Sélection, présentation et légitimation des
savoirs « théoriques » sur la communication
dans la formation professionnelle courte
Aude Seurrat, Maîtresse de Conférence
habilitée à diriger des recherches,
Université Sorbonne Paris Nord France,
LabSIC (Laboratoire des sciences de l’information
et de la communication) et Labex ICCA
(Industries culturelles et création artistique),
aude.seurrat@univ-paris13.fr
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 35
Résumé
La formation professionnelle met particulièrement en avant des savoirs issus de
l’expérience, elle mobilise également des savoirs qui sont présentés comme des
savoirs « théoriques ». C’est sur ces types de savoirs et sur leurs modes de sélection,
de présentation et de légitimation que porte cette contribution. Basé sur une enquête
menée sur les stages de formation professionnelle à la communication, l’article
exa mine la place de « la théorie » dans ces formations ainsi que les contenus et les
prétentions des « modèles théoriques»enseignés.Ilinterrogeenn les raisons de
la faible place des sciences de l’information et de la communication au sein de ces
formations.
Mots-clés : Formation, communication, savoirs.
Abstract
Vocational training places particular emphasis on knowledge from experience, it
also mobilizes knowledge that are presented as “theoretical” knowledge. It is on these
types of knowledge and on their modes of selection, presentation and legitimation that
this paper focuses on. Based on a study conducted on professional training courses
in communication, the article examines the place of “theory” in these courses as well
as the contents and claims of the “theoretical models”. Finally, the paper questions
the reasons of the weak place of the information and communication sciences within
these formations.
Keywords: Training, communication, knowledge.
36 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
1. Modélisation et mémorisation des savoirs
sur la communication : le cas de formation
professionnelle courte
Si la formation professionnelle met particulièrement en avant des savoirs issus
de l’expérience, des « best practices » (Seurrat, 2016), elle mobilise également des
savoirs qui sont présentés comme des savoirs « théoriques ». C’est sur ces types
de savoirs et sur leurs modes de sélection, de présentation et de légitimation que
portera cet article. Il se fonde sur une enquête menée dans le cadre de la rédaction
d’un ouvrage d’habilitation à diriger des recherches (Seurrat, 2018) qui articule une
analyse sémio-discursive des catalogues 2017-2018 de huit organismes de formation
1
,
quatorze entretiens semi-directifs avec des directeurs de gamme et des formateurs
ainsi que sept observations participantes de stages de formation professionnelle
à la communication
2
. En étudiant les formes de sélection, de hiérarchisation et de
légi timation des savoirs sur la communication, je détermine en quoi les formations
professionnelles courtes à la communication mobilisent des savoirs hétéronomes aux
sciences de l’information et de la communication (SIC), lesquels témoignent d’une
approche instrumentale de la communication. Deux grands types de formation à la
communication sont investis : celles à la prise de parole en public où la communication
est vue comme une compétence transversale pour tous et les formations à la stratégie
et au plan de communication destinées spéciquement aux professionnels de la
communication.
Après avoir examiné la place de « la théorie » dans la formation professionnelle
courte à la communication, je montre dans un premier temps que les modèles théoriques
mobilisés tiennent plus de la raison expérimentale et de la visée explicative, en
s’appuyant sur des expérimentations psychosociales, les neurosciences et les sciences
de gestion. Puis, dans un deuxième temps, j’examine la place et les fonctions des
modèles « technico-pratiques » (Le Moënne, 2006) dans ces formations. Je distingue
trois grands types d’instances de production de modèles technico-pratiques présentés
dans les formations : les modèles d’agence ; les modèles produits par les structures de
formation elles-mêmes (et présentés comme des «méthodesdéposées»);etenndes
acronymes mnémotechniques ou encore des « check list » à mémoriser et dont on ne
connaît pas l’origine.
Ainsi, une hypothèse est que l’absence des SIC dans ces formations professionnelles
à la communication pourrait tenir au fait que la discipline se prête mal à cet « ordre
du discours » (Foucault, 1971), qu’elle n’est pas en conformité avec ces modèles
descienticitébaséssurlacertitude,laprédictibilité,lamaîtrise,lecontrôle.C’est
pourquoi, dans un troisième tempsréexif, je m’interroge, au regard des résultats
de cette enquête, sur les modalités selon lesquelles les recherches en SIC produisent
moins des modèles d’action (Barbier, 1996) que des formes d’intelligibilité du social.
Comment dès lors faire circuler des recherches dans lesquelles la complexité et la
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 37
dimension composite des phénomènes de communication sont prises en compte dans
descadresd’actionoùlanormed’ecacité(Jullien,1996)prévaut ?
2. La place de la « théorie » dans la formation
professionnelle courte à la communication
Les savoirs d’« expérience » tiennent une place très importante dans la formation
professionnelle courte. Les notices des ores de formation insistent d’ailleurs
toutes sur le fait que les formations proposent des « exemples concrets », des « cas
pratiques », des « mises en situation », etc. Mais les formations professionnelles
mettent également en avant ce qu’elles nomment « la théorie ». Il ne s’agit pas ici
d’opérer une ligne de partage entre « la théorie » et « la pratique », mais d’investir ce
que les formations nomment « la théorie ».
Dans L’Ordre du discours, Michel Foucault « suppose que dans toute société la
productiondudiscoursestàlafoiscontrôlée,sélectionnée,organiséeetredistribuée
paruncertainnombredeprocéduresquiontpourrôled’enconjurerlespouvoirsetles
dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable
matérialité » (Foucault, 1971, 10). S’interroger sur l’ordre des discours amène à
s’intéresser à la manière dont le savoir « est mis en œuvre dans une société, dont il
est valorisé, distribué, réparti et en quelque sorte attribué » (Ibid., 19). Ceci implique
denepasvouloirxerdemanièresurplombanteunmodèledescienticité,maisde
penser la place de « la théorie » dans la formation professionnelle. Or, cette place ne
peut pas être un simple « transfert » de l’espace académique à l’espace de la formation
professionnellemaisuneadaptationàsesviséesetsespromessesspéciques.Eneet,
« il serait naïf de penser que les dispositifs sont par nature voués à la transmission de
savoirs et que leur intégration dans une stratégie constitue une perversion, en somme
de croire qu’il y aurait des savoirs purs et des savoirs instrumentalisés » (Jeanneret,
2014, 157)
Quels sont les savoirs qui sont présentés comme des savoirs « théoriques » dans les
formations professionnelles à la communication, et quels sont les liens établis entre
« savoirs théoriques » et « savoirs académiques » ? L’emploi du terme « théorie » en
formationsertàqualier,encreux,dessavoirsquinesontpasissusdel’expérience
professionnelle et englobe de ce fait des savoirs très hétérogènes, académiques ou
nonetissusdecadresthéoriquestrèsdivers.Entémoignentlesproposdediérents
formateurs au début des formations :
« Posons d’abord les étapes du plan de communication, on va d’abord le voir d’un
point de vue théorique et universitaire puis on sera ensuite dans le concret. » /
« C’est le sommaire académique qu’on trouve dans les bouquins de com’ ; dans la
vraie vie, c’est un peu diérent. »
38 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
La « théorie » est vue, en opposition avec la pratique, comme ce qui serait abstrait.
Parailleurs,lathéoriesedénitsouventenformationparlefaitd’êtrepubliéeet,par
extension, tous les « bouquins de com’ » seraient les représentants de cette théorie.
De plus, même si la « théorie » semble une étape incontournable pour légitimer par
la suite les savoirs pratiques, tous les acteurs interrogés insistent sur le fait qu’il n’en
faut « pas trop », qu’il faut trouver « le bon dosage » entre « théorie » et « pratique ».
Par exemple, dans la présentation de l’une des structures de formation étudiées,
on peut lire : « Learning by doing : 80 % de pratique + 20 % de théorie = 100 %
d’ecacité ! ». Pour le directeur pédagogique de la structure, « les formations
courtes en général ont pour objectif d’apporter de la méthodologie. La théorie, c’est
principalement la méthode et ensuite il y a surtout des illustrations, des exemples, des
cas pratiques, des mises en activité ».
Le savoir « théorique » sert donc à la fois conjointement de prémisse et de caution
aux savoirs « pratiques » dispensés dans les formations et de lieu d’énonciation des
procédures à mettre en œuvre pour « maîtriser » la communication. La question de la
mobilisation de la « théorie » comme prémisse légitimante à un discours d’expertise
n’est pas propre à la formation professionnelle. Laurent Morillon, qui travaille sur les
relations entre chercheurs et praticiens de la communication, parle à ce sujet de « la
pratiquedecertainspraticiensqui,dansuneviséedecautionscientique,convoquent
dans leurs discours des théories quelque peu imprécises voire éculées » (Morillon,
2015, 170).
Les bibliographies présentées lors des formations sont des moments privilégiés
pour cerner les régularités de l’ordre des discours « théoriques » dans la formation
professionnellecourte. Ces bibliographies,exposées la plupartdu temps enn de
formation au cas où les participants souhaiteraient « aller plus loin » ou « approfondir
certains aspects », sont assez courtes (une dizaine d’entrées en général), et, lorsque
les formateurs les présentent, ils dégagent souvent les deux ou trois ouvrages « essen-
tiels », « incontournables » ou « les plus accessibles ». On ne s’étonnera pas de
trouver dans ces bibliographies de nombreux guides pratiques dont certains sont édités
par les organismes de formation. Il est intéressant de noter que La boîte à outils du
responsable de communication éditée par la Cegos n’est pas seulement prescrite par
ses formateurs mais aussi dans des formations d’autres structures. Après ces guides
pratiques, l’ouvrage qui revient le plus est le Communicator et, dans les formations
à la stratégie et au plan de communication, deux auteurs, qui se situent à la frontière
entre écrit académique et écrit professionnel – ou qui, du moins, sont également cités
en formation universitaire en SIC –, sont majoritairement cités : Thierry Libaert
(2008) et Assaël Adary et Benoît Volatier (2016). Or, ces auteurs sont également
des formateurs ou des « experts » dans les formations courtes à la communication.
Lorsqu’ils commentent leur bibliographie, les formateurs insistent sur l’aspect
utilitaire, voire même performatif, des ouvrages recommandés :
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 39
« C’est cet ouvrage que je préfère et que je recommande, car il y a beaucoup
d’exercices pratiques, j’ai vu de beaux résultats » / « Je vous conseille deux petits
bouquins faciles à lire et pas chers » / « Sinon un bon ouvrage est celui d’Assaël
Adary sur l’évaluation. Si vous le lisez, vous saurez comment faire de bonnes éva-
luations des actions de com’. » / « Thierry Libaert est un auteur incontournable en
communication, il y a dans ses ouvrages un bon équilibre entre la méthodo et les
exemples pratiques. Ce n’est pas à lire de A à Z, mais il faut piocher ce qui vous
intéresse. Dans ces ouvrages, le digital est dans tous les chapitres. C’est à la fois
de la méthodo et du concret surtout. »
Les ouvrages deviennent des outils dont la destination d’usage pratique prédomine.
Il est intéressant de noter également que les formateurs commentent aussi parfois le
fait que peu d’ouvrages « universitaires » sont présents dans leurs bibliographies. Une
formatrice explique cela en ces termes :
« Il y a plein d’ouvrages universitaires en communication, mais il s’agit d’ouvrages
un peu soporiques. Ce sont des ouvrages un peu trop stratosphériques, on est
dans la conceptualisation. » / « Ce sont des ouvrages qui peuvent être intéressants
intellectuellement, mais que peut-on faire avec ? Pas grand-chose... Dommage. »
Dans les propos de cette formatrice, on constate à quel point les ouvrages « univer-
sitaires » sont considérés comme le contre-modèle des « besoins » de la formation
professionnelle, ils seraient inapplicables, voire inutiles.
Sans que tous les formateurs partagent cette vision très simpliée et négative
des travaux universitaires, ceux-ci expliquent qu’ils n’ont pas leur place dans des
formations courtes à visée opérationnelle. Comme le souligne un formateur :
« Les formations courtes ont une visée pragmatique. Ce serait d’ailleurs suspect
si elles ne l’étaient pas. D’ailleurs, il ne faut pas trop mettre en avant des connais-
sances théoriques, cela peut être mal venu. Un ami qui a une thèse m’a d’ailleurs
dit qu’il ne le mettait pas dans son CV de formateur, car cela pouvait jouer en
sa défaveur. La formation courte ne vise pas particulièrement la réexion, car la
réexion met en insécurité. »
Si l’on considère que la théorie est un ensemble de concepts organisés pour produire
des conditions d’intelligibilité et que la méthode s’inscrit dans un cadre théorique
pour l’opérationnaliser, il est intéressant de voir que l’accent porté en formation sur
le « comment faire » implique que ce ne sont pas tant les cadres théoriques qui sont
présentés et discutés mais leurs méthodes opératoires qui sont prescrites comme
autant de manières de résoudre et de maîtriser l’incertitude de la communication.
40 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
3. Raison expérimentale et visée explicative
La distinction faite par Jean-Michel Berthelot au sein des « sciences du social »
entre raison expérimentale et raison interprétative, entre explication et compréhension,
est très heuristique pour penser l’ordre des discours « savants » dans la formation
professionnelle. Les modèles théoriques mobilisés tiennent plus de la raison expé-
rimentale et de la visée explicative, en s’appuyant sur des expérimentations psycho-
sociales, les neurosciences et les sciences de gestion.
À visée explicative, ces modèles sont aussi et surtout objectivistes en ce qu’ils
entendent construire des faits, « c’est-à-dire des armations attestables et con-
trôlables, indépendantes des interprétations des uns et des autres » (Berthelot,
2001, 218). Cette objectivation du social s’accompagne ainsi souvent d’une visée
quantitativiste « et que seule la mesure lui permet de dégager des structures fortes »
(Ibid.). En témoigne, notamment, la large place accordée aux techniques de PNL
(Programmation neurolinguistique) dans les formations à la prise de parole en public.
Pour un formateur,
« ce que dit la PNL, c’est que, dans notre vie, on va avoir des évènements de
même nature. La répétition de ces évènements va me programmer à réagir de telle
manière à tel type d’évènement. La PNL doit nous aider à changer les données de
notre logiciel. Dans cette programmation et cette reprogrammation, le langage va
avoir un rôle essentiel. Si on se programme pour rater, on va rater. »
Dans la même veine que la PNL, les neurosciences sont mobilisées pour produire
des modèles explicatifs du social. Cette quête de certitude conduit dès lors à prendre
pourétalondescienticitélessciencesduvivant,cequiopèreuneformede« biologi-
sation » de la communication. Dans l’une des formations à la prise de parole en
public observées, l’introduction était basée sur la grille des préférences cérébrales
de Ned Herrmann (1982). Cette grille, qui part de l’idée que les individus peuvent
se départager en fonction des zones du cerveau qu’ils mobilisent le plus, invite à
catégoriser les individus en quatre types – le factuel, le conceptuel, le méthodique,
et le sensible – et à adapter ses stratégies communicationnelles en fonction de cette
catégorisation. Pour le formateur, « ce que montre ce schéma, c’est que, pour mieux
communiquer, il faut varier les modes de communication pour s’adresser à tous les
types d’intelligence. »
Ledécoupagevisueld’unereprésentationsimpliéed’uncortexenquatrezones
qui sont censées correspondre à quatre types de « préférences cérébrales » illustre très
bienlerôledesschématisationsvisuellespourprétendremaîtriserlacommunication.
Au vocabulaire biologique (« cortical », « limbique ») sont associés de manière
automatique, comme s’il s’agissait de phénomènes semblables, des qualicatifs
(«sensible»,«factuel»,«conceptuel»,«méthodique»),qualicatifsquidoivent
permettredecernerlesmodalitésprivilégiéespourcommuniquerecacementavec
chaque«type»d’intelligence.Dèslors,labonneidenticationdelacatégoriedans
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 41
laquelle ranger son interlocuteur, conjuguée à la mise en œuvre d’une stratégie
argumentative adaptée, garantirait l’ecacité de la communication. Certaines
formations sont d’ailleurs totalement dédiées à ce modèle de Ned Herrmann et sont
dispensées par des formateurs « certiés Herrmann ». On voit ainsi à quel point
certains « modèles théoriques » sont conçus, dès l’amont, dans une logique de
marchandisationetcirculentgrâceàdeslabelsetautrescertications.
Ces modélisations, issues des neurosciences, cohabitent avec la mention de travaux,
également ancrés dans une visée naturalisante du social, issus de la psychologie
expérimentale. L’une des recherches les plus citées dans les formations à la prise
de parole en public est celle d’Albert Mehrabian. Il est un professeur émérite de
psychologie à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA) aux États-Unis.Àlan
des années 1960, il publie les résultats de deux expérimentations qui visaient à étudier
lerôledesexpressionsfacialesdanslaperceptiondelasympathie.Poursapremière
étude, il avait demandé à des sujets d’écouter neuf mots (trois positifs, trois neutres et
troisnégatifs)prononcésavecdiérentestonalités(neutre,positiveetnégative).Pour
Mehrabian, le non-verbal est décisif dans la perception de la sympathie (Mehrabian
et Ferris, 1967 ; Mehrabian et Wiener, 1967). En articulant les résultats de ces deux
études,ilpubliedeschiressurlespartsqueprennentleverbal,lepara-verbaletle
non-verbal, dans l’attribution du degré de sympathie. Selon le psychologue, 7 % de la
communication passe par le verbal, 38 % par le para-verbal et 55 % par le non-verbal.
Outre le fait qu’il est possible de débattre sur la méthode de ces expérimentations
et de leur prétention à mesurer les variables de la communication, il s’opère une
généralisation de ces résultats dans le cadre des formations à la prise de parole en
Figure 1. Extrait du support pédagogique d’une formation « Prise de parole en public »
42 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
public. En eet, ces chires ne sont pas mobilisés pour traiter spéciquement de
la sympathie mais pour qualier toute situation de communication. La maîtrise
de la communication non verbale est présentée comme une aptitude à adopter des
comportements conscients voire réexes de contrôle de ses postures corporelles
et de ses attitudes. Dans la communication politique, l’usage des « techniques »
de communication non verbales prétend transmettre une sorte de grammaire de la
gestualité. Dans sa critique des « gourous de la communication », Pascal Lardellier
explique qu’ils prétendent
« décoder et décrypter ce que nos interlocuteurs exprimeraient à leur insu. Mais ce
qu’ilsproposent,surtout,c’estderendrelacommunicationecace.Àcetten,ils
inscrivent les relations dans une perspective stratégique et même balistique. Leur
background idéologique, qui épouse l’air du temps, est ostensiblement libéral : il
faudrait attendre un rendement et une rentabilité des rapports sociaux » (Lardellier,
2008, 118).
Dans les formations dédiées à la stratégie et au plan de communication, on constate
une même tendance à vouloir maîtriser les processus de communication à partir de
modélisations qui promettent de garantir les résultats des actions menées. Ce sont, dans
ce cadre, non pas les expérimentations psychosociales mais les sciences de gestion
qui sont les plus mobilisées. Même si certaines recherches s’en sont émancipées, les
sciences de gestion sont nées d’une volonté de créer des modèles opérationnels pour
les organisations. Pour Michel Berry qui a travaillé sur leur émergence, « les années
60 : on rêve de sciences de gestion qui soient aux décideurs ce que la balistique est
aux artilleurs : un arsenal de concepts et de méthodes permettant d’atteindre le but
visé de manière presque infaillible » (Berry, 1996, 43). Mais, pour l’auteur, ce rêve est
illusoire, car « le postulat d’universalité des lois et de la transférabilité des solutions
d’un lieu à un autre ne peut être retenu car les solutions aux problèmes de gestion sont
locales et éphémères » (Ibid.,48).Pourlechercheur,letravailscientiquedoit,plus
que vouloir proposer des outils d’aide à la décision, fournir des moyens d’aide à la
réexion.
Dans les formations à la stratégie et au plan de communication, on trouvera un
recours systématique à des modélisations présentées notamment dans le Mercator
comme le « SWOT » (de l’anglais Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats ; en
français, forces, faiblesses, opportunités, menaces), le « PESTEL » (modèle d’analyse
desorganisationsensixpôles:Politique,Économique,Social,Technologie,Écologie,
Législation), la « pyramide AIDA »(pyramidequidénitlesétapesd’unestratégie
commerciale : attirer l’Attention, susciter l’Intérêt, provoquer le Désir, inciter à
l’Action) ou encore le « prisme de Kapferer ». Certaines modélisations font d’ailleurs
l’objet de formations très courtes dédiées, par exemple la formation « 3h chrono
pour analyser une situation grâce au SWOT » de la Cegos proposée en e-learning.
L’explication de l’« outil » est, comme dans les modélisations issues des neurosciences
oudelapsychologiesociale,assortiedelapromessed’ecacitéperformative:
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 43
« Le PESTEL, un outil d’école de commerce mais qui marche très bien en commu-
nication » / « S’il y a un outil à utiliser, c’est le SWOT : il est utile, ecace et c’est
le plus connu, notamment pour votre directeur marketing. Le SWOT, c’est l’outil
par excellence » / « Le SWOT est un excellent outil pour synthétiser le diagnostic
et s’assurer de faire une démarche rigoureuse. »
Présenté par la formatrice de l’une des formations observées comme « spécique
à la communication », le « prisme d’identité » de Kapferer est pourtant également
produit par un enseignant d’école de commerce. L’analyse de l’identité d’une
marque qui est proposée par Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC
3
, est basée sur la
confrontationentrelefondoucontenudelamarqueetsonreetousaprojectionvers
le consommateur. Cette analyse part du principe qu’il est possible de mesurer l’écart
entre « l’identité perçue » et « l’identité voulue ».
Figure 2. Prisme d’identité de Kapferer (1998)
Ce prisme est une modélisation des composantes de la marque selon Jean-Noël
Kapferer. Pour ce dernier, la marque est « un être de discours » dont il faut savoir
dégager les composantes pour pouvoir la maîtriser. Le physique est, par exemple,
constitué par les caractéristiques « objectives et saillantes qui viennent à l’esprit
quand on évoque la marque » ; « la personnalité » correspond à la manière dont la
marque parle de ses produits ; la « culture » correspond à ses valeurs ; quant à « la
3 L’École des hautes études commerciales de Paris.
44 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
mentalisation », il s’agit de « la relation que le consommateur entretient face à lui-
même grâce à la marque » (Kapferer, 1998, 79);enn,le«reet»estl’imagequela
marque projette de sa cible. On pourrait voir, dans cette modélisation (et dans les deux
«pôles»:émetteurconstruitetdestinataireconstruit),desliensavec ledispositif
d’énonciation tel qu’il a été développé par Eliseo Verón (1983). Mais on peut y voir
également des diérences assez nettes qui ont trait à ce que l’on pourrait appeler
lapsychologisationetdoncàunecertainenaturalisationdelamarque.Eneet,le
dispositif d’énonciation de Veron traite de postures discursives et n’a pas prétention
à traiter de « la nature » des énonciateurs et destinataires. De plus, il insiste bien sur
le fait que le destinataire n’est pas un destinataire réel mais bien la projection que
s’en fait l’énonciateur. Or, la prétention communicationnelle du modèle de Kapferer
porte, comme son nom l’indique, sur « l’identité » et non pas sur des représentations
de postures discursives. Si cette modélisation a pour mérite de montrer la diversité
des « composantes » (contrairement à d’autres schémas qui circulent en formation
et qui opposent de manière binaire « identité voulue » et « identité perçue »), on
voit aussi que la volonté de formaliser tous ces éléments disparates en un système
participe plus d’une volonté de contrôle, d’une visée explicative, que d’une visée
compréhensive, comme en témoigne d’ailleurs le titre de son article : « Maîtriser
l’image de l’entreprise : le prisme d’identité » (Kapferer, 1998).
Toutes ces modélisations ont en commun de constituer des « savoirs procéduraux »,
c’est-à-dire des suites « d’opérations susceptibles d’aboutir à une classe donnée de
résultats » (Barbier, 1996, 16). Dans ce cadre, on peut avancer que certaines théories
semblentpluspropicesàcetteschématisationperçuecommeungagedescienticité.
De ce fait, comme le souligne Karine Berthelot-Guiet, « des théories et des modèles
vont être sélectionnés et sur-représentés parce qu’ils ont de meilleures propensions à
l’opérationnalité » (Berthelot-Guiet, 2004, 28).
Les sciences de gestion orent ainsi, dans les formations aux métiers de la
communication, des outils de programmation de l’action stratégique. Elles sont aussi
mobiliséespourenjoindrelesformésàévaluersystématiquement(demanièrechirée)
leursactionsdecommunicationand’enmesurerle«ROI»(return on investment
/ retour sur investissement). Pour Valérie Lépine, « la démarche d’évaluation de la
communication, comme fonction de management ou de pilotage stratégique, s’inscrit
dans le contexte plus large de la rationalisation gestionnaire des organisations dont
les pratiques concrètes sont réinterrogées en regard des normes qui en forment le
soubassement » (Lépine et al., 2014, 147).
Ainsi, les neurosciences, la psychologie expérimentale et les sciences de gestion
peuvent sembler relever d’approches, de modèles théoriques et méthodologiques très
diérents.Pourautant,larecherchede cohérence se fait sur d’autresplans:celui
delacorrespondanceaveclaviséedemaîtrise.PourRonanGermanquiobservece
même triptyque dans le conseil en communication pour les institutions muséales,
« cet assemblage hétéroclite de propositions composites sur le plan épistémologique
relevant d’une même visée, celle de la maîtrise des situations de communication, sert
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 45
néanmoins à le faire tenir et à le rendre opérationnel et opératoire » (German, 2017,
325).
Les savoirs « savants » sur la communication relèvent ainsi de modèles hétéronomes
aux sciences sociales mais aussi d’autres sphères de discours que les travaux
académiques.Eneet,la«théorie»enformationestaussiissuedesavoirsproduits
par les agences de communication et par les organismes de formation eux-mêmes. Or,
ces « méthodes » relèvent principalement de la mnémotechnie.
4. Le primat des modèles « technico-pratiques »
à visée mnémotechnique
Dans son article sur la portée et les limites des modèles de communication
organisationnelle, Christian Le Moënne distingue les modèles « technico-pratiques »
des modèles scientiques comme dispositifs intellectuels. Selon lui, les modèles
technico-pratiques se rapprochent du patron de la couturière qu’il faut suivre pour se
conformeraustandard.Lesmodèlesscientiquessontquantàeuxtournésverslamise
en œuvre de conditions d’intelligibilité. Cependant, il souligne que cette distinction
n’est pas toujours clairement énoncée :
« On peut aussi se demander s’il n’y a pas dans diverses utilisations des modèles
une confusion des niveaux logiques entre des modèles technico-pratiques, élaborés
de diverses façons en vue de guider ou d’anticiper l’action, et des modèles
scientiquesouthéoriques,dispositifsintellectuels“simpliés”présentéscomme
susceptibles de tester certaines hypothèses ou certains aspects d’une théorie » (Le
Moënne, 2006, 49).
Cetteconfusionentrelesmodèlestechnico-pratiquesetlesmodèlesscientiques
semble particulièrement à l’œuvre dans les formations professionnelles qui les
englobent tous les deux sous l’appellation la « théorie ».
On peut distinguer trois grands types d’instances de production de modèles technico-
pratiques présentés dans les formations : les modèles d’agence ; les modèles produits
par les structures de formation elles-mêmes (et présentés comme des « méthodes
déposées ») ; et enn les modèles « sans auteur », c’est-à-dire une prolifération
d’acronymes mnémotechniques dont on ne sait pas qui les a élaborés. Il est d’abord
intéressant de noter que les conditions par lesquelles ces modèles sont élaborés ne sont
– comme pour les modèles en sciences de gestion, en neurosciences ou en psychologie
sociale abordés plus haut – presque jamais explicitées.
Comme le montre Thomas Grignon dans ses travaux de recherche sur l’analyse
des recongurations contemporaines de l’expertise communicationnelle (Grignon,
2015), les agences de communication, pour asseoir leur légitimité dans un marché très
concurrentiel, produisent des modèles d’action et d’évaluation qui ont pour objectif
de circuler le plus largement possible. Deux agences ont particulièrement été mises en
46 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
avant lors des formations à la stratégie et au plan de communication suivies : il s’agit
de l’agence Edelman, et de l’agence Occurrence (spécialisée dans l’évaluation de la
communication). Les formalismes produits par les agences sont présentés comme des
savoirs qui font autorité, car ils répondent à la fois à la quête de certitude et à l’objectif
de saisie facilitée. Par exemple, la pyramide proposée par Edelman pour penser « le
rôle stratégique des inuenceurs » est la suivante :
Figure 3. Schéma dessiné par une formatrice lors d’une formation à la stratégie
et au plan de communication
L’autorité de l’agence semble d’abord liée à sa notoriété. Comme en témoignent
les propos d’une formatrice : « Vous trouverez cette étude Edelman sur le web, c’est
une agence de communication très connue ».Lamanièredontceschiresontété
élaborésn’estpasexplicitée,laconanceenceux-ciestposéecommeunpréalable.
Ils doivent permettre une prise de conscience des formés sur l’importance de savoir
s’adresser « aux bonnes personnes » et « de la bonne manière » pour s’assurer d’une
circulationampliéedeleursmessages.Onvoitàquelpointlavolontédemaîtrise
de la communication est corrélée à l’élaboration de formalismes censés en conjurer
la complexité.
Les professionnels des agences proposent donc leurs propres formations, ou alors
interviennent dans les formations d’autres structures pour publiciser leurs modèles.
Ceci a pour objectif de les faire connaître aux responsables de communication dans
le but de trouver de nouveaux clients potentiels. Le modèle ne doit donc pas être
uniquementpenséentermesdecongurationdessavoirs,maisdanssafonctionque
l’onpourraitqualierdepromotionnelle,de«faire-valoir»pourcesagences.
Les structures de formation elles-mêmes produisent également leurs propres
modélisations de la communication, ce qui leur permet d’ailleurs de se présenter non
pas uniquement comme des lieux de « transmission » des savoirs mais aussi comme
des lieux privilégiés pour leur production. Par exemple, l’une des structures étudiées
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 47
a déposé à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) une méthode intitulée
« le media-acting », composée de deux volets :OARISetCHOC.
Lors de la formation de deux jours à la prise de parole en public suivie dans cette
structure, la première journée, animée par un comédien, était dédiée à la méthode
OARISetladeuxième,animéeparunejournaliste,àlaméthodeCHOC.D’emblée,
on peut noter l’importance de l’emploi des acronymes pour renforcer la capacité
mémorielle.OARIS(Ouvre,Avance,Regarde,InspireetSourit)estàlafoisunegrille
de lecture de la communication en public et une grille de prescription pour l’action.
Pour le formateur :
« Ce que l’on appelle le OARIS, c’est un peu la check list pour être sûr de prouver
à l’autre d’un point de vue comportemental, que tu es en train de lui parler. Là,
pour le coup, c’est la théorie de la communication qui est au cœur de la formation.
[…] OARIS, c’est de la théorie dans le sens où c’est vraiment un cadre pour penser
et qu’il est important à retenir. »
Présentée sous forme de listes d’actions à mener dans un certain ordre, OARIS
s’acheaussicommeuneprocédurequigarantirait«le swing gagnant », c’est-à-
dire l’ecacité performative de la communication. Centrée sur la communication
interpersonnelle et principalement sur la communication « non verbale », cette
méthode qui se concentre sur « le messager » est alors associée à une deuxième
méthode, centrée elle sur « le message » : la méthode CHOC (Cibler, Hiérarchiser,
Organiser, Conclure). Ceci renvoie à la distinction structurante dans les formations à
la prise de parole en public entre la « forme » et le « fond », entre les compétences du
comédienetcellesdujournaliste.Relevantégalement d’un acronyme mnémotechnique
synthétisant une liste, la méthode « CHOC » est présentée comme un vecteur de
l’ecacitéperformativedelacommunication.Surlediaporamadeprésentationde
cette méthode, on peut lire « Grâce à la méthode CHOC, faites de l’information un
produit que vous n’aurez plus à vendre, mais que les autres auront envie d’acheter ».
La communication n’est pas envisagée comme un phénomène social qui transforme
et produit de la valeur, mais comme un instrument qu’il convient d’utiliser le mieux
possibleandegarantirlaréussitedesesns.
Une autre structure de formation, propose, quant à elle, un outil qu’elle a nommé la
« lanterne magique ». L’emploi du terme « magique » nous laisse déjà présager de la
dimension performative conférée à ce formalisme. La visée de l’« outil » est présentée
en ces termes par les formateurs : « Pour structurer tout ce que nous avons vu et ne
rien oublier, on va vous présenter un outil : la lanterne magique. »
L’outil a donc une doublée visée : la synthèse permise par sa représentation
graphique et la mémorisation, les deux allant de pair.
Figure 4. Extrait du support de formation présentant « la lanterne magique »
Cette schématisation doit permettre, par l’agencement de la pensée « en système »,
l’agencement de l’action en procédure. Mettre à plat l’ensemble des « paramètres »
48 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
de « la communication » permettrait de s’émanciper de l’incertitude et d’entrer dans le
contrôle,c’est-à-direlepouvoir.«Ne rien oublier d’important » et « faire les choses
dans l’ordre » semblent ainsi être les deux maximes qui guident l’énoncé de « la
théorie » dans les formations professionnelles.
Les acronymes mnémotechniques constituent ainsi une part prépondérante de « la
théorie » dans les formations, que ce soit dans les formations à la prise de parole en
public ou dans les formations à la stratégie et au plan de communication. Pour la
plupart, ce sont des énoncés « sans auteur » présentés comme centraux « dans les
bouquins » ou « dans les manuels ». Un acronyme revient de manière récurrente dans
lesformationsàlastratégieetauplandecommunication:la«méthodeSMART».
Cette dernière est présentée en ces termes par une formatrice : « Pour formuler de
bons objectifs, on va se servir de ce que les bouquins de com’ appellent la méthode
SMART. »
Elle projette ensuite la diapositive (« slide ») ci-dessous :
Les objectifs de communication doivent toujours être SMART
S : Spéciques
M : Mesurables
A : Atteignables
R : Réalisables
T : Temps, hiérarchisés
Il est intéressant de souligner que l’emploi du terme « méthode » s’éloigne grande-
ment de l’usage que nous pouvons en faire en recherche lorsque l’on considère que la
méthode est une manière de penser la démarche que nous mettons en œuvre pour rendre
un phénomène intelligible. L’objectif ici n’est pas de comprendre la communication,
maisdelaformaliser,delaformaterdansunsouciconstantd’ecacité.Ontrouvera
donctoutunorilèged’acronymesquisontautantdecouplagesentreprescriptionset
promesses pour maîtriser la communication :
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 49
« Un message doit toujours être SHINE : Specic, Helpful, Immediately Interest-
ing, New, Entertaining » / « Un message doit toujours être SICAV : Simple, Imagé,
Court, Animé, Vivant » / « Pour éviter la déperdition, le message doit être KISS :
Keep It Short and Simple »/ « Pour ne rien oublier d’important, il faut faire la
check list QQCOQP ».
Outre le fait qu’ils témoignent d’une conception très réductrice de la communication
dont l’ecacité serait garantie par une fabrique standardisée des « messages »,
ces acronymes, par la visée mnémotechnique, sont là pour créer des réexes, des
automatismes.
Dans son ouvrage Mnémotechnologies,PascalRobertinterrogelesrelationsentre
technologies intellectuelles, mémoire et pouvoir. Par le sous-titre « Pour une théorie
générale critique des technologies intellectuelles », le chercheur s’inscrit dans la
lignée des travaux de Jack Goody. Mais il souhaite mettre l’accent sur une dimension
moins explorée, celle de la mémoire et de la portée politique de celle-ci. Organisé
entre quatre parties (une « théorie générale » puis trois « raisons » – graphique,
classicatrice, simulatrice), l’ouvrage montre très bien à quel point diérents
formalismes (les maquettes, tableaux, listes, cartes, plans et aussi et surtout les outils
informatisés) organisent notre rapport au monde et aux savoirs. Pour l’auteur, la
mémoiren’estpasuniquementcequixenotrerapportaupassé,elleest«unappui
pour concevoir des projets autant que gérer des objets (qui peuvent être aussi bien des
choses,dessignesquedeshommes)»(Robert,2010,26).Danssonchapitreconsacré
aux procédures et aux diagrammes, il explique que la procédure est « un travail de
récapitulation et d’organisation de données et d’opérations susceptible de donner lieu
à une «activation», à un faire faire » (Ibid., 113). À ce titre, la liste,
« à commencer par la simple liste des courses que nous pratiquons tous, récapitule
un ensemble de noms/objets, elle les organise souvent en fonction des pièces de
la maison (cuisine, salle de bain, chambres, garage, etc.) et elle nous permet de
déléguer ce faire soit à nous-même, mais ailleurs et plus tard, soit à quelqu’un
d’autre » (Ibid., 114).
On voit bien le lien qu’il y a entre formalisme d’écriture et prescription. Les listes,
si présentes en formation, sont à la fois des programmes pour l’avenir (à faire lors
du retour des stagiaires en entreprise) et des manières de transmettre à autrui des
procédures et cadres de pensée.
L’ordre du discours de « la théorie » dans la formation professionnelle courte à la
communication n’est donc pas de conceptualiser le monde pour le rendre intelligible,
mais de le modéliser pour le rendre saisissable et en conjurer l’incertitude. Maîtriser,
c’estalorsfaireentrer,quitteàlasimplierbeaucoup,lacommunicationdansune
« forme » maîtrisable. La question de la « maîtrise » n’est pas liée à celle de la
compréhension mais à celle de la prévision. Comme le soulignent Luc Boltanski et
Laurent Thévenot à propos de « la cité industrielle » : « c’est dans une relation de
50 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
maîtrise que l’état de grand comprend celui de petit. […]. L’empire exercé ne tient
qu’à la possibilité de prévoir des actions moins complexes, en les intégrant dans un
plan d’ensemble plus vaste » (Boltanski et Thévenot, 1991, 259).
5. Quelle place pour les sciences de l’information
et de la communication ?
On peut s’interroger sur la pertinence de ces acronymes mnémotechniques
pourformerdesindividusàquil’ondemanded’être«adaptables»,«exibles»,
« créatifs ». Pour François Jullien,
« reste qu’une telle “méthode”, dont l’application constante et uniforme vient à
engendrer une sorte d’aptitude mécanique, est de moins en moins adaptée à mesure
qu’on s’élève dans la hiérarchie des responsabilités et qu’on quitte le plan tactique
pour celui de la stratégie : plus on gère l’action dans son ensemble, plus c’est aussi
la faculté de jugement, sachant apprécier la particularité des situations qu’on fait
appel » (Jullien, 1996, 31).
Ainsi, l’absence des sciences sociales et plus spéciquement des SIC dans la
formation professionnelle à la communication peut tenir au fait que la discipline se
prête mal à cet ordre du discours, qu’elle n’est pas en conformité avec ces modèles
baséssurlacertitude,laprédictibilité,lamaîtrise,lecontrôle.Loindevouloirproposer
unevisionuniantedesSIC,ilmesemblequel’approchecommunicationnelleest
très diérente voire opposée au modèle expérimental objectiviste d’une certaine
psychologie sociale, au modèle biologisant des neurosciences et au modèle normatif
des sciences de gestion lorsqu’ils prétendent nous dévoiler le fonctionnement de la
communication.
Les travaux de Ronan German sur le conseil dans le domaine des institutions
muséales, ceux de Thomas Grignon sur l’expertise en communication dans les agences,
ceux de Valérie Lépine, dans les entreprises ou encore ceux de Laurent Morillon dans
les associations professionnelles en communication dressent tous le même constat de
l’absence ou du moins de la très faible présence des SIC dans ces champs de pratiques.
Ceci n’est donc pas le propre de la formation professionnelle. Notre discipline semble
plus largement peiner à acquérir une légitimité dans le monde socio-économique.
PourBernardMiège,«ilyacommeuneporositéentrelesdiérentstypesdesavoirs,
et dans une discipline comme les SIC (mais c’est certainement le cas d’autres sciences
humainesetsociales),silestravauxscientiquesgagnentencrédibilité,ilyaencore
beaucoup à faire pour améliorer leur reconnaissance » (Miège, 2012, 201).
Pourtant, la discipline, qui trouve notamment ses origines dans les IUT, et même si
elle s’est émancipée de la conception de la communication comme « techniques de
communication»,a,àtraverssesdiérentesformationsuniversitaires,desprétentions
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 51
à la professionnalisation de ses étudiants. Comme l’expliquent Yves Jeanneret et
Bruno Ollivier,
« dès leur naissance, les Sic sont conçues pour produire un enseignement (la
recherche sera reconnue plus tard) mais aussi pour former à des métiers. Dès leur
création, elles sont liées à des professions, à des secteurs d’activité, à des champs
de pratiques. Cet aspect est susamment spécique pour qu’on s’y attarde un
moment. Dès leur genèse, elles entretiennent donc une double relation avec les
secteurs professionnels. Elles forment à exercer des métiers, et elles doivent être
reconnues légitimes par ces professions auxquelles elles forment » (Jeanneret et
Ollivier, 2004, 130).
On peut donc se demander pourquoi, alors que les départements de SIC forment des
professionnels de la communication depuis plus de trente ans, la reconnaissance de la
discipline dans le monde socio-économique reste si timide ? Si l’on considère, comme
Valérie Lépine que « les indicateurs qui rabattent la communication à sa dimension
utilitaristeetinstrumentales’avèrentinsusantspourcomprendrelesenjeuxetles
dynamiques sociales, culturelles, politiques, voire même économiques » (Lépine,
2014,171),onpeutpenserqueladisciplinepeutavoirunrôleàjouer.
Dans un article des Cahiers du numérique, Laurent Morillon, Sylvie Grosjean
et François Lambotte (2018) constatent qu’il n’y a pas beaucoup d’« interfaces
institutionnalisées » pour que les chercheurs et les praticiens de la communication se
rencontrent et, d’autre part, la « pression socio-économique tend à diminuer le temps
consacré dans les entreprises aux activités jugées non immédiatement productives »
(Ibid.,158).Ilsarment surtout « qu’une tension épistémologique est susceptible
d’expliciter, du moins en partie, cette situation : alors que les praticiens sont en
quête de modèles prédictifs et fonctionnalistes, les chercheurs, dans une perspective
distanciée et compréhensive, privilégient les épistémologies interactionnistes et
constructivistes, parfois sur fond de posture critique ». Ilsproposentalorsderééchir
« aux opportunités de l’adoption des approches constitutives an de réduire cette
tension » (Ibid., 156).
Jepartagecettevolontéd’intensierlesliensentrechercheursetpraticiensdela
communication dans la mesure où ils sont questionnés dans leurs modalités mais aussi
dansleursvisées.Eneet,commelesouligneAxelGryspeerdt(2004),ilsembley
avoir un « fossé » entre les chercheurs et les praticiens, fossé qui n’est pas lié seulement
au fait que les démarches ne correspondent pas à une conception instrumentale de
la communication, mais aussi au fait que les chercheurs ont également certaines
conceptions, parfois très radicales, de l’entreprise. Les représentations sociales ne
sont donc pas uniquement celles des praticiens vis-à-vis des chercheurs, mais aussi
celles des chercheurs vis-à-vis de l’activité économique.
52 Inuences croisées entre pratiques et recherches en communication des organisation
Pour conclure
L’implication du chercheur sur un terrain, comme dans le cadre de la « recherche-
action»,de«larechercheetdéveloppement»oudeCIFRE(conventionindustrielle
de formation par la recherche), peut lui permettre de vivre, d’éprouver des aspects
qui lui seraient restés inconnus. Dans le vécu d’une expérience de terrain, nous
rencontrons bien sûr des acteurs sociaux qui ne partagent pas les conceptions
instrumentales de la communication. Nous rencontrons aussi des acteurs sociaux qui
portentunregardcritique,parfoisdésabusé,surlaquêted’ecacitéquipeutconduire
àlapertedesens.Nousrencontronsenndesacteurssociauxpourquilesavoirn’est
pas un instrument de maîtrise mais au contraire le lieu de l’humilité où l’on éprouve la
complexitédumonde.Adopteruneapprochecritiquenesigniedoncpasadopterune
posture de surplomb vis-à-vis des acteurs sociaux. Comme le souligne Didier Fassin,
cela implique de déplacer la critique, « de la situer en dehors ou au-delà du choix
qui a parfois été présenté comme devant être fait entre dévoilement et traduction,
entre considérer que les agents sont pris dans une illusion qui les soumet à une
dominationqu’ilsignorentetarmerqu’ilsdétiennentunevéritésurlasociétéquele
chercheur ne ferait que mettre en forme dans ses analyses » (Fassin, 2009, 200). Pour
l’anthropologue, le chercheur se situe sur « une ligne de crête » qui le met en tension
entreengagementetdistanciation.Dèslors,onpeut«armerlanécessitéd’unregard
distancié tout en reconnaissant l’intelligence sociale des acteurs » (Grignon, 2017).
La distanciation ne s’opère pas au niveau de l’acteur mais à d’autres niveaux, en
l’occurrence socio-politiques et socio-économiques.
Dès lors, si cet article vise à montrer que « l’ordre des discours » dans les formations
professionnelles courtes à la communication s’éloigne grandement des prétentions
scientiques des SIC, il permet également, me semble-t-il, de montrer l’intérêt
heuristique de notre discipline pour analyser les situations de communication et
les enjeux spéciques de la formation professionnelle. En eet, ces situations de
communication dans les formations professionnelles s’inscrivent dans des logiques
de séduction basées sur la promesse d’un « devenir ecace » dans ses fonctions
professionnelles. De ce fait, les recherches en sciences humaines et sociales, la
réexionqu’ellespeuventnourrirpouruneéthiqueouuneréexioncritiquesurles
pratiques professionnelles se trouvent évincées.
Si l’on souhaite pouvoir maintenir une visée critique et déconstruire les conceptions
instrumentales de la communication tout en tissant des liens avec le monde socio-
économique, l’enjeu n’est pas, me semble-t-il, de savoir répondre à ses demandes,
maisderééchirauxmodalitésselon lesquelles on peut faireévoluerlesattentes.
Pour Guillaume Soulez, « le véritable enjeu pour les sciences de la communication
nous paraît donc de remettre en question cette “demande sociale de plus en plus
grandeenmatièredemanipulationsymbolique”bienidentiéeparRogerBautieren
montrantl’interactionentrepublicsetdiscours,plutôtquedecontribueràdévelopper
l’imaginaire qui nourrit cette demande » (Soulez, 2004, 89). Ceci me semble possible
Sélection, présentation et légitimation des savoirs « théoriques » sur la communication 53
danscertainscadresprécis,lorsqu’unerelationspéciques’établitentreleschercheurs
etlespraticiens.Maiselleresteassezmarginalecommeentémoignentlesdicultés
quepeuventrencontrernombredejeuneschercheursenCIFREdansnotrediscipline
(Foli et Dulaurans, 2013 ; Berthelot, 2006).
Quelle place pour les SIC dans le monde socio-économique ? Entre la tentation de
se mettre en conformité avec l’idéologie gestionnaire, celle de négocier une place « de
côté»sanstroplaperturberetlavolontédeproduiredessavoirsquipermettentdela
mettreàdistance,lesvoiessonttrèsdiérentes.
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