L’irruption d’une communication publique défensive : l’impossible dépolitisation de la réponse de la télévision publique à la critique d’une émission d’histotainment

Lucile Desmoulins

Maîtresse de conférences

Université Gustave Eiffel, Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique (DICEN-IDF)

lucile.desmoulins@univ-eiffel.fr

Adama Dramé

Chargé de communication digitale

Université Gustave Eiffel, Afpa et auto-entrepreneur

drame.adamacandidature@gmail.com

Résumé

Les tweets des chaînes du groupe France Télévisions et de France 2 plus particulièrement relèvent d’une communication publique qui sur-performe les canons d’un genre lisse pour conjurer tout risque d’interprétation sous un angle politique ou polémique. Ils évacuent de fait toute possibilité de débat sur les missions de service public dévolues aux chaînes du groupe, a fortiori celle de représenter le pluralisme et la diversité des opinions. Un communiqué de presse de France 2 du 27 mai 2015 exceptionnellement publié sur Twitter répond à une lettre ouverte adressée à la future présidente de l’audiovisuel public signée par deux personnalités politiques du Parti de gauche autour d’un manquement de France 2 à son devoir de représentation du pluralisme des opinions et d’une politique éditoriale trop tolérante vis-à-vis des biais idéologiques de l’émission d’histotainment Secrets d’Histoire. Cette émission véhiculerait au mieux un récit national idéalisant la période de l’Ancien Régime et ses figures et au pire un « roman national » réactionnaire. La réponse de France Télévisions relève d’une forme de communication publique défensive qui illustre la possible rémanence d’un noyau politique au cœur de toute communication publique, même la plus lisse.

Mots-clés : histotainment, télévision publique, Jean-Luc Mélenchon, communication publique, instrumentalisation, pluralisme, politisation.

Abstract

The tweets of the different channels of the France Télévisions group and France 2 more particularly illustrate that public communication is a smooth discourse genre. They outperform the rules of this hybrid and smooth genre to ward off any risk of interpretation from a political or controversial angle. It shuts down any kind of debate on the public service missions devolved to the group’s TV channels, including on the missions to represent pluralism and the diversity of opinions. A press release from France 2 of May 27, 2015 was exceptionally published on Twitter, and responds to an open letter addressed to the future lady president of France Télévisions group. Signed by two political figures from the Left Party, this letter denounces France2’s failure to fulfil its duty to represent the pluralism of opinions and its far too tolerant editorial policy vis-à-vis an ideological biased histotainment TV show called Secrets d’Histoire. This show conveys at best a national narrative idealizing the Ancien Monarchist Regime and its figures and at worst a reactionary “national novel”. France Télévisions’ response is likened to a defensive form of public communication, which illustrates the possible persistence of a political core at the heart of all public communication, even the smoothest.

Keywords: histotainment, public television, Jean-Luc Mélenchon, public communication, instrumentalization, pluralism, politicization.

Introduction

« Parmi toutes les formes de représentation des téléspectateurs dont disposent les professionnels, la mesure d’audience* occupe une place particulière » (Chaniac, 2019, p. 6), c’est aussi le cas pour les chaînes de télévision du service public qui doivent asseoir leur légitimité en touchant un public nombreux, d’où une rivalité entre antennes publiques et privées et la tentation de privilégier les genres les plus populaires. Sommé de toucher conjointement des publics variés et de proposer des contenus de qualité, le groupe France Télévisions entend offrir « à son public une programmation riche, ambitieuse et fédératrice qui a pour but d’informer, d’éduquer et d’animer le débat démocratique, […], le projet stratégique du groupe s’articule autour de valeurs fortes : indépendance, universalité, innovation et fiabilité de l’information ; sans oublier la promotion de la diversité, afin de refléter la société d’aujourd’hui »1. Ce texte de communication institutionnelle combine de manière indistincte la description d’une situation passée et présente, ainsi que l’engagement dans la réalisation future d’un contrat, d’une promesse. Bien que cohérent avec les missions de service public dévolues à France Télévisions telles que consignées dans le titre 3 (Du secteur public de la communication audiovisuelle) de la Loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dite Loi Léotard, ce résumé des missions des chaînes du groupe FT s’abstient de mentionner deux mots employés de manière récurrente dans les grands textes de cadrage de ses missions de service public : pluralité et pluralisme.

Tout d’abord, la Loi Léotard insiste sur la « diversité [des programmes] et leur pluralisme, leur exigence de qualité et d’innovation, le respect des droits de la personne et des principes démocratiques ». Ensuite, le mode de gouvernance et les missions du groupe France Télévisions, société anonyme dont les actions ne peuvent être détenues que par l’État, sont aussi précisées dans un cahier des charges fixé par décret modifiable sur décision du gouvernement. Et le Décret n° 2009-1263 du 19 octobre 2009 portant approbation des statuts de la société précise notamment qu’en tant que « Service public et média de confiance des Français, France Télévisions est ouverte à la pluralité des points de vue et des imaginaires ». Le Décret n° 2009-796 du 23 juin 2009 fixant le cahier des charges de la société nationale de programme France Télévisions indique lui aussi dans son article 2 que : « France Télévisions développe un ensemble de services de communication audiovisuelle disponibles sur différents supports dont la ligne éditoriale est notamment définie à l’article 3 et qui, par leur diversité, contribuent au pluralisme des courants de pensée et d’opinion ». L’exigence de pluralisme n’est donc pas réductible à une simple richesse de l’offre ou à une diversité des formats. Elle est liée au fonctionnement des institutions d’un État français républicain et démocratique. Et tous les articles des titres 1 (Une télévision citoyenne) et 2 (Une télévision de service public au cœur de la cité) du chapitre II du même décret expliquent comment les chaînes de télévision publiques doivent contribuer à ce bon fonctionnement.

Les finalités de la communication des institutions publiques seraient « d’informer (faire savoir, rendre compte et faire valoir), d’écouter (les attentes, les interrogations et le débat public), de contribuer à assurer la relation sociale (sentiment d’appartenance collectif, prise en considération du citoyen en tant qu’acteur) et d’accompagner les changements tant comportementaux que d’organisation sociale » (Zémor, 2008, p. 5). À la fois organisations remplissant des missions de services publics et médias, les chaînes de télévision généralistes françaises ont un rapport tout particulier avec la communication publique. Sur leur antenne, elles communiquent de manière canonique sur elles-mêmes, notamment sur leur offre de programmes et la manière dont celle-ci respecte un cahier des charges. Elles rendent, par exemple, compte en temps réel de grands moments de vie du collectif national et de l’actualité politique française. Elles retransmettent les événements liés à la fête nationale, tout en accueillant des discours politiques partisans, des débats nécessaires au fonctionnement d’une République démocratique rythmée par des échéances et des campagnes électorales. Il en résulte une tension entre l’unité et la diversité s’illustrant par la promotion de l’appartenance à un collectif national et la recherche d’un consensus d’une part, et l’expression d’opinions différentes, parfois incompatibles, le débat et le conflit au cœur de toute lutte pour accéder ou conserver le pouvoir d’autre part.

Sur leurs sites internet et leurs comptes de média social, les chaînes de télévision publique, notamment France 2, communiquent sur leurs contenus vers leurs publics envisagés comme des clients à séduire, mais aussi comme des citoyens. Ces comptes valorisent quotidiennement la manière dont les chaînes publiques remplissent leurs missions de service public en composant avec des ambiguïtés historiques quant à leurs missions spécifiques en sur-performant les canons du genre de la communication publique. Ils dérivent de manière très exceptionnelle vers des formes de communication publique défensive. Cet article étudie cette communication publique sur-performée et ses exceptions, dont une réponse faite à une attaque dénonçant le manque de pluralisme et les biais idéologiques réactionnaires de Secrets d’Histoire, une émission de divertissement sur l’Histoire. Cette réponse a été étudiée notamment à travers les contenus publiés sur 3 comptes de communication institutionnelle animés sur la plateforme de microblogging Twitter entre le 8 avril et le 30 septembre 2015, soit un moment paroxystique d’expression critique politique, érudite et parodique de l’émission – et à travers elle de la manière dont la direction d’une chaîne de télévision publique veille à la bonne exécution de ses missions de service public. Parfaitement intégrées à des stratégies d’instrumentalisation politique d’une polémique, ces critiques ont attiré des réponses individuelles et institutionnelles qui mettent en évidence la plasticité d’une communication publique canonique lisse, à l’exception de sursauts défensifs ponctuels.

Une méthode d’enquête pluraliste articulée autour de publications sur Twitter

Les critiques adressées à l’audiovisuel public au sujet de l’émission Secrets d’Histoire et ses réponses institutionnelles et individuelles ont été étudiées à partir d’une méthode d’enquête qualitative sémio-discursive. Le corpus est tout d’abord composé de supports de communication : communiqués de presse et lettres ouvertes écrits et publiés par les institutions protagonistes de la polémique de 2015 au sujet de Secrets d’Histoire et ensuite d’une revue de presse composée d’articles incluant des entretiens donnés à des personnalités parties prenantes : la Présidente de France Télévisions depuis le 22 août 2015 Delphine Ernotte, les hommes politiques Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière, et des chercheurs, enseignants ou doctorants en histoire, consultants pour le service public (Fabrice d’Almeida) ou actifs sur Twitter.

Le premier numéro de l’émission Secrets d’Histoire a été diffusé sur la chaîne de télévision France 2 en 2007, mais le corpus pertinent pour l’analyse s’articule surtout autour d’un moment d’intense controverse entre avril et septembre 2015. L’enquête réalisée porte sur un corpus de tweets utilisant les hashtags officiels de l’émission Secrets d’Histoire, #secretsdhistoire, dont une série de tweets très critiques d’historiens, de militants politiques et d’historiens militants au Parti de gauche, et de tweets publiés par des comptes animés par les services communication du groupe France Télévisions. La récolte systématique a été effectuée via l’outil de recherche avancée de Twitter, en utilisant des filtres de compte (@Francetele, @France2tv, @France2_Presse et @francetvpro) et de temporalité. Les dimensions textuelles et visuelles des tweets ont été analysées conjointement, ainsi que le nombre de likes et de commentaires associés afin d’appréhender l’accueil spécifique de certaines publications ayant trait au thème du pluralisme des opinions et de la diversité de l’offre culturelle portant sur l’Histoire sur les chaînes publiques. La collecte des tweets a été effectuée manuellement, à partir des deux comptes personnels des auteurs et elle a été répétée deux fois le 10 mars et le 5 juillet 2023 de manière à vérifier son exhaustivité en lien avec des problèmes de lisibilité de l’évolution du paysage de la communication institutionnelle de l’audiovisuel français sur Twitter.

La constitution du corpus des tweets a en effet été complexifiée par l’apparente création en juin 2023, du compte @France2_Presse s’adressant aux seuls journalistes. Les tweets publiés sur ce compte sont protégés, et seuls les abonnés approuvés peuvent les lire. Une première hypothèse non vérifiée envisage cette création comme une réaction à la volonté d’Elon Musk de décerner des « labels d’indépendance » aux médias. Une deuxième analyse cette fausse « création » d’un « nouveau » compte comme une prise de conscience tardive d’un média audiovisuel public de la nécessité de proposer des contenus singuliers à ses abonnés journalistes. Présenté comme créé en avril 2015, le compte France TV Pro (@francetvpro) est décrit dans la partie biographique comme étant le « compte officiel de la communication professionnelle de @francetele : actus, invités, temps forts des antennes et des programmes... ». Dans les faits, ce compte ne publie de messages que depuis le 9 juin 20232. L’hypothèse privilégiée, mais non vérifiée, est que le compte @francetvpro est simplement venu remplacer le compte @France2_Presse en même temps que sa lecture a été rendue impossible aux non abonnés.

La recherche sur Twitter par dates (from:France2_Presse until:2015-10-01 since:2015-04-01) permet d’obtenir un corpus de 380 messages qui indique que ce compte prenait bel et bien initialement en charge la communication publique de la chaîne conjointement avec les comptes grand public @francetele et @France2tv. Le compte @France2tv créé en avril 2009 a quant à lui publié 892 messages entre le 8 avril et le 30 septembre 2015. Les pics de publication correspondent à des pratiques de live-tweets d’émissions-événements comme un concert co-organisé par la chaîne, la Nuit de la gendarmerie, destiné explicitement à présenter les missions de ces forces armées chargées de la sécurité des zones urbaines et rurales et à resserrer le lien armée-nation, ou des émissions populaires de divertissement à très forte audience impliquant une dimension de suspens : des concours de cuisine ou de pâtisserie et l’émission Fort Boyard, dans laquelle des équipes réalisent au cœur d’un monument historique des épreuves physiques et intellectuelles ludiques afin de gagner un trésor destiné à des organisations caritatives.

Des tweets sur-performants des règles canoniques de communication publique

Les messages publiés sur le compte @Francetele entre le 8 avril et le 31 septembre 2015 ne donnent que très peu de prise aux controverses et polémiques politiques. Ils présentent et valorisent l’offre de programmes, les journalistes et les animateurs, les succès en termes d’audience ou de reconnaissance professionnelle. Ils respectent les critères canoniques qui caractérisent la communication publique : positifs, lisses et consensuels, adressés à des téléspectateurs et citoyens joyeusement unis dans un collectif national. Une série de huit messages dénote formellement parce qu’ils incluent un portrait en plan américain de Caroline Got, nouvelle directrice de la stratégie et des programmes de France Télévisions et des verbatims entre guillemets tirés de ses interventions lors d’un débat sur le thème « Quelle télévision publique ? » organisé par l’Union des Entreprises de Conseil et Achat Media (Udecam). Cette série dénote aussi en ce qu’elle donne à voir une forme de réflexivité sur les missions de la télévision publique et donc une possible remise en cause de ces missions ou un aveu d’échec à les réaliser. Les verbatims n’évoquent pas les missions de représentation du pluralisme des opinions et d’animation des débats, mais celles de « représenter la société dans sa diversité, dans sa singularité et dans son universalité » et de « relayer les débats, les contradictions », des éléments d’ordinaire absents de la communication publique sur Twitter. Le compte Twitter de communication publique « grand public » de France 2 et celui destiné aux journalistes évitent soigneusement les sujets polémiques, notamment ceux relatifs à l’histoire de France et a fortiori son instrumentalisation dans le cadre de débats politiques.

Le premier tweet du compte @francetvpro a été publié le ٨ avril ٢٠١٥ : « Bonjour! Rejoignez nous3 sur le compte twitter du service presse de France 2! :) #TeampresseFrance2 ». L’étude concentrée sur la période de six premiers mois faisant suite à la création de ce compte témoigne de la mise en place d’une politique de publication à un moment clé de l’histoire de la chaîne, soit pendant une campagne qui précéda la désignation d’une nouvelle présidente de France Télévisions, le 23 avril, par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) plutôt que par l’exécutif. Cette campagne a été marquée par le nombre des 33 candidats qui avaient postulé, et par la nouvelle et très opaque procédure qui permit à 23 candidats de le faire non pas publiquement mais en secret. Cette période précoce permet aussi d’observer un effort de professionnalisation à travers l’acquisition progressive des codes linguistiques propres à Twitter.

Les premiers émoticônes de bravo apparurent par exemple le 16 avril, et restèrent les plus utilisés devant le pouce levé et les cotillons de fête. En quatrième position, l’émoticône du drapeau français apparait logiquement lors de l’interview du président François Hollande, des retransmissions du tour de France, et des nombreuses émissions spéciales en rapport avec la fête nationale, mais il l’est aussi à de nombreuses autres occasions, preuve d’une volonté de rattacher le compte au caractère public et national de la chaîne. La présence forte de l’émoticône d’un emblème national, le drapeau tricolore, sémiotise aussi puissamment un régime républicain placé dans le prolongement de la Révolution française.

Pendant ses six premiers mois d’existence, ce compte va publier 380 tweets dont 183 évoquent des succès d’audience ce qui montre l’importance du critère d’une télévision publique faite pour le plus grand nombre dans la justification de ses missions. Les meilleures audiences concernent les émissions de divertissement (N’oubliez pas les paroles et On n’est pas couché), mais aussi et surtout les émissions diffusées pendant la fête nationale, qui réalisent en moyenne ٢٢,٧٪ de parts d’audience, soit le meilleur score de France 2. Cinq des 183 messages valorisant les bonnes performances d’audience de la chaîne concernent l’émission Secrets d’Histoire. Ensuite, 164 messages décrivent ou annoncent l’offre de programmes (émissions de variété, séries, journaux d’information), la diffusion de nouveaux programmes, la venue d’invités prestigieux notamment sur les plateaux des journaux d’information ou des informations plus anodines comme un changement de décor. Onze de ces messages ponctuels annoncent la survenue de conférences de presse pour présenter une nouvelle offre de programmes et trois messages dévoilent le recrutement de nouveaux animateurs. Ces messages illustrent la pluralité de l’offre en termes de formats plutôt que le pluralisme des idées.

Huit messages incluent des visuels attestant de la présence de personnalités stars de la chaîne en couverture de magazines et de programmes télévision, ce qui valorise leur popularité et donc la promesse réalisée d’une télévision populaire. Deux d’entre eux concernent Stéphane Bern, l’animateur de Secrets d’Histoire, qui confirme ainsi son statut d’animateur-vedette de la chaîne. Six messages portent sur l’obtention de prix lors de concours ou de festivals par des productions de la chaîne ce qui atteste la promesse réalisée de produire des contenus culturels de qualité. Trois messages sont eux aussi canoniques non pas parce qu’ils valorisent un service public mais parce qu’ils ont en commun de concerner la solidarité à travers un appel aux dons (Téléthon, Fondation pour la recherche médicale) et la santé avec l’annonce de la diffusion d’un court-métrage autoproduit sur la communication de prévention en sécurité routière.

Moins de dix messages sont des retweets de comptes d’observatoires du paysage médiatique ou de personnalités médiatiques pionnières par leur dynamisme sur les plateformes de média social. La dimension de recherche d’interactivité est quasiment absente avec un seul message le 4 août 2015 à 20h55 au sujet d’une série #PetitsMeurtres qui questionne : « Quel personnage de la série êtes-vous ? », alors que celle-ci est logiquement très présente sur le compte @France2tv, avec un maximum de 34 retweets et 52 likes sur un message au sujet de l’émission Ronde de Nuit co-animée par Stéphane Bern sur « la magie du Louvre et de ses œuvres ». L’interactivité se manifeste aussi par cinq messages qui sont des private jokes énigmatiques à l’intention de journalistes de la chaîne spécifiquement taggués.

Le pic de publications du compte @francetvpro concerne les 13, 14 et 15 juillet 2015 avec des messages relevant d’une forme de communication publique surperformée. L’ensemble des moments de la journée événement de la fête nationale est mis en avant dans une série de tweets où les journalistes et animateurs-stars de la chaîne sont mobilisés et intégrés à des dispositifs participatifs qui valorisent le lien organique entre la chaîne et divers acteurs publics dont les armées : « Team #france2 en force pr le #14juillet2015 » (message publié à ١١h٣٥ le ١٤ juillet), avec une mise en scène de l’incorporation d’animateurs vedettes dans des démonstrations militaires : « À quelques secondes du décollage, Michel Drucker à bord du Tigre #١٤juillet @France٢tv », ou encore : « @francetvinfo et Celine Geraud embarque et s’apprête à décoller à bord du Rafale #france2tv ». Pendant ces trois jours seulement, le compte professionnel @francetvpro est plus actif que le compte grand public @France2tv. Au final, ces comptes publient globalement les mêmes contenus, et incarnent de manière idéale l’un des principes cardinaux de la communication publique en ne donnant presque aucune prise aux velléités de polémique, d’instrumentalisation et de débats de politique politicienne.

Les exceptions à cet idéal consensuel et lisse attirent d’autant plus l’attention qu’elles sont rares. Le 28 avril, un communiqué de presse est publié pour soutenir Édouard Perrin, un journaliste de Cash Investigation dans le cadre d’une plainte du cabinet d’audit PwC auprès de la justice luxembourgeoise. Il rappelle le principe de « respect du secret des sources » et que son « enquête, […] relève de l’intérêt général pour tous les citoyens européens ». On ne trouve aucune mention de ce sujet sur le compte grand public @France2tv. Ensuite, les comptes @francetvpro et @France2tv postent un message au sujet d’une altercation entre Rachida Dati et Élise Lucet, qui intègre un lien vers une vidéo en ligne publié sur le site de la chaîne d’information FranceTVInfo. La vidéo montre la députée européenne et ex-garde des Sceaux Rachida Dati répondre à la journaliste Élise Lucet : « Votre carrière est pathétique » alors que cette dernière lui posait à la volée des questions sur ses liens avec des sociétés gazières dont Engie4. Ces deux exceptions sont motivées par un même souhait de défendre fermement le professionnalisme de journalistes en se référant à des grands principes déontologiques pour couper court à toute polémique.

Le compte @francetvpro fait état le 20 avril 2015 d’une polémique absente du compte @France2tv. Il s’agit d’un démenti au sujet d’une commande par le passé d’un sondage au sujet de Nagui par son employeur France 2. Ce sondage aurait interrogé « un panel de téléspectateurs sur cette question : "Est-ce que ça vous dérange qu’un Arabe présente une émission à 19 heures sur France 2 ?" »5. Le tweet est laconique : « France 2 dément tout sondage sur Nagui http://europe1.fr/medias/france-2-dement-tout-sondage-sur-nagui-2432885 via @europe1 ». Il inclut un lien vers un article réalisé par un journaliste d’une antenne de radio privée, Europe 1, dans lequel on peut lire : « Une information démentie par la chaîne auprès d’Europe 1, lundi après-midi ». Et d’ailleurs, « Il n’y a pas et n’y a jamais eu de telles études réalisées, celles-ci étant contraire à la loi mais aussi à l’éthique de France 2 », a affirmé à Europe 1 Antoine Boilley, secrétaire général de France 2 »6. Plutôt que d’incriminer une précédente présidence, le tweet conteste les propos tenus par l’animateur pendant l’émission On n’est pas couché du samedi précédent en réponse à des questions sur les discriminations subies pendant sa carrière. Il suscite deux commentaires : @SombreLitanie insiste sur l’hypocrisie des deux directions concernées par la commande du sondage et son dévoilement : « Pas vu, pas pris ! Hein ? ». Le tweet de @katemesss « France télévision dit merci au droit d’oubli » accrédite le parti pris de l’animateur qui répondit lors d’une interview donnée à un journaliste de Non Stop People que la direction de la chaîne n’avait accès « qu’à ce qu’elle a fait depuis une dizaine d’années. Il n’y a plus de débat, c’est une vieille histoire »7.

Les nombreux articles publiés dans la presse people attestent de l’ampleur de cette polémique relative à un producteur et animateur régulièrement élu animateur préféré des Français. Les dirigeants de France 2 et Nagui ne s’exprimeront ensuite plus publiquement sur le sujet, ce qui plaide en faveur d’un gentleman agreement autour d’une stratégie misant sur le silence, le temps, et l’oubli. La forme du tweet succinct incluant un lien vers un article publié sur le site internet d’un média radiodiffusé privé incluant un verbatim du secrétaire général de la chaîne France 2 interroge. En l’absence de communiqué de presse, cette réponse paraît en effet bien discrète et peu impliquante pour la direction de la chaîne.

Le compte @France2tv publie seulement cinq communiqués de presse sur Twitter entre le 8 avril et le 30 septembre 2015. Les messages des 9 avril et 28 septembre intègrent des communiqués au sujet de bons résultats d’audience. Un message du 7 septembre intègre un communiqué annonçant une « mobilisation » de la chaîne sur le sujet de la crise des réfugiés par le biais de « reportages, analyses, et rdv spéciaux ». Le sujet est éminemment politique, dans la mesure où l’accueil des réfugiés fait débat au-delà de son caractère humanitaire dramatique car il peut aussi être abordé sous l’angle des politiques publiques économique, environnementale, culturelle etc. La dimension agonistique du thème de l’accueil des réfugiés ne transparait pas dans le tweet.

Le 15 septembre 2015, un message enrichi d’un communiqué de presse annonce la diffusion le 6 octobre d’un numéro de l’émission Cash Investigation sur le « Marketing : les stratégies secrètes de marketing des grands groupes », notamment en lien avec leur utilisation des données personnelles. Cette modalité d’annonce très en amont d’une diffusion est exceptionnelle et sans doute liée à des considérations stratégiques (droit de réponse, ou négociation d’entretiens encore en cours), et à des contraintes juridiques. Le cinquième et dernier communiqué de presse visible sur le compte grand public @France2tv a été publié le 28 mai 2015. Il s’agit d’un retweet du tweet de @Francetvpro publié la veille au sujet de la réponse de la chaîne à une lettre ouverte signée par deux personnalités politiques, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière, au sujet de l’émission Secrets d’Histoire. Ce message est assorti du message élémentaire suivant : « #France2 communique #SecretsdHistoire @secretshistoire ».

Les comptes @francetvpro et @France2tv diffusent donc des messages de communication publique canonique, qui sur-performent les canons du genre en termes de valorisation des missions de service public de cette chaîne, d’évitement des risques de polémique et d’interprétation des messages publiés sous l’angle de la politique politicienne. Ces deux comptes publient très peu de communiqués de presse qui abordent majoritairement les succès et les nouvelles grilles de programmes de rentrée des chaînes du groupe France télévisions et de France 2 plus particulièrement. Une exception notoire concerne deux tweets incluant un communiqué de réponse à une lettre ouverte envoyée à la Présidente de France télévision alors nommée mais pas encore installée dans ses fonctions, Delphine Ernotte. Cette lettre fait part d’un regret « qu’en dehors de [ces] moments exceptionnels, le service public audiovisuel n’ait pas compris le rôle fondamental de l’Histoire et de la mémoire ». Destinée à « attirer [votre] attention sur les contenus des programmes proposés par France Télévisions dédiés à l’Histoire et particulièrement l’émission Secrets d’Histoire », elle est signée par deux personnalités politiques, Jean-Luc Mélenchon, alors réélu député européen tête de liste du Front de gauche depuis le 25 mai 2014, ancien candidat aux élections présidentielles de 2012 ayant réuni 11,10% des voix au premier tour et qui s’est déclaré début 2015 « disponible » pour l’élection présidentielle de 2017 ; et Alexis Corbière, titulaire du certificat d’aptitude au professorat de lycée professionnel (CAPLP) de lettres-histoire et brièvement enseignant avant de travailler au musée de l’histoire de l’immigration, et alors secrétaire national du Parti de gauche suite à sa défaite aux Législatives. Les deux tweets publiés sur les comptes @francetvpro et @France2tv à un jour d’intervalle incluent un communiqué de presse de réponse détaillée à une critique, ils sont donc exceptionnels sur la forme et le fond.

Une critique de la politique éditoriale de France Télévisions sur l’histotainment et Secrets d’Histoire

Entre histotainment, récit et « roman national »

La télévision a été pensée comme susceptible de contribuer à des missions éducatives et culturelles (Delavaud et Maréchal, 2011). Les émissions éducatives et culturelles ambitieuses ont néanmoins toujours occupé une place ambiguë au sein des grilles de programmes car « le triptyque des missions de la télévision française [informer, cultiver, distraire…] ne s’applique aux programmes que progressivement, […il est] contaminé par les conceptions de la culture populaire » (Jost, 2010, p. 230-231). Le goût du public pour le divertissement fait que des « logiques médiatiques, et donc marchandes, prennent parfois le pas sur les ambitions » (Marty, 2013, p.159). Des émissions de vulgarisation et divertissement s’efforcent à la fois de respecter l’état de la recherche en histoire, d’être accessibles au grand public et plaisantes. Les émissions d’histotainment sont quant à elles des produits culturels dans lesquels la rigueur scientifique et l’exactitude historique importent peu pourvu qu’elles soient divertissantes, ce qui se matérialise par le public nombreux qu’elles séduisent (Furrer, 2015). Le traitement de l’Histoire par le service public de l’audiovisuel fait l’objet de critiques récurrentes sur sa politique de diffusion d’émissions d’histotainment teintées par une idéologie réactionnaire éloignée des missions éducatives et culturelles.

Cette critique a pris de l’ampleur avec la sortie en 2013 du livre Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national (Blanc et al., 2013). Cet ouvrage dénonce des livres, mais aussi la diffusion de documentaires et d’émissions de divertissement, notamment sur le service public, imprégnés d’une vision idéologique réactionnaire de l’Histoire. La notion de « roman national » fait référence à des produits culturels, par exemple des manuels scolaires, défendant une « vision romancée du passé qui préfère nourrir des velléités dites nationalistes plutôt que de s’ouvrir à des perspectives plus globales et moins ethnocentrées » (De Cock et al., 2009, p. 9). Cette publication a fait l’objet d’une très importante couverture médiatique et ravivé le débat sur la manière dont l’Histoire est traitée sur les chaînes de l’audiovisuel public. Un avis vérifié et recommandé de consommateur publié le 25 décembre 2013 sur le site de vente en ligne Amazon dénonçait par exemple « le traitement de l’Histoire dans le PAF, et notamment sur les chaînes publiques. Inaction de la presse d’opinion, collusion des télévisions ou complaisance des pouvoirs publics, le champ est libre pour ces historiens de garde et leur roman national, antirévolution, prochristianisme ou colonisation, écho soi-disant scientifique aux tendancieux concepts d’identité et de racines françaises »8.

L’émission à succès Secrets d’Histoire diffusée sur France 2 fait partie des produits culturels visés par ce livre écrit par des historiens. Cette émission est bien ancrée dans le paysage médiatique depuis sa création en 2007 et fait régulièrement des records d’audience. Divertissante, elle mêle des interviews d’experts au statut parfois contesté par les historiens, des scènes de reconstitution et des visites des lieux où les personnages historiques traités ont vécu, parfois sous la forme de promenades faites par l’animateur Stéphane Bern qui relie ainsi les différentes séquences. Cette émission se soucie relativement peu de vérité historique, et participe au mieux à diffuser un « récit national » élaboré « à partir de vérités énoncées par certains historiens soucieux de souligner les événements fondateurs, unificateurs – et si possible glorificateurs – de leur pays » (Ariès Lardeux, 2019, p. 17) et au pire à relayer un « roman national » réactionnaire.

Une lettre ouverte néanmoins adressée pour médiatiser la critique d’une stratégie éditoriale

La médiatisation des critiques érudites de Secrets d’Histoire et de la politique de diffusion de France télévisions d’émissions d’histotainment teintées d’idéologie s’est accélérée avec la publication le 26 mai 2015 d’une lettre ouverte intitulée : « De "Secrets d’Histoire" au Panthéon : lettre à la Présidente de France Télévisions ». Cette lettre permet à des responsables politiques de développer leur visibilité médiatique et leur capacité de mobilisation grâce à une stratégie de scandalisation qui dévoile et dénonce un événement jugé inhabituel et répréhensible (Offerlé, 1998) et de se réapproprier l’adjectif péjoratif « populiste » qui a souvent été utilisé pour qualifier Jean-Luc Mélenchon. « Populiste moi ? J’assume! », déclarait-il dans une interview publiée dans L’express le 16 septembre 2010, en affirmant vouloir remplir « la fonction de tribun du peuple ». La réappropriation de l’adjectif qualificatif « populiste » procède de l’homophonie propice aux confusions entre les adjectifs « populiste » et « populaire » et participe d’une amorce de « retravail de l’ethos » (Amossy, 2010) en vue d’une réparation de l’image du candidat en vue de la campagne présidentielle de 2027 (Amossy et al., 2018). Si la critique des choix éditoriaux de la télévision publique autour de Secrets d’Histoire ne peut pas être réduite à un seul calcul stratégique, les auteurs de la Lettre ont tout intérêt à une revalorisation de la période et des grandes figures de la Révolution Française, des Lumières et des partis de gauche qu’ils convoquent de manière référentielle dans leur discours. L’attrait de Jean-Luc Mélenchon pour les symboles révolutionnaires, comme le bonnet phrygien, et pour certains révolutionnaires, comme Robespierre ou Desmoulins, lui ont même valu d’être raillé par des intellectuels médiatiques au motif d’une possible identification9.

La critique de Secrets d’Histoire n’est pas un acte isolé. Elle fait suite à une autre tentative de lancement d’une polémique à l’occasion de la sortie du jeu vidéo Assassin’s Creed Unity ayant la Révolution française comme toile de fond. Lors d’un entretien accordé en novembre 2014 à des journalistes de la télévision publique, Jean-Luc Mélenchon dénonça ce jeu en le qualifiant de « propagande » car le peuple y serait présenté comme une masse grégaire et sanguinaire10 et les révolutionnaires comme « des brutes » : « Le dénigrement de la grande Révolution est une sale besogne pour instiller davantage de dégoût de soi et de déclinisme aux Français »11. Si les différents épisodes de ce jeu se déroulent dans des contextes historiques et géographiques précis, l’arc narratif global et les différentes histoires qui se déploient s’inspirent autant de faits historiques, que de fictions et de grands mythes. Les anachronismes flagrants attestent de l’absence de prétention à représenter l’Histoire de manière fidèle. Cette critique frappe donc par la fragilité de son argumentaire, et celle de l’émission « Secrets d’Histoire » parait en comparaison bien plus argumentée et crédible.

Secrets d’Histoire est critiquée moins pour ses erreurs ou imprécisions historiques que parce que la plupart des épisodes distilleraient une vision idéalisée de l’Ancien Régime et des grandes figures de la royauté française, une conception romancée de l’Histoire, voire même un « roman national » connoté par une idéologie réactionnaire (Blanc et al., 2013). L’émission est aussi contestée au motif que comparativement peu d’épisodes sont consacrés aux grands moments et figures républicaines. Le texte de la lettre questionne d’ailleurs de manière faussement naïve : « pourquoi les choix idéologiques qui dominent ces programmes sont toujours ceux de la sous-valorisation des principes républicains et laïques ? ». L’émission ferait ainsi subtilement la promotion du régime monarchiste, c’est-à-dire une forme de gouvernement dans laquelle une seule personne, un monarque le plus souvent de droit divin, fonde l’autorité de l’État, et du royalisme, soit un mode spécifiquement héréditaire de dévolution du pouvoir.

L’argumentaire de la lettre valorise subtilement le « programme proposant toujours des images remarquables, [et…] la personnalité attachante de son animateur emblématique M. Stéphane Bern qui sait, mieux que quiconque, par sa faconde, faire aimer le sujet qu’il présente » pour mieux dénoncer le manque de scientificité, de neutralité idéologique et de respect des obligations de pluralisme des opinions sur une chaîne de service public, et cela à travers un décompte très précis des thèmes des émissions. La lettre formule des griefs et des demandes précises de diversification et rééquilibrage des périodes et des figures au profit de celles qui ont marqué l’histoire républicaine ou qui seraient célèbres pour d’autres motifs que leur statut social découlant de leur naissance, ainsi qu’une demande de neutralité de traitement des périodes et figures de l’histoire monarchiste. Elle invite donc à une modification sensible de ligne éditoriale.

Elle se termine par l’expression d’un souhait d’être utile à la réflexion de Mme Ernotte et la formule rhétorique : « nous sommes disponibles pour en débattre avec vous », qui fait suite à une dénonciation abrupte : « nous souhaiterions maintenant que le service public d’audiovisuel joue pleinement son rôle de service public, plutôt que d’être le promoteur de la valorisation de valeurs et d’idées antirépublicaines souvent très réactionnaires ». Bien qu’ayant été consultant pour l’émission, l’historien des médias et des images Fabrice d’Almeida appuie cet argumentaire dans un entretien titré audacieusement « Français, on vous berne ! » et portant principalement sur les liens entre la « petite » et la « grande histoire » : « Jean-Luc Mélenchon, par exemple, lui a fait grief d’un biais avéré : l’émission ne jure que par les riches, les bourgeois, les aristos. Comme s’il n’y avait pas de grands personnages historiques à présenter du côté du prolétariat ! En bref, c’est clairement une émission qui valorise les puissants » (d’Almeida et al., 2017).

Le format court de la lettre, publiée conjointement en plusieurs formats sur le site Internet du Parti de gauche, le blog d’Alexis Corbière et de Jean-Luc Mélenchon et les comptes Twitter de nombreux militants, appelait une diffusion rapide facilitée par l’appropriation précoce par Jean-Luc Mélenchon des réseaux sociaux pour « apparaitre plus proche du peuple » (Theviot, 2019, p. 84) ainsi que par la surreprésentation sur Twitter de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon (Boyadjian, 2016) et de militants motivés par « un storytelling participatif […] mis en place depuis 2012 » (Thérond, 2020, p. 46).

L’adresse et la date de publication de la lettre ouverte ne sont pas anodines. Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière écrivent à Delphine Ernotte, la future présidente de France Télévisions, fin mai 2015, un mois après son élection par les membres du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour remplacer Rémy Pflimlin à partir du 22 août 2015 pour un mandat de cinq ans. La période de transition vers un changement de présidence crée donc une fenêtre d’opportunité pour des changements éditoriaux importants. Les critiques concernent le bilan d’un prédécesseur qu’elle ne doit pas nécessairement assumer en totalité dans la mesure où le CSA a déjà publié des bilans très mitigés des présidences de Rémy Pfimlin. Qui plus est, elle n’est pas encore officiellement en poste ce qui peut lui donner le loisir de réfléchir à des inflexions éditoriales. Le ciblage de la future cheffe de l’audiovisuel public court-circuitait les journalistes du groupe France télévisions dans leur mission d’intermédiation informationnelle et leur épargnait de devoir relayer une lettre mettant en cause le bilan de Rémy Pfimlin. Bien que destinataire patente de la lettre, Delphine Ernotte ne s’exprima pas personnellement et Stéphane Bern ne fit pas de déclaration officielle lui non plus. Si la lettre est adressée à la future nouvelle présidente de France télévision, la réponse sous la forme d’un communiqué de presse émane des services communication de France 2.

L’irruption d’une communication publique défensive pour conjurer la politisation

Un communiqué de presse officiel est largement diffusé dès le lendemain de la publication de la lettre, le 27 mai 2015. Cet empressement montre que la critique a « fait mouche » et qu’il importe à la présidence sortante de la chaîne de défendre son bilan. Publié le 27 mai sur le compte Twitter @France2_Presse, qui était encore public en 2015, il est relayé par le compte grand public de la chaîne France 2 dès le 28 mai. Le titre complet du communiqué est : « Suite aux déclarations de Monsieur Jean-Luc Mélenchon relatives à l’émission "Secrets d’Histoire", la direction de l’antenne et des programmes de France 2 tient à apporter les précisions suivantes ». Ce titre évoque des précisions alors qu’il n’est question dans le texte du communiqué que de dénégations des arguments de la lettre.

La réponse de France 2 à la lettre des deux responsables du Parti de gauche prend la forme d’un communiqué de presse d’une page dont le texte s’ouvre par « une réfutation très ferme de toute orientation idéologique concernant les contenus de ce programme emblématique », soit une dénégation de ce que beaucoup de spécialistes considèrent comme une évidence : les auteurs du livre Les historiens de garde, puis les historiens, enseignants et doctorants en histoire à l’origine du #bingobern12 créé en 2016, mais déjà très actifs sur Twitter, les membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire autour de Guillaume Mazeau né en ٢٠٠٥ en réaction au vote d’une loi mentionnant les « effets positifs de la colonisation », mais aussi Fabrice d’Almeida, un historien ayant travaillé en tant que consultant sur l’émission Secrets d’Histoire. Ensuite, le communiqué évoque les bonnes audiences du programme ainsi que des « retours qualitatifs de téléspectateurs » et rappelle que l’Histoire est aussi présente sur l’antenne à travers des « grands documentaires événementiels ». Une liste de neuf lignes de documentaires atteste de cette profusion. Un paragraphe de quatre lignes décrit des téléspectateurs qui « plébiscitent » les émissions diffusées à l’occasion des grandes commémorations, une manière emphatique d’évoquer les meilleurs scores d’audience de la chaîne. Ensuite, un bref paragraphe évoque les fictions produites et diffusées sous la même forme d’une liste. Le dernier paragraphe revient opportunément sur les émissions spéciales de la journée du 27 mai 2015 à l’occasion de la panthéonisation de quatre résistants, soit des figures éminemment républicaines, pour se terminer sur l’idée que la chaîne « joue pleinement son rôle et ses missions de service public dans le domaine de l’histoire et de la mémoire collective ». Une seule ligne de péroraison prend la forme d’un discours épidictique au sens où il renvoie de manière indistincte à la fois au passé, au présent et au futur : « Sur France ٢, l’histoire est résolument en mouvement, citoyenne et républicaine ».

Cet argumentaire de défense est habile car il renvoie une image de profusion à travers des effets de listes triées par genres de produits culturels, et insiste sur la pluralité des thèmes ce qui élude les deux questions du déséquilibre dans le choix des thèmes et de l’angle de traitement des sujets. Or, la pluralité n’exclut pas le déséquilibre éditorial, ni la partialité. Le texte relève d’une communication publique axée sur des « objectifs stratégiques de représentation » (Bessières, 2018a, p. 504) et de défense de la réputation d’une organisation publique et des acteurs qui l’animent et l’incarnent (producteurs, animateurs, direction) à un moment sensible de passation des pouvoirs. Cette réponse, exceptionnelle dans sa forme et son irruption, reste parfaitement canonique dans sa rhétorique. Idéalement lisse (Oger et Ollivier-Yaniv, 2006 ; Ollivier-Yaniv, 2021, paragr. 10), elle doit conjurer les stratégies d’instrumentalisation de débats idéologiques sur le rôle de l’audiovisuel public à des fins de luttes politiques partisanes et électorales (Noiriel, 2009). Cette conjuration s’opère malheureusement au prix d’un déni de réalité et d’une absence de réflexion sur le sens des missions assignées à l’audiovisuel public de contribuer au « pluralisme des courants de pensée et d’opinion ».

Stéphane Bern ne répondit pas à une lettre ouverte qui ne lui était d’ailleurs pas adressée. En revanche, des personnalités et des organisations royalistes affichèrent un soutien éloquent à Secrets d’Histoire et son animateur, par exemple la revue Le lys ardent, dans ses colonnes et sur un groupe ouvert sur Facebook13. Cinq ans plus tard pendant l’émission de radio L’Instant M de Sonia Devillers diffusée sur France Inter, il formula en guise de réponse des remerciements pour les compliments qui lui avaient été adressés dans la lettre, puis il parla brièvement de pluralisme et plus longuement des attentes des téléspectateurs : « Chaque fois que je fais des émissions sur les révolutionnaires, sur les peintres, ou sur des personnages comme Clémenceau, ça marche moins bien que lorsque je fais des émissions sur Marie-Antoinette. […] Par ailleurs, j’ai déjà traité beaucoup de révolutionnaires. En 2016, j’ai fait un numéro sur Les femmes de la Révolution et ça a fait un flop d’audiences »14. L’audience est donc érigée en arbitre et en alibi de choix éditoriaux imparfaitement assumés.

Conclusion

Tout produit culturel, même de divertissement, participe à façonner et influencer les représentations sociales, les croyances et les comportements. Les émissions de télévision qui rassemblent une forte audience contribuent à façonner les mentalités et les rapports de pouvoir dans la sphère politique, elles peuvent être instrumentalisées au profit d’agendas et d’objectifs politiques. C’est a fortiori le cas des émissions de vulgarisation portant sur l’Histoire et la mémoire et des émissions d’histotainment. Les émissions de vulgarisation historique et d’histotainment visant à faire découvrir l’Histoire de manière divertissante à un large public remplissent une partie des missions confiées aux chaînes de télévision publiques. Les émissions d’histotainment à succès produites par le service public et animées par Stéphane Bern véhiculeraient au mieux un récit national idéalisant la période de l’Ancien Régime et ses figures et au pire un roman national réactionnaire. Promouvoir un récit ou « roman national » réactionnaire nuit forcément au pluralisme des opinions. Sous des dehors kitchs amusants, Secrets d’Histoire n’échapperait pas à un risque d’instrumentalisation de l’Histoire au service de forces réactionnaires, ce qui résonne comme un appel à la vigilance d’une actualité jamais démentie (Noiriel, 2009).

Le communiqué de presse de France 2 répondant à une lettre ouverte adressée à la future présidente de l’audiovisuel public signée par deux personnalités politiques du Parti de gauche autour d’un manquement de France 2 à son devoir de représentation du pluralisme des opinions et de biais idéologiques d’une émission d’histotainment illustre bien le caractère hybride de la communication publique (Bessières, 2018b) et les tensions à l’œuvre derrière la vitrine lisse des messages publiés sur les médias sociaux. La masse des tweets des chaînes de télévision publique relèvent d’une communication publique qui sur-performe les canons du genre au sens où ces tweets évitent au maximum le risque d’interprétation des messages sous l’angle de la politique politicienne au prix d’une quasi évacuation de la diversité des opinions et du débat. Le communiqué de presse de France 2 sur Secrets d’Histoire relève d’une forme de communication publique défensive qui tente d’éluder le fond du problème du risque d’instrumentalisation politique d’une émission d’histotainment. Cette tentative n’est pas un simple accident dans le cadre d’une gestion de crise à un moment sensible de défense de bilan et de passation des pouvoirs. Elle illustre la possible irruption du politique dans toute communication publique, même la plus lisse, et confirme la labilité de ce genre.

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Zémor, P. (2008). La communication publique (4e éd.). Presses universitaires de France.


  1. 1 Les références à des sites institutionnels et des articles de presse figurent en note de bas de page et manière à réserver la bibliographie aux seules références théoriques. France Télévisions. (2023). FranceTV&vous, Qui sommes-nous ?, Missions. https://www.francetelevisions.fr/groupe/qui-sommes-nous/missions-131.

  2. 2 Twitter, outil de recherche avancée : aucun résultat pour « (from:francetvpro) until:2015-10-01 since:2015-04-01».

  3. 3 Les tweets et textes sont cités sans modification quitte à reproduire des erreurs d’orthographe ou de typographie, en l’occurrence l’omission d’un tiret.

  4. 4 FranceTVInfo. (2015, septembre 4). Article et vidéo : Agacée par les questions, Rachida Dati s’en prend à Elise Lucet : « Votre carrière est pathétique ». FranceTVInfo. https://www.francetvinfo.fr/politique/affaire/video-cash-investigation-rachida-dati-a-elise-lucet-votre-carriere-est-pathetique_1068143.html.

  5. 5 Frison, M. (2015, avril 20). France 2 dément tout sondage sur Nagui. Europe1.fr. https://www.europe1.fr/medias-tele/France-2-dement-tout-sondage-sur-Nagui-934488.

  6. 6 Frison, M. (2015, avril 20). France 2 dément tout sondage sur Nagui. Europe1.fr. https://www.europe1.fr/medias-tele/France-2-dement-tout-sondage-sur-Nagui-934488.

  7. 7 Dauge, G. (2015, avril 21). Nagui coupe court à la polémique sur l’étrange sondage de France 2 : « C’est une vieille histoire ». Closer. https://www.closermag.fr/tv-tele-realite/nagui-coupe-court-a-la-polemique-sur-l-etrange-sondage-de-france-2-c-est-u-494414.

  8. 8 Cet avis vérifié a été publié par un internaute ayant publié de nombreuses évaluations et cette critique est la plus vue et plus recommandée sur la plateforme de vente en ligne Amazon. Voir : https://www.amazon.fr/historiens-garde-Deutsch-r%C3%A9surgence-national/dp/B00AMFF4JU.

  9. 9 Besse Desmoulières, R. (2012, avril 19). Jean-Luc Mélenchon avec cocarde et bonnet phrygien. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/04/19/jean-luc-melenchon-avec-cocarde-et-bonnet-phrygien_1687520_1471069.html.

  10. 10 Achili, J.-F. (réalisateur). (٢٠١٤, novembre ١٤). Mélenchon s’énerve contre Assassin’s Creed : « De la propagande contre le peuple ». In L’interview politique. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-interview-politique/melenchon-s-enerve-contre-assassin-s-creed-de-la-propagande-contre-le-peuple_1768691.html.

  11. 11 Siraud, M. (2014, novembre 13). Jean-Luc Mélenchon dénonce la ‘propagande’ d’Assassin’s Creed Unity. Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2014/11/13/25002-20141113ARTFIG00300-un-responsable-du-parti-de-gauche-denonce-la-propagande-d-assassin-s-creed-unity.php.

  12. 12 À partir de l’été ٢٠١٦, un groupe de chercheurs, de doctorants et d’enseignants en histoire publia une grille de jeu de bingo permettant de recenser les erreurs historiques, les clichés et les propos réactionnaires présents dans chacun des épisodes. Une communauté érudite de haters du programme se fédéra pendant des sessions de live-tweets autour de cette grille et du hashtag #bingobern. Certains historiens avouaient une certaine tendresse pour l’esthétique kitch de Secrets d’Histoire tandis que d’autres s’obligeaient à la regarder pour pouvoir en parler ensuite avec leurs élèves ou étudiants. Le bingobern leur permettait de « supporter ce pensum ». Parmi les cases récurrentes des grilles, figuraient des énoncés dénonçant avec ironie le parti pris réactionnaire et monarchiste de l’émission, par exemple : « Stéphane Bern est content de faire un truc de roi » et « Critique des révolutionnaires guillotineurs ».

  13. 13 Voir notamment cet article en ligne (https://www.lysardent.fr/2015/05/20/secrets-dhistoire-louis-xvi-linconnu-de-versailles/), mais aussi les messages postés sur ce groupe Facebook (https://www.facebook.com/LysArdent/).

  14. 14 Devillers, S. (productrice et journaliste animatrice). (2020, janvier 13). Stéphane Bern : L’histoire, la royauté et la télé. In France Inter, L’instant M. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-instant-m/stephane-bern-l-histoire-la-royaute-et-la-tele-7045381.