Trajectoires professionnelles en
communication : atypies,
hybridités et temporalités
Communication & professionnalisation
7 (1), 2019
Édité par
Dany Baillargeon, professeur,
Université de Sherbrooke
dany.baillargeon@usherbrooke.ca
Alexandre Coutant, professeur,
Université de Québec à Montréal
coutant.alexandre@gmail.com
Avant-propos
Atypies, hybridités et temporalités
Introduction du numéro dans les métiers de la
communication : nécessaire condition ou condition de
nécessité
Dany Baillargeon, professeur,
Université de Sherbrooke
dany.baillargeon@usherbrooke.ca
Alexandre Coutant, professeur,
Université de Québec à Montréal
coutant.alexandre@gmail.com
3 Avant- pr o pos
Une anecdote de terrain résume parfaitement le phénomène interrogé dans le cadre
de ce numéro : depuis maintenant plus de quinze ans d’entretiens auprès de
communicatrices et de communicateurs, l’expression de loin la plus récurrente est
sans conteste : « Oh, mais tu sais, moi, j’ai un parcours/profil atypique. » Bien que
depuis de nombreuses années, nous ayons assisté à des tentatives de standardisation
dans les établissements d’enseignement et dans les associations professionnelles
(Baillargeon et al., 2013 ; Lépine et David, 2014), souvent autant sous le coup d’une
recherche de positionnement que d’un seul désir de rendre professionnelle la
communication, les parcours professionnels des communicatrices et communicateurs
demeurent hétérogènes. L’atypie serait-elle la typicité des métiers de la
communication ? Qu’est-ce que cet apparent paradoxe nous indique sur cette
profession ?
De nombreuses sources statistiques témoignent effectivement de la variété des
postes et des provenances des praticiennes et praticiens des métiers de la
communication. Ainsi, le classement des professions effect lors du dernier
recensement au Québec classe ces métiers au sein du groupe hétéroclite des
« professions du domaine culturel et des communications », se côtoient notamment
relationniste, actrices et acteurs, photographes et journalistes (Langlois, 2016). Malgré
une évidente progression des formations spécialisées en communication (Jeffrey et
Burton, 2012), les provenances des praticiennes et praticiens peuvent encore
beaucoup varier, entre communication, gestion, sciences politiques, sociologie,
psychologie, arts ou lettres (Coutant, 2009 ; David et Motulsky, 2010). L’atypie
répondrait alors certainement à cette expertise de la « contorsion » (Dupouy, Fenot et
Fukhura, 2015), qui semble, au premier abord, le seul élément réellement partagé par
les communicatrices et communicateurs.
Cette atypie s’illustre aussi dans la diversité des titres, des appellations et des noms
de métiers plus ou moins pérennes, employés pour qualifier la fonction des
communicatrices et communicateurs. La grande enquête
1
sur les métiers de la
communication menée au Québec dressait déjà ce constat (David et Motulsky, 2010),
que le développement de nouveaux supports de communication n’a fait que renforcer
(Coutant et Domenget, 2015).
En matière de trajectoire interne à la profession, il existe aussi une très forte mobilité
entre les métiers, au cours d’une carrière ou entre la formation et la carrière
(journalisme, relations publiques, publicité, etc.), le tout étant autant à des choix
quà des contraintes face à certains secteurs bouchés ou à des défauts de
reconnaissance des diplômes obtenus (Brizard-Kim, 2016 ; Touati et Badulescu,
2014). Les journalistes deviennent relationnistes ou productrices, producteurs de
1
Elle identifiait pas moins de 123 titres différents au sein des 679 personnes répondantes.
4 T rajectoi res p rof ess io nnelles e n comm unication
contenus (Baillargeon et al., 2017 ; Bernier et al., 2005) ; les mathmen deviennent les
nouvelles et nouveaux communicateurs à l’aune du Big Data (Couldry et Turow,
2014 ; Messinger, 2014) ; les responsables des ressources humaines endossent la
fonction de communicatrice, communicateur interne (Talal, 2013). Soulignons aussi
les fertilisations croisées entre politique, marketing et communication (Kugler, 2006;
Stenger, 2012). En somme, il appert que cette profession « échappe inévitablement à
toute maîtrise systématique » (Champy, 2009, p. 84).
Cette effervescence s’explique de nombreuses façons : relative jeunesse de la
reconnaissance de la profession, difficulté à cerner son champ d’expertise propre,
variété des fonctions impliquées, régulières transformations du secteur
2
(Bernard,
2006 ; Lépine, Martin-Juchat et Millet-Fourrier, 2014). La nature fondamentalement
transdisciplinaire ou pluridisciplinaire de la communication appelle des
professionnelles et professionnels aux compétences multiples et aux postures éthiques
parfois contradictoires (Catellani, Domenget, Maas, 2017). Dans sa plus récente
cartographie des champs de la discipline
(Walter et al., 2018)
, la Conférence permanente des
directeurs.trices des unités de recherche en sciences de l’information et de la
communication circonscrivait dix champs, avec autant de sous-champ, tout en
rappelant que « [dès] leur naissance et compte tenu de leurs origines (études
cinématographiques, études littéraires, sciences de la documentation, sciences du
langage, sémiologie, sociologie, etc.), les SIC se sont définies comme une...
“interdiscipline” » (p. 12). Il en résulte que les praticiennes et praticiens sont amenés
à compléter leur formation tout au long de leur carrière, en intégrant des éléments
hétéroclites. Ainsi, les professionnelles et professionnels de la communication offrent
des temporalités biographiques (Bessin, 2009 ; Dubar, 2004) atypiques, marquées par
des retours aux études, de la formation tout au long de la vie, des oscillations entre
projets personnels et projets professionnels, emploi en organisation et travail
autonome ou consultation. Les cours et la formation changent aussi régulièrement. La
quête incessante d’une professionnalité aboutit en effet à une prolifération de
formations et de certifications aux formats comme à la rigueur variables (de la Broise
et Morillon, 2014). Les générations de diplômées et diplômés peuvent donc finir par
ne plus se ressembler, voire se reconnaître.
Ajoutons que les secteurs d’exercice viennent encore appuyer cette différenciation.
La ou le praticien a effectivement souvent comme contrainte dajouter, au cœur de
compétences communicationnelles incluses dans les formations initiales, beaucoup de
savoirs/savoir-faire/savoir-être spécifiques au secteur dans lequel elle ou il exerce :
culture propre, forme organisationnelle, spécificités techniques particulières,
encadrement légal, supports usités ou prohibés, identités des parties prenantes…
2
Qui concernent aussi bien les modes d’organisation du travail, les modèles théorético-pratiques
guidant laction, les outils de conception ou de production que les supports d’intervention.
5 Avant- pr o pos
Doit-on se réjouir de louverture de ce marché du travail et laisser faire son
homéostasie ? Après tout, Menger (2018) ne cesse de démontrer le peu de valeur
prédictive des formations pour anticiper la performance des futurs professionnelles et
professionnels dans les métiers créatifs. L’atypie constituerait alors une adaptation
logique aux spécificités de la tâche des communicatrices et communicateurs. Doit-on,
au contraire, y voir la marque dinadaptation des formations en communication, qui
échapperaient une partie au moins des compétences à transmettre pour les futurs
praticiennes et praticiens ? Les enquêtes appuieraient davantage cette hypothèse.
Ainsi voit-on des phénomènes de légitimation et de professionnalisation probants
de cette atypie davantage vecteur de difficultés : capital professionnel bâti par
« hopping » (McLeod, O’Donohoe et Townley, 2011 ; Nixon, 2003 ; Pratt, 2006) ou
par des dynamiques de liens marchands (Cochoy, 2012) ; forte rhétorique sur le
savoir, à défaut d’une pratique standardisée (Alvesson, 2004) ; quête constante et
ambivalente d’un idéal déontologique et éthique (Catellani, Domenget et Maas,
2017) ; polysémie et équivocité des titres d’emploi (David et Motulsky, 2010) ;
identification (ou « désidentification ») à un statut professionnel (Jeffrey et Brunton,
2012) ; contestation du terme professionnalisme et croisement (nexus) d’importants
questionnements théoriques et pratiques (Cheney et Aschcraft, 2007). Est-il possible
de surmonter cette atypie ? La connaissant, doit-on intégrer dans les cursus des
manières de préparer les futurs praticiennes et praticiens à apprendre à apprendre ?
Cest face à ces questions que le RESIPROC a décidé de solliciter des retours
d’enquêtes empiriques : au-delà de ces constats statistiques, comment s’incarnent ces
trajectoires ? Comment sont-elles vécues par les actrices et acteurs, reconnues par
leurs collaboratrices et collaborateurs, etc. ? Plus particulièrement, mais de façon non
exclusive, des réflexions portant sur les quatre axes suivants ont été sollicitées :
1. Les différentes temporalités professionnelles des communicatrices et
communicateurs : temps de formation et temps professionnels ; chevauchements
de ces temporalités et dynamiques socioprofessionnelles les engendrant (mise à
jour nécessaire des connaissances, mutation des pratiques sous le coup du
numérique, mondialisation et mobilité, injonctions des associations
professionnelles, etc.) ;
2. Les hybridités des parcours : comment différentes professions se chevauchent-
elles, se contaminent-elles, se combinent-elles, avec les tensions que ces
amalgames nèrent et l’interrogation sur le fait que ces chevauchements
participent ou non à la professionnalisation ;
3. L’(a)typie des parcours de formation, qu’ils soient institutionnalisés ou non, de
même que les rationalités derrière leur existence ;
4. Les vecteurs influant ces trajectoires, qu’ils soient d’ordres déontologiques,
économiques, éthiques, politiques ou sociotechniques.
6 T rajectoi res p rof ess io nnelles e n comm unication
Ces axes ont donné lieu à des propositions riches et diverses permettant d’observer
cette nécessaire condition ou cette condition de nécessité que sont l’atypie et les
hybridités des métiers de la communication.
Note : Communication & professionnalisation conserve ouverts ses numéros
thématiques, de sorte à recevoir de nouvelles contributions et ainsi enrichir, de façon
incrémentielle, les différents thèmes. Une fois l’appel à contributions considéré
comme fermé, les responsables éditoriaux closent le numéro en posant un regard
rétrospectif sur les articles reçus.
7 Avant- pr o pos
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