L’émancipation par la communication : parcours de professionnalisation
des militantes prohibitionnistes américaines
Aude Chauviat
docteure en sciences de l’information
et de la communication
CIMEOS, Université de Bourgogne
aude.chauviat@u-bourgogne.fr
Résumé
Cette contribution pose un regard historique sur les trajectoires de professionnalisation des communicants à travers l’étude de cas de la campagne prohibitionniste américaine du début du xxe siècle. À travers cette mise en perspective centrée sur l’exemple des femmes de la Fédération pour la Tempérance Scientifique, nous souhaitons remettre au cœur de nos analyses la part d’héritage qui sous-tend les pratiques des professionnels de l’information et de la communication et rendre compte de l’influence du militantisme, de la religion, de la bureaucratie ou encore de l’industrie dans le processus de stabilisation des compétences professionnelles en communication.
Mots-clés : Professionnalisation, Prévention, Genre, Alcool, États-Unis
Abstract
This article takes a historical look at the trajectories of professionalization of communicators through the case study of the American prohibitionist campaign at the beginning of the 20th century. Through this perspective, centered on the example of the women of the Federation for Scientific Temperance, we aim to place at the heart of our analyses the heritage that underpins the practices of information and communication professionals, and to account for the influence of activism, religion, bureaucracy, and industry in the process of stabilizing professional communication skills.
Keywords: Professionalization, Prevention, Gender, Alcohol, United States
Introduction
Cette contribution pose un regard historique sur les trajectoires de professionnalisation des communicants à travers l’étude de cas de la campagne prohibitionniste américaine du début du xxe siècle. L’approche rétrospective apporte un éclairage inédit sur la professionnalisation des communicants et la stabilisation contemporaine de leurs compétences et de leurs pratiques.
La Prohibition Nationale aux États-Unis, ratifiée par amendement à la Constitution en 1919, est le fruit d’un combat mené sur plus d’un siècle par les Tempérants et Prohibitionnistes qui ont œuvré à la fois sur les plans sanitaires et politiques. La Tempérance désigne initialement un mouvement organisé et porté par les Sociétés de Tempérance qui fleurissent aux États-Unis pendant tout le xixe siècle. Ce mouvement recouvre plus largement la défense d’un mode de vie exempt de toute forme d’excès et privilégie la voie morale et religieuse pour s’en prémunir. Le mouvement pour la Prohibition qui s’amplifie au début du xxe siècle appelle à l’inverse à mettre fin aux ravages de l’alcool par la réglementation et la coercition et c’est la Ligue Anti-Saloon qui est créditée pour avoir orchestré la campagne ayant mené à cette victoire politique d’ampleur, en concevant une ambitieuse campagne de communication. Nous nous intéressons ici à un organisme allié, la Fédération pour la Tempérance scientifique, un groupe composé exclusivement de femmes, de communicantes. Fondée en 1906, cette structure spécialisée dans l’approche « scientifique » de la prévention antialcoolique, entend enrichir la campagne d’une expertise physiologique et sociale sur les effets de la consommation d’alcool sur le corps et la société.
En matière de professionnalisation des communicants, le projet des femmes de la Fédération repose sur une perception renouvelée des potentialités que représentent les activités de communication : (1) les enjeux informationnels et communicationnels doivent être considérés comme prioritaires dans une optique de campagne, au même titre que les activités militantes plus traditionnelles ; (2) ces enjeux stratégiques doivent être planifiés et exécutés par des personnes formées et expertes, dont le parcours de montée en compétence s’apparente à une forme de professionnalisation, notamment par sa rémunération ; (٣) l’expertise communicationnelle acquise par ces militantes dans le cadre de leurs activités de campagne est consignée, documentée et évaluée, comme en témoignent leurs archives de travail et elle fait l’objet d’une reconnaissance de leurs pairs.
Nous proposons d’analyser la campagne prohibitionniste au prisme de ses acteurs et actrices. Issus de la société civile et religieuse, ceux-ci mènent initialement leurs activités militantes à titre amateur (Zimmerman, 1999), avant de prendre en charge des responsabilités bénévoles puis d’occuper des postes rémunérés pour ces activités de campagne. Nous interrogeons dans le cadre de cette contribution, les phénomènes d’héritage (Lamme, 2011), d’évolution, de stabilisation et d’appropriation des compétences de communication et de gestion d’information (Berriau, 2016). Nous souhaitons démontrer que communication et information – de santé notamment – constituent, au sein de la campagne prohibitionniste, de véritables « domaines de compétence » associés aux femmes et cette forme de professionnalisation par les compétences s’érige en gage de légitimité et de reconnaissance (Gusfield, 1986) pour des actrices traditionnellement marginalisées de la sphère publique en raison de leur genre (Epstein, 1981 ; Lamme, 2011).
Ayant puisé au sein d’un vaste corpus de sources primaires rassemblant des documents hétéroclites liés aux activités de campagne des militants prohibitionnistes, nous concentrons notre analyse sur les correspondances professionnelles échangées dans le cadre des activités de la Fédération pour la Tempérance scientifique ainsi que sur les supports de communication créés et édités par ce même organisme. Les archives mobilisées dans le cadre de cet article sont issues notamment des collections de la Brooke Russel Astor Reading Room for Rare Books and Manuscripts, une salle de consultation d’ouvrages rares rattachée à la New-York Public Library ainsi que sur les collections du Musée de la Ligue Anti-Saloon (Anti-Saloon League Museum) situé à Westerville dans l’Ohio. Elles représentent un ensemble de 237 lettres échangées entre 1906 et 1918, adressées par diverses personnes aux membres de la Fédération, notamment à sa présidente Cora Frances Stoddard ainsi que d’une quinzaine de documents internes à la Ligue témoignant de son fonctionnement (rapports d’activité, bilans financiers, partenariats, etc.). Ces archives permettent de documenter avec précision la stabilisation et la professionnalisation des activités de gestion de l’information de santé liée à l’alcool. Elles renseignent également sur les pratiques de communication et les compétences techniques des militantes.
L’analyse de ces documents a donc consisté à relever, lister et encoder les diverses activités mentionnées (demande d’information, commande de supports, sollicitations d’intervention, etc.) dans les correspondances de la Fédération afin d’aboutir à une première phase de reconstitution des activités de campagne à partir des sources primaires disponibles. L’encodage des correspondances a eu pour objectif de mettre en parallèle les activités des militantes de la Fédération avec les pratiques actuelles des professionnels de l’information et de la communication. Nous parvenons par ce rapprochement à documenter la trajectoire de professionnalisation de ces dernières avant de compléter cette analyse par une prise en compte des documents d’archives d’autres organismes tempérants, la Ligue Anti-Saloon notamment, qui témoignent de la collaboration entre les organismes et du type de rapports professionnels qu’ils entretenaient.
Notre ancrage théorique se caractérise par sa mixité et ambitionne de faire dialoguer les époques, les aires géographiques et les apports disciplinaires afin d’interroger cet objet historique au prisme des enjeux tout à fait contemporains qu’il soulève encore. Nous nous appuierons ainsi sur les travaux d’auteurs nord-américains ayant analysé le mouvement tempérant tels que les historiens Jonathan Zimmerman (1999), Austin Kerr (1985) et Joe Coker (2007) et les historiennes Catherine Murdock et Barbara Epstein, qui nous éclairent sur les rouages de la campagne et les pratiques des militants et militantes tempérants et prohibitionnistes et sur les multiples enjeux de domination qui s’y jouent, notamment autour de la question de la domesticité et de la place des femmes dans l’espace public.
En contrepoint à cet ancrage historique, nous mobilisons les apports de la sociologie des problèmes publics et les travaux fondateurs du sociologue Joseph Gusfield (1986) qui insistent sur la dimension symbolique et statutaire de cette entreprise de réforme. Ils nous permettent de mettre en avant la dimension processuelle et les enjeux socio-politiques qui sous-tendent la professionnalisation de la communication. Professionnalisation que nous abordons au prisme d’approches plus contemporaines en SIC, appliquées au domaine de la santé notamment, qui analysent l’émergence et la stabilisation de nouveaux métiers, pratiques et compétences pour les professionnels de l’information et de la communication (Bourret, 2004 ; Berriau, 2016), l’évolution des stratégies communicationnelles (Raude, 2013 ; Ollivier-Yaniv, 2013), mais également la place des techniques, outils et dispositifs dans ces changements (Flichy, 1987 ; Jouët et al., 2017). Nous convoquons également sur cet aspect les travaux de la chercheuse en relations publiques Margot Lamme (2011), qui a analysé plus spécifiquement les pratiques de militantisme des femmes tempérantes et leurs origines.
Nous démontrons que derrière cet exemple que nous considérons ici comme une forme de professionnalisation de la communication, se retrouvent des enjeux communs de développement des usages stratégiques de l’information (Miège, 2004) mais également d’amélioration des processus, des services et des techniques permettant de la valoriser, de la diffuser et de la communiquer. Le recours aux données empiriques et à l’enquête historique autorise ici à s’affranchir des approches et des grilles de lecture imposées par l’activité professionnelle des communicants du xxie siècle pour requestionner la professionnalisation de la communication dans son expression historique et au plus près des pratiques sociales.
Dans une première partie, nous proposerons au lecteur une contextualisation historique thématique permettant de mieux comprendre la manière dont les membres de la Fédération se sont saisis de nouvelles pratiques communicationnelles et informationnelles, mais également managériales et entrepreneuriales. Dans une seconde partie, nous évoquerons en quoi le développement d’une expertise communicationnelle par les membres de la Fédération et plus généralement par les femmes impliquées dans le mouvement prohibitionniste a pu relever d’une forme d’émancipation par les compétences.
L’évolution de la stratégie communicationnelle prohibitionniste s’accompagne d’une forme de professionnalisation des activités d’information et de communication qui s’inscrit elle-même dans une reconsidération plus globale de l’importance des activités info-communicationnelles au sein du faisceau des pratiques militantes (Chauviat, 2022). Cette professionnalisation émane d’une perception renouvelée des potentialités stratégiques de la communication en matière de militantisme politique et de gouvernement des corps et des conduites.
Le contexte historique dans lequel s’inscrit cet article se caractérise par la présence discrète pour ne pas dire l’absence de publicisation des questions de santé au sein de la société américaine. Les « croyances populaires », transmises sur le mode interpersonnel et intergénérationnel (Raude, 2013) y sont encore largement dominantes et confèrent à l’alcool, substance largement consommée à l’époque, des vertus fortifiantes et curatives. Si l’information de santé est de nos jours une composante majeure du quotidien des professionnels de la communication en santé publique, l’approche sanitaire des effets de l’alcool est encore peu répandue face au traitement moralisant du problème promu depuis près d’un siècle par les Sociétés de Tempérance (Bergeron, 2008 ; Dargelos, 2006 ; Gusfield, 1986).
La prise en considération de la consommation d’alcool dans une perspective physiologique puis sanitaire s’inscrit dans un contexte plus global d’émergence de la vulgarisation scientifique permis notamment par les progrès techniques et la généralisation des supports imprimés (Pailliart, 2005). La « culture scientifique » émergente prône l’accès à l’information comme moyen de se protéger des rumeurs et croyances populaires. Le journal The Alabama Baptist questionne ainsi publiquement l’efficacité des récits pathétiques de déchéance liés à l’alcool dès 1881 (Coker, 2007). Ce type de critique contribue à la perte de popularité progressive du registre émotionnel (dimension affective) au profit du registre informationnel (dimension cognitive) en matière de prévention sanitaire.
L’avènement de l’information de santé comme argument phare de la campagne prohibitionniste s’explique également par l’aboutissement d’une quête de légitimité des médecins qui cherchent à professionnaliser leur activité dès la première moitié du xixe siècle. Leur activité, encore perçue comme « nouvelle », jouit finalement de peu de crédibilité et de respectabilité auprès de leurs concitoyens à cette époque (Martin, 2008). La production de littérature anti-alcool et le développement de protocoles expérimentaux1 visant à tester la véracité de leurs hypothèses leur permet ainsi d’affirmer leur positionnement et leur expertise. Ils s’arrogent alors une forme de spécialisation qui les transforme en alliés de référence dans le combat contre l’alcool, et notamment aux yeux des chantres de la Tempérance.
Ce mouvement auquel nous nous intéressons plus spécifiquement dans le cadre de cet article propose de réconcilier tradition et modernité en associant aux anciens préceptes anti-alcool largement façonnés par la morale et la religion, un socle scientifique – théorique et expérimental – centré sur les effets de la consommation d’alcool sur le corps humain. Ce mouvement intitulé la « Tempérance scientifique » (Scientific Temperance) est issu de la tradition populaire de la « physiologie chrétienne » (Christian physiology), qui émerge au nord des États-Unis dès le début du xixe siècle (Zimmerman, 1999). Cette approche de la prévention sanitaire, centrée sur l’explication des conséquences physiologiques de la consommation d’alcool s’oppose à l’époque, à une tradition préventive concurrente : l’hygiénisme. Ces derniers défendaient l’idée que pour inculquer des préceptes de vie saine à la population, il convenait de se concentrer sur les actions à mettre en place et d’éviter à tout prix de générer de la confusion auprès des publics en les encombrant inutilement des justifications scientifiques là où, pour les Tempérants « une bonne connaissance de la digestion et des autres fonctions corporelles aiderait à éloigner les vices de chair »2. Les hygiénistes défendaient également une approche globale de la santé (alimentation, hygiène, exercice), là où la Tempérance scientifique se cantonnait délibérément au sujet de l’alcool.
La Tempérance scientifique se caractérise dès lors par une approche de la prévention sanitaire marquée par son caractère spécialiste et par une forme d’expertise scientifique visant à expliquer et à vulgariser les effets de l’alcool sur le corps et la santé. C’est cette conception même de la prévention sanitaire qui impulse la création de la Fédération pour la Tempérance scientifique, dont nous allons parler à présent, et qui justifie la montée en compétences observable chez ses membres.
1.2. La Fédération pour la Tempérance scientifique
La Fédération pour la Tempérance scientifique, dont nous allons parler dans cet article, est l’héritière des organisations féminines mobilisées dès la deuxième moitié du xixe siècle autour de la question tempérante et prohibitionniste. La plus ancienne et la plus reconnue est l’Union des Femmes Chrétiennes pour la Tempérance (Woman’s Christian Temperance Union ou WCTU). Tête de file du mouvement prohibitionniste au côté de la Ligue Anti-Saloon, la WCTU travaille activement depuis sa création en 1873 à conférer aux femmes une place officielle dans la lutte contre l’alcool. Historiquement, l’activisme féminin fait donc partie intégrante du militantisme tempérant et prohibitionniste.
La Fédération pour la Tempérance scientifique voit le jour en 1906 dans un contexte de relations dégradées et de divergences idéologiques avec la WCTU, au sujet notamment des futures orientations stratégiques du mouvement tempérant. Dans le sillage du combat de Mary Hunt3 pour le développement de l’instruction à la Tempérance scientifique dans les écoles publiques, les militantes les plus engagées s’accordent alors conjointement sur le projet de créer un institut scientifique indépendant dédié à cette cause. La vocation officielle de cette structure est de rassembler et consigner les productions scientifiques des experts internationaux sur la question de l’alcool et d’ériger la Tempérance scientifique en discipline de référence faisant autorité – face au mouvement hygiéniste notamment. S’inspirant des prescriptions managériales de la bureaucratie moderne alors en plein développement, la structure se dote de sept secteurs d’action, dont l’éducation, la prévention et le social (Kerr, 1985, p. 74). Elle se concentre notamment sur les problématiques concernant les franges vulnérables de la population – les femmes, les enfants, les ouvriers – en cohérence avec les valeurs héritées du mouvement des femmes de la WCTU.
À l’ouverture de son centre de recherche au siège de Boston, la Fédération réoriente ses activités pour se concentrer sur le grand public au détriment du milieu scolaire, où c’est le mouvement hygiéniste qui a gagné du terrain. Cora Frances Stoddard, une fidèle de Mary Hunt, prend alors la direction de la Fédération nouvellement créée. Elle se fixe pour objectif d’en faire un « bureau d’expertise », davantage spécialisé dans les fonctions de recherche d’information que dans celles de diffusion. Ainsi, si la Fédération se charge de réaliser les supports d’information et de communication, c’est la Ligue Anti-Saloon qui s’occupe de les imprimer et de les diffuser, dans un contrat d’entraide mutuel entre les deux organismes dont les ressources humaines et financières divergent fortement. La Fédération, désireuse de s’attacher une image professionnelle et fiable se présente comme structure de « service public » venant répondre à une demande : « les médecins réclament partout de l’information qui fasse autorité et ont besoin d’une telle organisation4 » (Zimmerman, 1999, p. 123).
1.3. L’apprentissage de la communication
La campagne prohibitionniste témoigne, dans sa conception et son déploiement, d’une prise de conscience nouvelle des potentialités attribuables à la communication en matière de militantisme. Les activités info-communicationnelles semblent dorénavant perçues comme leviers d’action essentiel au regard des pratiques militantes traditionnelles et justifient l’impératif de professionnalisation des communicantes. Pour Nadège Broustau5, les pratiques conjointes de mise en circulation des discours, de reprise des arguments et de construction identitaire s’apparentent à une forme d’apprentissage de la communication et au développement graduel d’une expertise communicationnelle. L’exemple analysé dans le cadre de cet article donne ainsi à voir la consignation et la théorisation d’un certain nombre de pratiques visant à faire de la campagne un modèle en matière de prévention sanitaire et de militantisme.
La prise d’ascendant des activités info-communicationnelles au sein du faisceau des activités militantes préexistantes est documentée avec précision dans les archives professionnelles de la Fédération. Ces archives témoignent de la stabilisation des compétences et du développement d’une expertise professionnelle en matière de gestion de l’information, de communication et de maîtrise des savoirs et techniques de l’information et de la communication dans une version primitive (imprimerie, création graphique, stereopticon6, etc.). Ces nouvelles pratiques réclament la maîtrise de compétences propres dont l’ancrage se constitue spécifiquement dans l’action et l’expérience, comme le montrent également les travaux contemporains portant sur les métiers de l’information en santé (Bourret, 2004). Les compétences professionnelles des membres de la Fédération émanent donc d’un croisement entre connaissances issues de la littérature scientifique et savoirs construits progressivement dans le cadre des activités de campagne, soigneusement consignées au fil des années. Ces activités confèrent aux membres de la Fédération le statut d’expertes intermédiaires (Beaud, 1985) puisqu’elles se voient investies d’une mission de publicisation de la cause tempérante. Cette forme d’autorité leur donne une légitimité sur la scène politique (De Oliveira, 2014) qui les autorise à promouvoir de nouvelles normes sociales, ici liées à la consommation d’alcool.
Les membres de la Fédération se revendiquent comme organisme issu de la société civile. Selon elles, l’information de santé ne doit en aucun cas être l’apanage des spécialistes seuls et se l’approprier relève du devoir citoyen et démocratique (Zimmerman, 1999, p. 2). La Fédération n’a pas pour projet d’usurper ou de remettre en question l’expertise scientifique mais davantage de promouvoir une appropriation citoyenne des fonctions et compétences habituellement réservées aux spécialistes. Leur objectif est à l’instar de celui des professionnels, de sélectionner et d’utiliser l’information de santé en servant cette fois un agenda politique qui leur est propre et mis au service de l’intérêt général. L’historien Jonathan Zimmerman s’interroge d’ailleurs sur les contradictions d’un tel projet en se demandant quelle est la valeur de (la) vérité (Charaudeau, 1997, p. 44) diffusée par des acteurs non spécialistes et si elle peut prétendre au même type d’objectivité que celle que diffusent les scientifiques (Zimmerman, 1999).
À partir des correspondances professionnelles de Cora Frances Stoddard, recueillies dans les collections de la New-York Public Library à l’été 2018, nous avons pu reconstituer le type de tâches effectuées par les membres de la Fédération en s’appuyant sur les demandes qui étaient adressées à la structure par des clients et des collaborateurs. Le tableau ci-dessous a été construit en listant les tâches mentionnées dans les nombreuses lettres (237) adressées à Cora Frances Stoddard et à ses collaboratrices. Nous les avons classées et affectées à 6 catégories différentes de compétences informationnelles et communicationnelles :
Tableau 1. Recensement des compétences informationnelles en santé de la Fédération (Chauviat, 2022)
Compétences informationnelles et communicationnelles |
Descriptif des activités |
Constitution d’un fonds documentaire thématique |
|
Recueil de données quantitatives et qualitatives |
|
Vulgarisation scientifique et mise en forme des données |
|
Valorisation et diffusion de l’information de santé |
|
Soutien à la recherche d’information |
|
Expertise documentaire |
|
Le tableau ci-dessus témoigne du développement de multiples compétences en matière d’information et de communication qui font de la Fédération une structure de référence en matière de collecte et de traitement d’information. Le travail de catégorisation en compétences à partir des sources primaires et plus spécifiquement des correspondances professionnelles de la structure est essentiel pour poser un regard rétrospectif sur certains exemples historiques et les faire dialoguer avec les travaux plus récents en Sciences de l’information et de la communication. Nous constatons ici que de nombreuses activités exercées par les femmes de la Fédération s’apparentent à des compétences informationnelles et communicationnelles au sens contemporain du terme, comme en témoignent des travaux récents avec lesquels nous pouvons faire un parallèle. Nathalie Berriau, chercheuse en SIC spécialisée en information documentaire, évoque par exemple la dimension professionnelle des métiers de l’information, selon des termes qui s’appliquent également aux femmes de la Fédération :
« les professionnels de l’information savent non seulement les sélectionner mais aussi y apporter une analyse […]. Ils sont en mesure de donner du sens, de la régularité, de la sécurité et de la maîtrise dans le traitement de l’information au profit de l’utilisateur final. » (Berriau, 2016)
Dans une veine similaire, Caroline Ollivier-Yaniv, décrit cette forme de professionnalisation comme une « systématisation en compétences des dispositions à l’explicitation et à la réflexivité » (Ollivier-Yaniv, 2013). Cette deuxième entrée se prête particulièrement au passage du statut d’amateur à celui de professionnel et s’applique avantageusement à l’exemple que nous analysons ici. Nous tenons néanmoins à préciser que le travail de collecte, de sélection, et de mise en forme des données souffre de l’influence morale et religieuse qui caractérise les femmes de la Fédération et vient servir un agenda bien précis, faire interdire l’alcool par amendement à la Constitution. L’information relève bien ici d’une construction subjective façonnée par des facteurs cognitifs, affectifs et situationnels qui ont une influence sur la manière dont cette dernière est traitée, organisée et utilisée (Choo, 2002). En effet, comme le sociologue Joseph Gusfield l’évoque dans son ouvrage sur la Tempérance (1986), le combat mené contre l’alcool par la frange protestante blanche et privilégiée que sont les Tempérants et les Prohibitionnistes est une manière d’affirmer la supériorité symbolique de leur mode de vie et leur domination sur les populations immigrées qui affluent dans les grandes villes américaines notamment, et dont les habitudes de consommation sont très différentes.
Nous insistons dans une seconde partie sur la légitimité que confère cette maîtrise théorique et technique aux actrices impliquées dans la campagne et qui les « autorise » à porter un discours profane ayant vocation à gouverner les conduites individuelles et à peser sur l’action publique (Beaud, 1985 ; Zimmerman, 1999). Nous posons ici la question du pouvoir que confèrent les activités communicationnelles et informationnelles en s’interrogeant sur les potentialités qu’elles présentent pour les franges dominées de la société et plus particulièrement les femmes (Murdock, 1998 ; Epstein, 1981 ; Jouët, Niemeyer, Pavard, 2017). Cette approche nous permet également de questionner la place des développements techniques (Flichy, 1987) dans les parcours de professionnalisation.
2.1. Des pratiques héritées
Selon les travaux de la chercheuse Margot Lamme (2011), spécialisée en relations publiques, les pratiques de communication – orales notamment – de la Fédération, sont caractéristiques des manières de militer des femmes de la classe moyenne protestante blanche. Elles trouvent leur origine dans l’activisme religieux évangéliste des femmes au cours des deux siècles ayant précédé la campagne prohibitionniste. La désertion des églises par les hommes – davantage occupés par le commerce – avait ainsi laissé aux femmes la possibilité d’investir davantage cet espace et d’y occuper une place active. Considérées comme garantes de « l’ordre moral » du foyer et par extension de la société, ces dernières trouvent dans la Tempérance une manière de valoriser et promouvoir la rationalité et le contrôle de soi en bâtissant de nouveaux réseaux de sociabilité et de valeurs. Elles défendent une forme de « conservatisme moderne » et développement de nouvelles compétences inspirées de pratiques profanes relevant de la communication et de l’enquête sociale pour atteindre leurs objectifs (Lamme, 2011, p. 247).
Les connaissances et compétences accumulées en matière d’activisme public et de communication doivent être redirigées au sortir de la guerre de Sécession. Elles se tournent alors vers d’autres causes, à vocation sociale notamment, et s’investissent par exemple dans le mouvement tempérant d’après-guerre, qui verra naître la WCTU (Lamme, 2011, p. 249). Elles ont pris l’habitude de créer des pancartes et de distribuer des prospectus, d’écrire des livres et des pièces de théâtre, d’organiser des événements, de collecter des données pour avoir des statistiques sur le public à toucher et ainsi mieux calibrer leurs arguments et de soigner leurs apparitions dans la presse. La couverture médiatique est d’ailleurs un aspect auquel elles prêtent une attention toute particulière afin d’amplifier la diffusion de leur message (Lamme, 2011, p. 251).
La stratégie de communication de la WCTU, organisme duquel découlera la Fédération pour la Tempérance scientifique, est à l’image de cet apprentissage. Annie Wittenmyer et Frances Willard, tour à tour présidentes de la WCTU ont d’ailleurs diligemment consigné leurs stratégies dans plusieurs discours et ouvrages en ayant à cœur d’en laisser une trace pour la postérité et de transmettre leurs apprentissages aux générations futures de militantes. Elles y insistent ainsi sur le recrutement des volontaires, le débat avec les opposants, les stratégies d’influence de l’opinion publique, l’instrumentalisation de la communication de masse et des relations interpersonnelles, l’organisation, la négociation, et beaucoup d’autres éléments visant à défendre leur agenda réformateur (Lamme, 2011, p. 246). Pour Margot Lamme, la stratégie de l’organisation féminine relève d’un programme de communication sophistiqué, issu de la convergence entre des femmes, une religion, un élan réformateur et des pratiques communicationnelles (Chauviat, 2022). La professionnalisation des militantes de la Fédération s’apparente donc à un héritage au sens où elles mobilisent des compétences traditionnelles transmises en contexte intergénérationnel, stabilisées par la consignation écrite et diffusées et pérennisées par la formation. Ces compétences traditionnelles sont mises au service d’une activité nouvelle – la campagne prohibitionniste – qui leur fournit en outre l’opportunité de les valoriser et de se valoriser au travers de leurs compétences par la même occasion.
2.2. Le rôle de l’expertise technique
Les documents dont nous disposons témoignent à de nombreuses reprises de la reconnaissance du statut d’expertes dont jouissent les membres de la Fédération, notamment en matière de gestion et de valorisation de l’information de santé à des fins de prévention. Elles tiennent ainsi le rôle de ressources dans la campagne prohibitionniste et de professionnelles de la prévention sanitaire. Les extraits du catalogue des publications de la Ligue offrent ainsi des preuves explicites de l’expertise théorique et technique de ces femmes et renseigne sur le gage de qualité associé aux productions de la Fédération :
« La série E à bordure rouge a été préparée par la Fédération pour la Tempérance Scientifique. Ceci est une garantie totale de leur exactitude scientifique, de leur intérêt global et de leur présentation soignée. »7
« La première exposition complète préparée par la Fédération était celle qui incluait environ 250 diagrammes, maquettes et images exposées au Congrès International d’Hygiène et de Démographie qui a eu lieu à Washington D.C. en 1912. Cette exposition a laissé une impression profonde sur ceux qui ont eu l’opportunité de la voir et de l’étudier. Rien de semblable n’avait encore été fait dans ce pays. Les membres de la Fédération étaient impatients d’utiliser les supports de cette exposition inégalée afin de servir au mieux l’intérêt du pays […] »8
« Après la clôture de l’exposition de San Francisco, l’American Issue Publishing Company a décidé de reprendre cette splendide exposition sous la forme d’une exposition itinérante et grâce à des arrangements conclus avec la Fédération pour la Tempérance Scientifique, l’exposition de la Fédération a été prolongée et Mlle Wills a été reconduite dans sa position de directrice générale. »9
Les exemples ci-dessus tendent à montrer que la montée en compétence technique des femmes de la Fédération vient légitimer leur rôle et asseoir leur statut dans la campagne. Les extraits mentionnent ainsi la qualité esthétique, le caractère novateur et impressionnant de leurs productions, et notamment des brochures dont nous avons proposé des exemples en début d’article. Cette montée en compétence technique est mise au service du développement de la campagne mais elle permet également le renouvellement des pratiques militantes de la Ligue. Sa reconnaissance par le collectif est quant à elle source de la formation d’un empowerment (puissance d’agir) (Jouët, Niemeyer et Pavard, 2017, p. 29) qui amène les femmes de la Fédération à assumer des fonctions à responsabilité en matière de militantisme ou à se voir reconduites à ces fonctions.
Le sociologue Patrice Flichy (1987) insiste dans ses travaux sur la pluralité et la juxtaposition des temps nécessaires à la diffusion et à l’appropriation d’une nouvelle technique. Or l’exemple de la place de l’imprimerie dans les pratiques militantes des prohibitionnistes est un moment déterminant dans le processus de transformation et de spécialisation des différents corps de métiers œuvrant dans la campagne, c’est le temps de l’évolution des métiers (Flichy, 1987, p. 102). Au regard de la dimension technique de l’expertise de ces femmes de la Fédération, l’apport des travaux sur les usages des techniques de l’information et de la communication ainsi que sur les mobilisations collectives et le genre, permet en outre de se demander si l’enjeu de maîtrise (des) technique(s) – qu’il s’agisse de l’imprimerie industrielle ou du numérique et des réseaux sociaux – ne constituerait pas un creuset favorable à la prise d’ascendant de voix minoritaires (Jouët, Niemeyer et Pavard, 2017, p. 23). Les chercheuses Josiane Jouët, Bibia Pavard et Katharina Niemeyer (2017, p. 23) interrogent ce phénomène qu’elles considèrent davantage comme une concomitance ou un effet de simultanéité plutôt qu’une forme de causalité, en prenant l’exemple du militantisme féministe en ligne.
« On peut ainsi se demander si le web n’a pas contribué à transformer le militantisme féministe en mettant les enjeux de communication définitivement au centre et, de ce fait, en pesant à la fois sur les objectifs, les modes d’action et les compétences. Pour schématiser, on pourrait dire que les actions en ligne des groupes féministes ont pour but de changer les mentalités, de faire réagir les médias et les dirigeant-e-s. […] Le poids de la communication numérique a néanmoins pour conséquence la mise en avant d’un certain profil de militantes : les communicantes, les journalistes ou des graphistes, ou tout simplement les digital natives, qui prennent une part croissante dans les groupes du fait de leur rôle dans l’élaboration de la stratégie web. On pourrait ainsi supposer que, sorti de la matrice idéologique marxiste des années ١٩٦٠ et ١٩٧٠, le mouvement féministe est entré pleinement dans l’ère de la communication numérique, ce qui se laisse également constater pour d’autres mouvements sociaux et politiques, mais qui est particulièrement prégnant pour un mouvement qui place au centre la question de la prise de parole et de la lutte contre l’oubli des femmes. » (Jouët, Niemeyer et Pavard, 2017, p. 25)
Pour ces trois chercheuses, les transformations techniques n’ont pas modifié le sens profond des pratiques militantes, mais elles ont œuvré à mettre en avant les activités informationnelles et surtout communicationnelles au sein du répertoire d’actions collectives dont jouissent les militants. Ce parallélisme avec le xxie siècle, nous enjoint à une relecture problématisée de la simultanéité du développement des activités communicationnelles de la Fédération et de la construction de l’imprimerie industrielle de la Ligue Anti-Saloon en 1909. La collaboration étroite entre les deux organismes consistait ainsi en une prise en charge des fonctions de création par les femmes de la Fédération – les fameuses brochures au format déclinable – et à celle des fonctions d’impression et de diffusion par la Ligue. Ainsi la rareté des compétences détenues par ces militantes en matière de création, d’édition et de mise en page des brochures et autres posters et sa reconnaissance viennent répondre à un enjeu crucial de légitimité de l’expression de la parole des femmes sur un sujet qui, comme nous allons le voir, est présenté très tôt comme un problème affectant prioritairement les femmes à une époque où elles n’ont pas leur place dans l’espace public.
2.3. Communication et suffrage
De par leur statut de mères ou d’épouses, les femmes ont été considérées comme les premières victimes de l’alcool dès l’émergence du problème de l’alcool en tant que problème public aux États-Unis et donc des décennies avant qu’il ne soit question d’en interdire la vente et la fabrication. L’alcool était présenté comme un danger pour le foyer, l’éducation des enfants et plus généralement une menace pour la cellule familiale et sa pérennité générationnelle (Coker, 2007, p. 207).
Conformément aux apports de la sociologie des problèmes publics et aux perspectives pragmatistes notamment, c’est l’expérience de ce statut de premières victimes qui fait d’elles les premières plaignantes et les pousse à se saisir précocement de ce combat et à s’attribuer la responsabilité de le prendre en charge (Emerson et Messinger, 1977 ; Cefaï, 2016). Il les incite à se faire entendre dans la sphère publique traditionnellement masculine en tant que propriétaires légitimes du problème de l’alcool investies du devoir d’y apporter une réponse (Gusfield, 1984). L’implication des femmes – qu’elles revendiquent en tant que membres de la Fédération, de la WCTU ou de tout autre organisation tempérante féminine – est symptomatique de l’aspiration à une présence accrue de ces dernières dans la vie publique. Le combat prohibitionniste est effectivement perçu par nombre de militantes comme manière d’instaurer et de pérenniser une forme de pouvoir féminin et notamment par l’obtention du suffrage. Si cette corrélation reste en toile de fond de la campagne et que certaines militantes se désolidarisent de cet objectif, c’est bel et bien par l’implication dans les activités de campagnes que les femmes saisissent l’opportunité de faire entendre leur voix dans l’espace public et politique d’une manière globalement perçue par la société comme respectueuse des convenances sociales et morales. La chercheuse Margot Lamme, évoque à ce sujet un extrait des mémoires de Frances Willard, ex-présidente de la WCTU :
« Willard a mené cette idée plus loin en déclarant dans son introduction à l’histoire d’Annie Wittenmyer que la croisade10 “a appris aux femmes leur pouvoir de mener des transactions d’affaires, de modeler l’opinion publique par des déclarations publiques, d’influencer les décisions des électeurs, et a ouvert les yeux de dizaines et de centaines d’entre elles sur le besoin pour la République d’accorder le suffrage aux femmes et les a rendu désireuses de porter au nom de leur foyer et de leur nation, le fardeau de cette citoyenneté qu’elles n’auraient pas cherché à avoir seulement pour elles seules.” » (Lamme, 2011, p. 252)11
La campagne prohibitionniste représente donc une des premières formes d’action politique acceptable pour les femmes et leur confère une capacité d’agir. La combinaison paradoxale de la reconnaissance de leur statut de victimes mais également de leurs compétences en matière de communication notamment, contribue à légitimer leur volonté de pérenniser et donner une structure à leur pouvoir public et politique sous une forme traditionnellement réservée aux hommes : le suffrage. L’exemple de brochure que nous reproduisons ci-contre est un des rares exemples explicites de la présence de cette thématique pourtant cruciale dans la campagne prohibitionniste et du regard globalement positif que posaient les prohibitionnistes sur la question du suffrage universel. On voit sur cette brochure un ivrogne déposer son bulletin de vote dans l’urne, mais la femme, vraisemblablement respectable, issue de bonne famille et accompagnée de son enfant, se voit empêchée de le faire par un agent de police, pour la simple raison qu’elle est une femme et ne dispose donc pas du droit de vote.
Les 18e et 19e amendements à la Constitution américaine, ratifiés à quelques mois d’écart, correspondent respectivement à la Prohibition Nationale et au suffrage féminin. Pour l’historienne américaine Catherine Gilbert Murdock (1998), il existe une corrélation très forte entre les mouvements suffragistes et prohibitionnistes et l’obtention du suffrage féminin en 1920 est fortement lié au soutien des prohibitionnistes qui voyaient les femmes comme des alliées de poids dans le combat contre le saloon. Dans la même veine, c’est bien la ratification du 18e amendement et sa résistance aux procédures d’appel en justice qui a fini d’ancrer dans les esprits l’idée qu’il était inutile de lutter plus longtemps contre le suffrage féminin dont la ratification semblait inévitable (Murdock, 1998, p. 39).
Conclusion
Cette contribution s’attache à documenter les professions et stratégies communicationnelles au sein des mouvements sociaux du début du siècle précédent et à mettre en lumière des stratégies pionnières en matière de communication scientifique.
En mettant l’accent sur l’implication des femmes dans la campagne prohibitionniste, cette étude de cas participe à donner visibilité à l’implication historique des femmes à la vie publique et politique ainsi qu’à leur rôle dans l’institutionnalisation et la professionnalisation des activités de communication. L’expertise informationnelle et communicationnelle développée par les membres de la Fédération est un vecteur de légitimité et d’empowerment pour des voix féminines traditionnellement minoritaires dans la sphère publique et politique de l’époque. C’est d’ailleurs le parcours de professionnalisation et le développement même de cette expertise théorique et technique qui semble ouvrir la voie à une forme d’émancipation, là où la stabilisation et la généralisation de cette même expertise semble au fil des décennies produire l’effet inverse. Il conviendrait d’approfondir cette idée en réfléchissant davantage au moment particulier de l’émergence des compétences dans sa dimension processuelle en relation au statut des communicants et communicantes.
Cette contribution invite également à remettre au cœur de nos analyses la part d’héritage qui sous-tend les pratiques des professionnels de l’information et de la communication. Qu’il s’agisse de pratiques héritées du militantisme, de la religion, de la bureaucratie ou de l’industrie, leur systématisation sous forme de compétences relève de stratégies composites mises au service d’objectifs propres – se débarrasser de l’alcool coûte que coûte. La professionnalisation des communicantes s’ancre ici dans la pratique et se stabilise à mesure des succès et des échecs qu’elles rencontrent. Cet exemple permet donc d’envisager la professionnalisation des activités de communication non pas simplement comme un apprentissage circonstancié, mais comme une réorientation stratégique de compétences préexistantes et acquises – ici par les femmes – dans le cadre d’activités domestiques, religieuses ou militantes.
En proposant un regard interculturel et rétrospectif, elle contribue à faire émerger des formes de professionnalisation des activités de communication dont la trace serait davantage manifeste par l’ampleur des objectifs, finalités et réussites stratégiques que par la formation ou encore la reconnaissance institutionnelle. Ainsi, l’entrée par les questions de l’héritage et du genre, contribue à proposer un éclairage original et à étoffer l’étendue des approches info-communicationnelles envisageables sur des sujets tels que la prévention ou la gestion de l’information de santé en France et à l’international.
Bibliographie
Beaud, P. (1985). Médias, médiations et médiateurs dans la société industrielle. [Thèse de doctorat, Université Stendhal].
Bergeron, H. (2008). Qualifier en politique : L’exemple du problème alcool. Santé Publique, 20(4), 341-352. Doi : https://doi.org/10.3917/spub.084.0341
Berriau, N. (2016). Les données de santé, une opportunité pour les professionnels de l’information. I2D - Information, données & documents, 53(3), 30-31. Doi : https://doi.org/10.3917/i2d.163.0030
Bourret, C. (2004). Réseaux de santé et nouveaux métiers de l’information. Documentaliste-Sciences de l’Information, 41(3), 174-181. Doi : https://doi.org/10.3917/docsi.413.0174
Cefaï, D. (2016). Publics, problèmes publics, arènes publiques…, Questions de communication, 30, 25-64. Doi : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.10704
Charaudeau, P. (1997). Le Discours d’information médiatique. La construction du miroir social. Paris : Nathan.
Chauviat, A. (2022). Campagnes de communication et lutte anti-alcool : le cas des campagnes pour la Prohibition aux États-Unis au tournant du 20e siècle. [Thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes].
Choo, C. W. (2002). Information Management for the Intelligent Organization: The Art of Scanning the Environment. Medford, NJ: Information Today, Inc.
Coker, J. L. (2007). Liquor in the Land of the Lost Cause: Southern White Evangelicals and the Prohibition Movement. Lexington: The University Press of Kentucky.
Dargelos, B. (2006). Genèse d’un problème social. Entre moralisation et médicalisation : La lutte antialcoolique en France (1850-1915). Lien social et Politiques, 55, 67-75.
De Oliveira, J.-P. (2014). La communication publique à l’appui d’une stratégie de repositionnement de l’État dans l’espace public. Questions de communication, 26, 235-255. Doi : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.9309
Emerson, R. M. et Messinger, S. L. (1977). The Micro-Politics of Trouble. Social Problems, 25(2), 121-134.
Epstein, B. L. (1981). The Politics of Domesticity: Women, Evangelism, and Temperance in Nineteenth-century America. Middletown: Wesleyan University Press.
Flichy, P. (1987). Communication : progrès technique et développement des usages. Réseaux, 5(24), 99-110. Doi : https://doi.org/10.3406/reso.1987.1255
Gusfield, J. R. (1984). The Culture of Public Problems: Drinking-Driving and the Symbolic Order. Chicago: University of Chicago Press.
Gusfield, J. R. (1986). Symbolic Crusade: Status Politics and the American Temperance Movement. Champaign: University of Illinois Press.
Jouët, J., Niemeyer, K. et Pavard, B. (2017). Faire des vagues : Les mobilisations féministes en ligne. Réseaux, 201, 21-57. Doi : https://doi.org/10.3917/res.201.0019
Kerr, K. A. (1985). Organized for Prohibition: A New History of the Anti-saloon League. New Haven: Yale University Press.
Lamme, M. O. (2011). Shining a Calcium Light: The WCTU and Public Relations History. Journalism & Mass Communication Quarterly, 88(2), 245-266.
Martin, S. C. (2008). Devil of the Domestic Sphere: Temperance, Gender, and Middle-class Ideology, 1800-1860. DeKalb: Northern Illinois University Press.
Miège, B. (2004). L’Information-communication, objet de connaissance. Bruxelles : De Boeck Supérieur.
Murdock, C. G. (1998). Domesticating Drink: Women, Men, and Alcohol in America, 1870-1940. Baltimore: John Hopkins University.
Ollivier-Yaniv, C. (2013). Communication, prévention et action publique : Proposition d’un modèle intégratif et configurationnel. Le cas de la prévention du tabagisme passif. Communication & langages, 176(2), 93-111. Doi : https://doi.org/10.3917/comla.176.0093
Pailliart, I. (dir.) (2005). La Publicisation de la science : Exposer, communiquer, débattre, publier, vulgariser. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Raude, J. (2013). Les stratégies et les discours de prévention en santé publique : Paradigmes et évolutions. Communication & langages, 176(2), 49-64. Doi : https://doi.org/10.3917/comla.176.0049
Zimmerman, J. (1999). Distilling Democracy: Alcohol Education in America’s Public Schools, 1880-1925 (First Edition). Lawrence: University Press of Kansas.
1 Sur la question de l’alcool, le catalogue des publications de la Ligue Anti-Saloon mentionne par exemple une étude intitulée Alcohol and Human Efficiency réalisée par le Laboratoire de Nutrition de l’Institution Carnegie de Washington ou encore une étude internationale intitulée The University Man and the Alcohol Question réalisée par le professeur Emil Krapepelin, directeur de la clinique de psychiatrie de l’Université de Munich.
2 “a knowledge of digestion and other bodily functions would help ward off sins of the flesh” Sylvester Graham (Zimmerman, 1999, p. 120).
3 Mary Hunt (1830-1906), membre de la WCTU et militante éminente pour la Tempérance, est réputée pour avoir voulu promouvoir et développer l’instruction à la Tempérance dans l’ensemble des écoles publiques du pays. Pour mener à bien ce combat, elle a créé du matériel pédagogique à destination des élèves et des enseignants, sensibilisé les établissements à l’importance de son combat et surtout, œuvré sur le volet législatif pour obtenir l’introduction d’une instruction à la Tempérance scientifique obligatoire dans les programmes scolaires.
4 “Physicians call everywhere for authoritative information and need such an organization.”
5 Propos recueillis dans un cadre informel lors d’un échange collectif avec Nadège Broustau en 2018 à l’Institut de la Communication et des Médias à Grenoble.
6 Le stereopticon est l’ancêtre du projecteur de diapositives.
7 Anti-Saloon League Publications Catalogue. p. 80 : “Series « E » Red Bordered leaflets were prepared by the Scientific Temperance Federation. This is a full guaranty of their scientific accuracy, general interest and attractive presentation.”
8 Ernest H. Cherrington, Report of the General Manager of the American Issue Publishing Company to the Directors of the American Issue Publishing Company, and to the Executive Committee and Board of Directors of the Anti-Saloon League of America. Westerville: Ohio, AIPC, June 26th, 1916, p. 23.
“The first extensive exhibit prepared by the Federation was that including about 250 diagrams, models and pictures exhibited at the International Congress of Hygiene and Demography held at Washington, D. C., in 1912. This exhibit profoundly impressed those who had the opportunity to see and study it. Nothing like it had ever been produced in this country. The members of the Federation were anxious to use the material which formed this matchless exhibit in a way that would best serve the country […]”
9 Ernest H. Cherrington, Report of the General Manager of the American Issue Publishing Company to the Directors of the American Issue Publishing Company, and to the Executive Committee and Board of Directors of the Anti-Saloon League of America. Westerville : Ohio, AIPC, June 26th, 1916, p. 18.
“After the close of the exposition at San Francisco, the American Issue Publishing Company decided to have the splendid exhibit there used in the form of a traveling exhibit and, through arrangements made with the Scientific Temperance Federation, the Federation’s exhibit was continued and Miss Wills was also continued as its general director.”
10 L’épisode populaire de la « Croisade des femmes » (Women’s Crusade) marque un tournant en matière d’activisme féminin puisqu’en 1873, environ 50 000 femmes à travers le pays se livrent à des formes de militantisme anti-saloon – de la désobéissance civile notamment – pendant près de six mois (Kerr, 1985, p. 44). La WCTU, créée en 1874, voit le jour directement à la suite de cet épisode.
11 “Willard took that idea a step further, declaring in her introduction to Wittenmyer’s History that the crusade ‘taught women their power to transact business, to mould public opinion by public utterance, to influence the decisions of voters, and opened the eyes of scores and hundreds to the need of the Republic for the suffrages of women, and made them willing to take up for their homes and country’s sake the burden of that citizenship they would never have sought for their own’” (Lamme, 2011, p. 252)
Figure 1. Exemples de brochures créées par la Fédération
Figure 2. Brochure de la Ligue Anti-Saloon «Universal Suffrage»