De policier à communicant dans la police
nationale
Les conditions sociales dune conversion improbable
Guillaume Le Saulnier
Cérep, Université de Reims Champagne-Ardenne
Chercheur associé au Carism, Université Paris 2
guillaume.le-saulnier@univ-reims.fr
30 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
Résumé
Cette enquête ethnographique réalisée au sein du Service d’information et de
communication de la police (SICoP) se concentre sur les policiers devenus
communicants et les conditions de leur conversion professionnelle. Elle interroge
leurs profils et leurs parcours, ainsi que la construction de leur compétence et de leur
identité. La communication fait l’objet d’une intégration avancée et de processus de
professionnalisation dans la police nationale. Si le service observé s’adjoint de plus
en plus les compétences de spécialistes, il se compose majoritairement de policiers
issus des services actifs et dépourvus d’expérience dans la communication. En
découle le rôle crucial de la formation des recrues, par une inculcation formelle et,
surtout, informelle des techniques et des normes de travail. Mais les compétences
acquises se heurtent au fonctionnement bureaucratique de l’institution, la
communication reste étroitement contrôlée et subordonnée aux préoccupations et aux
intérêts du pouvoir politique. De surcroît, les policiers communicants occupent une
position marginale au sein de leur groupe professionnel. Pour légitimer leur existence
et leur compétence, ils s’efforcent d’établir une continuité entre le rôle de policier et
celui de communicant, par des opérations à la fois objectives et subjectives.
Mots-clés : police ; communication ; professionnalisation ; compétence ; identité.
Abstract
This ethnographical survey conducted in the Police’s Information and
Communication Service (SICoP) focuses on the French policemen who become
communication officers and the conditions of their professional conversion. It
examines their profiles and their careers, as well as the construction of their
competence and identity. Communication is widely integrated and concerned with
processes of professionalization in the French police. The service recruits more and
more communication specialists, but it consists predominantly of policemen from
street-level offices or criminal police who lack of experience in communication.
Hence the critical role of the training of recruits, through formal and informal teaching
of professional techniques and norms. But the skills acquired are in conflict with the
bureaucratic management of the institution, where communication remains highly
controlled and subjected to the concerns and the interests of political power.
Moreover, the position of police communication officers is marginal within their
profession. In order to legitimate their existence and their competence, they try to
establish a link between the role of policeman and the role of communication officer,
through both objective and subjective means.
Keywords: police; communication; professionalization; competence; identity.
31 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
La communication fait l’objet d’une intégration croissante dans la police française,
jusqu’à des manœuvres récentes mais sensibles de professionnalisation
1
. Ce
changement, amorcé dans les années 1990, s’inspire de la conversion opérée
précocement par les polices nord-américaines et britanniques, bientôt imitées,
notamment, par leurs homologues suisses (Mawby, 2012 ; Meyer, 2013). Il vise à
mieux contrôler la représentation de la police, institution parmi les plus visibles aussi
bien dans l’espace urbain que dans la sphère publique médiatique (Deluermoz, 2012 ;
Meyer, 2012 ; Reiner, 2008). Il consiste tout autant à légitimer les politiques et les
pratiques policières, dans une société démocratique où s’exerce un contrôle structurel
sur les usages et les mésusages de la force publique.
La publicisation de l’action policière représente une question actuelle et un enjeu
politique, par son intensification et ses implications. Pourtant, elle reste largement
ignorée par la recherche française en sciences sociales. Hormis quelques travaux
pionniers (Cubaynes, 1981 ; Institut des hautes études de la Sécurité intérieure, 1993 ;
Le Saulnier, 2012 ; Meyer, 2012, 2013), cette question n’est étudiée qu’en ordre
dispersé et comme sous-partie, notamment dans la sociologie des institutions pénales
(Dedieu, 2010 ; Mucchielli, 2001, p. 26-54 ; Pichonnaz, 2013), du journalisme
(Charon et Furet, 2000, p. 155-172) ou des problèmes publics (Macé et Peralva, 2002 ;
Tsoukala, 2002), dans des travaux interdisciplinaires sur la communication de l’État
(Marchetti, 2008, p. 93-129 ; Ollivier-Yaniv, 2009), ou dans l’histoire culturelle des
récits de crimes (Kalifa, 1995 ; Sécail, 2010, p. 393-444). Elle est également traitée
dans des travaux historiques ou sociologiques centrés sur les violences policières et
les controverses que leur publicisation engendre (Dewerpe, 2006, p. 309-340 ; Jobard,
2002, p. 113-178 ; Moreau de Bellaing, 2016, p. 112-119 ; Yebouet Boah Cofy,
2001). Consécutivement, le développement de la communication est documenté pour
de nombreuses institutions publiques (Aldrin et al., 2014 ; Ollivier-Yaniv, 2000 ;
Thomas, 2009), à l’exception notable de la police nationale. Rares sont les études
empiriques consacrées à la communication de l’institution, sa genèse et son
fonctionnement, ses artisans et leurs activités. Ce déficit de la recherche française
contraste avec la précocité et le dynamisme des travaux dans les pays anglo-saxons
(Chermak et Weiss, 2005 ; Lawrence, 2000 ; Manning, 2003 ; Mawby, 2012 ; Reiner,
2008).
De façon originale, le présent article se donnera pour objet les communicants de la
police nationale. Plus spécifiquement, il se concentrera sur leurs parcours
professionnels et leurs activités de travail, mais aussi sur le sens subjectif attacà
1
Le concept de professionnalisation désigne, dans une approche processuelle, les mobilisations
collectives et les opérations subjectives par lesquelles les groupes professionnels (et leurs segments)
s’efforcent de construire leur compétence et de conquérir une reconnaissance légale et sociale, pour
revendiquer l’exercice sinon le monopole d’une activité et exister comme des professionnels de plein
droit (Demazière, Roquet et Wittorski, 2012).
32 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
ces mêmes parcours et activités. Chemin faisant, il interrogera la construction de leur
identité et l’affirmation de leur professionnalité (Bourdoncle et Mathey-Pierre, 1995 ;
Bessières, 2009), et ce, dans une institution réputée rétive à toute publicité. Il se saisira
ainsi des questions suivantes : qui sont et que font les communicants de la police ?
Comment sont-ils devenus communicants ? Comment définissent-ils,
individuellement et collectivement, leur le et leur travail ? Comment tentent-ils de
valoriser leur compétence et de construire leur identité, à lintersection entre le rôle
de policier et celui de communicant ?
Pour cela, nous exploiterons une enquête ethnographique réalisée, de 2015 à 2017,
au sein du Service d’information et de communication de la police (SICoP). Ce service
a vocation à élaborer et à mettre en œuvre la communication externe et interne de
l’institution, qu’il s’agisse des relations presse, de la communication numérique ou
des actions événementielles. L’enquête se fonde sur un corpus de vingt-cinq entretiens
approfondis auprès des communicants du SICoP, sur un effectif total de trente-cinq
employés en avril 2016. Elle s’appuie également sur l’observation directe de leurs
activités et de leurs interactions, menée à différentes périodes, ainsi que sur la
participation (comme auditeur ou intervenant) à des stages de formation et des
séminaires internes sur la communication de la police. En complément, nous avons
collecté et analysé les textes prescriptifs successifs autour de la communication de
l’institution, ainsi qu’un échantillon de supports didactiques autour des relations
presse ou de l’usage des réseaux socionumériques.
L’analyse du matériau atteste, indicateurs à l’appui, la bonne volonté
communicationnelle de la police. Elle permet ensuite de décrire les profils et les
parcours des policiers communicants, et les moyens par lesquels ils acquièrent des
compétences nouvelles pour la plupart d’entre eux. Elle montre enfin les conditions
contraignantes dans lesquelles ils exercent leur activité, ainsi que les opérations par
lesquelles ils s’approprient et valorisent leur rôle, dans un espace de négociations
continuelles entre le métier de policier et celui de communicant.
1. Un rôle institué : une communication en plein essor
Commençons par planter le décor : le contexte est celui d’une extension et d’une
professionnalisation de la communication, fonction précocement intégrée, mais
longtemps refoulée par l’institution. Historiquement, l’invention de la police moderne
coïncide avec l’essor de la presse populaire. Les relations entre l’une et l’autre sont à
la fois séculaires et nécessaires. La préfecture de police de Paris élabore « une
véritable politique de “communication” » dès la fin du XIX
e
siècle (Deluermoz, 2012,
p. 227), tandis que les journaux se nourrissent des récits de crimes rapportés par les
« tourneurs » et les « préfecturiers » (Kalifa, 1995). Pourtant, la communication ne
s’institutionnalise que tardivement au sein de la police française, qui lui oppose un
fonctionnement bureaucratique ainsi qu’une « culture du secret » exacerbée par un
33 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
puissant antagonisme envers les journalistes, lesquels sont accusés de discréditer la
force publique (Monjardet, 1996, p. 159-165 et 186-194). Elle était et reste pour une
part essentielle « décentralisée » et « individualisée » (Charon et Furet, 2000, p. 158
et 163), au sens elle se loge dans les relations officieuses tissées entre des cadres
policiers et des journalistes locaux ou nationaux.
La conversion de la police à la communication s’effectue « sur le tas et sur le tard
2
».
D’une part, elle s’inscrit dans un vaste mouvement d’intégration de cette fonction dans
les administrations publiques, à partir des années 1980 (Nollet, 2006). D’autre part,
elle intervient dans un contexte de dégradation de l’insécurité, laquelle est érigée
comme un problème public prioritaire et comme un thème stratégique dans le débat
public et politique (Mucchielli, 2001). Elle répond également à l’intensification de la
« pression » exercée par les médias d’information, soutenue par une accélération des
cadences de production et par une prolifération des vecteurs de propagation de
l’information. Plus spécifiquement, cette conversion vise à reconquérir le terrain
médiatique face aux syndicats policiers, qui se sont précocement constitués en
interlocuteurs privilégiés auprès des journalistes, mais aussi à promouvoir la police
face à la gendarmerie, laquelle bénéficie de l’expertise et des moyens du Service
d’information et de relations publiques des armées (SIRPA).
Plusieurs indicateurs permettent d’établir et de mesurer l’intégration de la
communication dans la police. En premier lieu, les discours des décideurs et des
cadres policiers, analysés dans les textes de cadrage ou les entretiens semi-directifs,
montrent l’attention croissante consacrée à la communication et la dramatisation de
ses enjeux. Ceux-ci sont traduits non seulement en termes réputationnels, c’est-à-dire
de notoriété et d’image, mais aussi en termes managériaux et opérationnels. Dans cette
acception, des retombées presse positives favoriseraient la motivation des personnels,
en symbolisant la reconnaissance publique de leur travail et de leur engagement.
Surtout, la communication est valorisée comme un moyen de rapprocher la police et
la population, de (re)gagner la confiance et de favoriser la coopération du public, de
mener des campagnes de prévention, de soutenir des enquêtes (par la diffusion
d’appels à témoins, d’avis de recherche, de signalements), ou encore de faire de la
dissuasion en projetant l’image d’une police engagée et efficace sur telle ou telle
classe de délits.
Consécutivement, la haute hiérarchie policière exhorte les directeurs territoriaux
ainsi que les chefs de service et d’unité à engager et à « gagner la bataille de la
2
Entretien avec un commandant de police, homme, 52 ans, commissariat.
34 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
communication
3
». Les déclarations officielles et les circulaires ministérielles se
succèdent pour prôner la nécessité de la communication, laquelle est présentée et
légitimée comme « une composante de l’action de police, indissociable des autres »,
ou « une mission de police à part entière
4
». Nous mentionnerons la note
« Engagement des chefs de service pour une communication plus active », suivie par
la note « Renforcement de la communication », émises respectivement le 25 octobre
2012 et le 15 octobre 2014 par le Directeur général de la police nationale. La seconde
note énonce :
La communication externe de la police nationale n’atteint pas un niveau suffisant.
Elle n’est pas à la hauteur des résultats et de l’implication des services. Pour être
plus efficace, notre communication doit être anticipée, réactive et maîtrisée. Elle
doit toujours être intégrée à l’action et portée par ceux qui incarnent, au premier
chef, la police nationale. Tous les chefs de service doivent s’engager encore plus
résolument dans cette voie. […] Nos absences du champ médiatique sont encore
trop fréquentes et préjudiciables à l’efficacité de l’action de police et à l’entière
connaissance que nos concitoyens doivent avoir de l’ensemble du travail
considérable qui est mené.
5
Ce volontarisme se traduit par des incitations matérielles. En effet, la
communication interne et externe fait partie des prérequis du management assumé par
les cadres policiers. Comme telle, elle est désormais intégrée dans la notation des
chefs de service et d’unité de la sécurité publique.
Un troisième indicateur réside dans les changements organisationnels et les
ressources allouées à la communication des directions et des services policiers. Dès
1974, l’institution se dote d’un service dédaux relations publiques. En 1976, ce
premier service est rattaché au Service de l’information et des relations publiques
(SIRP) du ministère de l’Intérieur. Une réorganisation en profondeur intervient dans
les années 2000. En janvier 2004, la Délégation à l’information et à la communication
(DICOM) remplace le SIRP au sein du Secrétariat général du ministère de l’Intérieur.
Elle assume la communication transversale de l’ensemble du ministère, ainsi que la
fonction de porte-parolat. Créé en décembre 2005 et rattaché au cabinet du Directeur
général de la police nationale, le SICoP élabore et orchestre, plus spécifiquement, la
communication de la force publique. Ces services sont secondés par un vaste seau
d’environ deux cents « chargés de communication », affectés dans les directions
3
Direction centrale de la sécurité publique, « Les chargés de communication de la sécurité
publique », note de service à destination des directeurs départementaux de sécurité publique,
1
er
octobre 2003.
4
Direction générale de la police nationale, « Doctrine relative à la communication de la Police
nationale », 5 octobre 2017, p. 2 et 7.
5
Direction générale de la police nationale, « Renforcement de la communication », note de service,
15 octobre 2014.
35 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
centrales et les services territoriaux. Enfin, l’extension de la communication s’appuie
sur une formation de plus en plus étoffée. Des formations spécialisées sont proposées
aux cadres policiers et aux chargés de communication, à commencer par le stage
« face caméra » d’une durée de trois jours, mis en place dès 1987, le stage « chargé
de communication » développé sur cinq jours et le stage « media training » condensé
sur une journée. Ainsi, le recrutement de conseillers en communication et d’un porte-
parole attitré aux tés du ministre de l’Intérieur n’est que la manifestation au sommet
d’une évolution à tous les étages de l’institution.
Désormais, l’institution se donne pour objectif une professionnalisation de la
communication
6
, en vue de développer et de stabiliser des compétences spécialisées.
Cette professionnalisation se matérialise par une rationalisation des services de
communication. En 2013, une réforme centralise les ressources au sein du SICoP,
lequel absorbe une partie des communicants des directions centrales. Il a vocation à
constituer le « service unique de communication
7
» et est, en particulier, le point
d’entrée unique des demandes de presse. L’un des objectifs déclarés est de raccourcir
et d’accélérer le procès de validation des demandes de presse, par une compression
des échelons intermédiaires. La réforme engagée en 2013 s’accompagne d’une
intensification et d’une diversification de la formation, couvrant tant les relations
presse que la communication numérique. La professionnalisation réside également
dans le recrutement de professionnels de la communication, engagés en tant que
contractuels, en vertu de leur qualification et de leur expérience dans ce secteur. En
dernier lieu, elle apparaît dans la constitution d’une « doctrine », par des textes de
cadrage sont formalisées les finalités et les modalités de la communication dans
ses différentes déclinaisons. La « Doctrine relative à la communication de la Police
nationale », éditée par la Direction générale de la police nationale (DGPN) le
5 octobre 2017, représente le dernier référentiel en date. Elle est complétée par une
profusion de « guides », de supports et d’outils, centralisés sur une plateforme
numérique à l’usage du réseau des chargés de communication, instance de réflexivité
où peuvent être partagées les expériences et les « bonnes pratiques ».
Néanmoins, la professionnalisation de la communication policière reste fragile et
limitée. Les chefs du SICoP insistent d’ailleurs sur la nécessité de « stabiliser,
consolider, travailler sur les procès
8
», afin que la dynamique engagée se poursuive,
indépendamment des remaniements ministériels et des aléas de la politique policière.
6
Direction générale de la police nationale, « Doctrine relative à la communication de la Police
nationale », 5 octobre 2017, p. 5.
7
Direction générale de la police nationale, « Doctrine relative à la communication de la Police
nationale », 5 octobre 2017, p. 2.
8
Entretien avec une commissaire de police, femme, 34 ans, SICoP.
36 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
De même, selon les données collectées en 2016 par le SICoP
9
, la grande majorité des
chargés de communication territoriaux exercent cette activité à temps partiel, parmi
et après d’autres missions. Jusqu’à 30 % d’entre eux consacrent ainsi, en moyenne,
moins d’une heure par jour à cette activité. Plus de 40 % des communicants sondés
n’ont reçu aucune formation spécialisée. Près de 60 % d’entre eux occupent ce poste
depuis moins de six mois, et plus de 20 % depuis une période comprise entre six mois
et un an, ce qui suggère un turnover élevé. Conscients de la fragilité de leur statut,
tant leurs conditions d’emploi apparaissent hétérogènes et leur reconnaissance interne
déficitaire, certains chargés de communication territoriaux réclament une certification
de leur activité
10
.
2. Un rôle improvisé ? Profils et parcours des
communicants du SICoP
Poursuivons en faisant les présentations, par une description des profils et des
parcours, des communicants du SICoP. Ces derniers se distribuent parmi trois pôles :
un pôle « médias et relations presse », fonctionnellement (et spatialement) au centre
du service, un le « développement et événementiel », ainsi qu’une « rédaction »
polyvalente qui intègre des compétences à la fois rédactionnelles, audiovisuelles et
numériques. Ces pôles sont complétés par deux employées chargées de la
« communication digitale », et par un officier de police attaché aux « publications
internes ». De plus en plus, le SICoP s’adjoint les compétences de professionnels des
relations presse ou de la communication digitale, mais aussi de spécialistes du
développement web ou de l’infographie. Dans l’organigramme édité en avril 2016,
nous dénombrons ainsi trente fonctionnaires de police et un réserviste, mais aussi trois
contractuels (dont la community manager du SICoP, diplômée de l’École des hautes
études en sciences de l’information et de la communication (CELSA, Sorbonne
Université), passée par le Service d’information du Gouvernement et par le cabinet
du préfet des Hauts-de-Seine, elle s’est dotée d’une expertise en communication
publique et de crise) et un apprenti. Le recours à des compétences externes s’accélère,
puisque le pôle « médias et relations presse » a récemment recruté deux attachées de
presse et une journaliste reporter d’images. De même, le SICoP était dirigé de
juin 2011 à juin 2013 par une communicante professionnelle, précédemment
« conseillère presse et communication » pour les ministères de la fense, de
l’Intérieur et de la Justice.
9
SICoP, « Séminaire des chargés de communication de la police nationale », Lognes, 12-13 octobre
2017.
10
Source : observations et discussions lors du « Séminaire des chargés de communication de la police
nationale », Lognes, 22-23 septembre 2016 et 12-13 octobre 2017.
37 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
Toutefois, le recrutement reste essentiellement interne. L’âge moyen des
interviewés est de 41 ans. La plupart d’entre eux ont ainsi connu une carrière policière
plus ou moins longue, généralement dans les services actifs (de la sécurité publique
ou de la police judiciaire), avant d’intégrer le SICoP. Nombre de policiers y sont
recrutés sans qualification ni expérience significative dans la communication, donc
sans continuité avec les précédentes séquences de leur carrière. C’est le cas du chef
du pôle « médias et relations presse » et de son adjoint : hormis des contacts répétés
avec des journalistes au cours de leur carrière dans la police judiciaire, ni leur scolarité
ni leur parcours professionnel ne les disposaient à devenir communicants et à
orchestrer les relations presse. Plus précisément, neuf interviewés sur vingt-cinq
possèdent une expérience préalable dans la communication : huit d’entre eux comme
« officier de presse » dans le Bureau communication de la Direction centrale de la
sécurité publique (DCSP) ou dans une direction départementale, et la dernière comme
attachée de presse d’une association humanitaire dotée d’une forte notoriété. De
même, seuls six interviewés se sont orientés par choix positif vers la communication,
en vertu d’une compétence ou d’une appétence. Ces derniers soulignent l’utilité de la
communication et des partenariats pour informer le public et faire de la « pédagogie »
sur les missions et le fonctionnement de la force publique, pour fédérer les citoyens
autour de son action, mais aussi pour valoriser le travail des policiers et réhabiliter
une profession « mal aimée » qu’ils estiment en déficit de reconnaissance sociale. Le
reste des policiers communicants interviewés produisent des récits de parcours
« réalistes » (Pruvost, 2007), au sens où ils imputent leur candidature au SICoP à des
motivations carriéristes (promotion interne) ou à des raisons privées (déménagement,
séparation, accident de travail). Pour beaucoup, la fonction de communicant
s’apparente à une séquence provisoire, sinon à une discontinuité, dans leur carrière.
De façon significative, la plupart des interviewés ne connaissaient pas
préalablement l’existence du SICoP et ont appris l’ouverture d’un poste par
interconnaissance. Pareillement, beaucoup de policiers autrefois sur le « terrain »
décrivent comme une incongruité le fait de travailler au sein du cabinet du Directeur
général de la police nationale, c’est-à-dire au plus près de la haute hiérarchie, dans des
« bureaux » peuplés de « technocrates », « où ils sont tous en costard
11
» et la
« tutelle » politique est omniprésente, à mille lieues de la camaraderie et des sous-
cultures de métier en vigueur dans les services actifs. Ils expriment fréquemment le
souhait de retourner, à terme, sur le terrain pour renouer avec le « vrai travail policier »
(Monjardet, 1996, p. 35-61), à plus forte raison pour les interviewés entrés dans la
police par vocation.
En découle le rôle déterminant de la formation des recrues dans l’appropriation des
savoirs et des savoir-faire communicationnels. Jusqu’à dix-neuf interviewés sur vingt-
11
Entretien avec une capitaine de police, femme, 38 ans, SICoP.
38 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
cinq ont suivi une ou plusieurs formations spécialisées, proposées par les
établissements de formation internes ou par des sociétés privées. Dans la grande
majorité des cas, la formation n’intervient que plusieurs mois après leur prise de poste.
À défaut, ou entre-temps, les nouveaux entrants mobilisent d’autres ressources. Pour
certains, il s’agit de l’expérience acquise au cours de leur carrière, mais aussi dans
l’exercice d’un mandat syndical (pour cinq interviewés). Pour d’autres, le passage par
des services de police judiciaire régulièrement sollicités par des journalistes constitue
une présocialisation au travail journalistique. Enfin, le niveau de diplôme distingue
deux sous-groupes : l’un ayant le niveau baccalauréat ou bac +2, l’autre ayant validé
quatre ou cinq années d’études supérieures, soit respectivement 44 % et 40 % des
interviewés. Les compétences scolaires peuvent être investies dans les activités
communicationnelles, à l’instar d’un policier rédacteur web qui mobilise des habiletés
rédactionnelles acquises au cours de sa scolarité en licence « sciences et techniques
des activités physiques et sportives » (STAPS)
12
.
La formation des recrues s’opère aussi, et surtout, par un apprentissage « sur le tas »
auprès des policiers communicants les plus expérimentés. Elle procède par
« observation, imprégnation, mimétisme
13
». Ce compagnonnage est encouragé par la
configuration en open space des pôles « médias et relations presse » et « rédaction »,
qui favorise la circulation des informations et les interactions entre pairs. Le chef du
premier pôle insiste ainsi sur la primauté de l’apprentissage informel, auquel ne saurait
se substituer aucune inculcation formelle :
On est des vrais policiers, mais on apprend à penser comme des journalistes.
Notamment pour la rédaction des communiqués de presse. Il y a un stage de
formation intéressant. Mais ce n’est pas pour communiquer de suite.
Volontairement : le temps de se former dans le service, de faire de l’autoformation.
Moi c’est xxx [l’adjoint au chef du pôle « médias et relations presse »] qui m’a
donné les ficelles
14
.
Le travail des officiers de presse requiert, en effet, une connaissance étendue de
l’institution et des interlocuteurs, ainsi qu’une appréciation des subtilités et des risques
de la communication à destination des médias grand public. Cette connaissance
empirique n’a pas ou peu sa place dans les stages de formation, lesquels proposent un
exposé des principes généraux, ainsi que des simulations les capacités
communicationnelles sont mises à l’épreuve puis soumises à une réflexivité critique :
12
Entretien avec un gardien de la paix, homme, 33 ans, SICoP.
13
Entretien avec un brigadier-chef, homme, 40 ans, SICoP.
14
Entretien avec un commandant de police, homme, 45 ans, SICoP.
39 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
Pour être opérationnel ici, vraiment opérationnel, je dirai qu’il faut bien un an,
voire dix-huit mois. Pour être autonome. Pour comprendre la sensibilité de la
matière communication. Pour connaître la multiplicité des directions. Pour
acquérir une bonne connaissance de l’institution : les directions, les offices, les
directeurs et les chefs de service… Pour avoir aussi une bonne connaissance du
réseau des chargés de com. […] Donc tu développes des connaissances au fur et à
mesure, à force d’écouter les collègues et de faire des dossiers le service
contacté nous dit [imitant] « c’est pas nous, c’est eux »
15
.
Cet apprentissage informel des « ficelles » du métier est à l’œuvre, en particulier,
dans la sélection des informations censées intéresser les journalistes, opérée par les
officiers de presse dans le cadre de la communication dite « d’initiative ». La journée
des officiers de presse commence, chaque matin, par une sélection des « sujets
porteurs », c’est-dire mettant en valeur l’action de la police et ayant des chances de
satisfaire les attentes des journalistes. Ces sujets sont prélevés dans la masse des
événements constatés par les services policiers et centralisés par deux services de
veille opérationnelle
16
, au moyen d’une « remontée » des informations des services
territoriaux vers les directions centrales. Pareille sélection fait appel à un
raisonnement probabiliste aiguillé par l’expérience et arrimé à une prescience des
attentes des journalistes, des préoccupations du moment et, consécutivement, des
événements policiers les plus susceptibles d’être publicisés. Ces catégories de
perception et d’appréciation, situées à l’intersection entre les critères policiers
définissant une « belle affaire » (Dedieu, 2010) et les critères journalistiques
définissant une information à publiciser, sont inculquées aux recrues sitôt leur prise
de poste, lesquelles apprennent vite que « la communication n’est pas une science
exacte
17
», tant l’appréciation par les journalistes sollicités des événements constitués
en information à leur intention reste difficilement prévisible.
En dernière analyse, l’apprentissage des techniques de relations presse par
l’entremise des pairs représente le principal vecteur de transmission et d’appropriation
des normes de travail, mais aussi le garant de leur stabilité, et ce, malgré le turnover
relativement fréquent observé parmi les officiers de presse. En toute hypothèse, ces
normes de travail sont appelées à se recomposer, au contact des savoirs experts
importés par les spécialistes de la communication recrutées en externe. L’enjeu
consiste alors à enrôler ces spécialistes dans les processus d’apprentissage
horizontaux et à favoriser les transferts de compétences entre les communicants
15
Entretien avec une capitaine de police, femme, 38 ans, SICoP.
16
À savoir le Centre national d’information et de communication opérationnel de la sécurité publique
(CNICO), pour la DCSP, et le Service de veille opérationnelle de la police nationale (SVOPN), pour
la DGPN.
17
Entretien avec une capitaine de police, femme, 38 ans, SICoP.
40 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
policiers et professionnels. Encore faut-il que les fonctionnaires de police puissent
affirmer leur existence et leur valeur au sein même de leur institution.
3. Un rôle improbable ? Des communicants en quête
de légitimité
Aussi nécessaire soit-elle, la formation est loin d’être une condition suffisante pour
devenir communicant de plein droit dans la police. L’une des conditions et l’un des
enjeux, pour les policiers concernés, résident dans l’élaboration et la validation de leur
identité et de leur professionnalité, et ce, alors que leur activité se heurte à une
organisation bureaucratique, qu’elle émerge dans un groupe professionnel elle
demeure atypique, et que la cohabitation entre le rôle de policier et celui de
communicant paraît tout sauf évidente.
En premier lieu, la communication de la police se déploie dans un cadre
organisationnel particulièrement contraignant, où elle est, pour ainsi dire, surveillée
comme le lait sur le feu. Les produits du travail des communicants sont
systématiquement soumis à une validation hiérarchique, par les chefs de pôle et par le
chef de service ou son adjointe, aussi bien pour les relations presse que pour la
communication numérique. S’agissant des sujets « sensibles » ou des situations de
crise, la validation des actions de communication remonte jusqu’au Directeur général
de la police nationale ou son directeur de cabinet, voire jusqu’au cabinet du ministre
de l’Intérieur. Les policiers communicants expriment ainsi des doléances récurrentes
sur la longueur et la lourdeur du procès de validation et sur le manque de réactivité
qui en découle, car ils sont pris en étau entre la réactivité, sinon l’urgence, au ur du
travail journalistique et de la communication numérique et le contrôle étroit et fébrile
qui bride la communication. Les marges de liberté à leur disposition sont très réduites
On apprend vite ici que tout est sous contrôle. Notre responsabilité est assez proche
de zéro. Tout est validé
18
»), ce qui ne manque pas d’engendrer des frustrations, à plus
forte raison parmi les plus expérimentés d’entre eux :
Tous les dossiers sensibles sont traités par le chef de pôle et par xxx [le chef du
SICoP], qui traite directement avec le cabinet du DG [Directeur général]. On donne
un avis, qui sera reformulé par tel ou tel. Souvent on pourrait le faire nous-mêmes.
Ça infantilise et ça déresponsabilise. Je suis critique ! Parce que je viens d’autres
services de communication. […] J’ai une longue expérience, et on se demande si
ça sert à quelque chose. Au SICoP, on n’est pas vraiment des communicants. On
sert plutôt d’intermédiaires. En fait, on met en relation le communicant [local] et
18
Entretien avec une capitaine de police, femme, 38 ans, SICoP.
41 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
le média. On donne rarement des informations, en dehors de la communication
proactive. Et encore, parce que on appâte le journaliste et c’est le chargé de
communication local qui va raconter l’affaire
19
.
De surcroît, la communication de la police reste subordonnée aux préoccupations et
aux intérêts du pouvoir politique, jusqu’à se confondre, par moments, avec la
communication politique. Elle est limitée par des contraintes légales, à commencer
par le secret de l’enquête et de l’instruction autour des affaires judiciaires (Charon et
Furet, 2000), mais le mandat des communicants s’arrête aussi, et surtout, aux sujets
étiquetés par la hiérarchie comme « politiques », lesquels sont le monopole des
autorités policières (préfets, directeurs ou ministre). Or l’observation prolongée
montre que cette catégorisation est particulièrement extensible, en fonction de la
configuration du jeu et des enjeux politiques, de sorte que les communicants se voient
fréquemment dessaisis de certaines actualités, leur compétence étant contestée et
annexée. Ils sont alors amenés à recourir à des ruses, sinon à des « mensonges
20
»,
pour justifier le silence du SICoP face aux demandes des journalistes. Lors de la
période d’observation, les demandes de presse liées aux camps de migrants installés
autour de Calais sont systématiquement refusées, l’immigration étant une question
fortement politisée. L’autocensure est d’autant plus contagieuse que les réprimandes
des autorités de tutelle peuvent s’abattre au moindre faux pas. En toute hypothèse, le
caractère extensible de la catégorie « politique » comme, par moments,
l’imprévisibilité des réactions de la haute hiérarchie engendrent une insécurité au
travail :
On nous dit [imitant] « il faut que la police communique ». Mais alors, après… Et
ça change en fonction des chefs, des ministres, etc. C’est évolutif. Et ce qui
m’énerve, c’est que quand ça part, c’est souvent une tempête dans un verre d’eau.
Parce qu’ici ça devient vite un drame. Moi j’ai du mal à comprendre ça. C’est des
questions de carrière. Se dire qu’on risque son poste pour ça, je préfère faire autre
chose. […] La communication est tellement liée à des ambitions personnelles.
Enfin, pas la communication… Nous on est pour montrer que ça, on [les services
policiers] le fait bien, et que ça, on le faisait pas avant. Ça c’est notre rôle. C’est le
quotidien. Mais à côté de ça il y a les tempêtes. Avec des hommes hauts placés qui
pensent carrière. […] On a des directives claires. Enfin, non, parce que… ce qui
sera blanc un jour sera noir le lendemain. Moi je trouve qu’on donne beaucoup
trop de pouvoir aux médias
21
.
19
Entretien avec une brigadier-chef, femme, 53 ans, SICoP.
20
Entretien avec une capitaine de police, femme, 38 ans, SICoP.
21
Entretien avec une capitaine de police, femme, 38 ans, SICoP.
42 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
En second lieu, les policiers devenus communicants occupent une position
marginale au sein de leur groupe professionnel, au risque de perdre leur qualité de
policier aux yeux d’une partie de leurs pairs, mais aussi à leurs propres yeux. Certains
d’entre eux éprouvent un sentiment de désaffiliation, causé par la distance vis-à-vis
du « terrain » et matérialisé par le retrait de l’arme à feu et des habilitations réservées
aux fonctionnaires des services actifs (« Ce qui me déplaît, c’est le sentiment que je
ne suis plus policier
22
» ; « Je fais de la police par procuration depuis sept ans. Mon
arme reste à l’armurerie depuis tout ce temps
23
»). Ce sentiment est exacerbé par le
stigmate, auquel ils se sentent parfois épinglés, du « traître » ou du « délateur
24
» qui
divulgue des informations auprès des journalistes.
Les policiers communicants paraissent se confronter à un « dilemme de statut »
(Hughes, 1996, p. 187-197), dans une antinomie entre l’identité de policier et celle de
communicant, sachant que le sentiment d’avoir « mauvaise presse » représente le trait
le plus fédérateur de la culture professionnelle policière (Monjardet, 1996, p. 190).
Les personnels policiers se sentent peu ou mal représentés et défendus publiquement
par la hiérarchie ou les syndicats. De surcroît, ils érigent le secret en exigence
fonctionnelle et en vertu professionnelle. Devenir communicant suppose dès lors un
travail, souvent malaisé, de conversion de l’habitus intériorisé au cours de la
socialisation professionnelle. En témoigne l’équivocité des dénominations attachées
aux relations presse, entre euphémisation (« monter » ou « pousser » un sujet,
« déminer » une actualité embarrassante, tels des « tacticiens ») et fatalisme
vendre » la police et son action, faire de la « propagande », devenir « le roi du
mensonge », tels des « manipulateurs »).
Cette conversion engage des « transactions identitaires » (Dubar, 2004), à la fois
objectives et subjectives, par lesquelles les policiers communicants s’approprient leur
activité, mais aussi leur trajectoire et leur identité professionnelles. Ces transactions
sont à l’œuvre dans le mandat qu’ils se donnent prioritairement, parmi les missions
imposées par les textes prescriptifs. Les policiers communicants se conçoivent ainsi
comme les hagiographes d’une corporation qui souffre, à leurs yeux, d’un déficit
chronique de reconnaissance sociale. D’un interviewé à l’autre, un leitmotiv consiste
à valoriser ou à réhabiliter l’action et l’engagement des policiers et, en particulier, des
porteurs d’uniforme. Les officiers de presse comme les rédacteurs web ne
communiquent pas seulement en direction des journalistes ou du public, mais aussi à
22
Entretien avec une gardienne de la paix, femme, 38 ans, SICoP.
23
Entretien avec un capitaine de police, homme, 34 ans, SICoP.
24
Entretien avec un lieutenant de police, homme, 44 ans, SICoP.
43 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
l’adresse de l’ensemble des policiers, constamment invoqués comme un public
imaginé :
Déjà quand on aime ce métier, on a envie de faire aimer la police, l’institution,
l’uniforme, la fonction. Faire aimer son boulot, tout simplement. Et je pense à tous
les policiers sur la voie publique, qui ont perdu la niaque. C’est une façon d’essayer
de leur redonner envie. Ici j’ai eu l’occasion de porter l’uniforme, j’étais ravie.
C’est une fierté. Donc c’est ça, redonner le goût
25
.
Les policiers des services actifs restent le groupe de référence auquel les interviewés
s’identifient et au nom duquel ils communiquent et donnent sens à leur activité. Ils
établissent ainsi une continuité entre leur identité de métier et leur conversion à la
communication, leur carrière policière et leur emploi présent, mais aussi entre le
travail de terrain et le travail de bureau. Consécutivement, et de façon significative,
ils font chorus pour regretter le silence des autorités policières, et celui du SICoP,
lorsque des policiers sont publiquement mis en cause. De même, ils dénoncent l’action
et la communication des syndicats policiers, qui ne seraient motivées que par la
satisfaction de leurs intérêts propres et par des arrière-pensées politiciennes.
Pour construire cette cohérence, mais aussi pour légitimer leur existence, les
policiers communicants insistent également sur la continuité de fait entre la
communication et l’« opérationnel », c’est-à-dire entre le travail des manipulateurs de
symboles et celui des services actifs, les premiers pouvant soutenir ou, au contraire,
handicaper les seconds dans leur action. Les relations presse et la communication
numérique sont ainsi présentées comme des moyens, notamment, d’informer et de
rassurer la population, en particulier face à des rumeurs anxiogènes ou lors des
situations de crise, mais aussi de contribuer à des enquêtes. Le chef du SICoP rappelle
souvent, non sans fierté, que la publication du service la plus relayée sur les réseaux
sociaux et dans les médias d’information est l’avis de recherche concernant Salah
Abdeslam, l’un des terroristes des attentats du 13 novembre 2015. Au contraire, la
divulgation d’informations confidentielles autour d’une enquête judiciaire peut
compromettre la procédure pénale ainsi que la réussite de l’enquête. Ainsi entendue,
la communication ne s’épuise pas dans une acception et une vocation étroitement
réputationnelles. Elle engage, tout autant, les conditions d’effectuation et de félicité
de l’action policière, ainsi que la production du consensus social autour de la force
publique et de ses usages, en vue de favoriser la coopération des citoyens. Cette
préoccupation soutient pareillement l’action des communicants des polices
britanniques (Mawby, 2012) et nord-américaines (Lawrence, 2000, p. 51).
Enfin, les policiers communicants réinvestissent, dans certaines facettes de leur
activité, des connaissances et des dispositions policières. Les officiers de presse
25
Entretien avec une gardienne de la paix, femme, 38 ans, SICoP.
44 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
valorisent leur connaissance de la police, de ses innombrables services, des subtilités
du travail policier et de la procédure pénale, mais aussi leur réseau relationnel, pour
répondre aux demandes de presse et diriger les journalistes vers les interlocuteurs
compétents. C’est pourquoi certains émanent de la sécurité publique, d’autres de la
police judiciaire, ou encore du maintien de l’ordre, afin de disposer des savoirs requis
sur ces différents segments. De même, leur connaissance de la réglementation
policière et du droit pénal leur permet de veiller au respect de certaines normes (devoir
de réserve, secret professionnel, secret de l’instruction, présomption d’innocence,
droit à l’image) dans les articles de presse ou les reportages télévisés. Ils seraient
également les mieux placés pour rassurer les fonctionnaires qui accueillent des
journalistes en tournage dans les services policiers On accompagne les journalistes
quelques jours avant, on le fait pour les reportages au long cours. Pour rassurer les
policiers. Car qui peut le mieux rassurer un policier qu’un policier
26
? »). Plus
spécifiquement, deux officiers de presse transposent, dans leur activité, une capacité
à « sentir » ou à anticiper « les mauvais coups » acquise sur le terrain. Ils revendiquent
ainsi une capacité à « détecter une actualiqui va monter », à « flairer les sujets qui
puent
27
», ou encore à confondre au téléphone « un journaliste dont la voix laisse
entendre de la duplicité
28
». Par ailleurs, une policière du pôle « rédaction » se réfère
à sa longue expérience en brigade des mineurs lorsqu’il s’agit d’apporter des réponses
réconfortantes aux internautes qui sollicitent des conseils ou de l’aide sur le compte
Facebook ou sur le site web de la police nationale (« Après, il y a des façons de dire
les choses qui permettent de rassurer les gens, et ça ce sont des choses que j’ai
apprises à la brigade des mineurs
29
»).
Ces savoirs policiers sont convoqués par les interviewés pour établir une continuité
entre leurs les successifs, mais aussi pour affirmer leur compétence et insister sur la
nécessité de l’expertise policière dans la communication de l’institution, et ce, face à
la concurrence de plus en plus sensible des savoirs experts apportés par les
professionnels de la communication. En toute hypothèse, les policiers communicants
sont soucieux de préserver leur juridiction, et certains pourraient en conséquence
opposer une résistance au changement, au moment où la police s’ouvre à des
compétences externes pour professionnaliser sa communication.
26
Entretien avec un capitaine de police, homme, 51 ans, SICoP.
27
Entretien avec un commandant de police, homme, 45 ans, SICoP.
28
Entretien avec un capitaine de police, homme, 45 ans, SICoP.
29
Entretien avec une gardienne de la paix, femme, 38 ans, SICoP.
45 De pol ici er à com mu ni can t d ans l a pol ice n ati ona l e
4. Conclusion
On est là pour montrer aux collègues que ce qu’ils font c’est super bien. Car on est
très décriés. Pour montrer aux gens qui ont un peu de sympathie que ce qu’on fait
c’est bien. Je dis « on » car je rapporte ce que je suis aux collègues en voie
publique. Je réfléchis à leur place. Je garderai longtemps ce réflexe
30
.
En somme, il y a bien les indicateurs d’une intégration avancée et d’une
professionnalisation en cours de la communication dans la police française. Cette
professionnalisation constitue un processus contingent et discontinu, sinon réversible.
Elle met les policiers communicants au défi de construire une compétence, de
façonner une identité et de conquérir une légitimité, et ce, au cours de parcours
professionnels atypiques ils doivent s’approprier des compétences extérieures à
leur métier, au sein d’un système d’action ils disposent de marges de liberté très
restreintes et au rebours d’une culture professionnelle qui postule une antinomie entre
le rôle de policier et celui de communicant. À cette aune, leur rôle peut paraître
improbable. Il s’élabore dans un espace de tensions et de négociations, objectives et
subjectives, entre les exigences de la haute hiérarchie, les ingérences du pouvoir
politique, ainsi que la marginalité éprouvée et la fidélité revendiquée à l’égard de leur
groupe professionnel.
30
Entretien avec une gardienne de la paix, femme, 39 ans, SICoP.
46 Tr ajec toire s profe ssi on nell es en comm unica ti on
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