Les communicateurs de lEurope : des
acteurs frontières confrontés à lhybridité
professionnelle et organisationnelle
Sandrine Roginsky, Professeure,
Université catholique de Louvain
sandrine.roginsky@uclouvain.be
50 Tr aject oires pr ofe ssi onnelles en c om munic atio n
Résumé
Les communicateurs de l’Europe, qui travaillent au sein ou en périphérie des
institutions européennes, sont des acteurs frontières, au croisement de différents
univers professionnels et mondes sociaux. La diversité, voire la fragmentation, des
activités professionnelles qui sont les leurs participe à l’hybridité de la fonction qui
semble ainsi recouvrir des missions très variées. L’hybridité professionnelle constitue
certainement un atout pour les communicateurs qui, caméléons, peuvent facilement
s’adapter à l’hybridité organisationnelle à laquelle ils sont confrontés, mais, ce faisant,
tend à complexifier les modalités de professionnalisation. Les communicateurs
peinent ainsi à faire reconnaître leur fonction. L’usage des dispositifs de réseaux
socionumériques est envisagé par certains comme outil de légitimation, sans que cela
ne facilite pour autant la fabrique d’un éthos professionnel commun. L’éthos européen
qu’ils partagent est cependant un élément constitutif de leur identité professionnelle,
qui peut d’ailleurs prendre le pas sur le reste.
Mots-clés : professionnel ; communicateur ; Union européenne ; frontière ;
hybridité ; réseaux socionumériques ; éthos.
Abstract
The communicators of Europe, who work inside or in the periphery of European
institutions, are boundary actors, at the crossroads of different professional universes
and social worlds. The diversity or fragmentation of their professional activities
participate in hybridizing their work which includes a wide range of tasks.
Professional hybridity is both an opportunity for communicators who, like
chameleons, can adapt to the organizational hybridity they are faced with, and a
difficulty as it complicates the process of professionalization. Thus communicators
struggle to make communication recognized. In such a context, use of digital social
networks is identified by some of them as a tool of legitimation. Yet it does not further
the making of a common professional ethos. The European ethos is, however,
constitutive of their professional identify and perhaps take precedence over other
considerations.
Keywords: professional; communicator; European Union; boundary; hybridity;
digital social networks; ethos.
51 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
Les institutions européennes et, au-delà, la « bulle européenne », entendue comme
l’environnement professionnel immédiat des individus qui travaillent au sein ou
autour des institutions européennes (Georgakakis, 2011), offrent un cadre d’étude
original et pertinent pour analyser les parcours des professionnels en communication.
Comme pour d’autres types d’institutions et d’organisations publiques, les enjeux
communicationnels y sont prégnants (Gardère et Lakel, 2009). Philippe Aldrin (2009)
souligne que « la rhétorique du déficit communicationnel fait aujourd’hui consensus
dans les espaces politiques communautaires » (p. 23) et observe, avec Nicolas Hubé,
que « derrière le discours sur le déficit mocratique on peut observer la persistance
de l’impératif de “légitimer l’Europe par la recherche continue de médias et de
médiateurs de l’action publique communautaire » (Aldrin et Hubé, 2014, p. 16). Un
tel contexte semble par conséquent favorable aux professionnels de la communication
qui auraient de fait un rôle important à jouer. Pour autant, si le thème de la
communication de l’Union européenne est récurrent dans la littérature académique,
on n’y parle jamais des communicateurs. Ce paradoxe est à l’origine de la recherche
exploratoire présentée ici.
La première difficulté que rencontre alors le chercheur est sémantique : comment
qualifier les individus dont il est ici question ? Pour faciliter l’analyse, la
communication fait, dans le cadre de ce travail, référence à l’« ensemble des activités
dévolues à la gestion des relations entre une organisation et son environnement »
(Kaciaf et Nollet, 2014, p. 4), et les professionnels étudiés sont ceux à qui sont
spécifiquement attribuées, en totalité ou en partie, ces activités. Nous les appellerons
également « communicateurs », en ayant malgré tout en tête que ce terme « renvoie à
des mots de la pratique, à des catégorisations indigènes en somme » (Legavre, 2014,
p. 43). La deuxième difficulté rencontrée est la dispersion de ces professionnels au-
delà même des trois principales institutions européennes que sont la Commission, le
Parlement et le Conseil européens : les communicateurs de l’Union européenne, et
donc la communication de ses institutions, n’émanent pas uniquement desdites
organisations. On trouve en effet ces professionnels également aux marges de celles-
ci, au sein d’agences de communication notamment. Ce qui amène de fait à postuler
que les institutions ne sont pas des organisations « hors sol », elles sont au contraire
ancrées dans des mondes sociaux (Strauss, 1978), comme le sont les acteurs
professionnels étudiés.
Comme le souligne Pontille (2003), la perspective en matière de monde social
insiste sur les processus dynamiques ; elle « met l’accent sur les actions qui qualifient
l’activité principale du collectif et sur la porosité des frontières qui le circonscrit. Les
activités d’un monde s’entrecroisent nécessairement avec celles d’autres mondes
sociaux » (p. 56). Les trajectoires des professionnels de la communication doivent,
selon nous, être approchées au regard de ces croisements qui se font au grès des
porosités. D’ores et déjà, la notion d’hybridité apparaît en filigranes, ce qui n’est pas
sans lien avec la faible institutionnalisation de l’activité de communication (Kaciaf,
52 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
2011). Les professionnels de la communication se trouvent non seulement aux
frontières d’organisations et de mondes sociaux, mais aussi de différents secteurs
professionnels. Kaciaf (2011) reprend le vocabulaire des sociologues interactionnistes
et note le flou constitutif des frontières de la communication « entre ses segments et
vis-à-vis des secteurs adjacents (publicité, marketing, journalisme, etc.) » (p. 9), mais
aussi, dans le cas qui nous intéresse, avec d’autres secteurs, comme celui de la
politique. Il est alors possible de mieux saisir la difficulté, pour la communication, de
s’établir dans de tels contextes hétérogènes (Coutant, 2009).
Cette recherche s’appuie sur un corpus d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs
menés avec des personnels des institutions européennes chargés de fonctions de
communication, mais également avec des personnels d’agences d’affaires publiques
et de communication et des personnels d’agences de communication. Ceux-ci ont été
identifiés à partir de documents institutionnels récupérés sur les sites internet des
organisations en question (organigrammes notamment), mais également à partir d’une
recherche sur les dispositifs Twitter et, surtout, LinkedIn. Les entretiens analysés ont
été conduits essentiellement entre mars et juillet 2017, d’une durée s’étirant d’une
demi-heure à une heure et demie. Ils ont été conduits le plus souvent en anglais, plus
rarement en français. Quarante-cinq personnes interrogées proviennent des
institutions européennes, quinze d’agences, et deux sont freelance. Il convient
d’ajouter que ces entretiens s’inscrivent dans une recherche au long cours, entamée
en 2010, sur la communication et les communicateurs de l’Union européenne, qui
intègre d’autres dimensions et d’autres entretiens, qui s’ils ne sont pas mobilisés
directement ici participent néanmoins à la compréhension globale du contexte
d’étude.
Les entretiens semi-directifs permettent de « produire des données discursives
donnant accès aux représentations populaires, autochtones, indigènes, locales » (De
Sardan, 2008, p. 54). Les données en question ont « la particularité de “fixer” ou de
“geler” sous forme de corpus des produits directs et “palpables” de l’enquête
empirique de terrain » (De Sardan, 2008, p. 118). Ceux-ci ont été découpés
verticalement (entretien par entretien) pour une première analyse thématique, puis
horizontalement pour une analyse thématique transversale.
Nous nous intéressons, dans le corpus que nous étudions, aux logiques de
présentation de soi, d’exposition de soi, de justification. Dans le cadre d’une approche
compréhensive, il s’agit ainsi de restituer le sens que les acteurs donnent à leurs
pratiques et à leurs activités, pour approcher l’éthos que les individus produisent dans
leur discours.
Afin d’appréhender un tant soit peu le contexte dans lequel la recherche est menée,
quelques données descriptives et contextuelles s’imposent pour tenter, dans un
premier temps, de cerner le milieu. Même si l’évaluation statistique demeure aléatoire,
devant l’absence de littérature scientifique sur le sujet et des informations
institutionnelles très parcellaires, ces indications permettent toutefois de mettre en
53 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
avant, dans un second temps, l’entrelacement de mondes sociaux au sein desquels les
communicateurs sont des acteurs frontières, au croisement de différents univers
professionnels. Après avoir ainsi détaillé l’hybridité des pratiques professionnelles
des communicateurs de l’Europe, le regard est posé sur les difficultés qui sont les leurs
pour légitimer leur fonction et faire émerger un éthos professionnel commun « qui
rend intelligible et acceptable l’activité du professionnel (Baillargeon et al., 2013) »
en communication (Lépine, 2016, parag. 29). Finalement, l’analyse des entretiens
permet d’identifier malgré tout des facettes significatives de leur identité
professionnelle, mais qui, pour certaines, semblent être des points d’achoppement
entre communicateurs.
1. Tentative de cartographie des communicateurs de
l’Union européenne
Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir combien de personnes occupent
des fonctions de communication au sein des trois principales institutions européennes
que sont le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil européen.
En 2016, pour environ 8000 fonctionnaires et autres types d’agents travaillant au
Parlement européen, 648 étaient situés dans la direction générale de la communication
de l’administration de l’institution. Il n’est toutefois pas possible de comptabiliser les
personnes chargées de la communication au niveau des bureaux de députés européens,
la fonction pouvant être éparpillée entre collaborateurs (Roginsky, 2016). On peut
néanmoins partir du principe que chaque bureau de député européen est
potentiellement en capacité de communiquer (soit 571 bureaux), sans oublier les
groupes politiques (six groupes politiques). Au sein des groupes politiques, la
communication peut être la responsabilité d’une équipe allant de quelques personnes
à une dizaine de personnes. Du côté de la Commission européenne, c’est environ 1000
personnes qui constituent la Direction générale (DG) de la Commission (sur environ
33 000 personnes) sachant par ailleurs que quasiment chaque DG, ainsi que les
autres entités administratives de la Commission, autrement dit au total 53 entités
1
,
comportent une unité dédiée à la communication qui peut comprendre un nombre
variable de personnes. Au Conseil européen, le rapport d’activité de la Direction
générale Communication et Information de 2016 précise que 284 personnes y
travaillent.
Les personnels chargés de communication dans les institutions européennes n’ont
pas nécessairement le statut de fonctionnaire européen. À titre d’exemple, environ la
moitié du personnel de la DG Communication de la Commission européenne a un
1
La liste des différentes entités administratives de la Commission européenne est précisée sur ce
site : https://ec.europa.eu/info/departments_fr.
54 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
autre statut : certains agents contractuels sont dits intramuros (ils sont employés par
des organisations extérieures, mais sont mis à disposition de l’institution dans le cadre
de contrats de marchés publics), d’autres sont employés directement par l’institution,
mais sous contrat à durée généralement déterminée (maximum 6 ans) qui peut, dans
certaines entités administratives, être prolongé pour une durée indéterminée
2
.
Gravitent ainsi autour des institutions un nombre important d’agences de
communication, certaines basées à Bruxelles, mais d’autres pouvant être localisées
dans d’autres États membres. Les institutions ont en effet régulièrement recours à des
prestataires de services de communication et, par conséquent, la communication est
externalisée pour toute une rie d’activités, sans que ce recours soit systématisé et
homogène ; dans le cas de la Commission, par exemple, il varie ainsi selon les DG,
même si, actuellement, la Commission cherche à centraliser l’externalisation de
services de communication à la DG Communication. Comme pour les services
informatiques, qui y sont d’ailleurs souvent liés, les institutions sont incitées « à
rechercher des prestataires privés dont le cœur de métier est justement de disposer et
d’entretenir les compétences les plus recherchées » (Christophle, 2015, p. 235). Ces
opérations d’externalisation se font au moyen de procédures de marché public très
lourdes et complexes, qui ne sont pas sans poser un certain nombre de défis aux
institutions comme aux agences prestataires. Ainsi, ce sont néralement les plus
grosses agences qui sont en mesure de répondre aux appels d’offres des institutions,
le marché étant dominé par deux ou trois agences, comme Mostra, Tipik et ESN, qui
se sont d’ailleurs spécialisées dans la communication des institutions européennes et
ne vivent parfois que de cela.
À côté de ces agences spécialisées dans la communication, les plus grosses agences
de lobbying qu’on trouve dans le quartier européen à Bruxelles mettent également en
avant les activités de communication. Burston-Marsteller se présente ainsi, sur son
site web, comme une agence d’affaires publiques et de communication (« leading
public affairs and communication company »), tandis que FleishmanHillard comme
une agence de conseil notamment en communication (« leading EU government
relations, public affairs and communications consultancy »). Celles-ci semblent plus
rarement répondre à des appels d’offre des institutions européennes, mais il arrive
néanmoins qu’elles prestent l’un ou l’autre service de communication auprès de
celles-ci.
On a ainsi affaire à un univers d’interactions à la fois multiples et complexes, avec
une pluralité d’acteurs qu’il n’est pas aisé d’identifier et de distinguer, qui peuvent se
trouver au croisement de différents mondes sociaux. Dans un tel contexte,
l’hybridation entre les acteurs et leurs pratiques est forte.
2
Cette pratique ne semble pas généralisée, mais correspond notamment aux agences exécutives,
elles-mêmes établies pour une durée limitée par la Commission européenne en fonction des
programmes de l’UE.
55 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
2. L’hybridité professionnelle des communicateurs de
l’Union européenne
2.1. Les professionnels de la communication, des acteurs
frontières ?
Les communicateurs étudiés se trouvent souvent au croisement de différents
mondes sociaux : certains sont ainsi passés du métier de journaliste à celui de
communicateur, d’autres d’organisations marchandes aux institutions européennes,
d’autres encore ont travaillé dans des organisations publiques locales avant de
rejoindre la « bulle européenne ». Ces passages peuvent être progressifs dans le temps,
mais ils peuvent aussi se faire de front. C’est par exemple le cas des intramuros, ces
professionnels mis à disposition des institutions par les agences : ils sont ainsi des
passeurs de frontières, qui occupent une position de « marginal-sécant » (Levina et
Vaast, 2005). « Ils ne sont pas complètement des officiels [des institutions
européennes], mais ils ne sont pas vraiment en agences de communication », explique
une responsable en agence de communication qui les qualifie d’« hybrides » (entretien
1). On les retrouve notamment dans l’équipe « médias sociaux » de la DG
Communication de la Commission européenne.
En effet, « le passage des frontières peut être réalisé par une personne et facilité par
des outils » (Routelous, Lapointe et Vedel, 2014, p. 485), en l’occurrence, ici, les
dispositifs socionumériques qui peuvent ainsi apparaître comme des « objets
frontières » qui « matérialisent et transportent dans l’interaction une infrastructure
invisible faite de standards, de catégories, de classifications et de conventions propres
à un ou plusieurs mondes sociaux » (Trompette et Vinck, 2009, p. 16), tels que, par
exemple, les metrics qui fournissent des indicateurs de performance ou encore les
règles éditoriales, qui peuvent être tacites ou non. Ces dispositifs sont ainsi « vus
comme quelque chose qui nécessite une expertise » (entretien 2
3
) pour laquelle des
personnels externes aux institutions sont mobilisés.
Si les dispositifs numériques ont certainement facilité le passage des
communicateurs d’un monde à l’autre (on constate des situations similaires dans le
monde des agences de lobbying notamment), ceux-ci étaient déjà habitués à passer les
frontières puisque, par exemple à la Commission européenne, « la plupart des profils
de communication sont en fait des contractuels » (entretien 3), autrement dit des gens
qui sont amenés à traverser les univers professionnels. À cela s’ajoute la porosité entre
différents types de métiers, puisque des communicateurs peuvent être amenés à
travailler sur des politiques publiques, comme c’est le cas de ce communicateur qui a
suivi des études de communication et de publicité, qui a travaillé en agence avant de
3
Les passages liés aux entretiens 2, 3, 4, 7 et 9 sont des traductions libres de l’auteure.
56 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
rejoindre la Commission européenne, ayant réussi le concours de la fonction publique
européenne en 1994, et qui, au sein de l’institution, a pendant plusieurs années
travaillé sur l’implémentation de la directive sur l’eau, puis sur sa vision, avant
d’occuper différentes fonctions de communication. On peut également penser aux
collaborateurs politiques qui, dans les cabinets de commissaires ou les bureaux de
députés européens, peuvent tout à la fois avoir des fonctions de communication et être
chargés de suivre des dossiers politiques spécifiques.
2.2. L’hybridité des pratiques et des activités
professionnelles
Les différents univers professionnels au croisement desquels un certain nombre de
communicateurs semble se situer ne sont pas sans imprégner les pratiques
professionnelles et les trajectoires. Patrin-Leclère (2004) constate que « l’idéal du bon
communicant, notamment dans les institutions publiques, est devenu le journaliste »
(p. 117). Pour elle, « l’indice flagrant, aujourd’hui, du croisement des pratiques
professionnelles, c’est le fait que certains services de communication recrutent des
journalistes » (p. 117). Cette observation formulée il y a plus d’une décennie reste très
actuelle pour ce qui concerne le cas des institutions européennes, où le journalisme
est une référence centrale dans la définition de l’activité des communicateurs. À la
Commission européenne, le Service du Porte-Parole (SPP) qui s’adresse d’abord
aux journalistes est ainsi souvent mentionné dans les entretiens, car il valide tout
une série de produits de communication (au-delà des outils pensés pour les
journalistes). Ainsi, selon ce communicateur : « toute la communication passe
maintenant au Service du Porte-Parole » (entretien 4). Ce qui laisse penser que le
public des journalistes semble, encore aujourd’hui, constituer le public « naturel » de
l’institution (Baisnée, 2000). Ce chargé de communication regrette ainsi : « C’est
difficile de trouver des jobs bien et intéressants en communication la Commission].
Parce que… il y a beaucoup du travail de presse. [] Les boulots de communication
sont très rares [], les media officers, plein » (entretien 4).
Patrin-Leclère (2004) observe que « la professionnalisation de la communication
des entreprises et des institutions se concrétise par l’adoption de savoir-faire
journalistiques » (p. 115). En effet, même pour des activités qui n’ont pas directement
trait aux relations avec la presse, la dimension journalistique du travail de
communication reste centrale. Autrement dit, même quand l’activité de
communication ne vise pas les journalistes, elle semble rester quand même fort
influencée par les exigences journalistiques et fait ainsi de l’information le point
central de la démarche de communication.
Par ailleurs, la production de contenu à destination des journalistes peut être intégrée
à d’autres activités de communication. De fait, on constate une fragmentation des
tâches pour toute une série de chargés de communication qui peuvent tout à la fois
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avoir à gérer un compte de média social, la rédaction de communiqués de presse, la
relation avec des agences de communication pour la réalisation de campagnes de
communication (interne comme externe), etc. C’est le cas de cette chargée de
communication qui, focalisée sur le suivi de certaines thématiques, doit être en
capacité de produire du contenu à destination de la presse, mais également à
destination de l’institution, tout en étant responsable du développement stratégique de
différents projets de communication (sans qu’ils aient nécessairement un lien direct
avec les thématiques). Elle est par ailleurs responsable du compte Twitter de la
direction générale, mais aussi de la stratégie réseaux sociaux de la DG, et encore du
suivi avec l’unité des données et des designers graphiques, sans oublier le suivi de la
relation avec les représentations nationales de concert avec la DG Communication.
La diversification des tâches et des activités semble être chose assez commune au
sein des institutions, que ce soit dans l’administration ou dans les cabinets de
commissaires et bureaux de députés européens. Cette fragmentation des tâches et des
activités n’est pas limitée aux communicateurs qui se trouvent au sein des institutions.
On la retrouve dans les agences d’affaires publiques et de communication (de type
FleishmanHillard et Burston Marsteller), au sein desquelles les personnes interrogées
estiment la frontière entre lobbying et communication poreuse, comme l’illustrent ces
propos de l’une d’entre elles : « Pour moi, en fait, on parle de public affairs, on parle
de government relations, on parle de communication. Pour moi, c'est la même chose.
[] En fait, les affaires publiques, cest de la communication qui a comme objectif
dinfluencer des preneurs de décision » (entretien 5).
Bien sûr, on peut ici s’interroger sur le sens donné au terme communication tel qu’il
est convoqué pour signifier une palette assez hétérogène d’activités qui peuvent
sembler s’en éloigner. Un consultant en communication note ainsi que si ces agences
« disent communication”, c’est quand même plus du suivi législatif et ainsi de suite »
(entretien 6). Néanmoins, l’usage du terme communication n’est pas anodin, puisqu’il
participe ainsi, d’une certaine manière, au mélange des genres quand certaines de ces
agences répondent à des appels d’offres des institutions européennes pour élaborer et
conduire des campagnes de communication ou concevoir des produits de
communication. Elles deviennent alors prestataires de services de communication. Si,
à notre connaissance, ceci n’est pas une pratique courante, elle existe néanmoins. Qui
plus est, dans certaines agences de lobbying et communication, les consultants sont
amenés à conjuguer les activités :
La plupart des gens qui sont à mon niveau, donc on va dire qui sont mid-level, ils
essaient [les responsables de l’agence] de faire en sorte que ce soit des gens qui
soient assez techniques au niveau policy donc qui comprennent les politiques de
l’Union européenne et les besoins des différents secteurs et de leurs clients , mais
aussi qui aient des notions de communication. Et ça, ça part de la communication
on va dire « classique » et des relations avec les médias, après tout ce qui est
communication interne parce que très souvent nos clients nous demandent de
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faire des projets en communication interne et après tout ce qui est médias
sociaux. En fait, ces trois pôles (entretien 6).
Spécialistes de politiques publiques, journalistes, lobbyistes et communicateurs sont
ainsi amenés à circuler entre activités, si ce n’est entre organisations ; ce qui n’est pas
étonnant, puisque, comme le rappelle Strauss (1978), les frontières des mondes
sociaux sont plus ou moins poreuses et perméables, et également mouvantes. La
porosité des activités transparaît dans les propos de ce consultant en communication
qui estime que, « normalement, le communicant, il n’a pas besoin de faire suivi
législatif, c’est pas le même boulot, [mais] ici Bruxelles] […] c’est souvent des
demandes d’avoir une certaine connaissance dans un policy area particulier »
(entretien 6).
Ce contexte n’est pas sans complexifier la construction de l’identité professionnelle
du communicateur. En effet, comme le soulignent Dupouy, Fenot et Fukuhara (2015),
« il est difficile d’affirmer le professionnalisme de la fonction et ses savoir-faire
lorsque celle-ci s’exerce dans des environnements aussi différents » (p. 67). Qui plus
est, le phénomène d’externalisation ou de sous-traitance contribue, selon les auteurs,
« à la dilution du collectif et à sa faible stabilité » (p. 67). Or celui-ci est monnaie
courante dans la bulle européenne. Ainsi, un communicateur regrette que, désormais,
au sein de la Commission européenne, les communicateurs font surtout « de la gestion
de projet », car le travail de communication, notamment la partie créative, est
externalisé : « maintenant on se contente d’écrire le mandat, d’évaluer, et tout le
travail est fait par les contractants » (entretien 5).
L’externalisation peut également passer par le recrutement de personnels
contractuels par les agences de communication qui sont détachés auprès des
institutions. Ici, ce sont les agences de communication qui voient leur fonction
évoluer : cela amène à « faire un métier qui n’est pas le nôtre clairement. […] Pour
nous, recruter des gens, les placer, c’est pas du tout le métier. C’est une partie qu’il a
fallu apprendre » (entretien 1). La même personne constate d’ailleurs qu’« en terme
de management, il y a des moments c’est l’enfer », notamment car « on sépare
management administratif du management opérationnel ». L’externalisation semble
ainsi participer à l’hybridation et à la porosité des métiers, mais aussi, dans sa nature
actuelle, peut parfois nourrir une forme de frustration.
3. Des communicateurs sans nom de métier :
chercher à se faire un nom grâce à la
communication plutôt qu’à donner un nom à la
profession
Le caractère multidisciplinaire et multiprofessionnel du champ de la communication
dans la bulle européenne donne lieu à une forme d’hybridation qui semble rendre
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difficile sa constitution comme profession à part entière. La difficulté à se trouver un
nom de métier en est une des illustrations.
3.1. Quel nom de métier ?
Une difficulté majeure à laquelle est confrontée la personne qui s’intéresse aux
individus chargés de communiquer, d’une manière ou d’une autre, l’Union
européenne est sémantique. Comment qualifier les professionnels qui ont, en totalité
ou en partie, une fonction de communication ?
Que ceux-ci se situent au sein même des institutions ou à leurs abords, dans des
agences de communication ou des agences d’affaires publiques et communication, ils
ont en commun de, généralement, ne pas mettre en avant le nom « communicant » ou
« communicateur ». Comme le soulignent Gadea et Olivesi (2017), « loin d’aller de
soi, le nom d’un métier suppose un double processus d’identification » (p. 3), à
l’intérieur et à l’extérieur du groupe. Hughes (1996) rappelle ainsi qu’un nom de
métier « est souvent davantage qu’une appellation : il désigne avec fierté ou mépris »
(p. 237).
Une analyse des profils mis en ligne sur le dispositif LinkedIn par les personnes
identifiées dans le cadre de la recherche montre que les titres et les appellations varient
considérablement, bien qu’ils soient tous en anglais (les variations ne sont donc pas
ici le fait de la langue utilisée). Les fonctionnaires qui sont dans les positions les plus
élevées mettent en avant le statut administratif qui est le leur ou la structure
d’appartenance au sein de l’institution, ce qui peut s’expliquer par le prestige du statut,
mais aussi par le fait que, régulièrement, ils doivent changer de poste et peuvent ainsi
changer d’unité. Nous remarquons d’ailleurs qu’il n’est souvent pas fait mention des
différentes missions que la fonction recouvre, notamment de leur dimension
managériale, peut-être parce que cela leur semble aller de soi.
Les personnes qui se situent sur des fonctions moins élevées de la hiérarchie
semblent utiliser des appellations plus précises comme « social media officer »,
« social media manager », etc. Ces différents libellés sont certainement à comprendre
au regard des différentes situations : pour les agents contractuels, les fonctions de
communication permettent l’accès aux institutions européennes, ils doivent donc être
identifiés par leurs compétences techniques. Ce faisant, ils ne précisent généralement
pas leur statut, souvent plus précaire. Le cas des intramuros est encore une fois
particulièrement intéressant : alors même qu’ils sont recrutés par des agences de
communication, l’organisation d’appartenance mise en avant sur leur profil est
l’institution européenne dans laquelle ils sont pourtant uniquement détachés.
Certains communicateurs au profil généraliste, mais relativement bien implantés
dans les institutions (fonctionnaires ou apparentés), mobilisent des formulations assez
peu précises, telles que communication strategist, communication officer, etc.
Néanmoins, les fonctions décrites par ces personnes durant les entretiens ne
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correspondent pas toujours à celles mises en avant sur leurs profils LinkedIn. C’est le
cas, par exemple, de cette communicatrice qui, sur LinkedIn, se présente comme une
communication strategist, mais qui, durant l’entretien, met davantage en avant sa
fonction de press officer, car une partie importante de ses tâches consiste à rédiger du
contenu qui peut notamment être utilisé par le Service du Porte-Parole, tout en
observant que « ce qui est lié à la presse » va bien au-delà des « produits standards »
pour inclure des visuels pour le web, des messages pour Twitter, etc., bref des
« produits » de communication (entretien 3).
On saisit ici une fois de plus la porosité des activités. Notons par ailleurs que, dans
les cabinets de commissaires européennes, la personne chargée de la communication
prend l’appellation communication adviser, sachant que, dans la plupart des cas, cette
personne peut avoir sous sa responsabilité d’autres dossiers thématiques qui peuvent
parfois prendre clairement le dessus. Il semble finalement que la fonction la plus
clairement définie est celle de porte-parole, avec, à la Commission européenne, un
service dédié à cette fonction et, au Parlement européen un porte-parole qui est
également le directeur général de la DG Communication.
La malléabilité observée est un indicateur de l’instabilité des contours des activités
de communication, qui « font l’objet de renégociations permanentes au sein d’entités
qui n’ont pas toujours tranché quant aux domaines qu’elles visent et aux acteurs
qu’elles rassemblent ou excluent » (Gadea et Olivesi, 2017, p. 3). Si c’est clairement
le cas au sein des institutions européennes, ça l’est également au sein des agences et
notamment des agences d’affaires publiques et de communication, la question de
la place de la communication (et donc des communicateurs) vis-à-vis des affaires
publiques ne semble pas non plus tranchée. Au sein des agences de communication,
le titre de métier est souvent transversal (account manager, project manager,
director…) et ne donne pas d’indication sur la fonction de communication, même s’il
s’agit ici de gérer des projets de communication. Beaucoup de communicateurs
interrogés, dans les agences comme dans les institutions, insistent ainsi sur la
dimension de gestionnaire de projets (project manager) qui est la leur.
Ce défi terminologique n’est certainement pas sans lien avec le défi de
reconnaissance auxquels sont confrontés les communicateurs de l’Europe.
3.2. La difficile reconnaissance de la fonction
communication
Les communicateurs de l’Union européenne sont, pour ceux du moins qui
revendiquent cette fonction, soit aux marges des institutions (c’est le cas des agences),
soit marginaux au sein des institutions : parce qu’ils ont des contrats de courte durée
ou, pour les fonctionnaires, parce que leur activité ne constitue pas le cœur de métier
de l’institution. Comme le rappelle Aldrin (2012), la Direction générale de la
Communication de la Commission européenne dispose d’un faible capital
61 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
institutionnel européen, elle est généralement préciée par les hauts fonctionnaires
européens dans leur développement de carrière. Il en va de même pour les unités de
communication dans les différentes Directions générales et autres entités de la
Commission européenne. Si la littérature scientifique relative aux acteurs aux
frontières met en avant leur capacité à jouer différents rôles et identités, leur
multipositionnement qui leur permet tout à la fois la compréhension des logiques
institutionnelles et la mise en relation entre différents mondes, il n’empêche que
l’acteur aux frontières peut aussi pâtir d’une forme de marginalité et d’un manque de
reconnaissance. C’est le cas des professionnels étudiés ici, ce qui fait dire à une
personne interrogée que, dans les institutions européennes, la « communication est
une activité énormément sous-évaluée » (entretien 3). Une autre personne estime que
la communication est toujours regardée de haut : « La communication n’est pas vue
comme une partie prestigieuse du travail à la Commission. La politique est l’activité
principale de la Commission. [] Tout le monde veut être responsable de dossiers
importants, autres que la communication » (entretien 7).
Idem au Parlement européen, ce fonctionnaire de la DG Communication
explique :
Tu ne peux pas t’attendre à ce que le métier de communication soit
particulièrement valorisé ou reconnu au sein d’une institution dont le métier reste
de légiférer, débattre, contrôler. […] Je ne crois pas que les métiers de la com soient
très valorisés dans les institutions. C’est un peu comme les scénaristes dans le
cinéma (entretien 8).
D’autant que les communicateurs semblent peiner à faire valoir des compétences
spécifiques. Dupouy, Fenot et Fukuhara (2015) qualifient d’ailleurs les « compétences
ou savoir-faire de la fonction » comme « peu différenciants » (p. 67). C’est un constat
qui revient dans les récits d’un grand nombre de communicateurs interrogés : « Tout
le monde pense pouvoir faire de la communication. Si vous êtes économiste ou
mathématicien, vous… mais en communication » (entretien 5).
Ce responsable des médias sociaux dans une entité de la Commission européenne
mentionne ainsi un épisode de la série télévisée des Sopranos pour expliquer la
situation de la communication. Dans cet épisode, le protagoniste essaie de cuisiner
sans grand succès, son acolyte lui dit « you think you can cook because you know how
to read » (« tu penses que tu peux cuisiner parce que tu sais lire [un livre de
cuisine] »). Il en serait de même pour la communication : « Les gens qui juste lisent
ou voient une campagne de communication pensent qu’ils peuvent le faire, mais ils
ne le peuvent pas » (entretien 3).
Mais même quand les communicateurs revendiquent des compétences spécifiques
et regrettent le manque de reconnaissance dont souffre leur fonction, ils sont
nombreux à estimer qu’il n’est pas nécessaire de suivre des études en communication
pour faire ce qu’ils font, qui, selon eux, s’apprend en faisant. Sans établir de lien entre
62 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
ce type de discours qu’eux-mêmes transportent et le manque de reconnaissance, ils
constatent néanmoins que les fonctions de communication sont généralement situées
en bas de l’échelle hiérarchique, notamment parce qu’elles sont confiées à des agents
contractuels situés au niveau du low management. C’est d’ailleurs ce que confirme ce
responsable de secteur à la Commission européenne qui constate que les
communicateurs de l’institution qui sont membres de l’association européenne des
directeurs de communication (European Association of Communication Directors) se
situent au niveau inférieur de la hiérarchie.
Il nous semble que l’existence d’un concours spécialisé en communication depuis
2007 n’a pas fondamentalement changé cette situation. Peut-être parce que la pratique
d’externalisation d’une grande partie des activités de communication est déjà bien
ancrée et qu’elle amène d’ailleurs les communicateurs des institutions européennes à
jouer davantage un rôle de gestionnaire de projets, projets réalisés par des prestataires
externes. Peut-être parce que les communicateurs des institutions restent dépendants
de supérieurs hiérarchiques qui ne sont généralement pas « des professionnels du
métier » (entretien 1) : « dans beaucoup de services, ils ne sont pas communicateurs.
Ils sont fonctionnaires ou experts dans d’autres domaines » (entretien 9). Peut-être,
aussi, parce que les communicateurs recrutés de cette manière peuvent par la suite
changer de fonction dans l’institution et s’éloigner de la communication pour, par
exemple, travailler sur une politique européenne spécifique. Quoi qu’il en soit, alors
que le concours existe depuis plus de dix ans
4
, ce communicateur, qui est entré à la
Commission par ce concours en 2012, qui a auparavant fait des études de
communication et travaillé dans des fonctions de communication dans diverses
organisations (publiques et privées), estime qu’il est « plutôt une exception ici la
Commission], car [s]on profil est uniquement communication » (entretien 9). Cet
autre communicateur ajoute également qu’« il y a très peu de vrais communicateurs
experts dans cette maison. Peut-être aussi parce que les vrais communicateurs ne sont
pas compatibles avec la bureaucratie » (entretien 5).
Dans les agences d’affaires publiques et de communication, les différentes
personnes interrogées expliquent le besoin plus prégnant d’associer communication
et lobbying, notamment du fait de la prégnance du numérique dans le monde politique.
Pour autant toutes les personnes interviewées dans ces agences ont suivi des cursus
d’affaires européennes ou de sciences politiques plutôt que de communication. Dans
le cas des agences de communication bien sûr, les choses sont un peu différentes
puisque le métier central est la communication, avec ses différentes spécialités.
Néanmoins, ici aussi, les personnes que nous avons rencontrées ont en majorité suivi
des cursus universitaires d’études européennes, relations internationales ou sciences
4
Néanmoins, de 2007 à 2018, nous comptons uniquement trois procédures de recrutement (en 2007,
2011 et 2017).
63 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
politiques. Quand elles sont détachées au sein d’institutions européennes, elles
considèrent que la fonction de communication qui est la leur est importante. Mais le
fait qu’elles soient sur des contrats précaires, qui les confinent à des postes
d’exécution et non de stratégie et de management, peut malgré tout témoigner de la
place accordée à la fonction.
On observe ainsi un paradoxe de taille : alors que la communication est présentée,
publiquement, comme un enjeu central pour les institutions européennes, les
professionnels qui en ont la charge paraissent marginalisés. Les dispositifs de réseaux
socionumériques semblent alors envisagés par un certain nombre d’entre eux comme
des outils de légitimation de la fonction.
3.3. Se faire un nom grâce aux dispositifs
socionumériques ?
Le 19 octobre 2017 a lieu une soirée organisée par une agence de communication
consacrant les 40 meilleurs « EU influenceurs »
5
. Ce palmarès, fruit d’un calcul savant
de l’activité sur Twitter, regroupe presque uniquement des professionnels de la
communication, autrement dit des communicateurs de l’Union européenne. On peut
voir, dans ce type d’initiative, des tentatives de légitimation de la fonction de
communication à travers l’usage des dispositifs de réseaux socionumériques. La
maîtrise de ces dispositifs semble ainsi une compétence identifiée comme importante
par les communicateurs. Cette maîtrise est d’ailleurs déterminante pour les jeunes
professionnels qui cherchent à accéder aux institutions européennes, comme
l’explique une intramuros (entretien 10) de l’équipe « médias sociaux » de la DG
communication de la Commission européenne : « On est dans une sphère européenne
où tout le monde cherche des experts en réseaux sociaux ». Quand elle a été recrutée,
il y a bientôt 4 ans, elle explique ainsi : « Quand on avait tweeté trois fois, on était
expert des réseaux sociaux. […]. Il suffisait que ça fasse à peine six mois que tu
touchais LinkedIn, tu étais déjà plus expert que la moyenne des gens ».
Ces dispositifs deviennent ainsi des « équipements de l’expertise » (Trépos, 1996)
qui permettent à des individus, souvent plutôt jeunes, de pouvoir travailler dans les
institutions par l’intermédiaire d’une agence de communication (dans le cas des
personnels dits intramuros) ou directement comme agent contractuel (l’institution est
alors l’employeur, mais le contrat est généralement à durée déterminée). C’est
finalement une fenêtre d’opportunité qui est ouverte grâce à l’arrivée des dispositifs.
Comme l’explique ainsi un « responsable de médias sociaux » dans une entité de la
Commission européenne : « J’ai essayé de trouver une compétence qui leur serait
indispensable » (entretien 3).
5
https://znconsulting.com/eu-influencers/
64 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
Une responsable dans une agence de communication espère que le développement
de la communication numérique aidera à la reconnaissance du métier de
communicateur « parce que le digital impose quand même un minimum de
connaissances techniques » (entretien 1). Cela dit, comme l’explique cet agent
contractuel, responsable des médias sociaux au sein de la Commission européenne :
« me comme responsable des médias sociaux, vous êtes un “low management
iceberg” » (entretien 3).
Ceci peut s’expliquer par le fait que, « même sur le champ technique, les
communicants doivent faire face à une représentation de leur expertise souvent
faussée et minimisée » (Dupouy, Fenot, Fukuhara, 2015, p. 67). Ainsi, pour Andonova
(2015), « la fonction communication est confinée dans un cercle vicieux : concevoir
des outils et dispositifs numériques, les rendre visibles (les idéaliser) et utiles (les
banaliser) afin de trouver une légitimité, c’est aussi accepter qu’ils deviennent
invisibles » (p. 51). Malgré tout, les dispositifs socionumériques, par la quantification
de l’activité de communication qu’ils rendent possible, sont mobilisés, tout au moins
par une partie des communicateurs, pour afficher des compétences spécifiques et
tenter de démontrer leur nécessité.
3.4. Démontrer son efficacité pour être reconnu
L’évaluation du travail des communicateurs de l’Union européenne a toujours
semblé poser question dans la bulle européenne, en premier lieu au sein de la
Commission européenne l’évaluation ultime de la communication est l’image de
l’Europe dans l’eurobaromètre mensuel. C’est la raison pour laquelle la place des
questions européennes dans l’agenda médiatique est un indicateur de mesure, d’où
l’importance du media-monitoring. Comme l’explique cette responsable dans une
agence de communication : « La metrics de base du politique c’est l’épaisseur de la
revue de presse » (entretien 1).
Dans cette filiation, les dispositifs socionumériques sont présentés comme des outils
en capacité de donner des mesures d’impact plus fines et sophistiquées. « La
communication numérique, c’est le premier média tu peux livrer tes chiffres »,
explique ce communicateur au Parlement européen (entretien 8). Les dispositifs
socionumériques transportent ainsi avec eux des attendus et des normes, comme les
indicateurs de performance (Lépine, 2013), tels que le nombre d’abonnés à un compte,
le nombre de commentaires, le nombre de pages vues, etc. Les communicateurs
interrogés apprécient ces indicateurs, car « ça contribue à la légitimation de la fonction
d’avoir un certain nombre d’indicateurs qui montrent qu’une campagne a fonctionné
ou pas » (entretien 1).
Ces indicateurs participent également à asseoir l’expertise, c’est du moins le
postulat de ce communicateur du Parlement européen : « Ce côté expertise nourrit par
les indicateurs, c’est assez précieux » (entretien 8).
65 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
Un communicateur au sein de la Commission européenne constate qu’une des plus
grandes difficultés que rencontre la fonction de communication est en effet la question
de la mesure de son impact. Selon lui, « [c]’est certainement aussi pourquoi dans
certains cercles ils pensent que la communication n’aide pas, parce que c’est très
difficile d’obtenir des chiffres, et des bons chiffres » (entretien 5). Dans un tel
contexte, l’usage des dispositifs socionumériques semble donc pouvoir aider la
reconnaissance de la fonction communication grâce aux données quantifiées qu’ils
permettent assez facilement de récupérer, ce qui d’ailleurs peut participer à l’intérêt
que leur portent les institutions :
Pour le web, on a des données, et donc on analyse par exemple le nombre de pages
vues, comment les lecteurs restent sur le site, d’où les lecteurs viennent et dans
quelle mesure c’est lié à Twitter par exemple. Pour Twitter, par exemple, on
mesure bien sûr la croissance des followers, on évalue quel type de posts et
évènements amènent des taux d’engagement plus élevés (entretien 3).
Comme le souligne, Koren (2009) « l’indication chiffrée bénéficie a priori d’un
prestige incontestable : le prestige des apparences objectives, de l’évidence et du
discours scientifique rationaliste. Fonder son interprétation sur des chiffres, c’est se
construire d’emblée un éthos valorisant » (p. 73).
En ce sens, le chiffre est un outil de production de la croyance, qui n’est pas sans
évoquer son utilisation par les publicitaires pour convaincre les annonceurs (Coutant,
2008) : ici aussi les communicateurs usent de la puissance de conviction véhiculée par
l’utilisation du chiffre. « Ce dernier constitue un outil de conviction puissant dès lors
qu’il est brandi comme une icône » (Coutant, 2008, p. 101). Le chiffre est central dans
la relation entre institutions et prestataires externes, puisque, là encore, la réussite des
activités de communication est mesurée par des indicateurs de performance, comme
la dissémination des informations : « La dissémination, c’est tu dois avoir 10 articles
publiés dans l’année, il faut 300 personnes sur ta page Facebook []. C’est atteindre
des KPI [indicateurs clés de performance] que tu t’es fixés toi-même » (entretien 6).
Ce que confirme ce communicateur dans une DG de la Commission européenne : « Le
prestataire doit dire quelles données il va réunir qui vont nous permettre l’évaluation
après coup. Et comme ça vous obtenez ceci, tous ces KPI… généralement ce sont les
données faciles qu’ils peuvent avoir » (entretien 5).
Or, si une partie de l’activité peut être quantifiée facilement, « produire des mesures
positives à bon compte et finalement favoriser une évaluation qui semble gitimer
tout à la fois l’outil lui-me, l’activité de communication dans laquelle il s’inscrit et
le praticien lui-même » (Brulois et Robert-Tanguy, 2015, p. 4), les communicateurs
sont pour beaucoup d’entre eux conscients que ces chiffres ne suffisent pas à
convaincre de leur utilité, d’autant qu’une fois encore, si l’évaluation suprême est,
pour la Commission européenne, l’image que les citoyens ont de l’Union européenne
telle qu’elle est mesurée dans les eurobaromètres, celle-ci n’est pas au beau fixe. Est-
66 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
ce alors le fait de la communication ? Au Parlement européen, c’est le taux de
participation aux élections européennes qui semble être pris pour certains comme
indicateur, ce que regrette ce communicateur :
Après, ce qui me fait marrer, c’est quand on nous dit ‘‘est-ce que c’est pour ça que
les gens vont aller voter ?’’ […] Mon boulot, ce n’est pas de faire voter les gens,
mon boulot c’est de les informer sur ce qui se passe au Parlement européen. Donc
moi, mes indicateurs, c’est de dire ‘‘est-ce que ce que je fais est vu ?’’(entretien 8).
La pertinence des indicateurs ne semble finalement pas faire consensus entre les
communicateurs interrogés, certains estimant qu’ils sont surévalués et qu’il reste
difficile (impossible ?) de mesurer l’impact de la communication, d’où, selon eux, les
difficultés qu’ils rencontrent pour asseoir leur légitimité et qui peuvent d’ailleurs
participer à complexifier l’épineuse construction d’un éthos professionnel stable et
déchiffrable.
4. La difficile fabrique de l’éthos professionnel des
communicateurs de l’Europe : marque de l’hybridité
du métier
Dans les propos recueillis auprès des communicateurs, il est possible de mieux
comprendre les représentations que ceux-ci ont de leur métier. Thiault (2015) note
que « la construction discursive d’une image de soi participe à l’élaboration d’un
éthos” au sens de Max Weber, c’est-à-dire d’un ensemble de valeurs partagées
orientant des pratiques professionnelles » (paragr. 1). L’analyse des entretiens permet
ainsi d’identifier différents éthos professionnels qui, pour certains, sont néanmoins
des points d’achoppement entre communicateurs.
4.1. L’éthos du journaliste versus l’éthos du « geek »
Parmi les personnes rencontrées, rares sont celles qui ont suivi des études
d’information et de communication. Quand elles ont suivi de telles études, c’est en
journalisme qu’elles se sont souvent spécialisées. Qu’elles aient ou non suivi des
études dans le domaine, plusieurs personnes interrogées ont d’ailleurs exercé le métier
de journaliste avant de rejoindre les institutions européennes en tant que
fonctionnaires ou agents contractuels. Ainsi, une personne interrogée qui se présente
pourtant comme communication adviser sur son profil LinkedIn et qui a d’ailleurs
accumulé différentes fonctions de communication fait référence pendant l’entretien à
son identité de journaliste pour expliquer sa relation au métier de communicateur :
« Peut-être parce que je suis journaliste, je n'ai pas étudié les sciences politiques, ou
le droit. Vraiment, je me sens communicatrice, communicateur » (entretien 11).
67 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
Nombreuses sont les personnes interrogées, en particulier à la Commission
européenne, qui semblent ainsi apparenter le métier de communicateur à celui de
journaliste. D’ailleurs, les compétences identifiées pour réaliser les activités ne sont
pas sans rappeler celles des journalistes : savoir écrire, savoir traduire et transformer
des documents complexes en produits de communication accessibles, savoir aller
chercher l’information elle se trouve. C’est également le cas au Parlement
européen où un certain nombre de fonctions de communication sont en fait dédiées à
du travail de press officer, autrement dit de la rédaction de contenu qui ne cible pas
nécessairement les journalistes, mais qui, dans tous les cas, adhère aux préceptes
journalistiques pour la rédaction d’information dédiée aux supports de communication
de l’institution.
À l’inverse, l’autre figure qui se dessine, qui semble d’ailleurs entrer quelque peu
en collision même si certaines modalités sont similaires comme l’importance de
l’écriture est celle du « geek », autrement dit celle du féru et du spécialiste des
dispositifs numériques. Étrangement, dans le discours des personnes interrogées qui
mettent en avant cet éthos, la dimension technique de maîtrise de la technologie
semble prendre le pas sur la fonction communication : certaines personnes interrogées
ne se présentent d’ailleurs pas comme des communicateurs, mais comme des experts
des médias digitaux, sans que le lien qu’elles établissent entre les deux soit perceptible
dans le discours. Les dispositifs de réseaux socionumériques sont alors envisagés
comme des outils utiles à la fabrication d’un éthos professionnel commun.
Le journaliste et l’expert du « digital » sont ainsi les deux figures qui émergent des
entretiens, la première étant à l’origine de la définition de la fonction de la
communication au sein des institutions européennes (Aldrin et Utard, 2008), la
seconde, plus récente, semblant venir lui faire concurrence comme l’illustre bien
cette remarque d’un chargé de médias sociaux : « Il y a un type de culture
[organisationnelle] dans laquelle les médias sociaux sont considérés comme la
dernière chose à considérer, et certainement à un niveau moindre que la presse »
(entretien 3).
Ces deux figures « idéales-types » qui s’articulent le journaliste et l’« expert
digital » tendent à dominer le discours des communicateurs interrogés et vont ainsi
participer à construire les deux autres formes déthos identifiables : le généraliste
versus le spécialiste.
4.2. Le généraliste versus le spécialiste
Un aperçu des profils LinkedIn des personnes interrogées quelques mois après avoir
mené les entretiens permet de repérer qu’un certain nombre semble avoir changé de
fonction. Si pour les communicateurs qui se sont spécialisés sur la maîtrise des
dispositifs de réseaux socionumériques, la trajectoire semble assez linéaire et les
amène à faire le même type de travail dans d’autres organisations ou institutions de la
68 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
bulle européenne, pour les autres cela ne semble pas être le cas, et l’on voit ainsi des
personnes passer, par exemple, d’une fonction de communication à une fonction
davantage orientée « policy ». Le changement de fonction semble ainsi chose
relativement commune. C’est d’ailleurs aussi le cas des fonctionnaires qui doivent
régulièrement changer de poste. Ce communicateur de la Commission européenne,
qui est passé par le secteur privé avant de rejoindre l’institution, apprécie cette
injonction à bouger :
Je n’aurais jamais été en mesure de faire tout ce que j’ai fait jusque-si j’étais
resté simplement en communication dans une agence de publicité […]. Ici vous
avez la possibilité de faire d’autres jobs et d’apprendre plus, je pense, qu’il aurait
été possible dans le secteur privé dans des agences strictement en communication
(entretien 5).
Cette possibilité d’évoluer, voire de changer complètement de fonction, est
certainement liée au caractère polyvalent, pour ne pas dire multiforme, d’un certain
nombre de communicateurs rencontrés qui, on l’a vu, cumulent des activités très
diversifiées, qui vont de la rédaction de contenus pour différents publics, au suivi de
politiques spécifiques, à la gestion de projets, etc. En effet, comme le souligne un
communicateur freelance : « souvent ici policy et communication sont mélangés »
(entretien 6). Celui-ci semble d’ailleurs le regretter et trouve que « c’est pour ça que
la communication est pas terrible. Parce que souvent tu as des gars qui sortent d’études
européennes qui se retrouvent à ce poste-là ». Cependant, une communicatrice (ayant
fait des études de journalisme et aujourd’hui membre d’une association
professionnelle de communicateurs) pense quant à elle que, certes, « sciences
politiques ce n’est pas communication, mais certaines personnes qui ont fait sciences
politiques comme études universitaires et qui ont choisi le domaine de la
communication sont aujourd’hui de très bons communicateurs » (entretien 11). Ce
contexte peut néanmoins expliquer, au moins en partie, le très faible nombre de
personnes appartenant à une association professionnelle (uniquement deux parmi les
personnes interrogées).
À l’inverse, quand les communicateurs mettent en avant leur maîtrise des dispositifs
socionumériques, ils semblent alors revendiquer une expertise très spécialisée. Dans
ce cas de figure, la dimension polyvalente disparaît au profit d’une spécialisation
accrue dans le maniement des outils. Elle semble alors aller de pair avec une position
moindre dans la hiérarchie, puisque les profils de spécialistes semblent davantage
correspondre aux personnels recrutés comme contractuels au sein des institutions.
D’ailleurs, selon ce communicateur qui a passé et réussi le concours spécialisé en
communication, celui-ci « est très général. Je veux dire, il y a un peu de tout. Même
quand ils l’appellent “digital”, il est très général » (entretien 9). En effet, nous
remarquons que, parmi nos interviewés, les communicateurs qui ont le statut de
fonctionnaire européen ont souvent un profil généraliste en communication et
69 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
remplissent une diversité de tâches. À l’inverse, les personnes rencontrées au profil
plus spécialisé (notamment autour des médias sociaux) se situent généralement dans
des positions moindres dans l’échelle hiérarchique, sur des contrats temporaires. Au
sein des agences de communication, les communicateurs interrogés sont le plus
souvent sur des fonctions de gestion de projets et/ou de clients, avec là aussi un profil
généraliste.
4.3. L’éthos européen
Nombre des communicateurs rencontrés sont devenus communicateurs davantage
par tactique que par choix ou ambition (plusieurs mentionnent d’ailleurs « le hasard »
qui les a amenés ils sont), parce que la fonction, en grande partie externalisée
comme on l’a vu précédemment, leur a permis d’accéder à la bulle européenne. Parmi
eux, certains resteront dans la fonction, mais changeront d’organisations, d’autres
changeront de fonction dans la même organisation ou ailleurs. De fait, un trait
commun aux communicateurs de l’Europe est le mouvement. Un communicateur
décrit la chose ainsi :
Les gens ils sautent de job en job. […] Souvent une fois que t’as fait le Parlement,
t’es pris par FleishmanHillard ou une de ces boîtes de com. Une fois que t’as fait
ça, t’arrives à passer dans une autre boîte de com, mieux payé. Après ça, soit tu
montes ta boîte et t’essaies, soit tu vas à la Commission comme conseiller. Et ainsi
de suite. Et tu essaies de monter (entretien 6).
On saisit ici encore la porosité des organisations, mais aussi des activités, et
l’entrecroisement des mondes sociaux institutionnels et marchands, de même que
l’hybridité qui en découle. Dans un tel contexte, le communicateur est un caméléon
en mouvement, qui se déplace de branche en branche, et qui s’adapte à
l’environnement dans lequel il se trouve, ce qui peut d’ailleurs l’amener à faire tout
autre chose que de la communication. Ceci, bien sûr, n’est pas sans entraîner un taux
de renouvellement (turn-over) relativement élevé sur un certain nombre de fonctions
de communication.
L’attractivité de la fonction est directement liée aux institutions auxquelles elles
donnent accès : le principal objectif est en effet de travailler pour les institutions
européennes, en leur sein ou en périphérie. C’est la raison pour laquelle le statut
d’intramuros peut sembler une option valable : « c’est une espèce de pis-aller quand
on n’a pas réussi à entrer à la Commission d’une autre façon » (entretien 1). Il est vrai
que l’immense majorité des personnes interrogées ont, sans même que la question ne
leur soit posée, mentionné leur attachement au projet européen et leur motivation à
travailler pour le promouvoir, à l’image de cette communicatrice qui pense « que tout
le monde qui travaille aux institutions a une forte croyance au projet européen »
(entretien 11). Dans une période de populisme l’Union européenne est très souvent
70 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
le bouc émissaire et le réceptacle de toutes les frustrations et les colères, s’il ne reste
qu’eux, ils seront très certainement jusqu’au bout ses promoteurs. À cet égard, ils ne
sont pas sans rappeler « les petits entrepreneurs de l’Europe » (Aldrin et Dakowska,
2011), ces acteurs qui peuvent être statutairement extérieurs aux institutions
européennes mais sont néanmoins mobilisés pour communiquer l’Europe.
On remarque ainsi que, sur les dispositifs de réseaux socionumériques, les
communicateurs étudiés s’expriment non pas sur l’activité de communication en tant
que telle, mais sur l’Union européenne (Roginsky, 2017). Cet élément n’est pas
anecdotique, car « les valeurs communes et le sens partagé de la mission sont des
éléments structurants » (Dupouy, Fenot, Fukuhura, 2015, p. 67), nécessaires à la
constitution d’une identité de métier. En l’occurrence, la fonction de communication
est certainement celle en première ligne pour promouvoir l’Union européenne. Ces
propos d’une communicatrice, une des rares ayant suivi des études de communication,
sont à ce titre intéressants :
Je voulais devenir quelqu’un qui communique sur l’Europe. J’hésitais entre choisir
les classiques études européennes, les relations internationales ou la
communication. J’ai choisi la communication uniquement parce que les études de
relations internationales ne proposaient pas de cours de communication, qui était
ce que je voulais explorer (entretien 3).
Travailler dans les institutions, et au-delà dans la bulle européenne, offre non
seulement la possibilité de participer à communiquer l’Union européenne, mais
également à en faire son quotidien professionnel, puisque l’environnement de travail
est par définition européen, autrement dit international, multiculturel et multilingue,
un élément mis également en avant par les communicateurs interrogés : « vous
travaillez dans une super intéressante, internationale… dimension » (entretien 9).
Pour autant, la question de la maîtrise des langues n’est jamais directement abordée
par les interviewés
6
, même si tous qu’ils soient fonctionnaires, agents contractuels,
consultants ou salariés d’agences de communication et/ou de lobbying parlent
plusieurs langues, dont l’anglais, qui est d’ailleurs la langue de travail du quotidien.
Finalement, quel que soit le statut et la position au regard des institutions,
périphérique ou non, les communicateurs ont en commun d’adhérer à la cause qu’ils
promeuvent, l’Europe, qu’ils vivent au quotidien et qui souvent a été décisive dans
leur choix de fonction.
6
Quand la question des langues est abordée, elle est présentée uniquement comme une difficulté
supplémentaire pour communiquer l’Europe au-delà la bulle européenne (avec la prise en compte de
la diversité des langues et des cultures nationales).
71 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
5. Conclusion
Alors que la communication est une obligation et une priorité des institutions
européennes, il est malgré tout difficile d’étudier les communicateurs de l’Europe tant
ceux-ci sont dispersés, pour ne pas dire éclatés, et forment, pour reprendre les termes
de Gadea et Olivesi (2007) à propos des « métiers de la communication », une
« nébuleuse […] aux contours pour le moins incertains » (p. 1).
Boltanski (1982) a montré comment le flou pouvait être constitutif et porteur pour
le développement de groupes professionnels. C’est certainement le cas ici aussi, la
fonction communication permettant l’accès à la bulle européenne, avec souvent
comme finalité l’accès aux institutions européennes, à toute une série de
professionnels qui auraient autrement plus de difficultés à pénétrer un univers
fortement concurrentiel, qu’on pense à ces anciens journalistes devenus responsables,
conseillers ou chargés de communication, ou bien encore attachés de presse, qu’on
pense également à ces (souvent jeunes) professionnels qui, grâce à la communication
numérique, développent une expertise qui leur permet de s’insérer sur le marché du
travail de la « bulle européenne ». Mais si les dispositifs permettent à ces
communicateurs de faire valoir un savoir-faire en matière technique, ceux-ci semblent
les empêcher « d’évoluer vers une reconnaissance plus stratégique » (Brulois et
Robert-Tanguy, 2015, p. 5).
La fonction communication semble en effet souffrir d’un déficit de reconnaissance,
dans un environnement professionnel où le cœur de tier est la conception et le suivi
des politiques publiques. Située au croisement de différents mondes sociaux, la
fonction est assumée par des acteurs frontières, qui en traversant les univers
professionnels, facilitent leur mise en relation. Or la diversité, voire la fragmentation,
des activités professionnelles qui sont les leurs participe à l’hybridité de la fonction
qui semble ainsi recouvrir des missions très variées. L’hybridité professionnelle
constitue un atout pour les communicateurs qui, caméléons, peuvent facilement
s’adapter, mais ce faisant tend à complexifier les modalités de professionnalisation.
La difficulté à faire émerger clairement un dénominateur commun à l’ensemble des
professionnels qui font de la communication, tout ou partie, leur activité
professionnelle est certainement à la fois cause et symptôme de la faible
institutionnalisation de la fonction au sein de la bulle européenne. L’éthos européen
qu’ils partagent est cependant un élément constitutif de leur identité professionnelle,
qui peut d’ailleurs prendre le pas sur le reste. Et si les communicateurs de l’Europe
étaient européens avant d’être communicateurs ?
72 Tr aject oires p rof ess io nne ll es en com m uni ca tion
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75 L e s c om m u n i c a t e u r s de l E u r o p e
Annexe : Liste des entretiens mobilisés
Entretien 1 : femme, entre 45 et 50 ans, agence de communication, 06/04/17
Entretien 2 : femme, entre 35 et 40 ans, fonctionnaire, Unité de communication dans
une DG de la Commission européenne, 17/03/17
Entretien 3 : homme, entre 25 et 30 ans, agent contractuel, Service de la Commission
européenne, 17/03/17
Entretien 4 : homme, plus de 50 ans, fonctionnaire, unité de communication dans une
DG de la Commission européenne, 23/03/17
Entretien 5 : femme, entre 25 et 30 ans, consultant en agence de lobbying et
communication, 21/03/17
Entretien 6 : homme, entre 25 et 30 ans, consultant freelance, 28/03/17
Entretien 7 : homme, entre 45 et 50 ans, agent contractuel, DG Communication de la
Commission européenne, 17/03/17
Entretien 8 : homme, entre 40 et 45 ans, fonctionnaire, DG Communication du
Parlement européen, 12/07/17
Entretien 9 : homme, entre 40 et 45 ans, fonctionnaire, unité de communication dans
une DG de la Commission européenne, 16/08/2018
Entretien 10 : femme, entre 25 et 30 ans, intramuros, DG Communication de la
Commission européenne, 17/03/17
Entretien 11 : femme, entre 35 et 40 ans, agence contractuelle, Agence exécutive de
la Commission, 19/04/17