De la violence symbolique
à la violence numérique
Les collaborateurs à l’épreuve
des risques technosociaux (RTS)
Nicolas Oliveri
SIC.Lab Méditerranée
Université Côte d’Azur
nicolas.oliveri@idracnice.com
162 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
Résumé
À partir d’une certaine vision bourdieusienne de la violence symbolique appliquée
au monde professionnel, cet article s’est donné pour objectif de faire un premier retour
quantitatif exploratoire, portant sur les dysfonctionnements vécus par des collaborateurs
en situation de travail, où les TIC occupent une place centrale dans la réalisation de
leurs missions. Ainsi, le concept novateur en SIC de risques technosociaux (RTS) sera
convoqué an de mettre au jour les dynamiques de déploiement d’un management
tout acquis à la cause technicienne, corollaire d’une certaine violence numérique
présente au sein des organisations, tout autant cachée aux yeux de ceux qui la font
vivre que de ceux qui la subissent.
Mots-clés : Sociologie bourdieusienne – communication des organisations –
violence numérique – risques technosociaux (RTS) – usages et non-usages des TIC
Abstract
Based on a Bourdieusian vision of symbolic violence applied to the workplace, this
article presents a rst empirical return, relating to the dysfunctions experienced by
employees in work situation where information and communication technologies
play a central role in their daily missions. The innovative concept in information and
communication sciences called technosocial risks (TSR) will be used to light the
dynamics specic to the deployment of a management acquired to the technical cause,
where it seems possible to identify a digital violence inside organization patterns, just
as much hidden from the eyes of those who bring it to life as of those who suer from
it.
Keywords: Bourdieusian sociology – organizational communication – digital
violencetechnosocial risks (TSR) – ICT uses and non-uses
De la violence symbolique à la violence numérique 163
Introduction
Le concept de violence symbolique (Bourdieu et Passeron), pressenti dans Les
Héritiers, les étudiants et la culture (1964), puis développé dans La Reproduction,
éléments pour une théorie du système d’enseignement (1970), irrigue depuis plus
de quarante ans désormais le champ intellectuel et académique français en SHS
francophones mais également au-delà. L’expression, passée depuis dans le langage
courant, se veut une explication normative de phénomènes visibles et invisibles,
nichés au cœur des pratiques sociales où s’activent parfois brutalement les relations
entre dominants et dominés. Contesté1 par ses pairs, puis discuté (Olivesi, 2005), voire
réhabilité (Touati, 2009) en sciences de l’information et de la communication (SIC),
l’auteur mondialement connu de La Distinction, critique sociale du jugement (1979)
est une personnalité scientique fortement clivante en sociologie comme ailleurs,
tantôt adulée pour le caractère visionnaire de sa démarche scientique duplicable à
de multiples terrains d’analyse, tantôt décriée pour son épistémologie déterministe,
rigide et simplicatrice des phénomènes sociaux observés2.
Dans cet intervalle plutôt large nous semble-t-il, il apparaît comme possible d’adosser
le concept de violence symbolique à une démarche de type info-communicationnel,
liée à la transition numérique des organisations. Ainsi, nous montrerons dans cet
article comment le concept novateur en SIC de violence numérique porte en lui une
certaine vision bourdieusienne de la notion de violence, appliquée pour l’occasion
au monde du numérique au travail, aux relations inter- et intra- hiérarchiques ou
encore, à tous les mécanismes fonctionnels qui régissent actuellement la digitalisation
des organisations au sein de l’écosystème numérique à visée professionnelle. Dans
cette perspective, seront présentés ici les premiers résultats d’une enquête de terrain
exploratoire, visant à appréhender le concept de risques technosociaux au sein des
organisations. Les usages et non-usages des technologies de l’information et de la
communication (TIC) en situation de travail en seront le thème central, permettant
ainsi la mise en relief du concept de violence numérique, intrinsèquement présent au
cœur du fonctionnement des organisations et idéologiquement incorporé à tous les
niveaux du management.
1 Pendant près de quatre décennies, les travaux de Pierre Bourdieu ont été l’objet de nombreuses
critiques, essentiellement centrées sur l’épistémologie déterministe de sa démarche sociologique.
2 Pour un développement de ces diérents points, nous conseillons l’ouvrage de Heinich, N. (2007)
Pourquoi Bourdieu. Sociologue, directrice de recherche au CNRS, elle a soutenu sa thèse en 1981
sous la direction de Pierre Bourdieu dont elle s’est éloignée par la suite.
164 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
1. Les risques technosociaux comme artefacts de la
violence numérique
Dans le champ élargi des recherches en sciences de l’information et de la commu-
nication, plus spéciquement au cœur du domaine de la communication des organi
sations, le concept de risques technosociaux (RTS) (Oliveri et Pélissier, 2019) est
désormais porteur de sens dans l’analyse des dysfonctionnements technologiques
et relationnels visibles au sein des organisations. S’imposant comme un outillage
conceptuel et opérationnel complémentaire aux risques psychosociaux, les risques
technosociaux ou RTS, se focalisent sur l’étude de l’écosystème numérique
organisationnel comme source de problèmes potentiels pour les collaborateurs,
dans le cadre de la réalisation de leurs missions quotidiennes, en intervenant sur un
large spectre ; du plus simple désagrément (problème technique) jusqu’aux cas les
plus graves de désengagement du collaborateur (burnout numérique). Un certain
pragmatisme éclaire alors la démarche empirique de notre positionnement : de
manière générale, les TIC en contexte professionnel ne sont que rarement identiées
comme facteurs déclencheurs ou aggravants d’un désordre organisationnel latent,
tant elles sont portées par un puissant imaginaire de la technique qui imprègne les
gouvernances dans leur course à l’innovation, a fortiori dans un contexte de forte
concurrence atomisée entre acteurs économiques, en quête de rentabilité nancière et
de visibilité maximale. Les SIC, pour leur part, ont réarmé récemment tout l’intérêt
qu’elles portaient à la thématique du risque numérique au sein des organisations et
à la réhumanisation du travail, notamment dans un numéro de Communication &
Organisation (Carayol et Laborde, 2019) dans Les Cahiers du Numérique (Pinède,
2019) ou encore dans Communication & Management (Abil, 2019) mais également
par la tenue de colloques3 d’envergure nationale.
La violence numérique dont nous faisons état ici s’incarne, s’incorpore et se déploie
actuellement dans des logiques d’invisibilité auprès des managers mais également
des collaborateurs, dont il convient ici de dévoiler une partie des mécanismes, bien
souvent cachés aux yeux de ceux qui les font se mouvoir. Pour paraphraser Bourdieu
lorsque ce dernier décrypte sous une approche critique le système médiatique et
journalistique français (Bourdieu, 2002), nous avancerons que plus on comprend
comment fonctionne un milieu social donné, en l’occurrence l’écosystème numérique
organisationnel, et plus on comprend aussi que ceux qui le font fonctionner sont autant
manipulateurs que manipulés. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne manipulent pas, et ils
manipulent d’autant mieux d’ailleurs que bien souvent, ils sont eux-mêmes manipulés
et inconscients de l’être. Cette manipulation par le haut pourrait-on dire, est avant
tout de nature idéologique, avant d’être systémique. Les travaux anthropologiques
sur l’imaginaire (Durand, 1969) ceux portant sur la technique et la science comme
idéologie (Habermas, 1968), puis plus récemment sur les imaginaires des technologies
3 Colloque M’2022. La régression numérique. IMT Mines-Alès, 14e édition, 20-21 octobre 2022.
De la violence symbolique à la violence numérique 165
de l’information et de la communication (Lakel et al., 2009), ont depuis longtemps
démontré la toute-puissance d’une représentation - souvent idéalisée - de la technique,
qui vient précéder la technique elle-même. Autrement dit, c’est bien par une forme
d’acceptation préalable et partagée par le plus grand nombre, que la technique
occuperait une place centrale dans l’atteinte d’un progrès qui se voudrait social,
technique, économique, politique, etc. La violence numérique se présenterait alors
sous une forme insidieuse et qui semblerait échapper tout autant à ceux qui l’utilisent
qu’à ceux qui la subissent. Au demeurant, sa présence est désormais tangible, pour
ne pas dire palpable, au regard des retours de l’enquête dont nous proposons ici d’en
saisir une partie du sens.
2. Premier retour empirique : des RTS en latence
Le concept de risques technosociaux (RTS) énonce l’hypothèse de la présence
au sein des organisations d’un écosystème technologique potentiellement délétère
pour les collaborateurs en situation de travail. Dès lors, dans le cadre d’une
approche quantitative4, nous avons souhaité proposer une mise en lumière des
dysfonctionnements observés dans le cadre du traitement de plus d’une centaine
de questionnaires, réalisés auprès de professionnels de tous prols et évoluant dans
diérents secteurs d’activité. Les résultats présentés ici orientent la réexion vers
une remise en question des bienfaits prétendument intrinsèques de la digitalisation
massive des entreprises, tout en portant à l’ordre du jour la nécessité de repenser
certains outils et processus communicationnels au sein du management. Concernant la
population sondée, nous dénombrons 62,9 % de femmes et 37,1 % d’hommes, soit 66
répondantes et 39 répondants. En ce qui concerne l’âge, il est réparti en quatre tranches
principales : 50,5 % ont entre 18 et 25 ans, 24,8 % ont entre 26 et 35 ans, 10,5 % ont
entre 36 et 45 ans et enn 14,3 % ont 46 ans et plus. Mis à part la diversité des prols
professionnels, la plupart des tranches d’âge sont représentées dans notre enquête.
Au niveau du statut professionnel, les catégories qui se distinguent le plus sont les
collaborateurs à 28,6 % suivis de près par les étudiants en contrat d’alternance (et donc
salariés), à 26,7 %. Les cadres quant à eux, représentent 18,1 % et les fonctionnaires
sont 12,4 % de répondants. Le questionnaire se compose de 11 questions ouvertes sur
des thématiques liées à l’utilisation des TIC en situation de travail. Dans un premier
temps, nous avons croisé nos deux premières questions concernant la pénétration des
TIC au sein de l’organisation et l’utilisation eective des TIC par le collaborateur
4 L’échantillon est volontairement restreint à une centaine de répondants (administration des
questionnaires sur les réseaux sociaux numériques), an de conserver le caractère exploratoire de
notre démarche empirique, tout en multipliant les secteurs d’activité observés (santé, marketing,
services, transports, événementiel, etc.). Cette hétérogénéité du panel a permis de cartographier dans
une logique de diversité les usages des TIC au sein de diérentes branches professionnelles, plus ou
moins utilisatrices de technologies en situation de travail.
166 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
interrogé. Ainsi, il apparaît que 76 % des répondants ont qualié la présence des TIC
au sein de leur organisation comme très importante, car ils ont répondu entre 3/4 et
4/4 (45 ont répondu 3/4 et 31 ont répondu 4/4). Ce pourcentage témoigne ainsi du
déploiement massif des TIC au sein de la sphère professionnelle ces dernières années.
En eet, uniquement 9 répondants ont jugé leur organisation très faiblement équipée
en répondant 1/4.
Pour aller plus loin, lorsque nous avons analysé le type de collaborateur et leur
fonction, il s’est avéré que ce phénomène était apparent dans tout type de secteur. D’un
autre côté, lorsque nous avons observé l’utilisation des TIC au sein des organisations
par le collaborateur, nous avons noté des résultats disparates sur l’échelle de 1 à 10.
Eectivement, 78 personnes situent leur utilisation entre 6 et 10, dont la plus élevée
des réponses qui atteint 8/10 pour 22 personnes. 27 personnes quant à elles, se situent
entre 1 et 5 sur 10. Nous en avons déduit que de manière générale, les collaborateurs
en entreprise utilisent fortement les TIC pour la réalisation de leurs missions. Ce n’est
que lors du croisement de questions avec les prols des répondants que certains faits
apparaissent à nuancer. Premièrement, nous pensions que l’utilisation des TIC par
une entreprise et les usages de ces mêmes TIC par les collaborateurs étaient fortement
interdépendants. Or, certaines réponses apparaissaient comme contradictoires avec ce
postulat de départ. Même si l’organisation n’est pas utilisatrice de TIC ou faiblement,
le collaborateur pour sa part, peut l’être. Grâce à l’analyse des fonctions ou des
situations professionnelles, nous notions qu’en fonction du service dans lequel est
rattaché un collaborateur, il est possible de dénombrer plus ou moins de TIC mis à sa
disposition, même si l’organisation n’est pas elle-même à la pointe de ces technologies.
Un exemple remarquable est celui des métiers manuels, où les esthéticiennes qui
ne sont pas spécialement équipées en TIC au sein des instituts qui les emploient,
embauchent néanmoins de plus en plus de prols pour faire de la communication
et/ou de la promotion des produits et services. Pour les plus grandes structures, des
services de communication sont créés an de gagner en notoriété et en image. Les
collaborateurs du service communication seront donc plus équipés et de meilleurs
usagers des TIC que les autres collaborateurs de l’organisation. L’inverse se vérie
également dans la mesure où il est possible d’être dans une organisation à la pointe
de l’utilisation des TIC sans être un collaborateur-usager intensif des TIC. Selon nos
observations, il existerait deux explications possibles à ce phénomène. En croisant les
types de postes avec les répondants non-connectés, il en résulte que ceux-ci n’ont pas
de poste à haute responsabilité. Par exemple, les secrétaires sont parmi les personnes
interrogées les moins connectées. Cela peut également dépendre du secteur d’activité.
Par exemple, une dirigeante d’un salon de coiure qui détenait eectivement un poste
à responsabilités, mais qui dans son secteur d’activité, n’éprouvait pas le besoin d’être
fortement équipée en technologies. Ceci semble démontrer que la présence des TIC
au sein de l’organisation et l’utilisation qui en est faite par les collaborateurs qui y
travaillent, peuvent être divisibles et fortement hétérogènes, contrairement à ce que
nous avions anticipé de prime abord.
De la violence symbolique à la violence numérique 167
3. De la porosité des sphères professionnelle et
personnelle
Nous avons ensuite décidé d’approfondir la question du taux d’équipement en
TIC. En eet, une culture du résultat poussée à l’excès peut faire apparaître du stress
technologique, identié dès le début des années 80 sous l’appellation de « […]
technostress » (Brod, 1984), et fortement lié à la porosité entre vie personnelle et vie
professionnelle au sein des organisations. Concernant cette thématique, nous voulions
comprendre les mécanismes qui président à la porosité entre ces deux sphères.
Grâce aux questions 4, 5 et 6, nous avons réussi à déterminer dans quelle mesure
cette circularité entre des sphères de vie pouvait s’installer chez le collaborateur.
La question 11 permet ainsi d’appréhender le niveau élevé du sentiment de porosité
chez les collaborateurs, dans la mesure 41,9 % des répondants ont identié cette
porosité des sphères de vie comme inconvénients des TIC. Pour ce faire, nous
avons donc interrogé le lien entre niveau d’équipement en TIC des collaborateurs et
sentiment de porosité. Il résulte une symétrie parfaite entre la question 4 et 5 puisque
68,6 % soit 72 personnes ont répondu oui aux deux questions et 31,4 % soit 33
personnes ont répondu non à ces deux questions. Nous pensions donc tirer une unique
conclusion se rapportant à l’idée que si le collaborateur possède eectivement des
TIC de fonction, alors ces technologies seront forcément source de porosité. De plus,
il apparaît que même dénués de TIC dans le cadre de la réalisation de leurs missions,
les répondants prennent du temps pour traiter leurs mails ou appels professionnels
en dehors des heures de travail. Cette proportion s’élève à 17 personnes sur les 72
évoquées précédemment, représentant alors environ un quart de ce panel, ce qui n’est
pas négligeable. Le degré de porosité malgré l’absence de TIC de fonction dédiées,
implique néanmoins le besoin d’installation d’applications professionnelles sur les
TIC personnelles du collaborateur, par exemple sur son smartphone ou son ordinateur
portable. Notons qu’il est également possible de faire des transferts d’appels du
standard vers le téléphone personnel du collaborateur. Ensuite, nous avons tenté de
déterminer si une catégorie socioprofessionnelle ou un secteur d’activité en particulier
se dégageait davantage des autres vis-à-vis du sentiment de porosité, notamment
grâce aux questions 5 et 6. Ainsi, après avoir croisé nos diérentes réponses, quelques
points intéressants sont à évoquer. Nous avons pu en eet mettre en évidence deux
types de prols : les cadres dans un premier temps, qui représentent 19 des 105
répondants et par la suite, 28 étudiants salariés statistiquement considérés comme
des digital native. Les cadres et les étudiants salariés sont les deux catégories les
plus représentatives du panel. Pour les 19 cadres, le sentiment de porosité évoqué
précédemment est très présent à quelques exceptions près, puisque 13 cadres sur 19
vivent des situations quotidiennes de porosité entre sphères de vie. Nous noterons
en outre que 7 cadres sur les 13 en situation de porosité passent plus de 3h par jour
à répondre aux injonctions professionnelles dans la sphère personnelle. En eet, les
multiples responsabilités qui incombent aux cadres ne leur permettent pas a priori de
168 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
se déconnecter. Il est toutefois remarquable de noter que 6 cadres sur 19 refusent que
les TIC professionnelles intègrent leur environnement personnel, ce qui indique que
des régulations sont possibles et que certains professionnels deviennent de plus en
plus sensibles et avertis face à ce type de problématique. Seulement 4 cadres sur 19 se
disent stressés par l’utilisation intensive des TIC et donc indirectement, par la porosité
des sphères de vie. D’un autre côté, les 28 étudiants salariés montrent également que
la porosité entre sphères de vie est possible, même en étant partiellement intégrés à
l’organisation (situation de contrat en alternance). Ainsi, 23 des 28 étudiants salariés
vivent des situations de porosité durant leur stage ou leur alternance. Parmi ces 23
étudiants salariés, 15 mentionnent la poursuite de l’activité professionnelle en dehors
du temps de travail de moins de 30 minutes et 8 d’entre eux, entre 30 minutes et 1h30
par jour. Ces étudiants salariés sont issus de diérents secteurs d’activité tels que
la communication, le marketing, l’évènementiel ou l’orthophonie. D’autres encore
suivent des études en soins inrmiers ou sont agent de police.
4. La question de la fracture numérique au sein des
organisations
Encore une fois, les TIC sont bien présentes dans une grande partie de la sphère
professionnelle à diérents niveaux et pour des secteurs d’activité parfois très
hétérogènes. Cela nous a amené à nous demander si une fracture numérique était
présente au sein des organisations ? En analysant diérents retours obtenus, nous
avons pu constater que 79 % des répondants pensaient eectivement qu’une fracture
numérique se développait en termes d’équipement et d’accès aux technologies.
Notamment, pour 79 % des personnes interrogées, soit 83 personnes. Le fort sentiment
de fracture numérique au sein des organisations est donc une donnée qui semble
généralisable dans le monde professionnel. En eet, la fracture numérique représente
prioritairement les inégalités d’accès aux technologies numériques, de ses dicultés
d’utilisation ou du fait de l’ignorance des pratiques. En partant de ce constat, nous
avons souhaité comprendre si ce résultat était également une pensée généralisable
selon les fonctions des individus ou de leur tranche d’âge. Nous avons donc observé
les diérentes tranches d’âges des répondants et constaté dans un premier temps
que tous les segments d’âges guraient parmi les réponses positives à la fracture
numérique. Ainsi, qu’il s’agisse des 1825, 2635, 3645 ou même les 46 ans et plus,
chaque tranche d’âge a répondu en faveur de la présence d’une fracture numérique.
La fracture numérique n’est donc pas un concept strictement corrélé à l’âge et qui
serait uniquement perçu par les seniors présents au sein des organisations, ces derniers
étant statistiquement les plus réfractaires au développement des TIC en situation de
travail. Tous les professionnels interrogés peuvent être témoins, ressentir et vivre
une fracture numérique. Dans un second temps, nous nous sommes focalisés sur les
diérentes fonctions et postes occupés par les répondants. Rapidement, les opinions
De la violence symbolique à la violence numérique 169
relevées jusqu’alors, provenaient bien de professionnels issus de milieux totalement
diérents. À titre d’exemple, nous notions que pour les personnes qui avaient fait état
d’une fracture numérique apparente, les fonctions s’étendaient du paysagiste de 26-35
ans au cadre manager de 46 ans et plus, en passant par l’entrepreneur CEO de 1825
ans. Nous y décelons donc une certaine emprise des TIC au sein des organisations,
accentuant alors le sentiment de fracture numérique perçu par l’ensemble des
individus du panel retenu, quel que soit les âges et secteurs d’activité considérés.
Une autre thématique intéressante dans le cadre de ce premier retour empirique et
exploratoire, est celle de la notion de performance et de son lien avec la chronophagie
des usages. Pour en comprendre les mécanismes, une question invitait les répondants
à caractériser les TIC comme plutôt performantes ou plutôt chronophages5. Les
éléments les plus visibles sont que les TIC sont jugées comme performantes pour
74,3 % du panel. 15,2 % des répondants ont quant à eux opté pour la chronophagie
et 11 réponses évoquent la mention autre, avec pour plus de la moitié un avis porté
sur l’alternance entre la performance et la chronophagie. Deux des répondants ont
d’ailleurs souligné qu’en optimisant leurs TIC avec une utilisation eciente, ces
dernières resteraient avant tout une source d’opportunités et de performance. Selon ces
résultats, nous avons d’abord pensé que la caractéristique de performance prédominait
vis-à-vis de la chronophagie en ce qui concerne l’utilisation des TIC. Toutefois, en
analysant dans le détail ces réponses, il est apparu que la chronophagie était bel et bien
un phénomène à prendre en compte dans son rapport aux TIC. En eet, la dernière
question du sondage proposait au panel de choisir parmi trois inconvénients majeurs
de l’utilisation des TIC. Parmi les réponses proposées, nous avons alors incorporé le
principe de chronophagie. Consécutivement à l’analyse de cette dernière question,
nous avons pu relever un élément particulièrement remarquable dans le cadre de notre
étude. Les individus ayant répondu la dimension performative des TIC au détriment
de la chronophagie à la question 8, ont tout de même sélectionné la chronophagie à
la dernière question. Il s’agit d’une proportion assez importante de répondants, dans
la mesure où les 74,3 % ayant répondu la performance, représentent tout de même 78
personnes.
Ainsi, sur ces 78 personnes, 27 ont sélectionné la case chronophagie à la dernière
question. Ajoutons à cela ceux qui ont tout simplement répondu la chronophagie
plutôt que la performance à la question 8 et qui représentent donc 16 personnes,
ainsi que les 7 personnes ayant répondu autre, en mettant en avant l’alternance de
performance et de chronophagie. Au total, cela représente 50 personnes, soit 47,6 %
(sur 105 répondants) qui reconnaissent le caractère chronophage de l’utilisation des
TIC. Selon cette analyse, les collaborateurs semblent mettre en avant la performance
des TIC dans le cadre de leurs pratiques professionnelles, devenue pour eux un signe
ostentatoire de la transition numérique des organisations. En outre, les répondants ont
également manifesté une reconnaissance progressive, voire une prise de conscience
5 Avec la possibilité de réponse « Autre ».
170 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
eective du caractère chronophage des TIC. Enn, nous avons souhaité soumettre les
membres du panel à une question les invitant à commenter la présence des TIC dans
l’environnement de travail. Sur les 105 réponses, 54 réponses sont favorables à cette
omniprésence et voient prioritairement les aspects de performance et d’utilité. D’un
autre côté, 51 réponses apportent un nouveau regard sur les dérives occasionnées par
les TIC, mais également sur leurs inconvénients de type opérationnel. On observe
alors que 5 thématiques se dégagent de cette question et dont nous avons pu extraire
quelques enseignements à partir des réponses obtenues. Premièrement, plusieurs
personnes évoquent une caractéristique strictement fonctionnelle, à savoir les pannes.
En eet, malgré la performance indéniable des outils numériques et leur rapidité,
il peut parfois arriver que des pannes de réseaux - voire d’électricité - handicapent
les professionnels au sein des organisations. Ces derniers voient ce facteur comme
un des inconvénients principaux de l’utilisation des TIC. Une autre thématique
partagée par plus de 15 personnes du panel est en outre citée. Celle-ci fait référence à
l’isolement perçu par les collaborateurs au sein des organisations. Le développement
des TIC a reconguré le lien social, les rapports sociaux entre collaborateurs et plus
largement, les principes de médiation en situation de travail. Certains voient en cette
évolution la disparition ou la nette diminution du faceàface, au prot des liens dit
technosociaux comme nous les qualierons ici. L’une des répondantes aborde à ce
titre une transformation des usages particulièrement signicative de la digitalisation,
en mentionnant l’avènement d’une ère « […] je n’ai plus besoin de me lever de
mon bureau » pour demander une information à un collègue, grâce à l’envoi d’un mail
ou d’un simple appel interne, an d’échanger avec son voisin de bureau. Certains
utilisent même l’expression de « […] dégradation des relations humaines », des
termes qui mettent en lumière la déception et l’inquiétude des collaborateurs face
à ces nouvelles pratiques, en voie de normalisation. Un autre répondant va même
plus loin dans son discours, en expliquant que cela contribuait également à couper le
lien avec le client. C’est la question sous-jacente de la qualité de l’accompagnement
client qui ici semblerait menacée par les sollicitations permanentes, occasionnées
par les dispositifs numériques. La troisième thématique qui émerge des opinions
émises par les répondants est la notion d’utilisation de ces technologies. En eet,
9 personnes précisent que les équipes doivent apprendre à s’en servir ecacement.
C’est un impératif qui n’est souvent pas respecté puisque comme le spécient certains
répondants, les TIC sont généralement mal exploitées par les collaborateurs, car peu
maîtrisées. Il existerait toutefois une réelle envie des répondants d’optimiser ces outils
au sein de leur organisation an que ceuxci soient utilisés à bon escient, mais cela
ne semble pas toujours applicable en situation de travail, par manque de temps ou de
compétences.
De la violence symbolique à la violence numérique 171
5. Pression technosociale et stress numérique
Parmi ces diérentes réponses, certains répondants se sont exprimés sous
forme de motsclés, que nous rapportons ici sous une forme compilée : « […]
pression, dépendance, envahissant, nécessaire, enfermement, performant, utile,
hyperconnectivité, obligatoire, frontière entre vie professionnelle et personnelle
toujours plus oue ». Ce nuage de mots pourrait être perçu comme la représentation
actuelle des TIC par les collaborateurs sondés. Il s’agit donc d’une vision fortement
nuancée, où les TIC endossent bel et bien le rôle d’outils performants et potentiellement
sources d’opportunités, mais qui contiennent en elles les éléments inhérents de leurs
propres dysfonctionnements. Enn, la dernière thématique émergente issue des
retours à la question 8, concerne plus spéciquement les eets délétères pour les
collaborateurs, consécutivement à une utilisation intensive des TIC. Eectivement,
les répondants expriment le sentiment d’hyperconnexion, puisqu’ils convoquent
des expressions ou termes tels que « trop présent », « obligatoire » ou encore « pas
nécessaire ».
Il existerait donc bien une volonté des répondants de ne pas se servir des outils
comme nalité (idéologie) mais simplement comme moyen (dispositif). De même,
certains font directement appel aux dérives des TIC dans leurs commentaires en citant
le « […] côté répétitif de style robot » ou la porosité en notant par exemple que « […]
cela me force à rester connecté même en dehors des heures de travail », mais aussi
les « […] répercussions sur la santé » et le facteur de stress que cela engendre. Cette
question de la répétitivité des tâches, du stress et d’autres types de désagréments liés à
l’usage des TIC en situation de travail, est également riche d’enseignements. Dans un
premier temps, lorsque nous évoquions la question de la répétitivité des tâches, les avis
étaient relativement disparates, puisque les chires obtenus étaient particulièrement
variables dans l’appréciation de ce qui relève de la répétitivité des tâches. Cette dernière
semble avoir été incorporée par les répondants qui ne l’identient pas nécessairement
comme une contrainte liée à l’usage des TIC. D’autres répondants au contraire, la
perçoivent comme cause possible de la dégradation des conditions de travail, car
jugée comme source d’ennui et de perte de motivation. La question de la répétitivité
des tâches ne permet pas d’établir un principe d’homogénéisation des conditions de
sa réception par les collaborateurs. À ceci, nous avons émis l’hypothèse que cela
dépendait essentiellement du secteur d’activité et du poste de chacun des personnes
interrogées. C’est pourquoi, nous avons décidé de focaliser notre analyse du côté des
cadres, des étudiants salariés et des chargés de communication, an de déterminer
si un caractère répétitif des tâches se dégageait dans les propos recueillis. L’objectif
étant d’obtenir ou non une corrélation avec le secteur d’activité ou le type de poste
occupé. Les cadres, représentés par 19 personnes, émettent un avis contradictoire en
termes d’interprétation des résultats, puisque 10 d’entre eux pensent que la répétitivité
est faible (entre 1 et 5 sur une échelle de 10) et 9 d’entre eux pensent le contraire,
avec un score de 6 à 10 sur une échelle de 10. Il en va de même pour les 28 étudiants
172 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
salariés, qui sont 16 à penser que ce caractère répétitif n’est pas prédominant (en
répondant de 1 à 5 sur une échelle de 10), et 12 à penser le contraire avec un score
entre 6 et 10 sur une échelle de 10. Enn, les chargés de communication du panel sont
8 sur 12 à dénir le caractère répétitif comme prépondérant dans la mesure où ils ont
coché un score de 6 et 10 sur une échelle de 10. Dans ces conditions, nos observations
apparaissent dicilement généralisables sur ce point, si ce n’est pour constater que la
perception de la répétitivité des tâches dépend de chaque individu et de ses missions,
en fonction de son organisation et de son poste. Nous avons ensuite analysé le taux de
stress chez les personnes interrogées grâce à la question 10. Les résultats montrent que
58,1 % des répondants ne se sentent ni oppressés ni stressés par l’utilisation des TIC
en entreprise. 41,9 % pensent quant à eux ressentir un stress provenant de l’utilisation
des TIC. Nous avons donc tenté de déterminer les causes de ce stress en procédant
à une double analyse. La première consistait à croiser les réponses liées au stress
avec les inconvénients évoqués à la dernière question. La seconde, se focalisait sur le
stress en lien avec la porosité des sphères de vies qu’avaient pu mentionner certains
collaborateurs.
En outre, nous avons souhaité comprendre si le stress des collaborateurs était
également lié à certains désagréments liés à un usage intensif des TIC. Ainsi, nous
avons sélectionné les 44 personnes ayant déclaré être stressées par l’utilisation
des TIC, puis nous avons observé les inconvénients qu’elles avaient identiés à la
dernière question. Une réponse faisait alors quasiment l’unanimité ; la sollicitation
permanente. En eet, 32 personnes sur les 44 répondants dit « stressés » ont admis
qu’il s’agissait d’un inconvénient majeur, qui pouvait être responsable de leur stress.
Le travail dans l’urgence était également évoqué dans la mesure où 14 personnes
sur 44 ont coché cette case. L’isolement en revanche n’a été cité que 7 fois et ne
semble donc pas être directement à l’origine d’un stress chez les collaborateurs.
Même si la question du stress ne semble pas directement aboutir à l’observation de
troubles physiologiques et psychologiques chez les répondants, il convient toutefois
de rappeler que 41 personnes sur 105 interrogées déclarent que le stress demeure un
inconvénient majeur lors de l’usage des TIC. Enn, la seconde analyse consistait à
mettre cette question du stress en lien avec la porosité perçue par les collaborateurs
dans leur environnement de travail, notamment à cause des heures que ces derniers
passent à travailler en dehors de leur temps de travail. Sur 44 personnes « stressées »,
nous avons pu relever que 31 d’entre elles vivaient une porosité entre sphères de vie.
La plupart des interrogés concernés (18 d’entre eux) passe moins de 30 minutes par
jour à eectuer leurs missions hors temps de travail, 8 entre 30 minutes et 1h30 par
jour et 5 passent plus de 3h par jour. Cette proportion nous amène à la conclusion que
le stress des collaborateurs peut être provoqué par la porosité des sphères de vie et
qu’il est alors prioritaire de réguler ces pratiques an de faire reculer ces diérents
phénomènes. Les résultats de l’ensemble de nos observations empiriques sont par
ailleurs étayés par une série de réexions complémentaires, mentionnées de manière
informelle par les répondants en marge des retours des questionnaires, et dont nous
De la violence symbolique à la violence numérique 173
proposons ciaprès un retour succinct en forme de piste de réexion. Le thème commun
qui les relie, converge vers diérentes formes d’injonctions qui ont été verbalisées
a posteriori par certains des répondants. Ainsi, trois injonctions particulièrement
sensibles car parfois dicilement vécues par les collaborateurs, étayent le concept de
violence numérique. Tout d’abord, il s’agit de ce que nous dénommerons l’injonction
d’omnijoignabilité, et qui désigne l’aptitude - ou le sentiment d’obligation - pour un
collaborateur de devoir être joignable à chaque instant, dès lors que les TIC mises à
sa disposition par sa hiérarchie le lui permettent, indépendamment de ses activités,
de ses contraintes ou imprévus, etc. Il devient alors impossible pour un collaborateur
d’argumenter sur une information manquée (d’importance ou mineure) dans la
mesure où il est techniquement équipé pour la recevoir. Aussi, un renforcement du
sentiment de stress pourrait apparaître chez le collaborateur, indirectement contraint
d’adopter un comportement de vérication ininterrompue de ses diérents terminaux
numériques an de ne rien manquer6 de l’activité de son organisation, que cela le
concerne directement ou non. Or, recevoir un mail sur son smartphone ne correspond
pas toujours à sa prise de connaissance instantanée, encore moins à son traitement,
entraînant alors une seconde forme d’injonction. Cette dernière, que nous désignerons
sous l’appellation d’injonction d’omniréponse, engendre potentiellement à son tour
de nouveaux dysfonctionnements relationnels, dits de biais de réponse instantanée/
diérée. Ainsi, un collaborateur plus réactif qu’un autre, serait mieux perçu par sa
hiérarchie en cas de réponse rapide, sans pour autant garantir la qualité de son retour.
A contrario, une réponse formulée plus tardivement par un collaborateur moins
réactif, serait négativement appréciée par un manager, quand bien même la qualité de
sa réponse serait supérieure. Il semblerait donc que la vitesse de retour à une demande
quelconque soit prédominante sur la pertinence globale de la réponse apportée.
Par ailleurs, certains membres du panel évoquent également une troisième forme
d’injonction, que nous qualierons ici d’injonction d’omniscience. Ils font ainsi
savoir qu’il est de moins en moins bien accepté par les managers qu’un collaborateur
formule une réponse de type « je ne sais pas », « j’ai besoin de vérier », « il faut que
je regarde », « je reviens vers toi très vite », etc. En eet, pour le middle management,
avoir un accès permanent à l’ensemble des fonctionnalités du web, ne donnerait plus
aujourd’hui la possibilité à un collaborateur de se retrancher derrière une réponse
évasive ou incomplète et qui n’apporterait pas une solution à la fois immédiate et
satisfaisante face à un problème donné. Une fois encore, les disparités de maîtrise des
outils digitaux pourraient engendrer un stress supplémentaire chez des collaborateurs
qui auraient moins d’appétence pour le numérique de manière générale. Mais ce n’est
pas tout. Nous relevons également un phénomène inattendu et largement partagé par
de nombreuses personnes interrogées. Selon ces dernières, le temps de réponse à un
mail entre collaborateurs est plus ou moins long en fonction du niveau hiérarchique
qui les sépare. Autrement dit, un subordonné qui envoie un mail à son supérieur aura
6 Principe de FOMO pour fear of missing out.
174 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
une réponse tardive, voire absente, alors que le cadre dirigeant aura quant à lui une
réponse rapide, voire immédiate. La pression hiérarchique qu’il exerce plus ou moins
implicitement sur ses collaborateurs subordonnés en est la cause principale. Cette
diérence de temporalité entre la formulation d’une question et sa réponse, peut alors
impacter signicativement une organisation, dès lors qu’une réponse à une question
importante demeure en transit plus longtemps qu’initialement prévue. Ce délai
temporel supplémentaire pourrait alors entraîner une chaîne de décisions négatives
à la suite d’une prise d’initiative(s) de la part des collaborateurs opérationnels et non
désirée par la gouvernance, et dont paradoxalement elle aurait été informée largement
en amont des eets délétères constatés. Nous pouvons en résumer les modalités de
déploiement dans le tableau ci-après :
Tableau 1 : « Classication de l’eet de réponse diérée ».
Relation hiérarchique
entre collaborateurs
Délai d’attente
du collaborateur
Nature de la décision
prise par le collaborateur
Identique Temps court à temps
acceptable Adaptée
Équivalente Temps acceptable à
moyennement long
Altérée
Distante Temps long à absence
de réponse
Inadaptée
Cet eet de réponse diérée est toutefois à pondérer en fonction de l’ancienneté, de
la taille de l’organisation et des relations aectives entre collaborateurs, quel que soit
leur niveau hiérarchique. Reste également à dénir et aner des critères d’évaluation
quantiables et analysables de la violence numérique, concept encore balbutiant pour
l’heure, mais dont le potentiel d’exploitation reste entier dans le management de
l’information.
Conclusion
Au terme de nos premières observations empiriques, les résultats qui en découlent
viennent nourrir positivement le concept de RTS, dont la latence reste toutefois
indexée sur un certain prol de collaborateurs, présents au sein de certains
types d’organisations. Par extrapolation, il semble possible d’envisager que les
risques technosociaux puissent être encore plus tangibles pour certains prols
De la violence symbolique à la violence numérique 175
de collaborateurs non identiés à ce jour, évoluant dans certains types de secteurs
d’activité, pour l’heure invisibles au regard de notre méthodologie de recherche, à
la fois limitée et exploratoire mais dont il est d’ores et déjà possible d’extraire des
données généralisables ainsi qu’un ensemble de bonnes pratiques délivrables à
l’attention des managers. La violence numérique, héritière de la violence symbolique
bourdieusienne, s’avère être un concept original en SIC, qui permet semble-t-il
d’éclairer ecacement la réalité sociale des collaborateurs en situation de travail, dès
lors que les TIC occupent une place privilégiée dans la réalisation de leurs missions.
En outre, elle permet de comprendre le mouvement d’une conscience inconsciente des
eets néfastes des technologies, notamment dans les liens inter et intra hiérarchiques
qui s’exercent in situ, et nalement aucun type de prol de collaborateurs ne semble
pouvoir se soustraire à leur pouvoir de coercition.
Ainsi, au regard des diérents éléments mis en évidence dans cet article, les
pratiques professionnelles de communication semblent devoir faire face à un triple
enjeu. Premièrement, il s’agira de convaincre l’ensemble des parties prenantes de
la nécessité d’une prise en compte des RTS dans le cadre du management et dont
l’objectif serait essentiellement de lutter contre l’épuisement technologique des
collaborateurs. Bien entendu, les dirigeants d’entreprises devront également être
sensibilisés aux RTS, an de pouvoir les inscrire dans une politique managériale
de bienveillance, incorporant la notion de risque technologique et de technostress
au sein des organisations qu’ils dirigent. Deuxièmement, d’autres acteurs de
terrain pourraient également être sollicités. Nous pensons plus particulièrement
aux médecins du travail, directement confrontés aux RTS et à leurs conséquences
négatives sur les individus. Les publics universitaires (gouvernances, services RH
et enseignantschercheurs), acteurs institutionnels (ANACT7), associatifs (INRS8),
les syndicats, les collaborateurs évidemment, seraient également intégrés dans cette
démarche globale de sensibilisation aux RTS. À terme, un objectif envisageable serait
d’intégrer l’évaluation des RTS dans la démarche RSE des organisations. En eet,
au même titre que les risques psychosociaux (RPS), les risques technosociaux (RTS)
doivent être considérés comme un ensemble de contreparties technologiques pouvant
générer des dysfonctionnements organisationnels et des situations de sourance chez
certains collaborateurs. La RSE permettrait alors sans nul doute de porter le projet
d’accompagnement de la prise en compte des RTS en situation de travail, notamment
à travers la création de campagnes de communication interne, visant à informer
l’ensemble des collaborateurs des risques encourus, dès lors que les TIC occupent une
place centrale dans la réalisation des missions. Troisièmement, il n’est pas exclu de
créer des chartes qui ne soient pas uniquement des espaces de « déresponsabilisation
7 Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail.
8 Institut national de recherche et de sécurité (pour la prévention des accidents du travail et des
maladies professionnelles).
176 Ressources pédagogiques et professionnalisation dans les formations à la communication
de la direction de l’entreprise face à ces mêmes problématiques » (Boudokhane-Lima
et Félio, 2015) ou des labels idoines, voire à l’intégration des RTS au sein de la norme
ISO 26 000 attestant qu’une entreprise possèderait eectivement un management
bienveillant qui prendrait en compte les RTS auprès des collaborateurs, par le respect
de toute une série de critères prédénis visant à réhumaniser l’usage des TIC en
milieu professionnel. L’enjeu nal étant celui d’un accroissement signicatif de la
QVT9, avec en point de mire un passage possible vers la notion inédite de QVTech ou
qualité de vie technologique au travail, corollaire d’une remise en cause des pratiques
professionnelles de communication, encore trop souvent appréciées sous leur seule
dynamique d’un contexte général de digitalisation.
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