque à une modélisation éclairante de métiers auxquels les appellations, déjà largement usitées (ex. : chargé de communication) ou réputés « émergents » (ex. : « community manager »), ne rendent pas nécessairement justice. La faute sans doute à une professionnalisation inachevée dont on se demande d’ailleurs si elle pourra l’être jamais, malgré la multiplication de référentiels – de formation, de compétence et de métiers – mettant en listes ce qui, toujours, se construit, s’éprouve et s’interprète dans l’expérience individuelle et collective. Des métiers tels que celui d’animateur de communautés (community manager) ou de référenceur sont assurément exercés par des professionnels de la communication numérique, mais qu’en est-il des autres professionnels de la communication ? Peuvent-ils s’affranchir d’une expertise numérique pour exercer leur(s) métier(s) ? En bref, le communicateur est-il seulement « bousculé » ? N’est-il pas désormais enjoint à être l’« usager » de dispositifs socionumériques dont la maîtrise participe de sa reconnaissance ? En bref, que sont devenus ces métiers de la communication » ? La reconnaissance des professionnels de la communication est à lire, assurément, sous l’angle de l’identité, ou plutôt des identités. De ce point de vue, le regard sociologique que porte Jean-Claude Domenget sur différents groupes professionnels de la communication numérique est très profitable aux Sciences de l’Information et de la Communication dont l’institutionnalisation sociale et cognitive est aussi à lire dans les ruptures et continuités des parcours professionnels de celles et ceux que nous formons et que nous observons. On souligne ici le soin que prend l’auteur à questionner le rapport des communicateurs numériques aux publics et – à la suite d’Évelyne Broudoux et Nathalie Heinich – à explorer des formes d’autorité (énonciative, institutionnelle et de contenu). Au demeurant, ces questionnements nécessaires nous interrogent aussi, et peut-être surtout, dans notre propre ingénierie pédagogique : que peut apporter l’université à ces futurs professionnels pour qu’au-delà des « figures de l’usager » se forgent effectivement des identités professionnelles numériques ? Quels transferts pédagogiques, en somme, pouvons-nous opérer pour que la recherche contribue aujourd’hui et demain à la formation des futurs professionnels de la communication ?

  1. Au-delà d’une recension

Au terme d’une recension dont le·la lecteur·rice voudra bien excuser la partialité, revenons sur la décennie éditoriale d’une revue plus sûrement représentative de la production scientifique francophone dans le rapport entre communication et professionnalisation. Certes, la formation, les profils, les compétences et l’éthique professionnels des communicateurs·rices ont constitué le point de départ du RESIPROC et de ses premiers « cahiers ». Nous étions quelques-uns, en marge d’un congrès outre-Atlantique, à voir dans ce réseau international et sa revue la possibilité de réunir des chercheur·es et des praticiens autour d’un projet commun : questionner l’évolution des métiers de la communication, comme aussi la manière de former celles et ceux qui les exercent. Pour autant, Communication & Professionnalisation ne s’apparente nullement à une revue professionnelle comme en publient de très sérieuses associations françaises, tels que l’AFCI ou Communication Publique.

Il s’agit bien ici d’une revue scientifique qui, reconnue comme telle par les instances de la discipline, pose un regard critique sur les avatars d’une professionnalisation nécessairement inachevée (Walter, 1995) et protéiforme (de La Broise, 2013). Non réductible à la sociologie d’un groupe professionnel, les organisations – même entendues dans leur diversité sectorielle et statutaire – n’en constituent pas non plus le seul domaine d’investigation. Les communications publique et politique, comme aussi les médias et industries culturelles, ne sont nullement exclus d’une ligne éditoriale sensible à toutes les dynamiques de professionnalisation (C&P, n° 4, 2016), aux métiers du journalisme et de l’information (C&P, n° 19, 2019) ou aux rapports de genre en communication (C&P, n° 12, 2021).

Bien d’autres « dossiers » viendront, assurément, instruire une professionnalisation complexe dont les identités, les pratiques et usages appellent de notre part une veille professionnelle et académique constante, utile – et même nécessaire – à la formation des praticiens et de ceux qui les forment. Comme un écho à la recherche dont les thèses, mémoires et programmes de recherche constituent les formes les plus abouties, Communication et Professionnalisation devra maintenir le fil éditorial et s’ouvrir, aux questionnements les plus stimulants. C’est là une invitation sincère à nous retrouver en 2033 !

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  1. 1 Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) : créée par la loi Savary sur les universités de 1984, l’habilitation à diriger des recherches (HDR), spécificité française, est un diplôme hybride. Permettant d’accéder au professorat des universités, de diriger des thèses, l’Habilitation est – en France – le diplôme le plus élevé de l’enseignement supérieur. 

  2. 2 Anne-Marie Cotton, « Les professionnels de la communication : regards réflexifs sur les mutations des pratiques et normes professionnelles en Belgique », 2021.

  3. 3 Thomas Grignon, « “L’influence” comme prétention : contribution à une ethnosémiotique de l’expertise dans le conseil en communication », 2020.

  4. 4 Aude Seurrat, « Les médiations des savoirs pratiques sur les médias et la communication » (2018).

  5. 5 Valérie Lépine, « Communications organisationnelles et managériales : dynamiques de profession­nalisation et enjeux de normalisation, valuation, évaluation » (2018).

  6. 6 Laurent Morillon, « Quand chercheurs et praticiens interagissent. Une mise en rapport dialogique de l’épistémè et de la praxis en communication des organisations-organisationnelle » (2016).

  7. 7 Olivier Galibert, « Pour une approche communicationnelle du Community Management - Problématisation en tensions entre une théorie critique et une théorie de l’émancipation » (2014)

  8. 8 Jean-Claude Domenget, « Analyser les usages à l’ère du numérique : fragilité – identités – temporalités » (2017).