Les designers pour les territoires : nouvelle communication de relations et de médiations publiques ?
Dominique Bessières
maître de conférences en sciences de l’information et de la communication
Université de Rennes 2 - PREFICS
dominique.bessieres@univ-rennes2.fr
Victor Fauglas
étudiant en Master de Design Global
CY Cergy Paris Université, ETIS
CY école de Design
victor.fauglas@cy-tech.fr
Stéphanie Hémon
designer et doctorante en Design et en Sciences de l’information et de la communication
CY Cergy Paris Université, ETIS
CY Design Research Group
stephanie.hemon@hotmail.com
Xiaoyi Peng
étudiant en Master de Design Global
CY Cergy Paris Université, ETIS
CY école de Design
xiaoyi.peng@cy-tech.fr
Résumé
Le Design de territoire est en pleine émergence et constitue un nouveau champ professionnel. Il est question de comprendre les rôles des designers au sein de l’action publique dans des territoires aux enjeux de légitimation qu’il s’agit de spécifier. Pour cela, une enquête exploratoire repose sur des interviews de certains de ses premiers acteurs. Nous en avons déduit des traits saillants qui lient ces designers à l’appropriation du territoire. Il en résulte un champ d’application commun au sein de l’action publique, à savoir une nouvelle forme de communication, de médiation, de relation aux publics concernés. Le designer se trouve positionné comme un acteur polyvalent à cheval entre la conception, la gestion, la coordination, voire même la professionnalisation des parties prenantes du territoire. Ainsi, l’intégration incrémentale du design au sein du territoire tend vers une synergie, une forme de recherche de performance de l’action publique. Les rôles des designers sont très adaptés aux contextes complexes territoriaux, socles d’une légitimation en construction.
Mots-clés : Design, professionnalisation, communication, médiation, action publique, co-conception
Abstract
Territorial design is emerging as a new professional field. The aim is to understand the roles of designers in public action in areas where legitimacy is at stake, and to specify the issues involved. To this end, an exploratory survey is based on interviews with some of the early players in the field. We have deduced the salient features that link these designers to the appropriation of the territory. The result is a common field of application within public action, namely a new form of communication, mediation and relationship with the public concerned. The designer is positioned as a versatile player, straddling the line between design, management, coordination and even professionalisation of the stakeholders in the area. In this way, the incremental integration of design within the area tends towards synergy, a form of research into the performance of public action. The roles played by designers are well suited to the complex territorial contexts that are the basis of the legitimacy that is being built up.
Keywords: Design, professionalization, communication, mediation, public action, co-conception
Les designers pour les territoires : nouvelle communication de relations et de médiations publiques ?
En France, la « 27e région »1 se revendiquant « laboratoire pour transformer les politiques publiques », a fortement contribué à publiciser et à promouvoir la reconnaissance du design des politiques publiques dans les espaces institutionnels et territoriaux. Il s’agit d’une association indépendante constituée en 2012 qui propose « un espace pluridisciplinaire pour construire les futurs souhaitables de l’action publique ». Mais, de fait, celle-ci remonte aux années 2007 (pour l’idée) et 2008 (pour la constitution de l’équipe) avec le soutien des vingt-six régions françaises (Pignot, 2010) à l’époque. Plus largement, on peut remarquer que la problématique du design se diffuse dans les espaces territoriaux. En attestent les assises du design de 2019, où les acteurs représentatifs de l’écosystème du design ont indiqué que depuis quelques années en France, les collectivités locales, les services de l’État, les associations et les entreprises mobilisent le design pour mieux associer les utilisateurs à la création d’un nouveau dispositif, d’un service ou d’équipement d’une part, pour produire des scénarios créatifs sur l’avenir d’un territoire ou d’une politique publique d’autre part, ou encore pour accompagner la transformation d’une direction administrative.
Récemment, les termes « design » et « territoire » sont de plus en plus fréquemment associés. Notamment dans des revues sur la vie publique, à l’instar d’Horizons publics2, la revue dédiée à la transformation publique, est créé un hors-série intitulé « le design au service du territoire » pour nommer les « approches design » dans les actions d’innovation et de transformation des territoires. Mais également dans la littérature scientifique sur le design, qu’il s’agisse d’un « design territorial » moteur de transformation de l’action publique (Gwiazdzinski, 2015), d’un « design pour les territoires » (Parente, 2016) en faveur du développement local et de la valorisation des environnements urbains, ruraux et naturels, d’un « design des territoires » (Duhem et Pereira de Moura, 2020) ayant vocation à rétablir le lien des habitants à leur « lieu de vie », ou d’un « éco-design territorial » (Paquot, 2020) qui met l’accent sur l’aménagement des cadres de vie – avec et par – les habitants. Le territoire, terme polysémique (science politique, géographie sociale, philosophie), voit son importance politique renouvelée. Au-delà d’une vision normative depuis la décentralisation initiée à compter de 1982, il a été l’objet de politiques publiques liées aux évolutions institutionnelles des années 1990-2010 (intercommunalités, métropoles…) qui ont introduit des changements dans les politiques de développement économique et de la gouvernance territoriale (Raoul, 2020), dont le design apparait être un nouvel aspect significatif. Le territoire est fait d’espace, mais aussi de temps et de perception (Idem, p. 28), de communication et d’action. La plasticité des deux termes constitue une des clés d’explication de leur association récente et un socle de diffusion pour un territoire conçu comme ancré mais aussi projectif. Il semble que les acteurs des collectivités territoriales interpellent les designers, mais également que le design soit questionné par la notion de territoire.
La participation des acteurs du territoire constitue le principal enjeu, même si le design territorial se situe au carrefour de différentes pratiques et disciplines (Jolivet-Duval et al., ٢٠٢٢). Ainsi, dans leur livre « Le Marché de la démocratie participative », Mazeaud et Nonjon (2018) décrivent l’arrivée sur le marché de nouveaux consultants, avec les designers et les adeptes du design thinking qui prônent le collaboratif et le décloisonnement de l’action publique. La promesse du design permettrait de faire changer le paradigme des adeptes de la participation, en les amenant à évoluer d’une démarche initiale de communication ou de concertation vers une démarche de co-conception et d’innovation. Pour cette raison, la présence de plus en plus récurrente du design au sein des institutions publiques indique qu’il ne s’agit pas d’un usage ponctuel, mais d’un nouvel impératif professionnel en pleine expansion (Gwiazdzinski, 2015) perçu par les acteurs institutionnels décideurs et leur environnement.
Ces phénomènes récents liés au développement du design des territoires peuvent-ils être appréhendés comme de nouvelles formes de relations aux publics ? Ainsi, dans quelles mesures le design pour les territoires peut-il être entendu dans un sens plus large sous la pression d’une demande sociale et institutionnelle qui reconnait et soutient l’émergence de nouveaux acteurs professionnels, les designers dans les contextes publics et territoriaux ? Ceux-ci peuvent-ils être considérés comme représentatifs d’un mouvement d’ouverture des institutions publiques vers des acteurs plus divers ? Ce qui contribue à l’élargissement du champ des relations publiques des organisations publiques (Bessières et Ivanov, 2023) pour une représentation et une image nouvelles. Mais également en tant que support de modernisation de l’action publique au profit d’un décloisonnement. Enfin en tant que signe de recherche d’une plus grande efficacité d’usage des politiques publiques ?
Nous souhaitons pouvoir aborder et examiner ces interrogations au travers d’une enquête exploratoire qualitative visant à dévoiler des contours d’une professionnalisation spécifique en voie de construction. Il s’agira d’étudier le sens que l’on peut lui donner et ses modalités d’expression. Notre plan s’articulera en deux parties. La dimension territoriale compose un nouveau terrain d’exercice professionnel pour des designers (I) reposant sur la mobilisation de compétences issues d’une spécialisation des fonctions de designers (II).
Le territoire, nouvel ancrage d’intervention pour les designers
Les designers territoriaux représentent une fonction récente à investiguer (1) auprès de terrains d’exercice revendiqués (2).
Enquête exploratoire des designers des territoires
Afin de comprendre les nouvelles dynamiques sociales et professionnelles ainsi que leurs ressorts, dix-huit designers ont été interrogés. Ils revendiquent un travail avec / pour / sur les territoires. Parmi eux, quatre sont directement intégrés dans des collectivités territoriales. Il s’agit de mieux comprendre ce que ces designers font concrètement, s’ils partagent certaines valeurs et méthodologies, leurs socialisations professionnelles, comme des supports de confortement de leur professionnalisation émergente.
Dans cette optique, nous avons mené une étude empirique (Wobbrock, 2012) sur la période 2022-2023, auprès de professionnels entrant dans une démarche de design de/pour les territoires par des moyens à visée méthodologique et créative. Ces designers ont en commun d’avoir évoqué le territoire dans leurs pratiques, dans leurs titres, dans leurs propos, sur leur site internet. Certains ont été identifiés lors d’évènements professionnels lorsqu’ils ont évoqué le territoire dans leur pratique. D’autres ont été sélectionnés par une recherche Google et Lilo ou via le réseau social Linked In avec les mots clés « design » et « territoire ». Enfin, l’échantillon a été abondé au moyen de l’annuaire de l’association Dessein Public3, réseau qui rassemble des designers exerçant leur métier au sein de collectivités territoriales, ce qui a permis de recruter des professionnels intégrés et non pas seulement en agence. Dans ces dix-huit entretiens semi-directifs (Gélinas Proulx et Dionne, 2010), la répartition des enquêtés se distribue avec douze interviews menées auprès de designers externes qui interviennent dans des territoires en tant que consultants et par le biais de réponses à des appels d’offres, quatre auprès de designers intégrés aux collectivités, et un auprès d’un directeur d’école de design (cf. Tableau n°1).
Année |
1981 |
2015 |
2015 |
2008 |
2009 |
2009 |
1996 |
2011 |
2005 |
2007 |
2017 |
2018 |
2018 |
Dernier diplôme |
DEA - Theoretical Computer science |
Master - Urbanisme et Aménagements durables |
Master - Design Innovation & Société |
Diplôme de designer |
Diplôme de designer |
Diplôme de designer |
Diplôme Design et Architecture |
Diplôme d’architecte |
Master en management |
Bachelor graphique et multimédia |
Doctorat socio-marketing |
Master Innovation et Design |
Diplôme supérieur d’Arts Appliqués |
Localisation |
Ile de France |
Ile de France |
Auvergne-Rhône-Alpes |
Bourgogne-Franche-Comté |
Ile de France |
Pays de la Loire |
PACA |
Pays de la Loire |
Pays de la Loire |
Bretagne |
Bretagne |
Ile de France |
Ile de France |
Titre |
Directeur d’école de design |
Expert de cartographie sensible, enseignant |
Designer de politique publique |
Designer de politique publique |
Designer en innovation sociale |
Designer de politique publique |
Designer |
Architecte designer |
Accélérateur de la fabrique collective de la ville et des territoires, designer de services |
Designer et enseignant |
Designer de territoires |
Biologiste, designer, enseignant |
Designer participatif, Cheffe de projet en concertation |
Âge |
60+ |
35+ |
30+ |
40+ |
35+ |
40+ |
45+ |
35+ |
40+ |
35+ |
30+ |
30+ |
25+ |
Nom |
A |
B |
C |
D |
E |
F |
G |
H |
I |
J |
K |
L |
M |
Cette recherche exploratoire s’appuie sur la méthode de la théorie ancrée fondée sur « l’écoute des données » (Corbin et al., 1990) dans laquelle le terrain permet d’identifier un accès à une problématisation. Cette démarche qualitative vise à produire de nouvelles connaissances élaborées sur la base des différentes relectures des entretiens retranscrits. C’est à dire leur classification sous forme de tris et codages des réponses par unités de sens, thèmes et items, qui permet de rendre intelligible les discours et représentations des acteurs enquêtés. En particulier les ressemblances et les différences que l’analyse de leurs discours fait émerger (Ayache et Dumez 2011). Dans les entretiens, nous avons investigué leurs parcours de formation et leurs parcours professionnels afin de mieux déterminer leur prisme de compétences. Nous les avons interrogés sur leurs motivations et nous avons essayé de voir si dans leurs discours émergent des valeurs communes et s’ils partagent certaines références.
Il ressort que les acteurs enquêtés ont réalisé des spécialités assez différentes pendant leurs études supérieures. Cette diversité de leurs parcours est à relier, pas seulement à la diversité des établissements d’enseignement supérieur du design en France, mais également au fait qu’il y avait très peu d’établissements proposant une formation certifiante ou diplômante en design et territoire pendant leur période d’études. Ainsi, pour certains d’entre eux, leur premier emploi apparait étroitement lié à leur dernier diplôme obtenu, pour autant sans lien direct avec le design de territoire. Par exemple, certains ont effectué un parcours de design plus conventionnel et beaucoup moins proche des problématiques territoriales : ils ont trouvé leur premier emploi comme designers de produit. Ou comme Monsieur A avec pour dernier diplôme obtenu un master d’urbanisme qui a commencé sa carrière professionnelle comme un designer urbain / architecte intérieur. Plus largement, ceci correspond à un schéma de structuration assez classique dans le mouvement de spécialisations que l’on peut rencontrer dans les champs professionnels encore récents des organisations publiques, à l’instar des communicateurs publics par exemple. Les premiers communicateurs exerçant dans le domaine des organisations publiques ont d’abord été pourvus par des profils de militants politiques, de journalistes, de communicateurs d’entreprise. Ce n’est que durant les années 80-90 que des spécialisations en communication publique sont proposées dans les DESS puis les Masters (Bessières, 2009) plus tardivement que l’émergence des premiers professionnels (années 70 pour les premiers postes, avec un début de généralisation dans les collectivités territoriales d’une certaine importance durant les années 80). De sorte que les postes professionnels précèdent le plus souvent les formations diplômantes intervenant logiquement par la suite, une fois que les débouchés professionnels connaissent une certaine pérennisation.
Le territoire, objet de revendications professionnelles
La dénomination territoire apparaît en exergue d’un affichage professionnel. Souvent revendiquée et basée sur un vocable institutionnel, elle place celle-ci en signe d’une spécialisation d’un professionnalisme. On peut y voir presque une sorte d’argument de vente, et surement d’une identité professionnelle en devenir. En attestent les enquêtés qui mentionnent le terme « territoire » dans leur titre professionnel ou dans le nom de leur entreprise (notamment messieurs B, C, I, N, et mesdames H et K). L’expertise particulière est apparente :
« Depuis ٢٠٠٩ on a parlé de design territorial (…) depuis 2010, il y a des gens comme moi qui travaillent sur le territoire, qui sont spécialisés là-dedans ». (Monsieur C)
Ici, le designer fait référence à un changement de prisme, lorsque les designers ont commencé à s’intéresser à d’autres problématiques que celles plus classiques et attendues de communication ou de fabrication. D’autres n’ont pas choisi la notion pour leur titre considérant le territoire davantage comme un terrain :
« Je ne parle pas de territoire, mais de terrain. C’est à dire que nos pratiques sont très ancrées terrain, qu’on passe du temps à côté des gens qui mènent la politique publique ou qui accueillent, enfin qui bénéficient de la politique publique ». (Monsieur F)
Enfin, certains ont eu du mal à définir la signification de design de territoires en début d’entretien :
« J’avoue que design de territoire je ne vois pas trop. Moi, je suis urbaniste. Donc la question du territoire je vois à peu près ce que ça veut dire, mais les designers du territoire ? J’ai plusieurs hypothèses, mais la vérité, c’est que je ne sais pas exactement ce que ça veut dire ».
Mais à la fin de notre interview, il énonce une vision plus claire :
« Actuellement, je pense que ça peut vouloir dire au moins deux choses : designer le territoire… Ca peut être le design des coopérations dans le territoire… Sinon je pense que ça peut être aussi le design des expériences qu’on fait dans le territoire ». (Monsieur A)
Il ressort des entretiens trois thématiques principalement évoquées justifiant l’intervention des designers territoriaux :
La revendication du design de politiques publiques apparait positionnée de manière transversale à ces trois thématiques. Certains designers vont se concentrer sur une de ces thématiques, tandis que d’autres vont au contraire préférer une posture globale générique ou sur des sujets plus spécifiques, comme les transitions écologiques ou l’innovation sociale.
Si le territoire apparait indubitablement comme le point d’ancrage de cette nouvelle catégorie professionnelle de designer, force est de constater que celui-ci est flou pour les acteurs. Certains enquêtés pensent que le territoire est la « métropole d’une ville », d’autres sont convaincus que « la notion de territoire est à interroger selon le projet » car ce n’est pas quelque chose de figé (Monsieur E). D’autres s’attachent à la dimension humaine, le territoire est relié aux personnes qui y vivent et qui y travaillent : « C’est là où les gens vivent » (Monsieur F) ; « Après pour moi le territoire, ça renvoie à quelque chose de vécu » (Monsieur C). Les designers décrivent que la notion de territoire fait forcément l’objet d’une discussion à définir par et avec les personnes qui participent au projet. Loin de représenter un écueil pour la reconnaissance, le flou peut permettre au contraire d’unifier symboliquement en regroupant « une diversité de fonctions effectives, de profils professionnels, de diplômes. Le flou des activités (…) permet de dissimuler la diversité de la profession et des professionnels, tout en permettant une représentation d’unité pour imposer l’existence et la pérennité du groupe professionnel… » (Bessières, 2018, p. 510), à l’instar de l’exemple des communicateurs publics.
Le territoire permet d’affirmer un choix d’exercice du contexte professionnel pour les designers enquêtés. Par exemple Monsieur E, bien qu’il ait obtenu son diplôme de designer, a décidé dès sa sortie de l’école de s’engager dans le domaine de la politique publique :
« En sortant de mes études, on était étudiant et on se demandait, comment ne pas travailler pour l’industrie. On voudrait travailler sur les territoires ».
Monsieur C, l’un des membres fondateurs d’un collectif de design de politique publique, est également dans ce cas : il est entré dans ce domaine dès qu’il a obtenu son diplôme. Madame D, quant à elle, a voulu sortir de la boucle où les nouveaux diplômés trouvent des emplois de designer au sein d’entreprises / agences souvent par la communauté du réseau d’alumni. Elle a donc choisi d’exercer le métier de designer indépendante, c’est-à-dire d’aller chercher elle-même des tâches qu’elle voulait accomplir et des clients avec qui elle voulait collaborer. Monsieur B a découvert après son stage de fin d’études de licence qu’il n’était pas intéressé par le design produit, alors il a décidé de poursuivre un master et il a progressivement embrassé la voie professionnelle du design de service et du design de politique publique au sortir de son master.
Monsieur B a mentionné qu’il y a dans certaines grandes villes, ou dans des unités d’administrations étatiques centrales gouvernementales, des designers recrutés en permanence pour leur service :
« Par exemple peut-être la ville de Lille ou la ville de Marseille, actuellement en pleine mutation en interne : les agents qui recrutent des agents qui viennent du monde du privé, il y a des designers, il y a de toutes sortes de personnes dedans qui intègrent une équipe de transformation ».
C’est pourquoi nous avons également interrogé des designers appartenant à une collectivité. Ils nous ont confié qu’une de leur principale activité est « d’acculturer l’action publique au design et à ses méthodes » en faisant des « présentations pour expliquer » (Mesdames O, P et R). Dans leurs discours recueillis au cours des entretiens, on remarque une revendication d’agir pour le monde institutionnel et politique, mais ils ne veulent pas pour autant être confondus avec le pouvoir politique de leur institution.
« Pour certains projets, ça peut arriver que ce soit délicat de faire partie de l’équipe interne car tu portes un peu l’étiquette. Alors qu’on n’a pas d’étiquette politique, mais les gens font de l’association entre les choix politiques, faits par la région et les agents, donc ça peut arriver. Mais moi, ça n’arrive pas très souvent ». (Madame O)
Ceci diffère des designers-consultants « externes » qui semblent être animés par des valeurs majoritairement en lien avec la justice sociale et la transition écologique. Les « externes » affirment des prises de position « politique », mais au sens de conviction, de valeur personnelle, d’éthique, là non plus pas dans un sens politicien et orienté politiquement suivant des catégories politiques de type droite, gauche… :
« Je pense que c’est plus une posture politique de dire qu’il faut être en lien avec le terrain (…) Notre sujet c’est la transformation de l‘action publique. Nous on est dans une démarche de progrès social ». (Monsieur F)
Cette prise de position « politique », ainsi entendue, se ressent dans le choix des missions auxquelles ils décident de répondre. Ils choisissent des projets en lien avec leurs valeurs et les sujets qu’ils connaissent bien :
« Quand tu as un designer engagé dans la transition écologique qui anime l’atelier, c’est sûr qu’il va sélectionner les éléments en lien avec la problématique car il la connaît bien ». (Madame K)
Quels que soient leurs profils d’appartenance, externes comme internes, les répondants marquent leur volonté de travailler au service du territoire en partageant leurs méthodes de travail pour un design participatif et leur point de vue centré sur les usages. Ce sont de nouvelles formes de relations aux publics qui, pour partie, cassent les logiques descendantes classiques de la manifestation de la puissance publique. Non seulement dans « une approche centrée utilisateurs » (Monsieur F), mais également en faisant « participer les acteurs du territoire » (répondants B, C, D, F, G, H, I, K, L, M, N, O, P, Q, R). Leur inspiration motrice commune est de permettre la meilleure expérience possible pour l’usager. Car « le design, ça sert à construire les conditions du vivre ensemble » (Monsieur A), « …des conditions propices à ce qu’une expérience se passe correctement… » (Monsieur C). Il s’agit d’affirmer et d’agir en répondant ainsi à ce dont le citoyen et la collectivité territoriale ont besoin au travers d’une appréciation professionnelle opérationnelle de designer.
L’expertise professionnelle pour de nouveaux acteurs
Les designers pour le territoire exercent des fonctions singulières confrontés aux contextes institutionnels ardus (1) pour lesquels ils sont des intermédiaires, des passeurs (2).
Un rôle finement imbriqué dans la complexité institutionnelle territoriale
« Sur un territoire les sujets sont complexes » (Monsieur D). Aussi au sein du territoire « Les retombées de l’intervention du design sont multiples, diffuses » (Monsieur F). Les designers territoriaux peuvent, par exemple, s’intéresser aux problématiques de transition face aux perturbations climatiques croissantes ou encore à des points de tensions associés à des localités données. Que ce soit à l’échelle environnementale, politique, collective…, les designers, comme les citoyens, sont « confrontés à la complexité du monde » (Monsieur F). Dans la lignée du mouvement général de complexification de la société formalisé par E. Durkheim (2007), on mesure un accroissement de la division du travail toujours plus fin, afin de répondre à de nouveaux enjeux et de nouvelles problématiques. En sorte que les contextes localisés de leur intervention paraissent liés à une complexification des enjeux et des acteurs dont l’irruption de ces nouveaux profils dans les espaces institutionnels et territoriaux rend compte. Dans cette perspective, tout se passe comme si les designers pour le territoire représentent un nouveau signe tangible de la spécialisation professionnelle rattachable au modèle sociologique Durkheimien générique.
Les designers territoriaux peuvent ainsi apparaitre comme une réponse à la complexité institutionnelle. Les enquêtés mentionnent « des complexités administratives et de gouvernance qui sont assez importantes » (Monsieur B). Ils font référence à l’échelonnage de « politiques publiques qui sont très sectorisées » (Monsieur D). En soit, la subdivision des services, des décisionnaires et des parties prenantes du territoire constitue, majoritairement, un écosystème hiérarchique vertical, ce qui est à relié à la notion de « subsidiarité descendante » (Monsieur A) évoquée par un répondant. Il s’agit d’un principe de gouvernance de plus en plus répandu, en partie sous l’influence de la construction européenne. Il s’agit de fonctionner avec des marges d’autonomie qui sont laissées à des échelons inférieurs et qui agrègent le plus souvent des acteurs concernés extérieurs (parties prenantes) aux organes décisionnels administratifs décentralisés, comme les futurs usagers ou bénéficiaires. Ceci est propice à l’innovation et à l’adhésion dans la mesure où des acteurs de terrain sont mobilisés.
Plus largement, les collectivités territoriales elles-mêmes sont vues par les acteurs interrogés, comme « un autre niveau de complexité, car il y a les villes, il y a les communautés d’agglomération, il y a les métropoles » (Monsieur B) etc. Le territoire comprend de nombreuses « strates » (Monsieur C) politiques qui complexifient sa compréhension (à l’échelle du citoyen) ou encore la mise en place de solutions. Plus globalement, l’homogénéisation organisationnelle nationale relève de choix politiques effectués par le passé pour certains acteurs enquêtés :
« pendant longtemps, on a considéré, notamment en France, qu’il fallait la même réponse partout sur le territoire » (...) Aujourd’hui « c’est assez nouveau de considérer cette unité territoriale comme un sous ensemble [...] avec des particularités » (Monsieur D)
Ce sont sur ces spécificités que les designers (de territoire) vont être amenés à travailler – avec et pour – les territoires.
Les designers territoriaux se voient mobilisés pour faciliter l’articulation entre différents niveaux d’échelles. L’échelle micro, celle de l’individu. Les individus peuvent être des habitants, des citoyens, des usagers, des agents ou des élus. A l’échelle méso, celle des organisations, peuvent être présents et impliqués les associations, les services d’une collectivité, les commissions scolaires, les entreprises, d’un quartier. Enfin, l’échelle macro renvoie à une collectivité territoriale, une agglomération, une communauté de communes, un consortium. La plupart des interviewés ont confié qu’ils travaillent à l’échelle du territoire de « vie » et en cela ils semblent avoir réussi à s’accommoder de ces différentes échelles qu’ils explorent au démarrage du projet dans la phase de problématisation. Les designers vont donc avoir la capacité de redéfinir les articulations d’échelle des projets, voire même d’en inventer, et d’adapter leurs méthodes de travail aux singularités de chaque territoire à ces différents niveaux.
Enfin, les designers ont également rapporté qu’ils se heurtent en permanence à « une administration sectorielle construite en silos » (Monsieur D). En conséquence, ils ont expliqué mettre beaucoup de leur énergie dans une construction transversale des projets, mais qui nécessite un important « travail de médiation » (Madame P). C’est pourquoi ils sont utiles avec une posture de médiateur et d’intermédiaire. Les designers permettent une forme de décloisonnement qui se traduit par une meilleure communication entre les parties prenantes, voire même une sorte de performance dans l’action publique. En effet, la collaboration tactique entre les acteurs et les usagers du territoire est de nature à constituer une meilleure rationalisation et une clarification des problèmes par l’entremise de l’aide méthodique et méthodologique du designer. Cela corrobore la vision que « La performance de l’entreprise est une culture qui s’impose à la puissance publique » (Monsieur A). Sans aller jusqu’à l’idée de la compétitivité territoriale, les designers ont un apport concret et spécifique à apporter aux politiques publiques territorialisées. C’est pourquoi « Le design s’invite comme culture parfaite de l’animation des territoires » (Monsieur A).
Les résultats de notre étude exploratoire révèlent une appropriation multiple et complexe du territoire par les designers. Que ce soit par sa perception, sa représentation ou sa pratique, les designers semblent utiliser le territoire comme terrain d’intervention et d’exploration. Suivant Gwiazdzinski (2015), il s’agit d’environnements en mutation rapide dont l’appréhension devient de plus en plus ardue « tant la machine politico-administrative et la fabrique des politiques publiques est mal adaptée, incapable de mettre en désir et de prendre en compte les aspirations et besoins des citoyens » (p. 471). Ceci corrobore l’idée que le design, dans toute sa sphère d’intervention, qu’elle soit méthodologique ou pratique, est projeté comme un animateur optimal des territoires. Sachant que les designers sont communément caractérisés par leur posture créative, empathique et solutionniste avec pour vocation d’offrir aux différents acteurs du territoire les meilleurs contextes d’expériences possibles.
Traditionnellement, les institutions publiques sont organisées avec des préoccupations de centralisation et d’uniformisation. Au contraire, les constats actuels témoignent que chaque territoire a ses propres codes, valeurs et problématiques. C’est pourquoi, les solutions imposées d’en haut ne sont plus adaptées à la complexité de nos sociétés (Gwiazdzinski, 2015). Dans ces nouveaux contextes, le designer est souvent conduit à opter pour une démarche de décloisonnement organisationnel et méthodologique, pour permettre aux différents acteurs administratifs et également aux citoyens de partager un niveau équitable d’informations et de compréhension de la situation en matière de problématique territoriale (Fortin et al., 2005) et de se réapproprier leurs territoires.
Au total, le design apparait d’autant plus reconnu qu’il permet de combler certains manques dans la production de l’action publique :
« sur les territoires, l’incompréhension, est qu’il y a des gens qui mettent en place et développent des services pour les habitants et ces gens là, souvent, ils ne sont pas formés à la conception. Ils n’ont pas cette approche de conception créative que peuvent avoir les designers. L’intuition c’était de se dire, comment ces deux personnes peuvent se rencontrer ? » … « Parfois, les politiques nationales sont très loin du territoire et nous, une partie de notre boulot c’est de ré-ancrer ces politiques publiques dans la réalité des gens sur les territoires » (Monsieur C)
Le design pour les territoires permet donc de répondre à des problématiques des institutions publiques territoriales perçues encore trop cloisonnées, trop éloignées des utilisateurs finaux, pas toujours suffisamment tournées vers l’efficacité et donc la satisfaction des usages. à ce stade, nous pouvons avancer que le design représente un outil de décloisonnement pluriscalaire et polymorphe sur l’organisation des projets (dimension de gestion). Le design apparait au service d’un management et de l’efficacité, en rapprochant les temps de projet et les temps d’administration. Le design au service d’une dimension de co-construction, par ses outils de formalisation, donne à voir. Par ses méthodologies, il participe à faciliter la prise de décision. Ce design de type participatif vise à instaurer une dynamique du « concevoir ensemble », ce qui a des incidences sur la communication interne et externe (dimension de médiation).
Une médiation communicationnelle plus présente et consolidante
Dans leurs projets, les designers considèrent nécessaire de faire participer les acteurs du territoire. Ce qui serait une forme « d’éthique » (Monsieur B), car ils ont leur mot à dire dans les processus de prise de décision en « question démocratique » (Monsieur B). Les citoyens sont les usagers quotidiens du territoire, aussi ils peuvent partager leurs « expertises » (Monsieur F) propres à leurs lieux de vie. C’est pourquoi les pratiques des designers « sont très ancrées sur le terrain », car ils passent beaucoup de temps en compagnie « des gens qui mènent, accueillent et bénéficient, de la politique publique » (Monsieur F). De la sorte, l’ancrage des citoyens légitimise et consolide les designers dans leur positionnement dans l’éventuelle collaboration avec eux. En effet, « il faut comprendre [...] les points de vue de chaque acteur du territoire qui fabrique, construit, et façonne le territoire » (Monsieur C). D’où l’intérêt d’être « à l’écoute de l’usager » (Monsieur B) et « d’aller vers » (Monsieur F) les parties prenantes concernées. Effectivement « résoudre des problèmes, c›est les résoudre au plus près de l’endroit où ils se posent » et « les acteurs de la résolution de problèmes sont proches de ceux qui vivent le problème » (Monsieur A). C’est sur cette légitimité citoyenne que se fonde en partie celle des designers. Lesquels tendent à collaborer de plus en plus avec les usagers qui contribuent à l’amélioration des « contextes de vie de chacun et chacune » (Monsieur C). De surcroit, les designers prennent de plus en plus souvent un positionnement « à l’intersection entre l’administration publique, [...] et des habitants, voire des usagers ». En cela ils permettent et facilitent le « dialogue » (Monsieur F). Ainsi, dans le cadre d’une co-construction, le designer anime, facilite et contribue à rendre la communication plus transparente entre les acteurs. La médiation communicationnelle est ici du registre de l’intermédiation : elle vise à faire comprendre par et aux parties prenantes les tenants et aboutissants autour d’un enjeu de mise en œuvre. C’est conjointement une communication descendante et ascendante, horizontale, à des fins opérationnelles.
L’enjeu est plus globalement de lutter contre l’incompréhension et l’égarement qu’est susceptible de représenter l’action publique contemporaine. Les mutations constantes du territoire à des échelles environnementale, institutionnelle ou encore démographique, attestent un dépassement que subissent les politiques publiques (Gwiazdzinski, 2015). Dans cette optique, on remarque souvent une quasi-obsolescence de la prise en compte du citoyen et de ses besoins. En somme, les défis de transitions doivent être élaborés avec précision sur un territoire donné. Pour ce faire, le designer va se positionner comme intermédiaire dans des démarches de concertation, voire même de co-conception, avec l’ensemble des parties prenantes.
En favorisant ainsi les « mécanismes de co-construction et d’intelligence collective » (Gwiazdzinski, 2015, p. 473), le citoyen devient alors acteur et non plus seulement spectateur de son lieu de vie. Son intégration par le médium du design, va donc l’inciter à entreprendre le territoire avec des « problématiques plus humaines, sociales » (Khainnar, 2019), sensibles et plus tangibles à son échelle. Dans ce contexte, le designer s’avère donc facilitateur et médiateur entre les acteurs, en permettant ainsi une communication plus efficace et plus rationnelle. Cela a également donné un sentiment aux acteurs, notamment les citoyens, d’être impliqués, d’avoir collaboré avec différents acteurs publics dans les processus de la politique publique (Khainnar, 2019). Enfin, le designer participe à la transformation / modernisation des processus de prise de décision publique, en adaptant les divers acteurs locaux à une démarche participative en concertation, sans forcément avoir encore de recours à leur intervention directe (Fortin et al., 2005).
L’ancrage, la diversité et la collaboration des parties prenantes, constituent des apports subjectifs pertinents au designer dans l’orchestration de solutions, d’innovations ou encore d’optimisations au sein du territoire. Ceci facilite et permet d’identifier l’intérêt de prendre en compte leurs aspirations, opinions et inspirations, pour tendre vers une forme de synergie en faveur d’une co-construction.
Le positionnement professionnel des designers repose en partie sur des habitus, des habiletés, des façons et méthodes de travail spécifiques et rares. Elles permettent de transmettre, de communiquer, de faire comprendre avec efficacité. Les designers sont formés à cela. Ils disposent de compétences de dessin et de représentation notamment, qu’ils peuvent mobiliser.
« Je ne te demande pas d’être un crack en dessin et d’être un super illustrateur, mais tu dois savoir représenter une idée en dessin parce que c’est la première expression tangible d’une idée en fait. Et ça, c’est vraiment primordial, y compris sur un territoire où les sujets sont complexes. C’est de savoir représenter cette complexité. Alors cela va passer par des schémas, des scénarios d’usage, des portraits d’usagers, par même par des photomontages » … « Si on ne passe pas par la maquette, par le photomontage, par le scénario d’usage, et cetera : pas besoin de designers ! » … « Le fait de rendre tangible, concrète, une hypothèse ou une compréhension du territoire, et après plus on va avancer dans le projet, plus on va affiner ces intuitions là… ». (Monsieur C)
L’intérêt du professionnalisme de designer est également notable dans des phases de tests :
« On évalue dans la phase de test et souvent les designers savent bien faire ça ». (Monsieur C)
L’action de designers peut représenter un atout pour tester la faisabilité financière :
« avant de mettre cent-mille euros, ou ٢ millions d’euros peu importe, dans un projet public, c’est bien si les intuitions et la conception qui avaient été faites et notre participation ont été adaptées. » … « Typiquement, dernièrement, on voulait déployer une offre de service pour une communauté de communes… On a testé pendant trois semaines une version dégradée de ce service là qu’on a évaluée et on en a fait des enseignements pour la suite. Pour dire si on veut aller plus loin, il faudra attendre une subvention, après autant de financement » [de tel montant]. « Mais voilà aussi en termes de développement ce qu’il faudra mettre en place pour permettre (une mise) en place ». (Monsieur C)
De sorte que les designers représentent des ressources rares et polyvalentes au travers de leurs compétences professionnelles :
« C’est-à-dire que ce qui a fait le designer pour moi, c’est vraiment la capacité à designer, donc à dessiner, à concevoir ». (Monsieur C)
Le design apparait utile pour produire une vision globale, rendant accessible la complexité :
« Ce qui est intéressant dans le design, c’est que quand on apprend à dessiner un grille-pain, par exemple, il faut considérer aussi bien la fiche qui va permettre de le brancher dans le mur, la résistance que la forme globale et la somme de tous les détails qui composent. Et cette vision à la fois holistique et précise par élément, nous donne, je pense, une capacité à voir les sujets dans leur complexité et pas cloisonné ». (Monsieur C)
Les données récoltées par notre enquête qualitative exploratoire permettent de mettre en évidence des perceptions et postures communes des designers enquêtés. Et ainsi de révéler que leur fonction de designer territorial se situe « à cheval » entre une dimension de gestion, une dimension de communication interne, de médiation et de co-construction des politiques publiques, qui bénéficie à l’action publique. Ce faisant, elle offre un changement de représentation de l’action publique territoriale (plus proche des citoyens et parties prenantes) et de son efficacité (privilégiant les usagers et destinataires effectifs).
Conclusion
Les récents développements du design des territoires peuvent être considérés comme de nouvelles formes de relations aux publics des institutions et des territoires, c’est à dire autour des usagers, des décideurs et plus largement des parties prenantes. De sorte que le design pour les territoires est redevable d’un sens plus large sous la pression d’une demande sociale et institutionnelle. Celle-ci contribue à la reconnaissance et à la légitimation de l’émergence des acteurs professionnels récents que sont les designers, auprès et dans, des contextes publics territoriaux.
Par leur intégration, et leurs multiples formes d’interventions au sein du territoire, les designers pour le territoire peuvent être appréhendés comme une forme nouvelle et originale d’opération particulière de relations publiques des organisations publiques. En effet, leur posture de médiateur entre les acteurs leur permet d’assurer un positionnement transversal au sein des institutions, également d’opérer une intermédiation entre les citoyens et les services publics, d’autres fois d’œuvrer comme facilitateur auprès des élus. Grâce au positionnement majoritairement professionnel visant une certaine objectivité, ils visent une prise de recul pour générer une relation synergique entre les parties prenantes (design participatif). Les designers permettent de nouvelles formes et de nouveaux réseaux de communication en interne (décloisonnement des organisations publiques) et en externe (parties prenantes) des politiques publiques. Le rôle des designers pour les territoires vise à réunir des acteurs territoriaux de différentes échelles, qui n’ont ni l’habitude de communiquer mutuellement, ni de canaux de communication établis dans une certaine mesure. Toutes choses étant égales par ailleurs, on peut y voir une approche communicationnelle des organisations (Bouillon et Loneux, 2021). En ce sens le nouveau travail des designers recourt au registre communicationnel de la médiation et de l’interaction. Dans cette perspective, la communication est reliée à sa capacité à établir des mises en relation (ou médiations) à un double niveau : la mise en concordance de la contribution des acteurs pour permettre une activité collective d’une part, la réalisation de liens hic et nunc du travail mené avec le contexte global socio-économique et politique d’autre part. L’interaction permet des ajustements réciproques pragmatiques, centrés sur le partage de sens au sein d’un cadre institutionnel, social et managérial d’une part, constitutifs d’une production d’une organisation ad hoc à un projet spécifique pour préfigurer une mise en œuvre opérationnelle d’autre part.
La polyvalence, dont semblent faire preuve les designers de territoire, ouvre les champs des possibles concernant notamment la transmission de leurs savoir-faire envers les parties prenantes. En effet, dans le processus de mise en œuvre des projets, ils assument en quelque sorte le rôle de formateurs. L’idée étant, par une intervention ponctuelle, de faciliter l’usage des méthodologies créatives du design, pour que les parties prenantes du territoire parviennent à s’en emparer « hors du cadre des ateliers collectifs » (Jolivet-Duval et al., 2021). Il s’agirait donc de faire monter en compétence les citoyens et les élus, par cette communication externe en somme, cette professionnalisation des acteurs territoriaux. Afin de leur donner « une plus grande autonomie créative, en permettant à ces derniers de représenter eux-mêmes des idées de projet » (Jolivet-Duval et al., 2021). On peut mesurer ainsi la perméabilité du secteur public aux nouvelles normes d’efficacité issues du secteur privé (Bessières, 2020).
Cependant, la capacité des designers à offrir cette nouvelle forme de transmission dépend également de leurs propres compétences et professionnalisations. Ainsi, la récence de la fonction de designer de territoire est donc au croisement d’une dimension de gestion, d’une dimension de communication interne, d’une dimension de co-construction des politiques publiques particulières. En définitive, le designer de territoire occupe de nombreuses postures vouées à faciliter les parties prenantes pour qu’elles « construisent leurs propres solutions » (Madame E).
La nouvelle forme de participation, et même de professionnalisation citoyenne, initiée par les designers sous-entend une nouvelle forme de représentation de l’action publique. Puisque l’usage des processus de concertation et de participation rend les utilisateurs du territoire en partie concepteurs de leurs propres lieux de vie. Nous nous éloignons progressivement de la vision « en silo » de l’action publique, souvent perçue comme négative et éloignée du citoyen. Ainsi, rendre acteur ce dernier par la collaboration et la co-construction, laisse transparaître le « lien étroit entre design participatif et exercice démocratique » (Jolivet-Duval et al., 2021).
Promouvoir de la sorte, une communication plus symbiotique et efficiente entre les parties prenantes favorise indéniablement les relations aux différents publics et génère en partie une synergie. En cela, la perspective d’une meilleure gestion organisationnelle et communicationnelle participe d’un changement de représentation de l’action publique et de son efficacité. Dans ces processus en cours, le designer a vocation à favoriser la communication, la co-conception, voire même la pérennisation de ses outils, avec en résultante la professionnalisation des acteurs impliqués. Par cette capacité à offrir une nouvelle forme de transmission méthodologique qui permet l’émergence d’une dynamique entre les acteurs et par extension, l’enjeu d’une postérité pour la coordination territoriale. Le designer participe à la diffusion à grande échelle de ses outils d’intelligence collective. Dans de tels écosystèmes, un changement de paradigme est appelé à s’opérer, tant pour les designers qui vont étendre leur champ d’applications, que pour les citoyens qui pourront devenir davantage co-concepteurs de leur propre territoire.
Bibliographie
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2015 |
2017 |
1997 |
2019 |
2019 |
Diplôme de designer |
Master Design transdisciplinaire : Culture et territoire, design de services, design de produits |
Diplôme National d’Art et techniques, design |
Diplôme de designer |
Master Design Innovation et Société |
Nouvelle Aquitaine |
Bretagne |
Ile de France |
Occitanie |
Ile de France |
Designer Chef de projet économie circulaire |
Designer de services |
Designer et manager de l’innovation |
Designer de services |
Designer social |
30+ |
25+ |
40+ |
25+ |
30+ |
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Tableau n°1. Profils des enquêtés