Sengager pour engager
Dynamique professionnelle des communicateurs
internes
Vincent Brulois, Enseignant - Chercheur,
Université Paris 13 - LabSIC,
brulois@univ-paris13.fr
11 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
Résumé
Tous les ans, nombre d’entreprises lancent leur enquête d’engagement et les
communicateurs internes sont sommés d’interroger des salariés, confrontés à des
questions de sens. Partant du propos qu’« il faut s’engager pour engager », selon les
mots d’un praticien, quelle sorte de professionnel engagé est ce praticien ? Celui-ci ne
peut-il exercer son métier sans un investissement personnel fort ? De quoi est alors
fait cet engagement ? Dans quelle mesure cet engagement influence-t-il la façon
d’exercer son métier ? Telle est l’intrigue proposée et trois éclairages nous seront
utiles pour la résoudre: sur l’engagement, sur la posture du praticien dans
l’organisation, sur la dynamique de sa trajectoire professionnelle. Nous verrons que,
engager demande de s’expliquer, de dialoguer, voire de se disputer autour du travail
et de son organisation. La dimension communicationnelle du travail apparaît ainsi
comme une évidence.
Mots-clés : communication ; engagement ; dynamique professionnelle ; identité de
métier ; formation.
Abstract
Every year, companies launch their commitment survey and internal communicators
are asked, as a matter of priority, to interview employees, who are confronted with
questions of meaning. Starting from the premise that, in the words of a practitioner,
“one must commit oneself to engage others”, we explore the nature of this
commitment. Can the practitioner exercise his job without strong personal
investment? What is the basis for his commitment? How does this commitment
influence the way he does his job? To answer these questions, we will seek to clarify
the nature of the practitioner’s commitment, his role within the organization and the
dynamics of his career path. We will see that, in order to engage others, internal
communicators have to explain, to exchange ideas, to enter into a dialogue and even
to argue about the work and its organization and the relations between individual
employees. The communication dimension of his work thus seems obvious.
Keywords: communication; commitment; professional dynamic; professional
identity; cultural background.
12 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
Les praticiens appellent cela un marronnier. Tous les ans, nombre d’entreprises
lancent leur enquête d’engagement. Toute affaire cessante, les communicateurs
internes sont alors sommés d’interroger les salariés sur cette thématique et
d’orchestrer le questionnaire qui fera remonter moins leur avis, leur état d’âme, voire
leur opinion, que des chiffres présentés sous forme de pourcentages. L’enquête est
alors menée à bien, puis le verdict tombe sous la forme d’un ultime pourcentage qui
indique la tendance : l’engagement des salariés
1
est meilleur que l’année d’avant, ou
pas… Il faut alors s’en féliciter ou essayer de corriger la tendance par un plan d’action
qui a généralement pour objectif de remotiver, de réimpliquer, bref de réengager des
salariés qu’on croyait pourtant déjà collaborateurs investis.
Partant du propos qu’il faut « s’engager pour engager
2
», quelle sorte de
professionnel engagé est le communicateur interne ? Celui-ci ne peut-il exercer son
métier sans un investissement personnel fort ? Si la réponse est positive, de quoi est
alors fait cet engagement ? Qu’est-ce que cela nous apprend de son identité de métier
actuelle, mais aussi de sa trajectoire professionnelle, voire de sa trajectoire
personnelle ? Dans quelle mesure ces éléments jouent-ils dans cet engagement et dans
la façon d’exercer le métier de communicateur ? Telle est l’intrigue proposée dans le
cadre de cet article. Elle s’inscrit en cela dans la thématique de ce numéro et de son
dossier qui nous invite à interroger les trajectoires professionnelles en communication
pour en relever notamment les atypies, les hybridités ou les temporalités. Afin de la
résoudre, nous passerons par trois éclairages : sur l’engagement d’abord, sur la
posture du praticien dans l’organisation ensuite, sur la dynamique de sa trajectoire
professionnelle enfin.
1
Simplement, nous définirons ce terme dans ce cadre comme ce qui pousse ou ce qui incite un
individu à faire son travail de façon plus ou moins zélée ou, en une formule, de bien faire son travail
afin d’être bien (Clot, 2010). S’engager au travail est donc une manière d’y rechercher (trouver ?) du
sens afin de construire son identité (Sainsaulieu, R. (2014). L’Identi au travail (4
e
éd.). Paris,
France : Sciences Po Les Presses). Au-delà, il s’agit d’une recherche de sens pour soi (se reconnaître),
pour les autres (être reconnu) et avec les autres (Sociologies pratiques, 2(15), 2007).
2
Ce verbatim sans indication d’auteur est tiré des entretiens que j’ai menés. Il en sera de même pour
les suivants. Pour la plupart, ces entretiens de communicateurs (de niveau responsable, directeur ou
directrice, de fonction communication interne ou communication) ont été menés en équipe par
l’intermédiaire de l’Afci dans le cadre de différentes études. Une première vague a été menée à l’hiver
2009 (21 entretiens), une deuxième au printemps 2013 (32), une troisième à l’automne 2014 (22).
D’autres, ont é menés par mes soins en fonction des occasions. Peu étaient centrés sur la thématique
soulevée dans cette communication, mais tous contenaient des éléments pouvant la nourrir.
13 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
1. De l’engagement
Pour le premier point, il semble à présent admis que le communicateur interne soit
à la peine (Brulois et Charpentier, 2013) dans une entreprise en tension (Segrestin et
Hatchuel, 2012 ; Dupuy, 2011, 2015). Le changement est devenu continu dans des
entreprises confrontées à des complexités de plus en plus fortes en provenance de
leurs environnements multiples
3
. Afin de s’adapter, les entreprises se transforment.
Elles adoptent de nouvelles stratégies, de nouvelles organisations, lesquelles se
succèdent de plus en plus rapidement, tant et si bien que ces changements successifs
se confondent avec un mouvement permanent qui mobilise l’ensemble des acteurs
(Alter, 2000) et pose de redoutables questions, aux dirigeants comme aux salariés :
aux premiers, quelle stratégie mener, quelle organisation adopter ? Aux seconds, quel
sens donner au travail (Uhalde, 2013), comment bien faire son travail (Clot, 2010) ?
De fait, la question de l’engagement s’impose alors dans l’entreprise. À la recherche
d’innovations afin de faire face à des environnements mouvants, incertains, voire
contradictoires, l’entreprise n’a de choix que de s’adresser à ses salariés afin de se
saisir de leur potentiel de créativité et de leur capacité de mobilisation ; en bref, de
s’adresser à eux pour « obtenir ce bon vouloir » et cet engagement nécessaire pour
atteindre l’efficacité recherchée (Crozier et Friedberg, 1977). Certes, le livre date du
siècle dernier, mais il apparaît encore très utile aujourd’hui si l’on écoute bien les
communicateurs : « Un patron n’engage pas, à proprement parler, son collaborateur.
C’est en fait ce dernier qui décidera si oui ou non il a envie de le faire. Il peut juste
créer les conditions de l’engagement. » Élément bien connu parmi d’autres, Michel
Crozier et Erhardt Friedberg (1977) y notent par exemple que le salarié est un acteur
et, de ce fait, « un agent autonome qui est capable de calcul et de manipulation, et qui
s’adapte et invente en fonction des circonstances et des mouvements de ses
partenaires ». Trois idées importantes ressortent alors, qui peuvent nous aider à
clarifier la compréhension de ce qu’est l’engagement.
L’autonomie d’abord : « Aucun individu n’accepte d’être traité totalement et
uniquement comme moyen » ou comme une ressource humaine (Crozier et Friedberg,
1977). Au-delà, si l’entreprise se fixe à raison des objectifs et une stratégie pour les
atteindre, chaque salarié peut avoir ses propres objectifs, lesquels ne sont pas
nécessairement similaires à ceux de l’entreprise. En tout cas, il n’y a pas de raison de
3
Pour plus de précisions, voir L’Entreprise dans la société. Une question politique de Michel Capron
et Françoise Quairel-Lanoizelée (2015). Cette complexité, à laquelle fait face l’entreprise, a des
répercussions sur l’activité du communicateur, nombre de propos obtenus par entretien vont dans ce
sens : « En fait, je suis tout le temps en multi-activité ! », « Le pouvoir du communicant n’est plus
un pouvoir normatif de contrôle de l’information, mais un pouvoir d’accompagnement, d’ouverture,
de mise en relation. », « Plus la situation économique et financière se dégrade, plus la nécessité de la
communication interne s’impose. En ce moment, les rapports entre collègues se tendent
profondément. On est face à une communauté humaine fébrile, inquiète. »
14 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
penser que ces objectifs individuels soient assimilables à ceux de l’entreprise.
Deuxième idée : le salarié, en tant qu’acteur, jouit d’une liberté relative ; relative, car
il agit en milieu contraint (une entreprise). Son autonomie est donc soumise aux règles
de fonctionnement du milieu dans lequel il travaille. Il n’en reste pas moins qu’il peut
toujours se ménager une part d’initiative, qu’il possède une certaine liberté d’action
conforme aux règles de l’organisation et en fonction des interdépendances et des
interactions qui le lient aux autres. « Le pouvoir d’agir librement dans sa zone de
compétence et de responsabilité, remarque un communicateur, est un facteur clé de
l’engagement ». Enfin, il possède une rationalité limitée, nécessairement limitée par
les ressources dont il dispose et qu’il peut mobiliser dans une situation donnée. En
outre, remarquent les Crozier et Friedberg (1977), sa stratégie n’est en aucun cas
réductible qu’à la seule recherche de ce qui est le meilleur pour lui. Autrement dit, il
est capable de s’engager, de façon individuelle ou altruiste, s’il le veut bien !
En résumé, le salarié agit dans un système l’entreprise avec d’autres ses
collègues, sa hiérarchie. Dans ce sens, l’organisation qui est la sienne ne peut être
qu’un « construit social », c’est-à-dire un champ de coopérations, d’interdépendance
entre des acteurs ayant des intérêts propres (Crozier et Friedberg, 1977). Ces intérêts
peuvent se ressembler ou se rejoindre (de temps à autre), mais ils ont toutes les
chances d’être différents (voire contradictoires) la plupart du temps. Aux yeux des
auteurs, l’organisation est un ensemble de « jeux structurés » pour le meilleur comme
pour le pire. Univers de coopérations, l’organisation est aussi un univers de
négociations : le « royaume des relations de pouvoir, de l’influence, du marchandage
et du calcul » (Crozier et Friedberg, 1977). C’est un univers à la fois complexe et
conflictuel, « rien d’autre qu’un univers de conflits » (Crozier et Friedberg, 1977). Au
quotidien, le fonctionnement de l’entreprise est donc le résultat de ces conflits
d’intérêts, lesquels sont « la rançon qu’une organisation doit payer pour exister, et la
condition même de sa capacià mobiliser les contributions de ses membres et à
obtenir ce bon vouloir sans lequel elle ne peut fonctionner convenablement » (Crozier
et Friedberg, 1977). Dans cette vision conflictuelle, on retrouve donc bien
l’importance du bon vouloir des individus.
A priori, cela complique cet engagement des salariés que recherchent de
nombreuses entreprises. En effet, comment engager des individus qui ont tous des
intérêts propres, qui ont plus de chances d’être divergents que convergents, entre eux
comme avec les objectifs de l’entreprise ? Dominique Méda et Patricia Vendramin
(2013) avancent une possibilité de réponse. Interrogeant l’évolution du rapport au
travail aujourd’hui, à l’aide d’enquêtes longues menées dans plusieurs pays
européens, elles identifient que la valeur travail est toujours importante pour une
grande majorité de salariés. Les Français, de façon singulière, « font
systématiquement partie de ceux qui déclarent le plus que le travail est important »,
exprimant même des « attentes immenses sur le travail » (Méda et Vendramin, 2013,
p. 55). Bien sûr, il faut interpréter ces résultats avec justesse et recul ; mais ceux-ci
15 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
rejoignent la tendance à une exception ou une étrangeté française quant au rapport au
travail
4
.
Parmi les indices explicatifs apportés par les auteurs, il en existe un qui peut nous
intéresser : « la montée des attentes de réalisation de soi ». Par exemple, les Français
sont beaucoup plus nombreux que d’autres à estimer que le développement de cette
capacité à se réaliser passe par le travail. Celui-ci apparaît ainsi comme nécessaire
pour pouvoir mener une existence normale, pour se développer et s’épanouir. Le
travail occupe donc une place singulière en ce sens qu’il est porteur de beaucoup
d’espoirs, qu’il est plus fréquemment qu’ailleurs un « investissement affectif » (Méda
et Vendramin, 2013, p. 83). Les salariés français plébiscitent les notions
d’accomplissement et de fierté, autrement dit plébiscitent des « attentes expressives à
l’égard du travail, ou encore des attentes symboliques, subjectives, réflexives et
sociales » (Méda et Vendramin, 2013, p. 86). Parmi ces attentes, trois éléments clés.
Le premier concerne l’individu : le travail est vu comme « un type d’activi
susceptible de permettre aux individus de se confronter, de se dépasser, de mesurer et
d’améliorer leurs capacités » (Méda et Vendramin, 2013, p. 86). Le deuxième
concerne le collectif et le contexte : le travail est considéré comme une activité
permettant « de rencontrer les autres, d’œuvrer avec eux, de former des collectifs, de
réaliser des choses avec les autres » (p. 87). Le troisième, enfin, concerne l’avenir :
travailler, c’est « la possibilité d’imaginer une carrière, avec une progression et une
accumulation dans le temps » (p. 87).
Bref, l’importance est donnée à la dimension relationnelle du travail, de laquelle
émergent deux composantes : la relation expressive au travail et le besoin des
individus d’appartenir à un collectif
5
et de s’engager pour lui. Ce besoin se traduit par
le sentiment de faire corps avec un groupe professionnel (clairement fini par la
maîtrise d’un métier ou le partage d’un statut) ou, plus simplement, de faire partie de
la petite équipe de collègues avec lesquels on travaille et partage au quotidien. En tout
cas, ce qui semble privilégié par les salariés, c’est moins une appartenance à un
collectif lointain l’entreprise (trop grande, trop lointaine, car exerçant à l’échelle
mondiale) que l’appartenance à « ce petit réseau de personnes avec lesquelles des
habitudes se sont nouées et qui constituent un des éléments centraux du lieu de travail
et de l’ambiance de travail » (Méda et Vendramin, 2013, p. 89). Ce constat analytique
des deux chercheuses rejoint le propos pratique d’un communicateur, pour qui
« l’engagement s’exprime d’abord vis-vis de l’équipe à laquelle on appartient, puis
d’un projet, puis de l’entreprise ».
4
Voir, notamment, Philippe d’Iribarne avec des travaux déjà anciens, La Logique de l’honneur
(1989), ou plus récents, L’Étrangeté française (2006).
5
Cela renvoie à l’identité professionnelle de chacun : voir Renaud Sainsaulieu (2014) et Claude
Dubar (1991).
16 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
Caractérisé par son envie de s’engager, le salarié éprouve aussi le besoin de coopérer
au travail, surenchérit Norbert Alter (2009). En effet, la coopération ne s’explique ni
par un intérêt économique, ni par un processus de management (qui favoriserait ou
obligerait à la coopération), ni même par une quelconque culture de métier. La
coopération repose largement sur la volonté de donner des individus, précise-t-il. Or
donner permet d’échanger ; échanger permet d’exister en entreprise et,
potentiellement, d’être reconnu et légitime : « On est d’autant plus engagé qu’on est
considéré comme un acteur à part entière », remarque un communicateur. Coopérer
est donc un moyen de créer des liens sociaux, eux-mêmes vecteurs d’informations, de
services, de rites, de symboles et d’émotions. Il n’y a pas de coopération sans
sentiment : « Les règles, pour être efficaces, supposent que les salariés les investissent
de leur être, de leurs engagements affectifs et moraux réciproques, de leur conception
et de leur expérience du rapport aux autres » (Alter, 2009, p. 10). L’auteur insiste
donc, à son tour, sur la dimension affective des échanges et sur la dimension
communicationnelle du travail.
Ainsi, si la coopération repose sur une rationalité, cette rationalité n’a rien
d’économique. L’individu coopère moins pour optimiser son utilité personnelle ou
améliorer sa situation personnelle que pour « aider les autres en prenant du temps à
soi » (Alter, 2009). Ce sont bien des affinités personnelles qui sont au cœur de la
coopération. Puisque coopérer, c’est échanger, les engagements affectifs et moraux,
qui passent dans les échanges, structurent cette coopération. Coopérer n’est donc
jamais neutre. L’individu se dévoile aux yeux des autres, comme les autres pour lui.
Et c’est justement cette émotion transmise qui donne du sens à la relation. Il s’agit de
rendre service donner sachant que ce service rendu oblige celui qui reçoit, à le
rendre plus tard. Si le don n’est pas forcément rationnel, il n’est pas désintéressé. Un
service donné attend un retour : au minimum, de la gratitude. S’il ne vient pas, la
coopération ne peut perdurer. La coopération se construit donc sur des sentiments
partagés, de l’empathie, de petits actes de gentillesse
6
. C’est ce partage d’émotions
qui permet de signifier son appartenance à un groupe. Au final, la coopération repose
donc sur la confiance envers des individus au sein d’un groupe ou d’un « petit réseau
de personnes », comme l’écrivent Dominique Méda et Patricia Vendramin (2013,
p. 89). Des règles implicites guident cette relation de confiance : un membre du
groupe ne peut s’attribuer personnellement le capital de connaissance propre au
groupe ; en outre, toute information qui circule au sein du groupe ne doit pas en sortir ;
enfin, un individu accepté par les membres du groupe doit apporter au groupe, en
échange, ces propres informations ou compétences. Ces règles caractérisent la loyauté
attendue des individus envers les autres membres du groupe. Bien sûr, qui dit loyauté
7
6
Voir Petit éloge de la gentillesse d’Emmanuel Jaffelin (2011).
7
Voir Défection et prise de parole d’Albert O. Hirschmann (1970).
17 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
dit aussi trahison, car l’entreprise reste, comme nous l’avons rappelé, « le royaume
des relations de pouvoir, de l’influence, du marchandage et du calcul » (Crozier et
Friedberg, 1977).
Résumons. Avec Norbert Alter, nous avons vu que, sauf exception, les salariés ont
la volonté de coopérer et de donner ; autrement dit, « leur engagement est fort » estime
un praticien, naturellement fort. Avec Dominique Méda et Patricia Vendramin, nous
avons vu que ce me salarié exprime un fort attachement au travail. Avec Michel
Crozier et Erhard Friedberg, nous avons vu qu’il est capable de s’engager pour les
autres, s’il le veut bien, le fameux bon vouloir de l’individu acteur. Dans ces
conditions, l’engagement des salariés devrait être simple, le travail des
communicateurs devrait être facilité et sa posture, légitimée. Pourtant, ce n’est pas le
cas !
2. Posture du communicateur
Sur un plan général, le communicateur est censé tenir un rôle de passeur de sens.
Exerçant une fonction plurielle
8
, son rôle est aussi d’éviter le grand écart entre l’image
projetée par l’entreprise et la réalité de l’activité en interne, sachant que cet écart est
potentiellement source de distance, de désengagement des salariés et de défiance de
leur part quant à la parole portée par l’entreprise. C’est pourquoi « la communication
commence avec la compréhension des logiques des autres » et le communicateur doit
avoir « la constance de l’écoute et de l’attention ». Ses missions sont donc de traduire
les attentes des uns dans le vocabulaire des autres, de comprendre les métiers et les
situations de travail, d’identifier et de partager les valeurs collectives, de maintenir le
sens du travail en reliant les acteurs plus qu’en relayant l’information : « La
communication interne est un processus progressif qui se coconstruit avec les
collaborateurs ». La difficulté est que sa position le tient souvent éloigné de la scène
du travail, loin du social, quand son rôle pourrait y être fort utile en relation avec le
manager de proximité, lequel est débordé par ses activités informationnelles
(reporting) au détriment de ses activités communicationnelles (relation avec son
équipe)
9
.
Le communicateur exerce ainsi une activité charnière, car il pratique un métier qui
demande d’adopter une position d’entre-deux, d’être à la fois attaché à et détaché de
8
Dans un de ses baromètres, l’Association française de communication interne (Afci) définissait
l’activité du responsable de communication interne autour de cinq actions structurantes : informer,
conseiller (les managers), manager (son équipe), écouter (le corps social), relier (les salariés ou créer
une dynamique collective) (2012).
9
Voir : Brulois et Charpentier (2013) ou encore Dupuy (2011). Ou voir l’article de Mathieu
Detchessahar : « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème, mais la solution »
(2011).
18 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
l’entreprise. Il lui incombe, en tout cas, la mission de favoriser l’engagement des
salariés, ce qui l’engage professionnellement et personnellement au prix d’un
investissement corps et âme au quotidien : ce métier est « un sacerdoce », « assez
ingrat », c’est un métier dans lequel, « du matin au soir, il faut donner de l’énergie »,
un métier l’on est « au four et au moulin en permanence ». Qui plus est, si la
compréhension et l’utilité du travail de communication interne sont reconnues
aujourd’hui, elles sont toujours en construction : « Si on n’y prenait pas garde, on
pourrait ne s’occuper que des guirlandes à la sortie de l’ascenseur… ». Salarié parmi
les autres, il n’exerce pas un métier comme les autres. Il occupe un poste usant, qui
engage et réinterroge ce qu’il est, ni trop près ni trop loin de la direction comme du
terrain, mais résolument dans l’action
10
, surtout pas « en retrait » car cela le
délégitime. Malgré le sentiment d’exercer un métier « utile », sa posture demeure
incertaine et son identité de métier reste « fragile », nécessitant à la fois proximité et
distance avec les acteurs.
Pourtant, ce constat n’empêche ni la fonction Communication de s’intégrer dans le
jeu organisationnel ni les praticiens de s’investir avec habileté en se saisissant des
zones de flous de l’organisation ou « zones d’incertitude », en s’inscrivant et en
remodelant le « système d’actions concret » (Crozier et Friedberg 1977)
11
. Cet
investissement est tout à la fois professionnel et personnel, tout en « contorsion »
(Dupouy, Fenot et Fukuhara, 2015), d’autant que la fonction Communication fait face
à des tensions.
Tensions entre l’interne et l’externe, d’une part, car « [c]’est aux communicants que
revient le rôle d’être les cinq sens de l’entreprise, à l’écoute de l’interne et de
l’externe ». Leur rôle est certes de dire et d’informer, mais aussi d’écouter et de
comprendre en veillant à ne pas créer de rupture entre communication interne et
communication externe : « Il faut que l’information soit claire, que la communication
soit sincère. […] Ce n’est pas simple. » Tensions verticales et horizontales, d’autre
part, car au titre des premières, le communicateur n’a pas la même vision de la
situation en exerçant au siège ou sur un site opérationnel ; pourtant, « quand on est
responsable de communication interne, on doit savoir ce qu’il se passe dans
l’entreprise. Il faut se déplacer sur les sites pour comprendre les problèmes. » Au titre
des secondes, le communicateur regrette d’être débor par ses activités
informationnelles au détriment de ses activités analytiques : « La difficulté est surtout
de collecter l’information. J’y passe un temps fou ! » Si l’information est utile et
nécessaire, informer ne suffit pas. Le travail du communicateur est aussi de consacrer
assez de temps à l’analyse de l’information afin de « comprendre comment on peut
10
Le métier est associé, « en premier lieu, à un savoir pratique se construisant dans l’action »,
remarquent Florence Osty et Geneviève Dahan-Seltzer (2006, p. 96).
11
Pour exemple, voir le n° 30 de la revue Sociologies pratiques (2015) pour un usage pratique que
fait un communicateur de ce système d’action concret (p. 63-72).
19 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
mettre en mouvement des enracinements collectifs ». Il s’agit donc de décoder le(s)
contexte(s) : les acteurs et leur métier, l’organisation et les interactions, les
transformations et leurs enjeux. Il s’agit de comprendre un écosystème pour travailler
sur la dynamique sociale de l’entreprise, pour permettre aux salariés de « s’ouvrir […]
aux autres missions, aux autres métiers et aux autres collaborateurs », pour casser les
silos et aider les managers à travailler ensemble et, de façon générale, pour « penser
collectif » et favoriser l’engagement collectif.
Le travail en communication interne devrait être facilité par la volonté de donner
des salariés, d’autant plus que les entreprises recherchent moins aujourd’hui « la
capacité du salarié de se subordonner [dans le cadre d’un contrat de travail] et d’être
discipliné, que la capacité d’être engagé », comme le constate le Haut-commissaire à
l’engagement civique (Blanc, 2016, p. 25). Engager demande toutefois de s’expliquer,
d’échanger, de discuter, de dialoguer, voire de se disputer autour du travail, de son
organisation, du fonctionnement des équipes, des relations entre individus. Au fond,
les salariés ne souffrent pas tant du travail lui-même que de ne pouvoir en discuter
12
.
Par ailleurs, ils souhaitent s’engager, ils ont la volonté de donner pour peu qu’on leur
laisse la possibilité d’échanger pour coopérer. Nombre de communicateurs l’ont
compris, affirmant qu’il est « plus important de créer des espaces d’expression que
de donner des messages », qu’il faut « créer le lien plutôt que le décréter ». Le
contexte semble évoluer dans ce sens si l’on en juge par la proposition de l’Accord
national interprofessionnel de 2013 d’encourager et de favoriser l’expression des
salariés sur leur travail
13
.
C’est là une belle idée dont la mise en œuvre reste toutefois complexe. C’est que la
dynamique de changements perpétuels, dans laquelle sont engagées les entreprises,
bouleverse ces processus de dons des salariés. Ce mouvement permanent favorise
l’« incomplétude des règles » (Alter, 2009) : il est impossible de tout prévoir et,
pourtant, il est de plus en plus important de s’adapter. Et l’adaptation, c’est ce qui
n’est pas prévu, ce qui n’est pas intégré dans le fonctionnement. L’adaptation de
l’entreprise nécessite donc de recourir aux contributions des individus et de favoriser
leur coopération. Or si dans les faits les entreprises tirent parti de ces comportements,
qui viennent pallier les insuffisances de leur organisation, les directions ne
reconnaissent pas suffisamment ces pratiques de dons et d’échanges : « Ce qu’on
appelle l’engagement passe par la reconnaissance ». Elles « ne les lèbrent pas »
(Alter, 2009), parce que les processus de management ne prévoient pas, en fin de
12
Intervention du sociologue Pascal Ughetto lors du colloque de l’Anact (Agence nationale pour
l’amélioration des conditions de travail), Rendons le travail parlant !, dans le cadre de la Semaine
pour la Qualité de vie au travail (Paris, 15 juin 2015) : « Les salariés souffrent moins des exigences
du travail que de ne pouvoir en parler ».
13
Article 12 du Titre V de l’Accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail
(Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, 2013).
20 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
compte, ce genre de pratiques de coopération, de dons, d’échanges des individus pour
pouvoir bien faire leur travail. Donner, c’est donc déroger à la règle : « Le
management par l’amont interdit de donner. Les pratiques de don prennent en effet du
temps. […] [E]lles ne participent pas directement de l’efficacité puisqu’elles ne
contribuent pas explicitement à atteindre un objectif bien défini. » (Alter, 2009,
p. 152.) Ces propos, certes définitifs, énoncent bien, en revanche, qu’un tel type de
management favorise la mise en place d’une organisation portée sur la qualité des
structures plutôt que sur la nature des relations sociales, « les biens plutôt que des
liens » (Alter, 2009). De fait, de telles pratiques de management vont à l’encontre du
travail du communicateur, qui cherche, lui, à construire du lien.
Bien sûr, d’autres entreprises sont confrontées à des situations l’activité exige
une forte implication des salariés. Elles adoptent alors un management par l’aval dans
lequel la priorité est donnée au terrain, aux équipes opérationnelles et aux individus.
Leur ingéniosité est recherchée, on fait appel à leur responsabilité, on recherche
l’innovation, on favorise leur prise d’initiatives et, pour cela, on leur donne plus
d’autonomie et de pouvoir d’agir : il est attendu du salar« qu’il soit capable de se
mobiliser sur un projet » ; en retour, celui-ci « attend de l’entreprise un plus grand
respect de sa liberté » (Blanc, 2016, p. 25). Dans ce sens, travailler, c’est coopérer, et
la coopération est autorisée et favorisée, car nécessaire, seule issue face au mouvement
permanent. Mais plus ces changements sont fréquents, plus il est demandé aux
individus, plus les réseaux constitués sont érodés, déstructurés ou à restructurer en
permanence du fait de réorganisations, du départ de certains salariés, de l’arrivée de
nouveaux. Pas facile de développer de la coopération dans ces conditions, pas facile
de faire vivre ce « cycle du don » (Alter, 2009). En effet, pourquoi donner quand on
est de moins en moins sûr de celui à qui l’on donne, quand on est de moins en moins
certain qu’il vous le rendra parce qu’il ne sera peut-être plus à son poste ? Cette
incertitude incite les salariés à limiter leur investissement en entreprise, à compter de
plus en plus leur engagement. Selon leur situation (objective) et leur appréciation de
leur situation (subjective), selon leur identité professionnelle et leur trajectoire sociale,
ils continuent à donner, malgré tout, ou veillent à l’équilibre des comptes, ils donnent
à l’entreprise, de façon générale, ou limitent leurs échanges à un petit nombre
d’individus : leur service, leur bureau, leur petit réseau.
D’une raison à l’autre, il en ressort que les conditions à l’engagement des salariés
sont multiples et difficiles à mettre en œuvre, rendant complexe le travail du
communicateur : « Un individu enga veut aujourd’hui que son autonomie soit
reconnue. Ce qui ne va pas de soi dans l’entreprise. » (Blanc, 2016, p. 26.) En outre,
l’entreprise est de moins en moins une « communauté organique, comme autrefois »,
car composée de plus en plus de « différentes communautés d’action » en interaction,
en conversation voire en opposition (Blanc, 2016, p. 26). Dans ces conditions,
comment articuler ces communautés ? Comment faire comprendre qu’il faut penser
au-delà des silos pour faire collectif ? Comment penser une « stratégie
21 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
conversationnelle digitale » ? Telles sont les questions qui se posent au
communicateur. Il n’existe pas de réponse immédiate ou de solution miracle. Cela
demande du travail et de la patience, c’est « le fruit d’une somme d’actions, pas d’un
événement isolé » constate un praticien. La communication interne, « c’est comme en
médecine chinoise, il faut la pratiquer de manière préventive. J’investis pour que
l’organisation se porte bien », surenchérit un autre. Il s’agit de combiner actions
courtes et actions longues : « On ne peut pas uniquement travailler sur le long terme.
Les actions de court terme doivent être des accélérateurs successifs d’un processus
de long terme ». Mais enserrée dans des changements permanents, quelle entreprise
maîtrise aujourd’hui son long terme ? Dans ce sens, l’engagement des salariés ne peut-
il être autre que de courte durée, fluctuant à l’aune de ces changements et des
promesses non tenues qui les accompagnent ? Dans quelle mesure, alors, le
communicateur, tel Sysiphe, n’est-il pas contraint de s’engager, encore et toujours,
pour engager les salariés ?
3. Implication professionnelle et personnelle
Sans surprise, nombre de propos de communicateurs font référence à cette
nécessaire implication, à cet engagement corps et âme. Cette implication est
professionnelle d’une part : « Je maîtrise assez peu mon agenda », « Je saute du coq
à l’âne en permanence », « C’est un métier chronophage ». La plupart d’entre eux ont
bien conscience que leur posture a changé, d’un statut d’émetteur à celui, plus juste
mais plus complexe, de « facilitateur », de « connecteur », voire de « chef
d’orchestre ». Pourtant, leurs propos trahissent une réalité qui leur confère bien plus
un rôle d’homme-orchestre, « usant » et « pas durable », d’autant que cette
implication professionnelle intense renvoie, d’autre part, à une implication
personnelle forte : « Il faut être en veille permanente, cela demande un investissement
personnel énorme, une hygiène de vie infernale », « Je suis beaucoup en réunion et
itinérante […]. Mes dossiers, je les traite le soir, tranquillement à la maison, au
calme, quand les enfants sont couchés. » S’engager demande ainsi « un niveau
d’implication personnelle qui transforme le moindre frottement en souffrance ».
L’engagement peut être douloureux : « Il faut de la résilience, de la pugnacité. C’est
bien plus dur que tout ce que j’imaginais. », « C’est un métier où l’on brûle de
l’intérieur », « Je me sens seule, c’est inimaginable »…
De façon paradoxale, plus le rythme s’accélère, plus la prise de distance du
communicateur avec son activité et son milieu de travail devient nécessaire. Si le
fonctionnement de l’organisation produit de l’urgence et si le développement du
numérique permet l’immédiateté, le praticien cherche à résister à la tyrannie de
l’immédiateté et à la dictature du court. Il doit allier la réactivité à la prise de distance,
il doit s’inscrire dans le temps court le présent et s’en extraire pour penser le temps
long. Il a besoin tout à la fois d’être dans l’émotion et la réaction et de se ménager des
22 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
« oasis de décélération » (Rosa, 2010) propices à la réflexion, la compréhension et
l’action, comprendre la « logique des autres » tout en affirmant ses positions : « Il ne
faut pas avoir peur des conflits. Il ne faut pas chercher absolument à ce qu’on vous
aime. » Le communicateur recherche ainsi une posture en équilibre sur les temps (de
l’entreprise) et sur les intérêts (des communautés), sans s’oublier et savoir faire valoir
son sens critique : « Il faut savoir dire non », « On doit s’autoriser une expression
libre ». En une formule, le communicateur est « impliqué mais détaché », tout en
exprimant un fort attachement à son entreprise et des attentes expressives à l’égard de
son travail : « La difficulté, c’est qu’on aime notre boulot, on incarne la boîte, on a
un lien affectif fort avec ce qu’on fait ». Une position pour le moins schizophrénique :
« C’est douloureux »…
Plus « porteur de sens » que passeur de sens finalement, le communicateur assume
un engagement qui repose sur des valeurs personnelles et une éthique professionnelle :
« Quand je pense que les choses ont du sens, je trouve les mots pour les porter et
convaincre. C’est accolé à une éthique extrêmement forte. Mais quand je ne n’y crois
pas, je ne peux pas faire. » Assurément, il prend un risque en y mettant de lui-même.
Il lui faut discerner les « signaux faibles », apprécier les choses, faire preuve d’une
« compréhension intuitive » des situations (issue de son expérience et de son analyse)
tout en l’étayant d’éléments tangibles (basés sur des sondages, enquêtes ou
baromètres). Il lui faut donc gagner la confiance des autres et agir avec courage : une
gageure à une époque où les salariés cherchent à prendre l’entreprise au piège de ses
communications antérieures. Cette situation inquiétante pour les entreprises
caractérise un dysfonctionnement actuel majeur. Paradoxe de ce constat : alors même
que tout est fait pour responsabiliser l’individu, pour qu’il affirme son autonomie tout
en répondant à la demande d’engagement de l’entreprise, celui-ci remet en cause la
parole de l’institution en même temps qu’il dépend, dans son travail, de plus en plus
étroitement des autres. Il lui faut accorder sa confiance tout en étant digne de
confiance, dans une relation de dépendance réciproque.
Mais la confiance ne se décrète pas, elle se gagne. En entreprise, rassurer n’est plus
suffisant, il s’agit d’aider les salariés à « construire un environnement de travail moins
incertain, plus prévisible, qui permette de se fier un peu plus à l’autre » (Dupuy, 2011).
Cela passe forcément par l’instauration de règles du jeu auxquelles tout le monde
adhère, car reposant sur une définition claire « de ce qui est acceptable et de ce qui ne
l’est pas » (Dupuy, 2011). S’esquisse alors le portrait d’un dirigeant qui ne serait pas
pour donner du sens, mais pour faire émerger des règles communes. Il en serait
« d’autant plus fort qu’il [ferait] confiance et il [ferait] d’autant plus confiance qu’il
[serait] fort » (Dupuy, 2011). Le sens apparaît comme problème seulement lorsque les
relations d’échange et de négociation à propos du changement s’estompent. Sans
discute ni dispute, chacun est renvoà produire du sens pour soi, car l’« espace
institutionnel du changement […], socialement inhabité et maladroitement comblé par
des kyrielles d’outils et de spécialistes », devient dénué de toute signification (Uhalde,
23 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
2010). Restaurer des médiations, des lieux et des moments d’information, d’échange,
de dialogue, de débat, de conversation, penser l’avenir en le reliant aux cultures
collectives présentes et issues du passé, tels peuvent être des scénarios possibles pour
retrouver confiance, envers soi et envers les autres.
S’esquissent aussi des pratiques de communication en évolution. Elles contribuent
à adopter des formes renouvelées de dialogue en interne, à abandonner la com’
(façonner une image) au profit de la communication (construire du social) (voir
Brulois et Charpentier, 2013), à réaffirmer notamment que la communication interne
n’est pas de la communication externe en plus petit : la seconde sert à « afficher »
l’entreprise et la marque, la première sert à la construction sociale de l’entreprise.
S’esquisse enfin une autre professionnalité pour le communicateur : « Mon métier
consiste à créer les conditions d’explication et de dialogue [autour de la stratégie
définie par la direction] en m’assurant que l’on ne soit pas déconnecdes attentes
des salariés ». Il s’agit de passer d’une gestion des messages et de l’image (qui tend
à imposer aux uns des idées produites par d’autres) à une gestion des relations (qui
vise à créer une capacité de fonctionnement collectif) : « Quand on fait de la
communication interne, on parle des gens et on parle aux gens. »
Deux pistes d’action apparaissent, dont certains se sont déjà emparés : s’intéresser
au travail et plonger dans les situations vécues par les salariés ; travailler la relation
avec les managers. Bref, il s’agit d’améliorer les dynamiques communicationnelles
autour du travail, de réinstaurer des espaces d’échange, de discussion, de
confrontation sur le travail. Créer un environnement adéquat de travail est une chose,
encourager la prise de parole des individus, au risque de la critique, en est une autre.
Nous l’avons déjà signalé auparavant, l’Accord national interprofessionnel sur la
qualité de vie au travail donne un cadre à ces actions. Son article 12, notamment,
précise,
Si lorganisation du travail est de la seule responsabilité de lemployeur, la
possibilité donnée aux salariés de sexprimer sur leur travail, sur la qualité des
biens et services quils produisent, sur les conditions dexercice du travail et sur
lefficacité du travail est lun des éléments favorisant leur perception de la qualité
de vie au travail et du sens donné au travail. À cette fin, les entreprises
développeront des initiatives […], favorisant lexpression directe des salariés sur
leur travail. […] Ces échanges doivent contribuer à créer des relations empreintes
de plus de bienveillance et à développer un climat de confiance réciproque
(Ministère du Travail, 2013, p. 31).
En filigrane, le communicateur est poussé à penser différemment pour pouvoir agir
autrement : « Aujourd’hui, le rôle de la communication interne est [de] rétablir la
confiance, respecter les collaborateurs. […] On a perdu une part de leur confiance ces
dernières années. »
Gagner la confiance donc. Mais la confiance implique le courage : « Je suis
identifiée comme la personne qui a le courage, qui ose. Pour cela, j’ai la confiance de
24 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
mon équipe, des agents et même de la direction. Cette confiance sauto-nourrit. Mais
on est exposé. » Ainsi, courage comme confiance ne sont pas sans danger. La
confiance est un « pari sur l’humain », et « l’être humain peut trahir » (Marzano,
2010). Nécessaire mais dangereuse, en un mot, complexe, la confiance renvoie donc
au courage défini comme « une force motrice, une vertu opérationnelle, qui met en
mouvement » (Fleury, 2010). Le courage est ainsi une vertu individuelle. Certains
communicateurs ont bien conscience de l’importance de cette vertu : « Il faut savoir
résister aux pressions, savoir faire preuve de persuasion, savoir dire non, être
courageux pour affronter ses responsables », affirme l’un d’eux. Le courageux est
« celui qui ne délègue pas à d’autres le soin de faire ce qu’il y a à faire », il « représente
un état de résistance : la capacité de dire non ! », écrit en écho Cynthia Fleury (2010).
Cette vertu individuelle est d’autant plus importante qu’elle permet de gagner la
confiance des autres et de mettre en mouvement.
Pour la philosophe, le langage du courage prend alors deux formes. Il s’agit d’une
part de « dire vrai », c’est-à-dire aller à l’opposé de ceux « qui adaptent et varient leur
propos en fonction de leur auditoire, en ne les indexant à aucune vérité, si ce n’est
celle de l’instant et de la cible […] à séduire » (Fleury, 2010, p. 154). Dire vrai, c’est
donc être courageux et faire preuve de sens critique : « C’est beau l’enthousiasme,
mais pour faire ce boulot, il faut un vrai sens critique, dire aux dirigeants quand ça
déconne et ce qu’on a à apporter ». Un changement, par exemple, peut être source
d’un malaise social. Or ce malaise peut venir de changements mal conçus. Il faut donc
« remonter à la source » et « expliquer aux états-majors qu’un changement bien conçu
n’est pas forcément un changement bien compris par le terrain, parce qu’il se heurte
aux valeurs identitaires des salariés ». Sans être une « fonction dure de l’entreprise »,
la communication interne n’en est pas moins au ur de la production de sens :
« Souvent, [ce qui est en cause] ce sont les décisions qui ne font pas sens. Chacune
d’entre elles délégitime l’encadrement… En fait, ce que renvoie la base, c’est le non-
sens ! » Au-delà de savoir dire non ou de dire vrai, être courageux pour un
communicateur, c’est alors essayer de construire des zones de conciliation ou des
espaces de négociation entre les salariés, les managers et les dirigeants.
Une certaine « éthique de la discussion » apparaît alors comme un horizon
fondamental structurant le travail du communicateur (Fleury, 2010). Les salariés sont
à la recherche de sens et de cohérence, avons-nous déjà noté : « Si je suis engagé pour
une cause, au nom de certaines valeurs, dans la vie civile, je tiens à retrouver les
mêmes valeurs dans l’entreprise » (Blanc, 2016, p. 26). Ils ressentent un besoin
« proprement éthique » (Blanc, 2016). Aujourd’hui, la communication « doit produire
des messages sur l’entreprise qui rencontrent [sic] les attentes sociétales et les attentes
du personnel », remarque en écho un praticien. Dans ce contexte, c’est bien au
communicateur que revient la tâche de coconstruire cette discussion avec les salariés,
avec ceux qui, de toute façon, se reconnaissent acteur (comme nous l’avons vu avec
Crozier et Friedberg), avec ceux qui sont dans une relation expressive à l’égard du
25 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
travail et qui ont besoin d’appartenir à un collectif et de s’engager pour lui (comme
l’ont identifié da et Vendramin), avec ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de
coopérer, de donner pour exister en entreprise (comme l’a remarqué Alter).
La communication interne est fondamentalement humaine, c’est une production
sociale bien plus qu’une production technique. Il faut d’autant moins l’oublier devant
la surcharge d’informations et le sentiment d’urgence permanente qui prévalent
souvent en entreprise. La dynamique professionnelle du communicateur est de
favoriser les liens du sens entre les individus et entre les communautés, d’organiser
leurs conversations afin de donner à l’entreprise une épaisseur culturelle : faire
entreprise comme on fait société. Dans l’ensemble, il apparaît que les salariés
souhaitent s’impliquer. La question qui se pose n’est donc pas de convaincre, mais de
redéfinir avec eux les termes d’un nouvel agir qui rende les changements de
l’entreprise acceptables par tous. Sacré programme pour le communicateur !
4. Conclusion
À travers cette réflexion et les propos des communicateurs, l’articulation des
pluralités culturelles et sociales semble essentielle aujourd’hui dans les entreprises. Il
ne peut y avoir de réponse à l’engagement que si le lien social existe, et le lien social
ne peut exister sans des lieux et des moments d’expression, de dialogue, de débat, de
conversation et de confrontation. L’important, pour une entreprise, n’est pas tant de
faire adhérer à des valeurs que de faire vivre des individus ensemble en faisant
coexister leurs différences et leurs spécificités. Apparaît alors une tension entre deux
tendances : il y a nécessité d’emmener la communication interne vers les enjeux
stratégiques de l’entreprise alors même qu’une telle réflexion globale « a du mal à
émerger face à la tendance à l’hyperspécialisation ». Le risque, en tout cas, « est de
faire de l’image, de la marque, de la visibilité, sans envergure stratégique ». Pour
l’éviter, il n’y a pas d’autre choix que de s’attacher à « connaître la structure,
l’organisation, la culture, les valeurs de l’entreprise et des hommes ». Dans ce cadre,
le rôle du communicateur est de comprendre un « écosystème », c’est-à-dire les
acteurs et leur métier, l’organisation et ses interactions, les transformations et leurs
enjeux. S’il utilise toute la palette des outils à sa disposition, il se tourne aussi, assez
souvent finalement, vers la sociologie pour forger son analyse du contexte. « La
nature fondamentalement transdisciplinaire ou pluridisciplinaire de la
communication appelle des professionnels aux compétences multiples », comme le
rappelle justement l’appel à articles.
En cherchant à se donner les moyens de l’analyse et du choix, au quotidien, dans
son activité professionnelle, le praticien cherche ce faisant à asseoir son identité de
métier. Cela nous conduit à deux questions conclusives. D’une part, et du fait de la
singularité de sa fonction en entreprise, le communicateur doit-il accepter d’être
différent (atypique) dans l’entreprise et apprendre à utiliser la force de cette
26 T r aject oire s pr ofe ssi on nelles en c ommu nic ati on
différence
14
? D’autre part, si la sociologie est une discipline à laquelle des
communicateurs disent parfois se référer, les sciences de l’information et de la
communication leur sont inconnues ou presque. Or la sociologie a cela
d’extraordinaire que « les diplômés n’exercent pas […] leur spécialité et ne se
considèrent pas comme professionnels de la discipline qu’ils ont étudiée », remarque
Claude Dubar (2015, p. 95). Doit-on remarquer, à notre tour, que la communication a
cela d’extraordinaire que des praticiens se considèrent comme professionnels sans
connaître la discipline, qui porte le même nom, et enseignée dans des masters pourtant
professionnels
15
? Si un « modèle professionnel » suppose un double ancrage : « dans
une discipline renvoyant à l’université et dans un milieu comportant des acteurs
convertis à la légitimité de ces savoirs et à leur applicabilité sur leur terrain », quel(s)
modèle(s) professionnel(s) prévaut (prévalent) en communication (Dubar, 2015,
p. 114) ?
14
Avec cette formule, je reprends à mon compte le titre du livre de Norbert Alter : La Force de la
différence (2012).
15
Tout au moins en France, mais la discussion reste ouverte pour la Belgique et le Québec.
27 S e n g a g e r p o u r e n g a g e r
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