Quand un journaliste devient le directeur
de la communication au sein
de son entreprise de presse :
enjeu de légitimité et redéfinition
d’une fonction
Marie Christine Lipani
Maître de conférences,
habilitée à diriger des recherches
Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine
Université Bordeaux Montaigne - France
Laboratoire MICA (médiation, information,
communication, art) EA 4426.
marie-christine.lipani@ijba.u-bordeaux-montaigne.fr
92 Atypies et temporalités
Résumé
Cette recherche interroge la trajectoire professionnelle d’un journaliste, ancien
rédacteur en chef d’un quotidien régional en France, devenu directeur de la commu
nication au sein de la même entreprise de presse où s’est déroulé l’essentiel de
son parcours journalistique. Il s’agit de comprendre comment s’opère la mutation
professionnelle d’une personne bénéficiant d’une légitimité journalistique au sein de
son média, et se retrouvant dans une position « hors champ » par rapport à sa première
communauté d’appartenance. Dans les rédactions traditionnelles comme cela
s’observe au sein des quotidiens régionaux français, les fonctions de communication
souffrent encore d’un procès en illégitimité, même si, pour des raisons économiques
notamment, les pratiques rédactionnelles tendent à s’hybrider de plus en plus vers des
logiques plus communicationnelles (Frisque, 2014). Cette étude se concentre sur la
manière dont ce professionnel, qui définit ses missions communicationnelles comme
au service du contenu éditorial de la rédaction, - signifiant par là qu’il effectue, dans
la façon d’appréhender son métier, une différence fondamentale entre les fonctions
« habituelles » d’un directeur de la communication au sein d’une entreprise et les
compétences attendues au sein d’un média - ; procède, en interne, à des mécanismes
d’ajustements récurrents afin de conforter son statut quelque peu atypique.
Mots clés : Journalisme, communication, statut, hybridité, ajustement, légitimité,
identité.
Abstract
This research points out some questions concerning a journalist professional career,
in the past Editor in Chief of French regional newspaper, now Communication Director
of the same company where most of his journalistic career stands. The point is to
understand, how the professional transfer is made, how a person that has journalistic
legitimity among its media, finds himself « out of his domain », compared to the first
community he used to belong to.
In traditional editions, as they are known in most of the French regional press
newspapers, communication functions appear to be still on the point of the illegitimacy
argument, even though, as for economic reasons, editorial practices increase their
transformation to some logics more communicational (Frisque, 2014).
This study is based on the way this professional, who makes his communication
work on the same level as if he were in the duties of the editorial service content,
-meaning by this way his approach by doing his work, points out the fundamental
difference of the normal functions of the communication director in a company and
the skills required within a media- ; proceed internally to some adjusted repeated
mechanisms that confort its position quite a bit atypical.
Key words : Journalism, communication, status, adjustment, legitimity, identity.
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 93
« Quand je passe dans mes anciennes rédactions, je suis heureux de voir travailler
mes collègues, de les voir faire le journal et je suis un peu frustré de ne plus être
parmi eux, mais en même temps, je me dis que ce n’est plus uniquement là que
cela se passe ».
Ces propos sont ceux d’un professionnel de l’information, ancien rédacteur en chef
d’un grand quotidien régional en France. Ce que ce journaliste exprime à travers cette
formulation peut s’analyser ainsi : d’une part, il existe aujourd’hui différentes manières
de partager l’information et les contenus éditoriaux avec les lecteurs. Le journal en
tant que tel n’est qu’un moyen parmi d’autres. Les lecteurs peuvent aussi participer
à des événements organisés par le média. D’autre part, il est encore possible, pour la
presse écrite, de réaliser certaines opérations permettant de faire face aux différents
défis actuels, qu’ils soient d’ordre économique, structurel ou organisationnel.
Ce n’est pas vraiment un hasard si Alain1 s’exprime ainsi. Il est désormais chargé
d’inventer, d’organiser et de promouvoir des actions et opérations diverses permettant
à son titre de presse de se rapprocher davantage des différents publics. En effet, après
avoir exercé les fonctions de journaliste, puis de cadre de la rédaction pendant près de
trente ans, Alain est devenu en septembre 2015, directeur de la communication et du
développement événementiel au sein de la même entreprise de presse où s’est déroulé
l’essentiel de son parcours journalistique, qui commença en 1986 après un Diplôme
Universitaire Technologique (DUT) en carrières de l’information. Une telle situation
professionnelle est, en France du moins, peu courante. Les métiers de la communication
au sein d’un quotidien sont le plus souvent occupés par un ou une spécialiste de ce
domaine. Elle peut s’interpréter comme un signe de rupture, d’autant plus que dans les
rédactions plutôt traditionnelles, comme cela s’observe encore dans la famille de la
presse quotidienne régionale française, les fonctions de communication, d’une manière
générale, souffrent toujours d’un procès en illégitimité. Les journalistes français n’ont
de cesse, en effet, de se démarquer des activités de la communication considérées
comme peu conformes à leur éthique professionnelle, même si, désormais, pour des
raisons économiques notamment, les pratiques rédactionnelles tendent à s’hybrider de
plus en plus vers des logiques plus communicationnelles (Frisque, 2014).
Le parcours de ce journaliste professionnel devenu directeur de la communication
se présente donc comme assez atypique et pas seulement dans le fait qu’il s’analyse
comme une réelle « traversée du miroir », autrement dit, un mouvement hors norme,
mais aussi dans la façon dont le sujet va construire sa nouvelle identité professionnelle
au sein de son entreprise de presse, alors même que le journalisme reste son cœur
de métier. Notre travail se focalise, entre autres, sur cet aspect. Il s’agit, en effet,
d’étudier et de comprendre comment s’opère la transposition professionnelle d’une
personne dont la légitimité journalistique constitue un atout majeur et une compétence
primordiale pour exercer ses nouvelles fonctions, comme nous allons le démontrer
1 Le prénom a été changé pour des raisons d’anonymat.
94 Atypies et temporalités
dans notre développement ; mais qui, dans le même temps, se retrouve désormais
engagée dans une posture qui la positionne dans une situation quelque peu en décalage
par rapport à sa communauté professionnelle d’appartenance. Une disposition assez
inconfortable pour ce professionnel qui doit apprendre à composer avec certains a
priori de ses collègues journalistes, parfois assez observables, selon lui, au sein de
la rédaction. Cet actuel directeur de la communication et de l’événementiel évolue
donc dans un espace de contraintes, un contexte de travail particulier nécessitant,
- et cela était notre hypothèse de départ -, des logiques d’actions spécifiques, voire
l’élaboration d’une autre forme de légitimité.
Cette recherche, du point de vue conceptuel, s’insère dans le champ des Sciences
de l’Information et de la Communication aux prises, notamment, avec des objets
concrets et professionnels et privilégiant le primat de la relation. Elle mobilise à la
fois une logique interactionniste puisqu’elle part des processus internes pour définir
et comprendre les contours et les cadres, et une sociologie compréhensive, initiée par
Max Weber, dans la mesure où notre démarche est bien d’interroger le sens donné
aux pratiques professionnelles. Mais notre travail se réfère également aux travaux
relatifs au fonctionnement des rédactions et aux logiques socio-économiques et orga
nisationnelles des médias (Bassoni et Joux, 2014 ; Charon, 2003 ; 2007 ; Lemieux,
2000 ; Ruellan, 1993 ; Eveno, 2014 ; 2008).
Notre méthodologie s’appuie, en particulier, sur la dynamique de la parole, entre
l’entretien semi-directif et le récit des parcours de vie. Elle se présente comme un outil
interlocutoire, « un travail d’assistance à l’énonciation » (Douyère et Le Marec, 2014,
p. 130), permettant de mettre en perspective les informations et de faire des liens. Ainsi,
nous avons principalement recueilli les propos du directeur de la communication et
de l’événementiel mais aussi ceux d’une des membres de son équipe, sa principale
assistante, pour mieux saisir le fonctionnement du service. Notre objectif, à travers
ces entretiens, compte tenu du fait que nous partions de l’hypothèse de travail que la
situation peu courante de notre sujet d’étude, en rupture avec la posture journalistique
traditionnelle, était susceptible de créer des ajustements permanents, était surtout de
comprendre, à travers les discours, les ressentis et les formes d’action qui en découlent.
Ainsi, avons-nous eu avec ce directeur de la communication et de l’événementiel
différents échanges à la fois au sein de son espace de travail, mais aussi en dehors.
Des entretiens assez longs privilégiant le récit de soi. Des interviews centrées sur
notre problématique mais menées de manière assez libre, de sorte que cela permette à
l’interviewé de se concentrer sur son expérience personnelle et son activité. Nous avons
ensuite analysé les propos du directeur de la communication en nous focalisant sur les
éléments liés à la construction de son positionnement professionnel, en ciblant tout
ce qui correspondait aux dires sur le faire, au rapport à la pratique et aux interactions
avec les journalistes de la rédaction ; sans perdre de vue les biais psycho-affectifs
pouvant troubler de telles conversations. Sans surestimer l’effet « libérateur » de cet
outil méthodologique mobilisé, le fait que nous ayons multiplié les discussions de
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 95
façon régulière, ce qui permet d’approfondir les questions, nous a sans doute permis
de dégager plus d’unité et de sens.
Nous avons également procédé, entre mars et avril 2017, à deux observations assez
courtes de quelques heures au sein de la rédaction, au siège du journal, afin de mieux
saisir la manière dont les journalistes interagissaient avec les différentes activités du
service communication du quotidien et les événements portés et organisés par notre
sujet. Nous avons aussi, à deux reprises, toujours durant cette période, accompagné
notre enquêté dans le cadre de ses activités professionnelles sur une journée. Ceci a
renforcé la dynamique de la recherche et favorisé d’autres espaces d’interprétation.
Nous avons conscience, ici, des limites de notre analyse puisque nous avons choisi
de nous concentrer sur un seul exemple. Cependant, cette trajectoire est, selon nous,
assez représentative d’un parcours et d’une posture atypiques et les propos recueillis
peuvent éclairer différents questionnements liés à la construction d’une identité
professionnelle.
Présentation du cas analysé
La presse quotidienne régionale en France, avec plus de soixante quotidiens, est
loin de représenter un sous-secteur médiatique. Bien que ce dernier doive faire face,
comme d’autres familles de presse, aux nouveaux défis imposés par le numérique et
la mutation des usages des publics et malgré, ces dernières années, différents mouve
ments de licenciements collectifs, il demeure encore assez puissant. Les tirages des
principaux quotidiens régionaux sont supérieurs à ceux de la presse quotidienne
nationale et en termes d’audience cumulée, la presse quotidienne régionale française
avec 4 millions d’exemplaires vendus en moyenne par jour en 20182 affiche une vraie
force de frappe. Autrement dit elle constitue un vecteur d’information de premier
plan. Par ailleurs, ce secteur demeure l’un des principaux pourvoyeurs d’emplois
pour les journalistes et offre des carrières relativement stables. La force de ces titres
régionaux repose également sur leur capacité à tisser du lien social au sein des villes
et des régions, se positionnant ainsi tel le carnet de bord de leur communauté (Park,
1923). Ils sont ainsi des acteurs majeurs, souvent incontournables au sein de leur
territoire (Lipani, 2017).
Le quotidien au sein duquel exerce notre sujet est l’un des titres les plus anciens de
cette famille de presse. Il est en situation de quasi-monopole sur son territoire et fait
partie des titres les plus puissants (plus de 230 000 exemplaires vendus par jour et
plus d’un million de lecteurs en cumulant les audiences imprimées et numériques) de
sa catégorie. Ce titre compte plus de huit cent cinquante salariés, et emploie plus de
deux cent cinquante journalistes. Il publie différentes éditions plus une édition domi
nicale, sur sept départements. Il s’insère au sein d’un groupe de presse pluri-médias
2 Source : Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. www.acpm.fr
96 Atypies et temporalités
regroupant au total cinq quotidiens, différents hebdomadaires et une télévision locale.
Il s’agit, en outre, d’un des premiers quotidiens régionaux ayant adopté le « digital
first », ce qui signifie qu’il alimente en priorité les supports numériques, bien que le
« print » (la version imprimée) reste le vaisseau amiral et rapporte encore le plus de
revenus.
Un objectif de valorisation des activités
journalistiques
Au sein de cet important groupe de presse régional français, ce quotidien qui retient
notre attention a misé, très vite, sur la diversification de ses activités3 pour faire face,
entre autres, à la baisse des rentrées publicitaires et maintenir le lien avec ses publics. Ce
titre de presse a très vite développé une stratégie de marque en créant des événements
spécifiques pour consolider son identité et son implantation territoriale. Ce n’est donc
pas vraiment un hasard, de notre point de vue, si la direction du titre, pour exercer
des missions plus communicationnelles envers les usagers et surtout pour développer
l’événementiel autour des contenus éditoriaux, a fait appel à un rédacteur confirmé,
bénéficiant d’une véritable expertise journalistique et d’une grande connaissance du
terrain. Ce professionnel, en effet, lorsqu’il occupait, de 2007 à 2010, les fonctions de
gérant-rédacteur en chef d’un autre titre du groupe, a obtenu deux étoiles consécutives
à l’Office de Justification de la Diffusion (OJD) un organisme français de certification
des audiences. Ces deux prix récompensent les meilleures progressions de diffusion,
confirmant, d’une certaine manière, non seulement le dynamisme de notre enquêté
mais une véritable capacité à appréhender le marché et les attentes du lectorat. On
peut ainsi supposer que ce professionnel possède une connaissance approfondie des
pratiques de lecture des publics et des usages et cela peut représenter une sorte d’atout
lorsqu’il s’agit désormais de mettre en place des actions pour renouveler les liens avec
les lecteurs.
Au sein de ce titre de presse régionale, il semble même que la promotion des
contenus éditoriaux auprès des publics soit désormais appréhendée comme une vraie
mission journalistique. En effet, jusqu’à présent, la responsabilité de la communication
relevait directement du directeur général délégué et le service communication était
donc directement placé sous son autorité. En confiant la direction de la communication
et du développement événementiel à un journaliste aussi expérimenté et investi que
notre enquêté, la direction du journal, - du moins est-ce notre perception -, semble
vouloir impliquer davantage la rédaction à cette nouvelle stratégie de développement,
3 Parmi les activités de diversification, on peut citer, entre autres, la publication de différentes
newsletters thématiques gratuites, l’accueil au sein de ses locaux de différentes startups et d’un
incubateur, la création d’une plateforme de financement participatif pour des projets locaux et
régionaux, l’animation de débats et tables rondes, l’organisation de salons thématiques, la mise en
place de prix et concours notamment dans les domaines du sport et de l’économie…
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 97
et ainsi inciter les rédacteurs à différentes activités de promotion des contenus du
journal auprès des publics. L’enjeu étant que les acteurs de la rédaction appréhendent
de telles actions comme la continuité naturelle de leur travail. Il y aurait donc une
certaine logique à nommer un journaliste à de telles fonctions. La démarche pourrait
être perçue comme rassurante pour une rédaction globalement peu convaincue et
méfiante à propos des opérations touchant plus au marketing rédactionnel qu’à la
production de contenus éditoriaux à proprement parler, même si le fonctionnement
des médias et des rédactions se situe toujours au carrefour de différentes logiques et
que parfois les contraintes économiques semblent prendre la main sur les nécessités
éditoriales4. En presse nationale notamment, de nombreuses rédactions se sont déjà
engagées dans des actions de promotion de l’offre éditoriale et des différents contenus.
On peut citer l’exemple de quelques titres comme Les Échos (presse quotidienne
nationale) ou encore celui de L’Express (presse magazine nationale) qui misent
beaucoup sur l’événementiel pour développer leur lectorat. En presse régionale,
de telles démarches sont encore assez limitées. Cela nous invite à regarder du côté
de la sociologie et de l’organisation des équipes rédactionnelles locales. Celles-ci
emploient une majorité de journalistes se situant dans la tranche d’âge des 57 ans
et plus, et ensuite dans la tranche des 45 et 56 ans5. Par ailleurs, il s’agit aussi de
rédactions majoritairement masculines du moins dans l’encadrement, et surtout très
hiérarchisées (Lipani, 2017). Des rédactions encore très attachées au support papier
et pour qui l’impact du numérique a longtemps été perçu comme un vrai changement
de paradigme.
Cependant, les récents travaux de Jean-Marie Charon (2018) montrent que, désor
mais, les rédactions des médias traditionnels, y compris les médias locaux, sont
de plus en plus engagées dans des innovations de toutes sortes, dans la manière de
concevoir les contenus, mais aussi dans la façon de les diffuser. Ceci sous-entend de
profonds changements dans leur fonctionnement et leur organisation et, sans doute, de
nouvelles formes de ruptures à appréhender.
Une fonction difficile à définir et à faire reconnaître
par les journalistes
Si les supports de presse sont désormais contraints par la réalité du marché à
innover (Bresson, 2019), les différentes stratégies développées par les quotidiens
4 On le voit, par exemple, avec le développement, au sein des différentes familles de presse, de la
publicité native, la création de nombreux hors-séries dont l’objectif premier est de capter de nouveaux
budgets publicitaires… Cela se traduit aussi par la réduction des budgets pour les reportages et une
faible capacité à produire de l’information exclusive. En effet, la récente étude de Julia Cagé, Marie-
Luce Viaud et Nicolas Hervé (2017), qui porte sur les médias d’information en France (presse écrite,
radio, TV, AFP, pure-player) montre que « 64 % de ce qui est publié en ligne est du copié-collé ».
5 Source : Observatoire des métiers de la presse, étude 2015.
98 Atypies et temporalités
régionaux pour renouveler leur offre et notamment l’investissement dans des actions
de communication et de diversification ne vont pas forcément de soi. C’est en grande
partie ce qui ressort de nos entretiens avec le directeur de la communication et de
l’événementiel sur lequel se concentre notre étude. Différents discours professionnels
et corporatistes comme par exemple ceux du Syndicat National des Journalistes (SNJ)6
soulignent régulièrement lors d’interventions publiques cette réserve des journalistes
vis-à-vis des supports de presse engagés dans des actions de communication autour de
leurs activités. Des discours qui insistent, en grande partie, sur la nécessité de détacher
la pratique journalistique de toutes les activités de marketing et de promotion. Pour
Camille Dupuy : « Les entreprises de presse sont des entreprises de droit privé sou
mises aux règles du marché et de la concurrence. Pourtant les journalistes avancent
régulièrement l’idée que leur entreprise pour laquelle ils travaillent n’est pas comme
les autres, dans la mesure où leur produit constitue un quatrième pouvoir auquel est
attribué un rôle primordial dans la démocratie. Cette profession entend alors mettre à
l’abri la marchandise particulière qu’est l’information »7.
Cette nouvelle fonction, et plus exactement la façon dont notre enquêté s’en
saisit, le place donc dans une position professionnelle à l’intersection du champ de
l’information et de celui de la communication. Ceci impose à ce journaliste non
seulement une redéfinition de sa place et de sa position sociale au sein du journal,
mais aussi des ajustements réguliers face aux autres membres de l’organisation, la
rédaction notamment. Alain reste lucide et conscient de l’hybridité de sa situation.
Pour ce dernier, son titre de directeur de la communication, qui ne correspond pas
vraiment aux missions qui entrent désormais dans le périmètre de sa nouvelle fonc
tion, est sans aucun doute un élément important provoquant une attitude réservée de
la rédaction. Il est vrai que les journalistes français ont construit leur identité et leur
espace professionnel sur la déontologie et, depuis la loi de 1935 installant le statut
de journaliste professionnel, ils n’auront de cesse de se démarquer des métiers de
la communication (Ruellan, 1993 ; 2011 ; Siméant, 1992). Ainsi, Alain doit-il, par
exemple, rencontrer régulièrement ses collègues rédacteurs et expliquer sa démarche,
la manière dont il prépare les événements qu’il organise et surtout les types de
rapports qu’il a avec les différents publics. Il tente ainsi de rassurer les journalistes en
se montrant le plus transparent possible sur ses activités.
La position d’Alain est vraiment paradoxale. Il dispose du titre de directeur
de la communication, mais il bénéficie toujours au sein de son quotidien du statut
professionnel de journaliste8. Par ailleurs, symboliquement, dès sa nomination, un
6 Le SNJ est, en France, en termes de représentativité des salariés, le syndicat de journalistes le plus
puissant.
7 Camille Dupuy (2016), Journalistes, des salariés comme les autres ? Représenter, participer,
mobiliser, Rennes, PUR, p. 79.
8 Ce qui lui permet de conserver, du moins c’était le cas au moment de notre enquête, sa carte de
presse.
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 99
peu comme une tentative de rapprochement et une volonté de briser les frontières
idéologiques, le directeur de la communication a choisi, dans un premier temps, de
s’installer à l’étage de la rédaction, dans la partie de l’espace réservé à la rédaction en
chef, alors que le service communication se situe un étage plus haut. Concrètement
son travail consiste en grande partie à organiser des événements autour des contenus
rédactionnels du journal, des opérations qui permettent de rencontrer les usagers du
support de presse d’une manière différente, par exemple, dans le cadre de débats, de
salons ou encore d’interventions directement sur le terrain comme des interviews en
direct sur les lieux d’une manifestation, interventions qui peuvent ensuite être reprises
et utilisées par les journalistes, diffusées sur le site web du journal.
« Je n’ai pas hésité quand on m’a proposé le poste, explique Alain, j’avais déjà
expérimenté la gestion de budget, l’autonomie, et la mise en place des opérations
spéciales destinées à développer la puissance de la marque quand j’étais responsable
de rédaction et directeur départemental, et cela me plaisait. Je suis vraiment motivé
par cette politique de diversification désormais nécessaire pour un titre comme le
nôtre, mais je dois aussi gérer la communication globale du journal. Je n’aime pas
ce titre de directeur de la communication, quelque part cela me fait mal, mais je ne
vais pas m’excuser de l’être, bien que cela ne représente pas vraiment mes activités
actuelles. Je ne suis pas un directeur de la communication au sens traditionnel, je
suis au service du contenu éditorial du quotidien, mon travail est de promouvoir nos
contenus, nos informations. Cependant, en interne, au siège du journal notamment,
mais aussi, au sein de la profession, le terme communication passe mal. Tous mes
copains rédacteurs en chefs ou directeurs adjoints de journaux m’ont demandé ce
que j’allais faire dans ce job. Par ailleurs, à l’extérieur, vis-à-vis des partenaires, des
publics et des sources, c’est toujours le terme communication qui domine par rapport
à mon activité de directeur du développement événementiel qui est vraiment le point
central de ma mission ».
C’est donc bien le terme « communication » dans l’intitulé de sa fonction, plus
que les missions en tant que telles, qui est ressenti comme une difficulté pour ce
professionnel. Et il le confirme : « J’ai ainsi découvert bien avant de savoir ce que
j’allais faire exactement, que ma fonction, ainsi nommée, dérangeait, du moins créait
un débat non seulement au sein de mon entreprise mais aussi dans la corporation
journalistique ».
Cette nomination au sein du journal a provoqué certains remous, notamment des
communiqués de méfiance, des mises en garde. Alain explique : « Quand, j’ai pris
mon poste au journal, les syndicats étaient assez hostiles. D’une part, un journaliste
à la communication c’était suspect, un mélange des genres intolérable et d’autre part,
ils s’interrogeaient sur la nature de mes activités9. C’était, à leurs yeux, mais aussi
9 On peut aisément imaginer, compte tenu de l’histoire de la construction de cette corporation
professionnelle, comme le montrent entre autres les travaux de Denis Ruellan (1993 ; 2011), que de
tels métiers (c’est le cas également par exemple pour les postes de concepteurs-rédacteurs chargés de
100 Atypies et temporalités
pour une partie de la rédaction, contre toute déontologie professionnelle et du coup,
mon vécu et mon expérience de journaliste ne comptaient plus. Je pense aussi que les
rédacteurs redoutaient pour leurs propres fonctions, craignaient que la direction leur
impose de faire autrement leur métier et je devais à chaque fois expliquer ce que je
faisais, presque m’excuser en permanence de les solliciter pour qu’ils accompagnent,
à travers leurs articles, les opérations organisées par mon service ».
« Personne, ajoute-t-il, ne savait vraiment quel était mon (nouveau) métier et ma
fonction et sur quelles compétences, elles s’appuyaient. Je devais régulièrement
expliquer à la rédaction que je travaillais sur de vrais sujets journalistiques et non
pas sur des actions commerciales. En acceptant cette fonction et en développant les
activités de mon service qui a désormais pris beaucoup d’ampleur dans la stratégie de
marque du quotidien, j’ai quand même le sentiment, dans ma propre entreprise, mais
aussi dans ma famille de presse, sans doute parce que peu de personnes sont dans une
situation similaire, d’avoir franchi la ligne jaune. Je le vis au quotidien même si cela
s’est sensiblement atténué depuis ma nomination ».
La perception de faire le même métier
Pour notre enquêté, derrière des enjeux purement professionnels liés à la réussite de
ses missions, il semble que le défi porte davantage sur le contexte de travail que sur la
fonction en tant que telle. Cela questionne la manière dont il peut désormais se faire
identifier comme véritablement légitime par les autres acteurs de la rédaction alors
même que ce directeur de la communication et de l’événementiel n’a pas la perception
de faire un métier différent des autres journalistes.
« Mon service10, dit-il, en dehors des actions de communication internes dont je
ne m’occupe pas directement organise assez régulièrement, parfois chaque semaine,
différents événements, en particulier des débats et des tables rondes en direction des
professionnels ou encore des « face aux lecteurs », autrement dit des rencontres entre
des personnalités nationales et régionales et notre public ». Et, Alain est catégorique :
concevoir des projets de communication éditoriale, ou encore les développeurs de data journalisme)
posent la question de la (re)définition du statut professionnel. Pour cette communication, nous avons
fait le choix de ne pas traiter cet aspect, certes fondamental, qui nous éloignerait quelque peu de
notre objectif premier qui reste l’étude d’un parcours professionnel atypique. Il ne s’agit pas ici,
pour nous, de définir qui est journaliste et qui ne l’est pas, qui doit avoir ou non la carte de presse,
véritable marqueur identitaire. Nous nous intéressons en priorité à l’hybridité d’une trajectoire, à la
recomposition d’une nouvelle identité professionnelle et aux éventuels ajustements nécessaires en
interne.
10 Neuf personnes travaillent au sein du service communication de ce titre de presse. La plupart
ont suivi une formation en communication. Les missions sont diverses : communication Internet
et externe, promotion et visibilité de la marque, événementiel, opérations spéciales, séminaires et
accueil des groupes. C’est un autre service qui est chargé de trouver les financements pour ces actions.
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 101
« Quand j’anime un débat avec des acteurs institutionnels ou des entreprises sur
des thématiques majeures pour la région comme par exemple les conséquences sur
l’immobilier ou les retombées touristiques de l’arrivée d’une nouvelle ligne de train
à très grande vitesse, je travaille comme un journaliste. Mes routines professionnelles
journalistiques me sont donc très utiles. Je fais des recherches, je choisis les invités,
je sélectionne les thématiques, réalise des interviews et je pose des questions de
journaliste qui parfois sont dérangeantes. Je ne suis pas en train de négocier une
campagne de presse pour mon journal, je ne fais pas l’animation d’un commerce, je
ne travaille pas pour une marque commerciale. Je ne rédige pas des communiqués de
presse. Les débats : c’est du journalisme live, en direct. Je construits mon sujet comme
je le ferais pour l’édition imprimée, et j’ai les mêmes préoccupations déontologiques ».
Pour notre enquêté, sa fonction s’inscrit pleinement dans la stratégie de marque
du quotidien. « Lorsque j’ai été nommé par le président-directeur-général du groupe
de presse, confirme notre sujet, ma feuille de route était très claire : faire partager
l’information autrement. Amener autrement les contenus aux lecteurs, inciter ces
derniers à prendre une part plus active au débat public en participant à différents évé
nements, en s’exprimant sur tel ou tel sujet… ». Alain est assez confiant dans sa
démarche : « mon expérience journalistique, souligne-t-il, quand je mets en place de
telles rencontres avec des personnes qui, par exemple, ont des opinions différentes
sur un sujet précis qui intéresse la population, me légitime auprès des partenaires et
des sources car je ne prends pas partie, je mets en perspective, je pose les questions
et montre les enjeux comme n’importe quel journaliste qui réalise un sujet ». Notre
enquêté revendique ainsi une pratique professionnelle journalistique, certes différente
car il ne s’agit pas de rédiger des articles, mais relevant, malgré tout, du journalisme
d’information. Pour lui, sa fonction se démarque d’un journalisme de communication
plus attentif aux consommateurs qu’aux citoyens (Charron et de Bonville, 1996) et
plus soumis aux attentes des sources (Leteinturier, 2014).
Convaincre la rédaction de la légitimité
de la démarche
Ce professionnel assume complètement son itinéraire inhabituel et non conforme
pour un journaliste, pris entre deux professions qui se chevauchent et, selon ses
propres ressentis, se combinent et s’enrichissent. Une situation qui illustre aussi la
profonde mutation des médias. Ces derniers, évoluant d’une part dans ce contexte
de surabondance de l’information et, d’autre part, au cœur d’un système hyper-
concurrentiel où les réseaux sociaux notamment semblent avoir pris la main sur les
médias traditionnels, sont obligés de fonctionner comme des marques pour développer
leur notoriété et leur visibilité. L’information est un produit éphémère, le journal est
cher à produire. Pour convaincre le lecteur d’acheter un titre, il faut développer des
services complémentaires autour du support. L’édition papier est devenue un produit
102 Atypies et temporalités
d’appel. Pour Valérie Patrin-Leclère (2013), les médias seraient devenus des marques
parmi d’autres avec les mêmes contraintes. Cependant, l’enjeu pour les entreprises de
presse, en termes de représentations symboliques, est de se démarquer des logiques
marketing. La marque n’est pas seulement un discours, elle symbolise aussi « un signe
d’appartenance à un monde de pratiques et d’imaginaires marchands, particulièrement
sensible pour les médias » (Patrin-Leclère, 2013). De telles perceptions complexifient
la mission de notre enquêté qui doit aussi, dans certains cas, convaincre les rédacteurs
de la nécessité de s’ouvrir à d’autres tâches comme par exemple l’animation de débats
publics. Nous avons pu constater à travers nos observations au sein du journal, que
de telles activités n’allaient pas de soi pour certains journalistes, considérant que cela
n’entrait pas dans leurs pratiques professionnelles. « Le papier n’est plus le seul levier
de l’information, analyse Alain. Il faut tester autre chose. Promouvoir la marque à
travers des événements, c’est le prolongement du travail des journalistes, il s’agit
aussi de faire rayonner notre propre expertise journalistique, de montrer notre savoir-
faire. Ce journalisme live permet surtout de toucher des lecteurs occasionnels. La
démarche journalistique reste la même que pour la préparation d’un dossier écrit.
Les fondamentaux du journalisme sont inchangés, il s’agit toujours d’aller chercher
l’information, de la vérifier, de la contextualiser et de la rendre accessible. Nous
restons au cœur du terrain. Mais je comprends que cela puisse susciter des réserves au
sein de la rédaction. C’est un changement culturel, il y a une sorte de désacralisation
du papier, souvent considéré comme le produit phare d’un groupe de presse, sauf
qu’aujourd’hui, le papier n’a plus vraiment la priorité. L’enjeu est d’élargir notre
public et le journalisme live est un chemin parmi d’autres. Par ailleurs, ces débats
sont aussi l’occasion de créer des liens plus personnalisés avec les différents types de
publics, l’occasion également de trouver d’autres angles pour traiter tel ou tel sujet ».
Les propos de notre enquêté, au-delà de la description de sa situation professionnelle,
posent aussi la question de l’évolution et de la transformation des métiers au sein des
rédactions. Pour Jean-Marie Charon (2018), une conception différente du collectif
rédactionnel s’impose désormais, des rédactions plus ouvertes à de nouvelles
compétences, à d’autres professionnels comme des marketeurs éditoriaux par
exemple… Différents métiers qui risquent d’ébranler la question du statut du journa
liste, sa posture et son identité professionnelle.
Pour Alain, le dialogue avec la rédaction est au centre de sa pratique. Il insiste : « Je
passe vraiment beaucoup de temps à expliquer, à essayer de convaincre les rédacteurs,
à m’adapter à leurs comportements et à leurs réserves, parfois à les rassurer. Ils ne sont
pas obligés de faire le compte rendu d’un débat que j’organise, ils restent maîtres de
leurs contenus. Si une table ronde ne fonctionne pas, on ne va pas écrire que c’était un
succès. Cela serait contre-productif et désastreux pour la crédibilité du titre. Dialoguer
avec les journalistes, leur expliquer les enjeux de mon travail, cela fait partie du job
et, est lié au fait que la direction du groupe ait choisi un journaliste pour inventer et
construire ce nouveau métier, un peu à l’interface entre la rédaction et la marque ; un
métier mal identifié et mal fléché sous ce titre de directeur de la communication ».
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 103
Précisons également, que le titre a racheté une grande agence d’événementiel
chargée, entre autres, d’apporter à travers son savoir-faire une expertise technique
à la mise en scène des manifestations et prestations programmées. Cette agence est
directement placée sous l’autorité de notre enquêté. Ce qui confirme la volonté du
journal de développer, autour des supports imprimés et web, d’autres initiatives
valorisant la marque. Au sein de la rédaction, l’acquisition de cette agence, qui n’a
aucun contact direct avec les journalistes, a, selon notre enquêté, été assez bien perçue.
Sauvegarder l’esprit critique
Très peu de journalistes deviennent ainsi directeur de la communication au sein
de leur propre journal. Ceci rend cette « traversée du miroir » pour notre enquêté
encore plus délicate car il se retrouve dans une position quelque peu isolée, ce qui
signifie qu’il ne peut pas, ou très peu, s’appuyer sur l’expérience, voire le soutien
d’autres confrères occupant les mêmes fonctions dans un contexte similaire. Bien que
très engagé dans un travail relationnel avec les journalistes, Alain a conscience que
sa fonction prête à confusion et inspire une certaine méfiance. Il a parfois du mal à
montrer à ses collègues de la rédaction le sens et les enjeux de toutes ces démarches
communicationnelles et événementielles. Pour lui : « Les journalistes ont toujours
une certaine pudeur à faire la promotion de leur propre marque, sans doute ont-ils le
sentiment de perdre leur esprit critique, d’être instrumentalisés », ce qui s’explique
par le fait que les journalistes ont toujours construit leur identité sur un modèle
professionnel reposant largement sur l’idée d’indépendance (Frisque, 2014). Les
journalistes auraient ainsi besoin de croire que des lignes rassurantes les distinguent
des communicateurs (Legavre, 2014). Autrement dit seuls les journalistes seraient en
capacité de garder la bonne distance critique et seraient les gardiens de la vérité. Cette
conception des relations avec les communicateurs, en France, bien que journalistes
et professionnels de la communication partagent un même espace social et sont
souvent engagés dans des intérêts convergents (Legrave, 2011) est d’ailleurs assez
perceptible, d’une part dans le fonctionnement et l’organisation des quatorze écoles
de journalisme reconnues par la convention collective des journalistes qui veille à ce
que les activités de communication soient bien séparées des fonctions journalistiques,
et d’autre part, comme nous l’avons évoqué précédemment, au sein des organisations
professionnelles comme les syndicats de journalistes.
Une identité professionnelle en construction
La trajectoire professionnelle de notre journaliste, identifié comme le directeur
de la communication dans ce contexte de travail si particulier, paraît paradoxale et
atypique à plus d’un titre. D’abord, il se considère et se perçoit toujours comme un
journaliste, bien que cela ne soit pas visible dans son titre, et doit convaincre ses
104 Atypies et temporalités
collègues qu’il exerce, aujourd’hui, une autre forme de journalisme. Cette activité
est d’après lui devenue nécessaire pour permettre au quotidien de trouver d’autres
sources de revenus. Ensuite, cette nouvelle fonction de directeur de la communication
et de l’événementiel hors du champ journalistique traditionnel, qui, d’une certaine
manière, le fragilise vis-à-vis de la rédaction, pose aussi la question de son identité
sociale au travail, d’autant plus que celle-ci passe par différents éléments tels que le
poste occupé et son intitulé, l’appartenance à un groupe, le rôle et la place de l’équipe,
la reconnaissance perçue…, et que le statut professionnel se construit souvent par
comparaison avec les autres membres de l’équipe. Cette construction de l’identité au
travail demeure « un phénomène mouvant tout au long de la vie » et il est intéressant
de s’interroger sur cette dernière « lorsqu’elle subit une rupture » (Delannoy et Diard,
2017)11.
Par ailleurs, notre travail et en particulier nos entretiens montrent que l’ensemble
du service communication semble souffrir d’un manque de reconnaissance au sein
de l’entreprise. En effet, une des assistantes d’Alain, salariée depuis plus de 15 ans
au sein du journal et dans ce même service, exprime un ressenti assez partagé
par les autres membres de l’équipe : « Quelque part notre travail est sous-estimé,
précise t-elle, voire déconsidéré car moins noble que la rédaction. Le directeur de
la communication n’a pas vraiment le même statut que les autres chefs de service
comme par exemple le directeur de la rédaction, ou encore le directeur de la publicité.
La publicité reste identifiable, la communication beaucoup moins alors que nos
missions sont importantes puisqu’il s’agit de donner de la visibilité à notre titre ».
Pour les membres du service communication, l’expérience journalistique d’Alain est
un atout voire « une chance considérable » comme le confirme l’assistante d’Alain.
« Quand il prépare et anime un débat ou une table ronde, ajoute notre interlocutrice, il
est très rigoureux et très documenté, ses questions sont pointues, et il va au fond des
choses ». À bien des égards en effet, l’expérience journalistique d’Alain est un signe
de démarcation et de distinction. L’Observatoire des métiers de la presse12, en France,
a établi, à partir de ce qui se fait dans les médias, une cartographie des différents
métiers au sein d’une organisation de presse. Cet outil méthodologique dresse les
principales missions et les compétences attendues pour les nombreuses fonctions.
Au regard des situations les plus courantes dans les entreprises de presse, le profil
d’Alain, pour sa fonction actuelle, paraît assez inclassable.
11 Caroline Diard et Arnaud Delannoy, « Perte d’identité au travail et identité sociale », The
Conversation-France,
17 février
identite-sociale-71915
Quand un journaliste devient le directeur de la communication dans son entreprise de presse 105
Une position en voie de consolidation
Aujourd’hui, selon nos récentes observations13, les journalistes du siège paraissent
moins hostiles à toutes ces opérations spéciales mises en place par le directeur de
la communication et du développement événementiel et son service. Ils ont pu en
constater les retombées assez positives en termes de notoriété, notamment auprès
des différents types de publics mais aussi en termes de revenus. En outre, de telles
actions s’inscrivent directement dans le projet global d’entreprise et elles risquent fort
dans un proche avenir de prendre de plus en plus d’importance. Ce qui consolide la
position de notre enquêté qui au fil du temps, depuis 2015, a, à travers cette nouvelle
façon de produire des contenus informationnels, développé une véritable expertise.
Sans doute aussi que tout le travail relationnel entrepris par notre sujet auprès des
rédacteurs commence à porter ses fruits. « Dans les agences locales au sein des
différents départements, souligne Alain, les rédacteurs sont encore un peu réservés,
ils considèrent que ce n’est pas vraiment leur travail d’accompagner nos événements.
Mais au sein de la rédaction centrale, la situation évolue. Les journalistes prennent de
plus en plus conscience qu’il faut tenter quelque chose pour convaincre les lecteurs
de s’abonner. Ils regardent d’un autre œil ces expérimentations de journalisme live
et souvent les accompagnent par des enquêtes, des suppléments ou des hors-séries ».
Conclusion
Accepter un poste de directeur de la communication et du développement événe
mentiel quand on exerce en tant que journaliste professionnel au sein d’une rédaction
plutôt traditionnelle s’apparente, au regard de notre étude, à un véritable défi. Les
activités communicationnelles mais aussi toutes les stratégies de marque et de
diversification événementielle portées par les médias provoquent assez régulièrement
chez les journalistes français des réflexes corporatistes d’autoprotection et de mises
à distance assez légitimes. Différentes études sociologiques de cette profession ont
montré, en effet, comment les journalistes revendiquent d’appartenir au monde de
l’information et non à celui de la communication (Leteinturier, 2014). De telles
activités sont souvent perçues comme motivées par des logiques marchandes, éloignées
de l’idéal journalistique et des préoccupations déontologiques. Notre enquêté a ainsi
expérimenté les réserves des autres journalistes. Il a été plus ou moins contraint de
mettre en place des logiques d’action basées sur la communication au sens premier
du terme, c’est-à-dire l’échange et le dialogue. Il a passé du temps, nous a-t-il dit, à
expliquer, essayer de convaincre ses collègues de partager une sorte « d’agir ensemble
en connaissance de cause » (Zarifian, 2010), qui soit, de son point de vue, profitable
13 Nous avons, en effet, construit notre enquête en deux temps et procédé à d’autres observations et
à un autre entretien avec notre enquêté en juillet 2017 quelques mois après nos premières approches,
avec comme objectif de saisir les éventuelles évolutions de la situation.
106 Atypies et temporalités
à l’entreprise de presse. Alain est conscient des ambivalences. « J’ai bien conscience
qu’il y a une rupture dans la façon de pratiquer le journalisme, analyse-t-il, mais il
y a une vraie continuité dans les objectifs, les missions du journal et dans celles du
journalisme ».
Ainsi, selon nous, Alain se trouve dans une dynamique professionnelle qui le
pousse régulièrement à intervenir auprès des autres acteurs de l’entreprise pour leur
rappeler qu’ils partagent des valeurs communes et une même identité professionnelle,
malgré certaines tensions qui ne seraient que la résultante de son titre (directeur de la
communication) inadapté à son réel statut. Nous avons, d’une part, décrit les différents
contours atypiques de cette trajectoire professionnelle qui s’inscrit dans un contexte
très spécifique puisqu’il est assez rare qu’un journaliste professionnel ayant occupé
des fonctions d’encadrement de premier plan au sein de la rédaction d’un grand
quotidien régional devienne ensuite le directeur de la communication de ce journal
et d’autre part, nous avons rappelé comment cet exemple professionnel interrogeait
aussi le rôle et les missions des journalistes désormais bouleversés par la montée
en puissance des logiques marketing au sein des rédactions, les médias n’étant plus
qu’une source d’information parmi d’autres. Sans doute, cela nécessite-t-il désormais,
pour les entreprises de presse et notamment pour les médias locaux, d’aller au-delà
de leur métier de base, de partager avec leurs publics autre chose que l’information et
ainsi participer davantage à l’animation de leur territoire (Pignard-Cheynel et Amigo,
2018). C’est ainsi que ce journaliste - directeur de la communication appréhende sa
fonction et, selon ses propres propos « donne du sens à ses missions ». Bien que tou
jours dans une situation quelque peu hybride, il semble désormais, après plusieurs
années d’exercice, avoir construit un équilibre professionnel entre les attentes de la
direction et celles de la rédaction. « J’ai cessé de me justifier, indique-t-il, et je me
sens tout à fait légitime ». Il a aussi choisi, fin 2017, de quitter l’étage de la rédaction
pour installer son bureau au cœur de son équipe. Mais pour que sa reconnaissance
professionnelle soit pleine et entière, il négocie toujours avec la direction du journal
pour que l’intitulé de sa fonction change et que le mot communication disparaisse.
Son objectif étant de devenir un rédacteur-en-chef en charge de l’événementiel.
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